Nos tours du monde, à deux et en famille ! - Bertrand Boyer - E-Book

Nos tours du monde, à deux et en famille ! E-Book

Bertrand Boyer

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Beschreibung

Faire le tour du monde pendant un an. Qui n’en a pas rêvé ? Bertrand Boyer l’a osé à deux reