Mon handicap invisible - Elyse Albric - E-Book

Mon handicap invisible E-Book

Elyse Albric

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Beschreibung

Pendant des années, j’ai voulu raconter mon histoire. Mais je n’osais pas, par peur probablement. J’ai un handicap invisible. Avoir un handicap invisible, c’est douloureux, cela déstabilise. C’est difficile à accepter et à faire comprendre aux autres que, même si je sors du moule, j’ai quelque chose à apporter, j’ai des richesses à offrir. Ma richesse, ce qui me démarque, ce qui me rend forte chaque jour, depuis bientôt 40 ans, c’est Mon handicap invisible. Et c’est pour cette raison que je la dévoile enfin, mon histoire !


À PROPOS DE L'AUTRICE


Je suis Elyse Arbic, née le 1er novembre 1983 et j’ai passé toute mon enfance à Vaudreuil-Dorion. J’habite désormais à Saint-Polycarpe, en Montérégie. J’ai un baccalauréat en littérature française et j’ai étudié à l’Université de Montréal. J’ai complété mes études en 2009. Je suis l’heureuse maman de trois petites filles. Passionnée d’écriture et des livres depuis ma plus tendre enfance, ma plus grande ambition est de vivre de ma plume et d’être lue partout.

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La photographie de la page couverture a été prise par Francine Grondin

Couverture et mise en page : Ecoffet Scarlett

Toute représentation partielle ou totale est interdite sans le consentement explicite de l’autrice.

ISBN : 978-2-925356-04-2

Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec – 2023

Cette publication est dirigée par :

 

 

 

 

 

 

Téléphone : 418-271-6578

Courriel : [email protected]

Site web : editionsenoya.com

 

Table des matières

 

 

PROLOGUE

PARTIE 1 MES ORIGINES

CHAPITRE 1 Aline et Pierre-Paul

CHAPITRE 2 Thérèse et Wellie

CHAPITRE 3 Francine

CHAPITRE 4 Yves

CHAPITRE 5 Quand deux esprits se rencontrent

CHAPITRE 6 Un nouveau style de vie

PARTIE 2 LES ACCIDENTS DE PARCOURS

CHAPITRE 7 Le chemin de croix

CHAPITRE 8 Résurrection

CHAPITRE 9 Éloges à la lenteur et à l’insomnie

CHAPITRE 10 Des arrivées qui chamboulent tout

CHAPITRE 11 Une famille unique

CHAPITRE 12 La rencontre du bourreau

CHAPITRE 13 Intermèdes doux-amers

CHAPITRE 14 La tête sur le billot

CHAPITRE 15 Intimidation : cycle 1

CHAPITRE 16 Un univers, deux passions

CHAPITRE 17 Entre deux écoles

CHAPITRE 18 Une richesse qui peut être un fardeau

CHAPITRE 19 Le goût des petites victoires

CHAPITRE 20 Ce qui est plus qu’un passe-temps

CHAPITRE 21 Souvenirs d’enfance en vrac

CHAPITRE 22 L’été de mes douze ans; quand Dante arrive

PARTIE 3 DESCENTE AUX ENFERS

CHAPITRE 23 Latence

CHAPITRE 24 La guillotine

CHAPITRE 25 Mon projet de mourir

CHAPITRE 26 Le projet double « C »

CHAPITRE 27 Légendes et glace

CHAPITRE 28 La pendaison

CHAPITRE 29 Dernière étape

CHAPITRE 30 Intermède animalier

PARTIE 4 MOI, QUAND JE SERAIS GRANDE

CHAPITRE 31 Mi-studieuse, mi-audacieuse

CHAPITRE 32 L’ère lyrique

CHAPITRE 33 Vincent, le néphalim

CHAPITRE 34 Les Grandes Écoles

CHAPITRE 35 Quand l’emploi conventionnel rime avec ennui

CHAPITRE 36 Entre les rayonnages

CHAPITRE 37 La rencontre qui changea tout

CHAPITRE 38 Le « oui » le plus important du monde

CHAPITRE 39 Le désert et l’oasis

CHAPITRE 40 Vents de changement

CHAPITRE 41 Déluges

CHAPITRE 42 L’Envol inattendu

ÉPILOGUE

DE LA MÊME MAISON D’ÉDITION

 

PROLOGUE

 

On m’a souvent dit : “Elyse, tu devrais écrire ton autobiographie” ou “Ta vie en inspirerait plusieurs.” Je ne pouvais m’empêcher de regarder ces gens avec un regard rempli de perplexité. En quoi ma vie, qui, en passant, n’est pas terminée, pourrait inspirer les gens? Lorsque je me regarde, je constate que je n’ai accompli aucun exploit, que je n’ai pas fait le tour du monde en voilier, que je ne suis pas la PDG d’une grande industrie, que je n’ai jamais fait la une des magazines ou des journaux. Je ne suis pas la fille qui a gagné des bourses d’excellence à l’école ou qui se faisait remarquer par tous les garçons.

 

Je suis, pour ainsi dire, une fille ordinaire! Et je suis une fille qui aime demeurer dans l’ombre. J’entretiens une relation d’amitié avec mon ombre, car j’aime longer les murs. Pour passer inaperçue, parce que je crois bien sincèrement que je n’ai rien à apporter de beau, de bien.

 

À l’aube de mes 40 ans, je n’ai plus envie de longer les murs, de suivre mon ombre. Mon ombre me suivra toujours, évidemment, mais c’est désormais à moi de dévoiler réellement qui je suis. À l’aube de mes 40 ans, j’ai choisi d’écrire mon autobiographie ou du moins, celle qui rassemble les 40 premières années de ma vie. Je le fais pour moi d’abord, car je ressens le besoin de noircir des pages et des pages d’événements de ma vie sur lesquels j’avais une perception différente de celle que je peux avoir aujourd’hui. Je le fais pour les autres aussi, car j’ai le goût de les inspirer, de les faire réfléchir.

 

Je suis Elyse (avec un “y”) Arbic. Je tiens à préciser tout de suite que les gens ont tendance à massacrer mon nom complet. Ils l’écrivent de toutes sortes de façons, le prononcent de toutes sortes de manières sans se demander si je l’apprécie, si la prononciation est bonne. Quand je suis née, mes parents ont choisi d’aller à contre-courant en mettant un “y” au lieu d’un “i” à mon prénom. Ils voulaient ajouter une pointe de fantaisie, une petite touche de magie à ce prénom qui est, à mon avis, unique en son genre. Comme ma naissance ne fut pas banale du tout, il allait de soi que le prénom que mes parents avaient choisi pour moi devait être empreint d’un soupçon de mystère et de curiosité.

 

Mon nom de famille, quant à lui, est très malmené. Plusieurs croient que je suis d’origine serbe, ou croate, ça dépend des périodes. D’autres inversent les lettres, pensant que l’état civil a commis une bévue. Alors, croyant bien faire, ils modifient l’orthographe. Je ne veux pas vous décevoir, mais c’est vraiment “Arbic” qui est écrit sur mon certificat de naissance. Je suis québécoise, mais il est vrai que mon nom de famille n’est ni québécois ni français. Il est d’origine allemande. Lorsque je le dis, les gens qui l’apprennent me regardent comme si je venais de leur annoncer une nouvelle scandaleuse. Non, je ne suis pas néonazie et non, mon grand-père n’était pas un soldat près d’Hitler. Je ne parle pas l’allemand non plus. Mes ancêtres allemands sont arrivés ici à la fin du dix-huitième siècle. Loyalistes, ils s’étaient établis sur les berges du lac des Deux-Montagnes. Mon arrière-grand-père, qui avait habité dans la paroisse de Saint-Benoît, désormais un arrondissement de Mirabel, s’y était marié, avait fondé sa famille et possédait son commerce de portes et de fenêtres. Mon grand-père paternel avait vu les berges et les rives du lac des Deux-Montagnes pendant une grande période de sa vie, car ce lac le suivit, tout au long de certaines étapes de son chemin de vie. Il était né sur ses rives, à Saint-Benoît. Ensuite, il avait grandi à Saint-Eustache, toujours sur ses rives. Et la maison qu’il a dessinée, et fait construire, fut sise au bord du lac des Deux-Montagnes, à L’Île-Bizard.

 

Mon arrière-grand-père a laissé une empreinte à Saint-Eustache. Elle n’est peut-être pas aussi importante que ces éclats de balles, laissés sur les murs de pierre de l’église de Saint-Eustache en 1837, mais elle est tout de même bien présente. Cette marque est la preuve bien vivante que les Arbic sont là pour rester. La rue Arbic à Saint-Eustache est une petite rue paisible, dans un quartier résidentiel. Elle n’a rien d’extraordinaire, mais elle est présente.

 

Je crois que mon arrière-grand-père aurait souhaité que son nom soit propagé dans les générations futures. Que les garçons nés des unions ultérieures puissent, eux aussi, garder leur nom de famille hors du commun dans la société québécoise. Malheureusement, un véritable gynécée allait être créé, avec une majorité incroyable de filles portant le nom “Arbic”. Mon arrière-grand-père, qui pourtant, avait engendré des fils et des petits-fils, doit se retourner dans sa tombe, car la propagation de son nom, ce nom si original, vient de mourir. Il était hors de question que mes enfants aient un nom de famille composé, car je trouve ça horrible d’affubler son enfant d’un nom composé, surtout quand la sonorité des noms et des prénoms ne fonctionne pas ensemble. Je ne m’éterniserai pas là-dessus, ce n’est pas le but de mon propos ici.

 

Toujours est-il que les filles, dans la branche Arbic, occupent une place de choix dans la société, à mon avis. Comme mon arrière-grand-père, les filles qui portent le nom Arbic sont des filles au caractère fort, qui osent prendre leur place, qui sont entreprenantes, pour la plupart. Elles n’ont pas toutes accompli de grandes choses, elles n’ont pas toutes apporté un changement notoire dans le monde qui les entoure, mais elles ont de la valeur. Une valeur intrinsèque en soi!

 

Je suis une fille qui arbore avec fierté le nom Arbic. Mes filles ne portent peut-être pas le nom Arbic, mais le sang de mes ancêtres coule dans leurs veines, comme une sève qui ne va pas se tarir.

Mais je suis aussi aux prises avec un handicap invisible, une double exceptionnalité. Certains diront de moi que je suis dans ma bulle, d’autres diront que je suis bien complexe à comprendre. Dans certains domaines et champs d’intérêt, je suis une véritable machine. Je peux me souvenir de détails tout à fait banals, comme un vêtement, un plat que j’ai mangé à des dates précises. Passionnée de livres et d’écriture, je sais captiver les gens quand je raconte une histoire. Je sais faire rire, vibrer, émouvoir. Je suis perfectionniste. Je suis une encyclopédie vivante. Et autodidacte! J'aime parler en public, j’aime raconter mes histoires aux autres, et être sous les projecteurs. Mais je suis aussi d’une franchise implacable. Je n’ai aucun filtre, ce qui veut dire que je peux dire des choses vraies même quand ce n’est pas le temps. Je suis anxieuse, je n’aime être qu’avec une ou deux personnes à la fois. Je suis une éternelle insatisfaite. Je suis hypersensible. Je suis incapable d’avoir un projet à la fois. Je ne pourrai jamais conduire une automobile, je suis dyspraxique, je n’ai pas beaucoup de dextérité ni de coordination.

 

Je suis aux prises avec un TSA (trouble du spectre de l’autisme) et de la douance! La belle affaire, n’est-ce pas?

 

Alors, non, je ne suis pas si ordinaire que cela!

1Aline et Pierre-Paul

 

Mes grands-parents Arbic ont été mariés pendant près de 60 ans. 60 ans d’amour, de complicité, d’écoute. 60 ans où ils ont été témoins de plusieurs changements en ce qui concerne leurs enfants, leurs petits-enfants et la vie, en général. S’ils n’avaient pas été là, mon père n’aurait pas existé. Ma grand-mère m’a déjà dit que si je suis là, c’est parce que mon père y était. Et si mon père y est, c’est parce qu’elle y était, et ainsi va la vie...

 

Je sais, cette pensée peut paraître un peu cliché, mais elle est criante de vérité, à mon sens, du moins.

 

Mon grand-père, né en 1925, était né sur les berges du lac des Deux-Montagnes, dans une petite paroisse. Il avait grandi dans une fratrie de sept enfants. C’était un homme doté d’une grande intelligence, autodidacte et qui avait toujours plusieurs projets en tête. Mon grand-père avait beaucoup d’ambition, car il envisageait un métier où il y avait de l’avenir, qui élargirait les horizons. À une époque où la majorité des garçons étudiaient pour devenir médecins, avocats, journalistes, notaires et prêtres, mon grand-père projetait de sortir du lot, de se démarquer en empruntant la voie de l’université, oui, mais il ne travaillerait pas avec le peuple, mais pour le peuple. Il choisit le métier d’ingénieur.

 

Mon grand-père faisait partie de ces bâtisseurs qui ont souhaité créer un autre moyen de se déplacer dans les dédales de la métropole. Il a imaginé, conçu et réalisé les plans du métro de Montréal. Son équipe et lui sont derrière ces rails, ce circuit où ces chenilles bleues cheminent. Mon grand-père était très fier de cette innovation qui était en partie la sienne. Il n’y a pas, dans le circuit du métro, une station qui porte le nom de mon grand-père, mais lorsque j’entre dans le métro, que les effluves de caoutchouc brûlé m’imprègnent, que j’emprunte ces escaliers de béton qui me conduisent jusqu’au quai, où j’attends patiemment que ces deux portes s’ouvrent sur cet univers diversifié... J’ai désormais une pensée pour mon grand-père.

 

Mon grand-père était un homme très créatif. Ses projets étaient nombreux et ses compétences d’ingénieur lui servaient dans sa vie de tous les jours. Lorsque ses enfants n’avaient pas tous quitté le nid familial, mon grand-père troqua sa maison de Cartierville, engoncée dans un paysage de bitume et de goudron, pour un projet d’envergure, soit de faire construire une maison qu’il avait dessinée, dans un petit paradis qui deviendrait le sien. Le lac des Deux-Montagnes, des arbres partout, un terrain vallonné de plusieurs pieds carrés. J’adorais littéralement cet immense terrain digne d’un terrain de jeux ou d’un parc. Je me souviens que, les fois où nous allions voir mes grands-parents Arbic, le chemin où leur maison était érigée était parsemé de petites côtes et quand nous arrivions chez eux, nous devions descendre une longue côte bordée de boisé avant d’arriver à leur domicile. Un décor tout droit sorti d’un autre temps. La maison de mes grands-parents était avant-gardiste pour la fin des années 70. Mon grand-père se fichait bien de l’opinion du voisinage. Ce qui comptait pour lui, c’était que l’on respectât ce qu’il souhaitait, tout simplement.

 

Ses autres projets créatifs furent nombreux, mais toujours dans un objectif pragmatique. Il voyait qu’il avait un besoin à combler, il se penchait sur un moyen d’y remédier, il dessinait ses plans puis ensuite, il disparaissait dans son atelier pour concrétiser ses projets. Par exemple, ma grand-mère et lui aimaient se détendre à l’extérieur, pour contempler le lac et observer les voiliers. Ils voulaient aussi pouvoir se bronzer, lire, et offrir la chance à leurs enfants d’en profiter à leur tour. Mes grands-parents avaient une idée précise de ce qu’ils souhaitaient : des chaises longues à positions multiples. Mes grands-parents, optimistes, visitèrent de nombreuses quincailleries et magasins à grande surface. À cette époque-là, les magasins à rayons pullulaient au Québec. Ils virent des chaises longues, mais aucune ne correspondait à ce que mes grands-parents recherchaient. Mon grand-père ne demeura guère stoïque; il pensa au type de chaise longue qu’il souhaitait, soit une chaise longue dont le dossier pouvait adopter plusieurs angles, jusqu’à être complètement plat. Avec deux mécanismes à roulis, l’un des mécanismes servait pour le dossier, l’autre pour l’extrémité de la chaise longue, afin de se transformer en repose-pieds, qui pouvaient autant être à plat que remontés, comme lorsqu’on est assis, les genoux remontés. Mon grand-père avait pensé à tout avec ce modèle de chaise longue. Il avait créé un modèle ergonomique, classique, et pratique. Il avait pensé que nombre d’ébénistes ou d’hommes qui se cherchaient un petit projet de fin de semaine aimeraient avoir une suggestion ingénieuse. Ne reculant devant rien, mon grand-père avait fait parvenir les plans de ses chaises longues au journal quotidien La Presse.

 

Mes grands-parents, propriétaires d’un immense terrain, n’avaient pas d’employés pour tondre la pelouse. Mon grand-père préférait tondre sa pelouse, avec un tracteur à gazon. Lorsque nous venions les visiter, mes grands-parents avaient remarqué à quel point nous aimions nous épivarder sur le gazon, en dévalant les petits talus, en culbutant, en courant. Mon grand-père, qui aimait joindre l’utile à l’agréable, avait construit une petite voiturette, digne d’un “side-car”, qu’il avait accrochée à son tracteur. Ainsi, il pouvait nous promener, sans que nous tachions nos vêtements de chlorophylle. Il avait aussi construit un énorme meuble pour mon père, avec de nombreuses niches pour y placer la chaîne stéréo, la télévision, le tourne-disque...

 

Mon grand-père n’a jamais été chercher de brevet pour ses inventions. Il n’a jamais commercialisé ses inventions non plus. Pourtant, cela aurait été un projet fantastique de retraite! Mais ce n’est pas ce qu’il souhaitait. Ses inventions, il les conservait pour faciliter sa vie et celle des membres de sa famille.

 

Mon grand-père était un véritable athlète. Il pratiquait plusieurs sports comme le ski alpin, le patin, le tennis, la voile, la natation. J’imagine que s’il n’avait pas eu de problèmes avec ses genoux, il aurait pu continuer à pratiquer les sports qu’il chérissait pendant de nombreuses années. Mais ce n’est pas ce que son corps lui a fait comprendre. Le jour où ses genoux ont ployé, mon grand-père les a écoutés et a arrêté de pratiquer ses sports. Il était par contre hors de question qu’il devienne une patate de sofa et qu’il s’ennuie. Cesser de faire du sport n’allait pas mettre un frein à son désir d’être en bonne forme physique. Il marchait énormément et il comprenait ce que ça prenait pour gagner suffisamment d’énergie. Il savait quoi manger pour dépenser de l’énergie convenablement. Il nous avait fait croire qu’avec une seule noix de cajou, nous pouvions marcher une grande distance. Nous étions enfants à ce moment-là et nous engloutissions nos noix de cajou, enthousiastes et pleines d’énergie, prêtes à continuer ces longues ballades que nous faisions avec lui. Nous étions trop jeunes pour comprendre qu’il nous avait raconté une blague. Il nous avait dit une semi-vérité; manger des noix donne de l’énergie, mais il faut tout de même en manger plus qu’une pour éloigner la fatigue.

 

Mon grand-père était doté d’une curiosité insatiable. Il adorait lire, faire des mots croisés. Il avait une passion indescriptible pour la technologie. Les ordinateurs le fascinaient et il s’en est procuré un, parce qu’il trouvait cela très attrayant. Je crois que mon grand-père aurait apprécié les courriels et les réseaux sociaux, car c’était un homme qui n’était pas paralysé dans le temps. Oui, il était né en 1925, à une époque où l’électrification des villages n’était pas chose courante, où le poste de radio trônait au milieu du salon à la place de la télévision, mais il évoluait, dans un Québec en constants changements, à un rythme plutôt surprenant. Il chérissait la vie, ne cherchant pas à la complexifier. L’une des caractéristiques de mon grand-père, qui marquerait à jamais la mémoire des membres de la famille Arbic, était son rire. Le rire de mon grand-père était tonitruant, surprenant, communicatif. Mon grand-père adorait rire, et ce qui l’amusait le plus était les histoires anecdotiques. Petite, j’étais très craintive de ce rire, car le bruit que cela faisait me dérangeait. Ma grand-mère, qui avait compris que mes larmes perlaient au bord de mes yeux alors que mon grand-père riait, le regardait en lui disant, d’un ton offusqué : “Pierrot, la p’tite!” Mon arrière-grand-père avait ce même rire tonitruant, qui sonnait comme une cascade. Lorsqu’il riait avec son fils, mon père en était troublé et se bouchait les oreilles. Cette fanfare de rires aurait pu surprendre n’importe quel tout-petit. Plus tard, nous nous plaisions à imiter mon grand-père, qui se donnait de grandes tapes sur les cuisses. Le temps de ces épisodes de rire, il se transformait en véritable homme-orchestre, en artiste de la scène. Son corps se penchait d’avant en arrière comme s’il était doté d’un ressort. Ses yeux bleus, se remplissant de larmes, se fermaient et il se tapait les cuisses. Il appréciait ces moments de pur bonheur, d’extase, de détente qu’il renouvelait, encore et encore. Lorsqu’il est décédé, les gens qui l‘avaient côtoyé et connu évoquaient souvent ses éclats de rire, comme s’il s’agissait d’une des choses qui allaient leur manquer le plus. Ce n’était pas forcément le rire de mon grand-père qui rendrait les gens nostalgiques, mais bien sa capacité à s’émerveiller et à s’enthousiasmer naturellement et simplement.

 

Ma grand-mère, quant à elle, après son mariage, retournait dans la campagne qu’elle chérissait, l’endroit où elle avait grandi. La maison familiale de ses parents était d’ailleurs située à proximité de là. Ma grand-mère Aline était née quelques semaines avant le début de la crise. Elle était la plus jeune de sa famille. Mes arrières-grands-parents avaient eu trois enfants. Je me suis toujours demandé pourquoi ils n’en avaient pas eu plus que trois puisqu’à ce moment-là, les familles nombreuses étaient légion. Mon père n’a jamais pu me répondre, probablement parce qu’il ne le savait tout simplement pas. Mais pour moi, ça demeurera toujours un mystère puisque les fausses couches et les problèmes de fertilité étaient tus à l’époque, ou encore, c’était quelque chose où la médecine ne possédait pas encore suffisamment de connaissances dans le domaine. Quand une femme ne réussissait pas à concevoir, on inventait toutes sortes d’idioties à son sujet alors que la source réelle du problème était probablement d’origine physiologique.

 

Ma grand-mère était fille d’agriculteur. Elle m’a déjà dit que, contrairement aux gens qui habitaient en ville, les gens de la campagne avaient moins conscience de ce qui se passait avec l’impact de la Seconde Guerre mondiale. Comme ils vivaient des récoltes et des ressources agricoles, le rationnement ne faisait pas vraiment partie de leur quotidien, et ma grand-mère n’a jamais vu les siens partir au front. Tout d’abord, parce que son père était marié. En campagne, ils ressentaient une plus grande liberté qu’en ville, le bruit et la pollution des usines ne déparaient pas la quiétude du patelin de ma grand-mère. Malgré tout, elle a tout de même appris à faire du vélo sur le tard, probablement parce que c’est ce qu’elle avait décidé.

 

Ma grand-mère, comme les autres jeunes filles de cette époque, n’avait pas beaucoup de choix de carrière. Elle était pratiquante et croyante, mais comme elle désirait se marier et avoir des enfants, porter le voile n’était pas une vocation pour elle. Ma grand-mère était une fille généreuse, qui se vouait entièrement aux gens qu’elle côtoyait. Elle transmettait ses valeurs et ses convictions aux autres. Cela allait de soi qu’elle devienne enseignante. Elle fit l’école normale et alla chercher son brevet d’enseignante. Jusqu’à son mariage, ma grand-mère enseigna aux enfants de la première à la septième année, à l’école du village de L’Île-Bizard. Je me plais souvent à dire que Saint-Tite avait Émilie Bordeleau, et L’Île-Bizard avait ma grand-mère. Elle était une enseignante dévouée pour ses élèves. Elle était passionnée par cette école qui était devenue la sienne. Elle se sentait à sa place, et elle veillait à ce que chaque élève puisse apprendre quelque chose d’elle. Elle a marqué la vie de plusieurs personnes qui ont grandi à L’Île-Bizard, car elle fut la seule enseignante qu’ils aient eue durant leur parcours primaire. À l’âge adulte, ces gens-là se souviennent encore de Mademoiselle Ladouceur. Lorsqu’elle commença à fréquenter mon grand-père, il était mal vu dans les mœurs de l’époque qu’une jeune fille, qui enseignait de surcroît, soit vue au bras d’un homme. Dès qu’il fut question de mariage, ma grand-mère arrêta d’enseigner, pour prendre soin de ses enfants et pour ne pas perdre sa réputation de jeune femme de bonne famille. Mais elle ne mit guère un arrêt définitif à l’enseignement, car elle retourna à ses anciennes amours après la naissance de son dernier enfant. Elle fit de la suppléance jusqu’à sa retraite.

 

Ma grand-mère, comme elle avait grandi sur une ferme, était une grande passionnée des animaux. Elle avait un chat lorsqu’elle était jeune fille, un persan, qui occupait une grande place dans sa vie d’adolescente. Lorsqu’il est décédé, ma grand-mère en a ressenti un vide immense.

 

Ma grand-mère ressemblait aux grandes actrices britanniques et américaines des années 1940 et 1950, alors qu’elle avait dix-huit ans. Sa chevelure châtaine, ses yeux rieurs et le grain de sa peau la rendaient charmante. Elle devait plaire aux garçons avec ces attributs physiques. Sa mère, qui avait un talent fou pour les travaux d’aiguille, avait su exploiter avec doigté le charme cinématographique de sa fille benjamine en brodant, sur le col de son manteau d’hiver, du vrai vison. Ma grand-mère, coquette et aimant être bien mise, arborait avec fierté son manteau, dans le froid hivernal.

 

Ma grand-mère aimait les gens. Elle avait un talent naturel pour attirer les gens vers elle, en s’intéressant à ce qu’ils faisaient, en leur offrant une place juste et en n’attendant rien en retour. Elle donnait beaucoup... et recevait autant en retour, car la générosité n’avait aucune limite pour ma grand-mère. Et tout le monde le lui rendait au centuple. Elle était une femme pour qui l’instruction, les études étaient une priorité. Elle savait ce qui paraissait bien aux yeux des autres et elle n’aurait jamais souhaité que l’on découvrît qu’elle souffrait ou qu’elle avait oublié quelque chose. Comme elle avait côtoyé un grand nombre d’enfants, venant de tous milieux et de tous les âges, elle avait développé l’œil pour distinguer un enfant qui se démarquait du lot par ses talents et ses prouesses ou un enfant qui avait des difficultés, de petits défis à relever ou encore un enfant avec des troubles d’apprentissage et de comportement. Comme elle aimait beaucoup les enfants et qu’elle désirait qu’ils ne fassent pas seulement partie de sa vie dix mois par année, ça allait de soi que le jour où elle trouverait un époux, elle aurait des enfants.

 

Ma grand-mère avait de multiples intérêts et passions. Elle adorait lire, voyager, pratiquer certains sports, aller au théâtre ou au cinéma, lorsqu’elle était jeune et bien sûr, élargir son cercle d’amies pour échanger et parler de tout et de rien. En vieillissant, elle découvrit qu’elle avait une soif non assouvie d’apprendre. Elle suivit donc des cours pour perfectionner ses travaux d’aiguille comme la broderie, le crochet. Elle était une passionnée de la cuisine. Recevoir, avoir une table bien mise et s’asseoir au milieu de ses invités lui faisait très plaisir. Mais ce qui lui plaisait le plus, dans la vie de tous les jours et lors de grandes occasions, c’était de cuisiner et d’exercer l’art culinaire. Pas de spaghetti au jus de tomates pour les enfants de ma grand-mère, car pour elle, ce n’était pas assez exploratoire, ce n’était pas assez audacieux. Elle faisait découvrir, à sa famille, une cuisine qui était aux antipodes des plats que l’on trouvait sur les tablées familiales au Québec, à l’époque de la Révolution tranquille. Chez les Arbic-Ladouceur, ma grand-mère menait, avec une main de maître, sa petite révolution tranquille dans la cuisine. Paella, moules à la française, profiteroles côtoyaient le spaghetti et le rosbif du dimanche soir. Les livres de recettes s’accumulaient dans ses petites bibliothèques de cuisine. Il m’arrivait, enfant, de feuilleter ces gros livres de cuisine. Des auteurs comme Pol Martin, Jehane Benoît et la mère de Suzanne Lapointe se trouvaient dans sa collection. J’étais fascinée par ces photos colorées, car à l’époque, je ne savais pas lire. Je ne faisais que regarder les livres de ma grand-mère et je les empilais bien soigneusement quand je les avais terminés. Lorsqu’elle recevait, ma grand-mère passait des heures dans la cuisine. Elle élaborait son menu plusieurs jours à l’avance, allait dans les marchés publics pour trouver des produits variés et frais puis ensuite, elle se métamorphosait en véritable magicienne, orchestrant le tout pour que cela devienne un véritable chef-d'œuvre et pour que, des années plus tard, les gens en parlent encore. Les repas de ma grand-mère, quand elle nous recevait toute la famille, ce n’était pas des soupers ordinaires de visite. Elle aimait que ça prenne une tournure digne d’un gala. Elle nous présentait, pendant que les adultes discutaient au salon et que les enfants s’amusaient à peu de distance d’eux, des plateaux remplis de petits hors-d'œuvre en pâte feuilletée, des plateaux de légumes où les bâtonnets de carotte et de céleri côtoyaient les cœurs d’artichaut et les endives. Les adultes sirotaient des verres de mousseux ou de la bière tandis que les enfants se délectaient de mocktails. Lorsqu’elle nous conviaient à la table, c’était toujours impressionnant; une immense tablée, ornée d’une nappe de blancheur immaculée, avec plusieurs ustensiles, dans l’ordre où le repas allait se décliner. Elle se tenait debout au bout de la table et nous expliquait le déroulement du repas : deux choix de potages, par la suite, elle présentait deux choix de viandes avec deux choix de sauces. Ensuite, elle servait la salade, des plateaux de fromages pour terminer en beauté avec quatre ou cinq choix de desserts. Le tout accompagné de vins rouge et blanc, de café... et de Pepsi.

 

Tout était planifié, organisé au quart de tour avec ma grand-mère. Rien n’était laissé au hasard!

 

Au début des années 1950, Aline entendit parler d’un homme, Pierre-Paul Arbic. Elle avait vingt ans, n’avait pas d’homme dans sa vie et elle était intriguée par cet homme. Malheureusement, elle n’a trouvé personne pour l’aider à le rencontrer. Aline, qui était audacieuse et qui n’avait pas peur des apparences, avec le peu de détails qu’elle avait en sa possession, soit le nom de cet homme et son lieu de résidence, prit un risque énorme. Elle prit du papier à lettres, et de sa belle écriture, écrivit à cet homme qu’était Pierre-Paul Arbic. Elle lui expliquait qui elle était et elle allait le surprendre avec un objectif bien précis, soit son désir de le voir et de lui parler. Par la suite, elle posta la lettre, en espérant que le jeune homme allait non seulement lui répondre, mais qu’il allait être réceptif à sa requête. Si Aline avait eu vingt ans en 2023, et qu’elle écrivait à un garçon qu’elle ne connaissait pas, mais qui l’intriguait, on l’aurait peut-être traitée de folle ou autre. Et le garçon ne lui aurait peut-être jamais répondu. Mais nous ne saurons jamais ce qui se serait passé, car cette histoire s’est passée au début des années 1950. Je l’admire beaucoup pour ce geste, cette audace, ce franc-parler qu’elle avait eus. Aline était loin d’être une fille subtile. Sous des dehors sensibles, doux et qui semblent fragiles, se cachait une fille forte, déterminée, passionnée.

 

L’attente parut longue à ma grand-mère. Elle continuait de vaquer à ses occupations quotidiennes, à enseigner dans sa petite école de rang, mais chaque fois qu’elle allait voir s’il y avait du courrier pour elle, elle revenait bredouille. Est-ce que cet homme allait lui écrire? Elle lui avait précisé pourtant qu’elle ne voulait pas paraître effrontée, mais comme sa curiosité était très forte, elle se devait de le faire. Quelques semaines plus tard, qui parurent une éternité à la jeune femme qu’était Aline, du courrier pour elle l’attendait. Ses doigts ouvrirent avec une fébrilité palpable l’enveloppe. Était-ce cette lettre tant attendue ou un ridicule prospectus? Son cœur cognait dans sa poitrine tandis que ses yeux lisaient le lieu de provenance de la lettre. Son visage s’illumina tout au long de la lecture de cette lettre.

 

Pierre-Paul, qui venait d’un milieu respectable et qui était instruit, s’excusait d’abord du long délai. Ce jeune homme d’environ vingt-cinq ans n’avait guère prévu, dans sa vie, recevoir une missive d’une inconnue. De plus, il ignorait ce que cela signifiait. Cette lettre l’avait rendu perplexe, mais aussi amusé. Non seulement il était intrigué par cette jeune fille, mais en plus, il souhaitait la rencontrer. Sa verve, son franc-parler, sa détermination avaient eu le don de l’intriguer.

 

N’hésitant pas une seconde, Aline prit sa plume et, avec une hâte grandissante, lui répondit en retour. Elle avait faim de détails. Où? Quand? À quelle heure? Cette fois-ci, elle attendit beaucoup moins longtemps, non pas parce que la poste n’était guère capricieuse, mais parce que Pierre-Paul savait maintenant ce qui allait se passer et surtout, avec qui cela allait se passer.

 

Aline, fébrile et excitée, avait imaginé rencontrer un magnifique jeune homme, ressemblant aux acteurs de cinéma. Comme elle ressemblait à Audrey Hepburn ou à Vivien Leigh, le romantisme d’Aline concordait avec ses désirs et ses ambitions. Le jour de la rencontre, Aline se prépare. Elle se met jolie, attirante. Pierre-Paul vient la rencontrer. Il était facile pour lui de se rendre à L’Île-Bizard. Lorsqu’il rencontre Aline, il constate qu’il a devant lui une fille intelligente, qui ne discute pas de propos frivoles. Il la trouve jolie et il aimerait la revoir.

 

Aline, de son côté, trouve Pierre-Paul sérieux, instruit, gentil. Elle sait que ses parents approuveront Pierre-Paul, si elle acceptait de le fréquenter. Il y a un petit hic qui pèse grandement dans la balance. Physiquement, Pierre-Paul ne lui plaît pas. Elle sait que le physique importe peu dans la vie, mais quand il est question d’amour, c’est important, n’est-ce pas? Mais Aline ne s’arrêtera pas à ce détail. Elle est plus persistante que cela. Pierre-Paul et Aline se revoient donc plusieurs fois. Nous pourrions dire qu’ils ont commencé à se fréquenter. Pierre-Paul découvre en Aline une fille généreuse, avec qui il apprécie être. Il est amoureux d’elle et elle est, sans aucun doute, la femme de sa vie. Il désire l’épouser.

 

Les parents d’Aline croient que leur fille sera entre bonnes mains avec Pierre-Paul. C’est, sans aucun doute, un bon parti. Quand Pierre-Paul demande la main d’Aline, Alfred Ladouceur, qui aime beaucoup sa petite Lino (le surnom qu’il donnait à Aline) accepte avec joie. Les deux tourtereaux se marièrent en août 1952. Ils partirent en voyage de noces, sous l’œil bienveillant d’Alfred et Philomène. Ils se tiennent à bonne distance, curieux de voir comment les jeunes mariés s’en sortiront. Rassurés par le portrait qu’ils voient, ils retournèrent à la ferme familiale. Pendant ce temps, Aline et Pierre-Paul poursuivirent leur voyage de noces, pour s’établir à Ville-Marie, dans le Témiscamingue. Dans cette région presque nordique, Pierre-Paul travaillait avec une firme d’ingénieurs alors qu’Aline entretenait le petit logement qu’ils s’étaient trouvé. Leur petit bonheur grandissait et ils passaient du bon temps ensemble. Ils découvraient chaque merveille que leur vie de couple leur apportait.

 

Leur vie à Témiscamingue n’allait pas être permanente, car ça faisait à peine quatre mois qu’Aline et Pierre-Paul étaient mariés lorsqu’Aline tomba enceinte. Ils eurent de la chance, car le contrat de travail de Pierre-Paul se terminait. Ils purent donc déménager dans une maison à Montréal, dans l’arrondissement d’Ahuntsic, anciennement appelé Cartierville.

 

L’accouchement d’Aline fut difficile. Le bébé, qui semblait costaud, semblait ne pas vouloir sortir. Qu’à cela ne tienne, Aline prit son courage à deux mains et poussa de toutes ses forces. Un gros garçon, qui pesait douze livres, sortit finalement, au bout de plusieurs heures d’attente, de poussées. En accouchant, Aline fut déchirée. Pendant longtemps, elle crut que c’était la faute de son fils si la déchirure était au troisième degré. Lorsqu’elle vit son fils dans ses bras, un petit garçon costaud, tout rose, avec des yeux bleus et la tête couverte d’un duvet blond, Aline comprit, à cette minute précise, que son fils la rendait très heureuse. Elle et Pierre-Paul choisirent de le prénommer Yves. Ils avaient choisi ce prénom, car Yves, à l’origine, était un prêtre du Moyen Âge qui avait apporté de l’aide aux pauvres. En baptisant leur fils avec ce prénom, il était évident que le petit Yves accomplirait, lui aussi, de grandes choses dans sa vie. Débuter sa famille avec un fils était synonyme, pour Aline et Pierre-Paul, d’une bénédiction, d’une fierté, d’une victoire.

 

Aline et Pierre-Paul n’arrêtèrent pas leur famille à un seul enfant. Yves devait avoir des frères et sœurs. Quatre ans après la naissance d’Yves, ils eurent Louise. Trois ans après, ce fut au tour de Sylvie et pour finir, Diane fut la petite dernière. Aline et Pierre-Paul, entourés de leurs quatre enfants, étaient comblés. L’été, ils allaient souvent en vacances, sur la côte est américaine, au bord de la mer. Ils avaient aussi un chalet, où les enfants avaient beaucoup de plaisir. Pierre-Paul, en dehors des vacances d’été, ne voyait pas beaucoup ses enfants, car il travaillait énormément. Il partait très tôt le matin et lorsqu’il revenait, tard le soir, ses enfants étaient couchés. Pour Aline et Pierre-Paul, l’instruction et les études faisaient partie de leurs principes. C'était quelque chose de très important pour eux. Ils accompagnèrent leurs enfants dans leurs études, et ressentirent énormément de fierté devant les réussites de chacun d’eux.

 

 

 

CHAPITRE 2Thérèse et Wellie

 

Alida Labbé avait quatorze ans lorsqu’elle épousa Joseph Grondin, agriculteur de Saint-Ange-de-Beauce. Elle ne l’aimait pas. C’était plutôt les adultes qui avaient choisi ce parti pour elle. Joseph Grondin était un homme de bonne réputation, il saurait bien faire vivre sa famille et épouser Alida demeurait un choix raisonnable et tout à fait légitime. Pour Alida, ce mariage n’était guère un bon présage, mais plutôt une prison, comme s’il s’agissait d’un véritable corset de fer. Lorsque les invités quittèrent les lieux, une fois la noce finie, Alida dut suivre, à contrecœur, son mari dans sa maison de Saint-Ange. Alida regardait son mari s’activer dans sa maison et elle ne pouvait se résoudre à penser que, dans quelques heures, Joseph et elle devraient se coucher, dans le même lit. Ensuite, elle allait devoir accepter qu’il exerce son devoir conjugal. C’était légitime, ils étaient mari et femme. Aux yeux de l’Église, peut-être, aux yeux des autres, peut-être aussi, mais ce n’était pas ce qu’Alida souhaitait. Effrayée, triste, blessée, elle sortit de la maison et courut à en perdre haleine. Les larmes coulaient sur ses joues. Elle n’était pas égarée, elle savait où elle allait. Sa mère allait comprendre, sa mère allait faire preuve d’empathie. Et surtout, ses parents, surtout sa mère, allaient accepter de la garder pour la nuit.

 

Alida ouvrit la porte de la maison familiale à la volée. Surprise, sa mère lui demanda : “Alida, qu’est-ce que tu fais ici?

 

— Moman, gardez-moi ici avec vous autres. J’suis pas capable de passer la nuit avec Joseph. J’serai pas capable de faire ça.”

 

Sa mère la regarda. Alida, qui pleurait, essaya de détecter de l’empathie, de la gentillesse. Elle espérait que sa mère comprendrait sa détresse, sa peine et sa peur. Sa mère la regardait plutôt avec colère et dureté. “Non, ma fille. C’est plus ta maison, ici. Ta place est auprès de ton mari et tu vas retourner auprès de ton mari.” Le ton qu’avait pris la mère d’Alida ne laissait aucune place à la discussion. Alida, qui sanglotait, retourna vers l’endroit d’où elle était venue. Elle se coucha dans le lit, auprès de son mari et attendit que Joseph s’exécutât.

 

Joseph et Alida eurent quatre enfants : Wellie, Freddy, Jeannine et Rita. Ils déménagèrent à Vallée-Jonction, dans une maison un peu plus grande. Devant la maison, les trains du Canadien Pacifique circulaient. La maison vibrait de partout lorsque les trains passaient, à toute heure du jour et de la nuit. L’autre côté de la voie ferrée, à une distance respectable, le New Hampshire s’étendait au loin. Une fois que les quatre enfants furent nés, Joseph mourut peu de temps après, laissant Alida seule et dans une situation financière précaire. Les quatre enfants étaient jeunes, et chaque fois qu’Alida allait au village, en compagnie de ses enfants, il était impossible pour elle de ne pas se faire remarquer. Les gens la surnommaient “La jeune veuve Grondin”.

 

Alida reçut plusieurs promesses et demandes de fréquentations et de mariages. Elle comprenait très bien ce que ces hommes cherchaient; ils voulaient l’aider ou encore, ils trouvaient qu’elle faisait pitié. Alida refusa toutes les propositions, même les plus alléchantes. Elle disait que si son destin était de devenir veuve jeune, c’était très bien ainsi. Elle était une femme fière et entendait le rester jusqu’à la fin de sa vie.

 

Wellie, l’aîné de la famille, devint, du haut de ses neuf ans, l’homme de la maison. Il entretenait la maison, protégeait son petit frère Freddy qui était plus fragile, s’occupait de ses petites sœurs. Il prenait son rôle très au sérieux. Comme Alida n’avait pas les moyens d’acheter des souliers pour ses enfants, Wellie allait à l’école, en pied de bas. Au début et à la fin de l’année scolaire, ça se passait bien, car les températures étaient clémentes. Mais dès que la neige et le froid se mettaient de la partie, Wellie et les autres petits Grondin avaient facilement les pieds trempés et gelés. Wellie ne s’en formalisait pas pour ce qui le concernait, mais pour ses frère et sœurs, c’était une autre histoire. Comme la nature l’avait doté d’une force physique impressionnante, il transportait, sur ses épaules, son petit frère Freddy, jusqu’à l’école. Ainsi, son frère avait les pieds secs.

 

Wellie cessa d’aller à l’école dès l’âge de neuf ans. Il voyait bien que sa mère avait besoin d’aide et qu’elle n’y arriverait pas toute seule. Wellie ne resta pas oisif, bien au contraire. Il se trouva du travail. Tout le monde voulait engager ce petit garçon fort, déterminé. Avec ses cheveux blonds bouclés et ses grands yeux bleus, on pouvait lui faire confiance. Comme Wellie travaillait avec les grands et qu’il était devenu un homme avant tout le monde, il devait faire des activités d’homme, évidemment. Il était trop jeune pour se marier, mais pour fumer, ça non, il n’était pas trop jeune. Il aimait le goût du tabac et ça le rendait encore plus volontaire et fier.

 

Wellie ne gardait pas l’argent qu’on lui remettait pour se payer des bonbons ou des jouets. Il redonnait le tout à sa mère. Ainsi, ses frère et sœurs pourraient continuer leur parcours scolaire et exercer un métier de leur choix. Lui? Ça lui importait peu, du moment qu’il puisse travailler.

 

Les années passaient, Wellie vieillissait, et les emplois en Beauce se faisaient plus rares. Wellie décida donc d’aller dans une ville où il y avait de l’avenir, et surtout de l’emploi. Il aurait pu choisir Québec, qui était plus près de chez lui, mais ce n’était pas un endroit de prédilection pour lui. Il choisit Montréal. Rendu à Montréal, il décrocha rapidement un emploi. La réceptionniste, qui était assise près du bureau du patron, était très jolie. Wellie, qui était jeune, beau et charmant, aurait bien aimé qu’elle le remarquât. Chaque jour, lorsqu’il se présentait au travail, il lui souriait, la saluait et lui parlait un peu. Comme il avait un bon sens de l’humour, il espérait ardemment réussir à la faire rire.

 

Les jours passaient et la jeune fille semblait un peu plus réceptive aux jasettes de Wellie. Elle était plus souriante et semblait apprécier sa présence dans ce lieu de travail. Wellie considéra cette petite brèche comme une porte entrebâillée, où il pourrait se faufiler sans problème. Sauf qu’il devait attendre encore. Au bout de plusieurs semaines, il prit son courage à deux mains et invita la jeune fille pour une soirée. À sa grande surprise, la jeune fille lui dit oui. Les deux jeunes adultes se revirent plusieurs fois en dehors du travail.

 

Wellie était littéralement charmé par cette jeune fille. Elle avait toutes les caractéristiques qu’il souhaitait trouver chez une fille, en plus d’être très belle. Wellie y pensait tous les jours, il avait échangé des baisers avec elle et chaque fois qu’ils étaient ensemble, ils étaient heureux. Wellie était si amoureux d’elle qu’il souhaitait ardemment l’épouser. Le jour où il lui demanda sa main, il put sentir la terre s’ouvrir sous ses pieds. Il aurait aimé disparaître dans la crevasse. La jeune fille lui fermait son cœur. Elle le trouvait gentil, aimable, mais elle n’était pas si amoureuse de lui que lui pouvait le croire. Elle ne pouvait pas l’épouser. Était-ce dû au fait que Wellie n’avait pas assez d’instruction au goût de la jeune fille? Était-ce dû au fait qu’il venait de la campagne et d’un milieu pauvre? Wellie ne saurait jamais pourquoi elle avait refusé, car il était travaillant, persévérant, bon garçon. Il n’insista pas et laissa la jeune fille partir. Il était dévasté et dut démissionner de son emploi. La croiser tous les jours aurait été très douloureux.

 

Wellie accumulait emploi par-dessus emploi. Le fait qu’il n’ait pas été à l’école longtemps n’était pas un problème. Ce qui en était un demeurait qu’il allait dans des endroits où l’on n’embauchait pas. Très souvent, alors que Wellie se présentait quelque part, son optimisme se dégradait rapidement, car on lui annonçait que les équipes étaient complètes et qu’on n’avait rien pour lui. Il revenait chez lui bredouille, en espérant que le lendemain serait plus profitable. Un matin, Wellie se réveilla, plein d’entrain et de détermination. “Je suis tanné. Personne ne veut de moi? Ben j’vas m’en faire un, un travail!” Wellie n’avait jamais géré d’entreprise dans sa vie, mais tout s’apprend dans la vie, comme on dit.

 

Wellie n’avait aucune idée du type d’entreprise qu’il souhaitait avoir, mais ce qu’il savait, c’était que les gens qui travailleraient pour lui seraient heureux. Il voulait se lever le matin et avoir la nette impression qu’il avait accompli quelque chose d’utile, quelque chose qui le rendrait fier. L’entreprise de Wellie fut une entreprise de fabrication de citernes. Wellie avait décroché de nombreux emplois en soudure et ses compétences de soudeur lui servirent grandement pour sa fabrication de citernes. Les citernes, vendues vides, étaient achetées par des entreprises d’import-export, des compagnies de transport, de pétrole, d’huile à chauffage et autres.

 

Au début, Wellie, comme tout entrepreneur qui démarre son entreprise, connut une période de doutes et d’inquiétudes. Il y avait beaucoup plus d’argent qui sortait que d’argent qui entrait. Comme il avait des enfants et que ses économies diminuaient à vue d’œil, Wellie devait faire sans cesse des calculs, et son épouse l’aidait énormément. Wellie devait accroître sa visibilité, se faire connaître. À une époque où les ordinateurs n’existaient pas, Wellie devait aller visiter les entreprises, leur présenter un discours convaincant. Le petit garçon de la Beauce confiant et vaillant qu’il était existait toujours en lui. Pourquoi? Parce que lorsque Wellie se présentait aux compagnies qui auraient pu avoir besoin de citernes, il faisait preuve d’authenticité, d’honnêteté. Il ne présentait aucune fausseté, aucune malice. Les propriétaires d’entreprises apprécièrent tout de suite ces côtés de Wellie. Au bout de quelques années, ce n’était pas qu’un client que Wellie eut, mais des dizaines et des dizaines de clients. Chaque jour, Wellie était heureux d’aller travailler. Son entreprise faisait partie des choses qu’il était le plus fier. Il se sentait sur son X, comme on dit.

 

L'entreprise de citernes devint prolifique et prit de l’expansion. Wellie eut une quarantaine d’employés qui travaillaient pour lui, et ses citernes circulaient sur les camions-remorques partout en Amérique du Nord. Les citernes de Wellie Grondin connurent un succès fulgurant! Wellie, qui était très généreux et qui trouvait important d’être estimé de ses clients, les voyaient dans des contextes autres que le travail, était invité dans des soirées spéciales, etc. Il était respecté, aimé et bien entouré. Quand Wellie a pris sa retraite et qu’il a choisi quelqu’un d’autre pour prendre les rênes de son entreprise, la réputation des citernes fut conservée. L’entreprise a changé de nom entre temps, mais en 2023, l’entreprise que Wellie Grondin a créée il y a plus de 65 ans est toujours active! Le petit garçon de la Beauce, qui est parti de loin, a réussi un exploit!

 

Wellie était un lève-tôt et un couche-tard. Ses journées étaient bien remplies et il ne trouvait jamais le temps de s’ennuyer. Mis à part son travail, qui l’occupait énormément, il adorait les gens. Voir sa famille l’amusait beaucoup. C’était un boute-en-train, qui jouait des tours à ses frère et sœurs. Il était un conteur né. Il inventait toutes sortes d’aventures rocambolesques, où il personnifiait un cow-boy, un explorateur, un homme-singe. Il chassait les Apaches, capturait les ours, se battait avec un tigre dans la jungle. Ses neveux, qui étaient captivés par ses histoires, buvaient ses paroles. Wellie avait des pouvoirs magiques; il donnait le goût d’être avec lui. Il n’avait aucunement besoin de faire quelque chose pour qu’on l’aimât, car il n’était pas superficiel. Il cernait les gens, devinait leurs besoins sans poser de questions. Quand il est devenu grand-papa, il prenait son rôle très au sérieux par le plaisir, la complicité et les leçons de vie qui permettaient d’avancer, de se sentir mieux.

 

Il était un fanatique de hockey, il ne manquait aucune partie à la télévision. Son équipe fétiche demeurait les Canadiens de Montréal. Un jour, Wellie est allé assister à un match de hockey au Forum. Il était assis, avec son frère Freddy, derrière le banc des joueurs. Wellie se sentait comme un petit garçon à Noël. Voir les joueurs d’aussi près le fascinait, l’émerveillait. Wellie connaissait tous les joueurs, toutes leurs statistiques. C’était un passionné d’histoire, avec un penchant pour tout ce qui touchait de près ou de loin à la Seconde Guerre mondiale. Il possédait un grand nombre de livres, de films qui traitaient de ce sujet. Il adorait lire, en plus d’être un grand cinéphile. Il aimait toutes les catégories de films.

 

Quand il était petit, et qu’il allait voir son cousin et meilleur ami, l’un de ses plus grands plaisirs était de pêcher dans le petit ruisseau qui traversait Vallée-Jonction. Ce qu’il préférait de la pêche, c’était de ressentir une joie indescriptible lorsqu’un poisson s’agitait au bout de sa ligne. Pendant de longues années, il retournait pêcher dans son petit havre de paix à Vallée-Jonction. Il découvrit, à l’âge adulte, la pêche à la mouche. Plusieurs fois, durant l’été, il quittait la maison et partait pendant plusieurs jours à Saint-Côme, dans la région de Lanaudière. Il dormait dans son camion, en pleine forêt et le jour, il entrait en communion avec les lacs, les arbres et sa canne à pêche. Seul, dans sa petite chaloupe à moteur, Wellie profitait du moment présent. Comme il avait une grande dextérité et une certaine créativité, c’était lui qui confectionnait ses propres mouches. Il possédait toute une panoplie de fourrures, de plumes, de colifichets brillants pour créer des mouches originales. Le bureau dans lequel il les créait était rempli de cadres et de boîtiers où il entreposait ses mouches. Parfois, il allait pêcher avec l’un de ses neveux, parfois avec son frère, et lorsqu’il devint grand-père, il voulut faire découvrir et partager sa passion avec ses petits-enfants.

 

Wellie était un homme de cœur, doté d’une grande intelligence et d’un esprit entrepreneurial. Il a travaillé toute sa vie pour son bonheur, mais surtout pour celui des autres.

Quinze jours après la naissance de Wellie, la même année, à des kilomètres de Saint-Ange-de-Beauce, à Montréal dans un appartement du Plateau Mont-Royal, naissait Thérèse Denoncourt, dernier enfant d’une fratrie de douze enfants. Élodie Brûlé et Alfred Denoncourt étaient ses parents. Certains enfants étaient mariés et avaient des enfants lorsque Thérèse est née.

 

Quelques années après la naissance de Thérèse, alors qu’elle était toute petite et que le monde était en pleine crise économique, Alfred disparut. Personne ne connut les motivations de cette disparition soudaine et encore aujourd’hui, cette histoire demeure un mystère. Le 1er novembre de l’année suivante, alors que des passants se promenaient près du canal Lachine, ils virent un corps qui flottait sur l’eau. Intrigués par cette vision macabre, ils communiquèrent avec la police de Verdun. Une équipe fut déployée pour repêcher le corps de l’individu, tandis qu’une autopsie allait être exécutée. Selon le rapport du coroner, aucune marque sur l’individu ne pouvait soupçonner un assassinat ou un problème de santé quelconque. Lorsque le corps fut identifié, il était évident qu’il s’agissait du corps d’Alfred Denoncourt.

 

Comme Thérèse était petite lorsque son père est décédé, elle ne l’a pas connu. Les seules choses qu’elle connaissait de son père, c’était qu’il jouait du violon et qu’il avait un merveilleux talent pour cet instrument. Elle ne savait pas beaucoup de choses, car sa mère demeurait vague à ce sujet. Thérèse, qui était une petite fille fragile et chétive, avait été élevée par une mère stricte. Élodie devait faire preuve d’innovation et de créativité pour faire vivre les enfants qui sont encore sous son toit. En pleine crise, rien n’était évident sur le Plateau, quartier défavorisé de Montréal. Élodie et sa famille habitaient dans un appartement. Elle aimait ses enfants et souhaitait les protéger, à sa façon. Un jour, alors que Thérèse n’avait que sept ans, Élodie reçut une visite importante. Une visite qui ne concernait pas Thérèse, évidemment. Élodie, nerveuse par cette visite, conduisit sa fille dans sa chambre, lui demanda de s’asseoir sur son lit et d’y rester jusqu’à temps qu’elle le lui dise. Pour être certaine que Thérèse ne la contredise pas, Élodie verrouilla la porte derrière elle. Thérèse attendit pendant des heures, assise sur son lit, que sa mère revienne. Cette petite cellule, qu’était sa chambre, lui fit très peur. Elle savait que sa mère allait revenir, mais pendant tout ce temps-là, Thérèse angoissa. Elle développa sûrement un trouble d’anxiété qui allait la suivre toute sa vie, à la suite de cet événement marquant.

 

Thérèse avait deux frères qui étaient jumeaux identiques. Ses deux frères s’amusaient à jouer des tours aux gens. Ils s’intéressaient aux mêmes jeunes filles, se relayant pour les rencontrer, leur parler au téléphone. Ils faisaient preuve d’audace et d’humour. Quand la Seconde Guerre mondiale commença, Charles-Omer, l’un des frères jumeaux, s’engagea dans la marine et alla combattre auprès des troupes alliées, dans l’Armée canadienne. Thérèse avait douze ans à ce moment-là. Un matin, on cogna à la porte de l’appartement. C’est Thérèse qui répondit. Un homme en uniforme, un officier probablement, se tenait sur le seuil. Il voulait parler à Élodie. Thérèse demeurait en retrait, silencieuse, mais elle n’eut pas besoin de longues explications pour comprendre ce qui se passait. Son frère Charles-Omer était décédé, dans l’exercice de ses fonctions. Le bateau sur lequel il se trouvait était passé sur une mine sous-marine, à hauteur d’Halifax. D’ailleurs, un monument fut érigé près de cet endroit, à Halifax, afin de rendre hommage à ces soldats morts au combat, lors de cet événement.

 

Un autre drame venait de toucher la famille Denoncourt. Après avoir perdu un mari et un enfant, Élodie devait trouver un moyen de subvenir à ses besoins. Elle cousait des vêtements. C’était elle qui confectionnait les vêtements de Thérèse. Enfant, Thérèse portait surtout les vêtements de ses sœurs et elle n’avait qu’une seule poupée pour s’amuser. Ses amies des ruelles lui prêtaient leurs jouets, pour qu’elle puisse s’amuser elle aussi. Les petits contrats de couture d’Élodie ne suffisaient pas à défrayer le coût du loyer. Elle transforma donc son appartement en maison de chambres. Elle hébergeait des étrangers, à prix abordable, qui venaient à Montréal et qui cherchaient un endroit où rester. Thérèse vit les visages changer, au fil des saisons qui passaient.

 

Thérèse était une jeune fille à la longue chevelure brun foncé. Ses yeux bridés étaient d’un brun doux. Bien qu’elle soit minuscule et de petit gabarit, elle avait des allures de mannequin. Les hommes tournaient la tête sur son passage. Jeune fille, Thérèse adorait aller danser, aller au théâtre, voir des films, voir des spectacles. Elle sortait les vendredis soirs, les samedis soirs et les dimanches après-midi. Elle aimait voir ses amis, les rencontrer au parc Lafontaine et aller dans les petits snack-bars. Elle était très heureuse et profitait bien de sa jeunesse. Elle aimait beaucoup rire. Un jour, alors qu’elle était au théâtre avec des amis, une dame au chapeau imposant vint s’asseoir devant Thérèse. Comme il n’était pas question pour Thérèse de manquer tout le spectacle, à cause de ce chapeau dérangeant, elle n’hésita pas, fit une chiquenaude sur le chapeau avec subtilité et le chapeau tomba. Thérèse put profiter du spectacle, satisfaite de son espièglerie. Elle ne s’en laissait imposer par personne, savait ce qu’elle voulait et était dotée d’une détermination sans bornes. Thérèse suivit des cours de dactylographie pour devenir secrétaire. Elle décrocha un emploi de secrétaire, dans un milieu majoritairement composé d’hommes. Un jour, un homme entra dans le bureau où elle travaillait. Comme il était persuadé qu’elle ne comprenait pas l’anglais et qu’il semblait la trouver trop jeune, il se permit de dire : “You are a little bitch!” Outrée de s’être fait traiter ainsi, Thérèse lui répondit, avec un aplomb, et en anglais : “If I am a little bitch, you are a pig!” L’homme, surpris de se faire répondre par cette jeune fille qui semblait si discrète, jugea bon de la laisser tranquille.

 

En vieillissant, ses compétences et son expérience de secrétariat lui permirent de devenir partenaire d’affaires dans l’entreprise de son mari. C’était elle qui s’occupait de l’administration et de la comptabilité. Elle était devenue son bras droit, sa deuxième tête. Ça ne lui dérangeait pas de s’occuper de ces volets de l’entreprise. Quoi de plus beau que de travailler aux côtés de l’homme que l’on aime.

 

Thérèse n’a jamais eu la chance de voyager dans sa vie. Elle aurait adoré prendre l’avion et voir des contrées étrangères. Elle était curieuse de tout, avait une soif insatiable de découvrir d’autres cultures, d’autres cuisines, d’autres lieux. La petite fille de Montréal adorait son monde aux multiples escaliers extérieurs, mais elle avait aussi envie de découvrir d’autres univers. À défaut de pouvoir prendre l’avion, elle voyageait dans les livres qu’elle lisait. Elle était tellement captivée par les livres qu’elle lisait, qu’elle pouvait lire ainsi toute la nuit. Elle disait qu’avec un livre, on ne s’ennuyait jamais. Elle disait aussi qu’avec un livre, on peut aller partout, sans quitter son fauteuil ou son lit et sans avoir à débourser des sommes faramineuses. Tous les types de romans l’intéressait et elle en avait une importante quantité dans sa bibliothèque.

 

Lorsqu’elle atteignit la quarantaine, Thérèse fut atteinte d’une maladie atroce, tout comme ses sœurs avant elle. Thérèse apprit qu’elle était diabétique. Elle allait devoir se faire des injections d’insuline chaque jour. Pour elle, ce ne fut pas compliqué. Disciplinée, elle fit ses injections. Elle continuait de se faire plaisir, de manger des croustilles et des sucreries, mais de façon modérée. En revanche, l’une de ses sœurs le vécut autrement. Pour cette femme, la vie ne se vivait qu’une fois et il n’y avait pas de retour en arrière. La vie, pour elle, était maintenant et elle allait prendre tout ce qu’on lui offrait. Elle engloutissait des tartes au sucre, des poignées de bonbons et se goinfrait chaque jour. Elle ne prenait aucune médication. Elle savait que Thérèse la perdrait prématurément, que ce serait la même chose pour ses enfants, mais comme elle s’était toujours rebellée et qu’elle était marginale, ce n’était pas le diabète qui allait la freiner. À son décès, ses organes internes comme son pancréas étaient en faillite, mais elle est morte heureuse.

 

Thérèse fumait aussi. Elle fumait parce qu’à l’époque, tout le monde le faisait. C’était une mode répandue et Thérèse n’y échappait pas. Ses enfants ont grandi dans une maison enfumée, elle est devenue grand-mère en étant fumeuse. Un matin, Thérèse s’est levée avec la conviction profonde que fumer ne lui apportait rien de bon dans sa vie. Elle ne pouvait pas dépenser son argent là-dedans et aller au dépanneur pour s’acheter des cigarettes ne devait pas faire partie de son rythme de vie. Elle voulait vivre longtemps, en santé, et elle voulait se sentir bien. Elle arrêta de fumer, seule, sans gommes de nicotine, sans timbre, et autres moyens. Elle fut bien fière de constater rapidement les résultats bénéfiques de cette décision qui allait changer sa vie.

 

Thérèse avait hérité du même talent artistique que son père, sauf qu’au lieu d’être la musique, elle se passionnait pour les arts plastiques. Elle peignait des natures mortes et des paysages sur des toiles qu’elle encadrait. Chez elle, les peintures qui se trouvaient sur les murs étaient ses créations. Elle peignait dehors, son chevalet posé au centre d’un parterre fleuri. Les fleurs, les fruits, le changement des saisons l’inspiraient beaucoup. Après la peinture vint la sculpture. Ses sculptures pouvaient représenter des personnages, des animaux, des symboliques fortes. Elle a eu, de temps à autre, des vernissages et vendait ses sculptures.

 

Assoiffée d’apprendre, elle prit des cours d’art culinaire et perfectionna ses connaissances au fil du temps, en cuisinant des recettes que sa propre mère préparait. Elle y intégrait sa propre touche personnelle. Le rosbif du dimanche s’accompagnait d’asperges dans les années 60 chez Thérèse, contrairement aux autres familles qui mangeaient des légumes plus conventionnels. Thérèse aimait recevoir les gens et quand les invités venaient passer un après-midi, elle était toujours prête à métamorphoser un simple après-midi en véritable veillée avec un souper. Elle était prévoyante, elle avait toujours cuisiné un dessert... au cas où elle aurait de la visite.

 

À sa retraite, en plus de sculpter ,elle pratiquait la marche à pied, faisait du taï chi, de l’aérobie, s’était familiarisée avec Internet, elle envoyait des courriels et clavardait avec des gens du monde entier. Elle était ouverte d’esprit, avant-gardiste, féministe, n’avait pas peur de confronter les gens. Avec elle, il n’y avait aucun tabou. On pouvait parler de n’importe quoi avec elle.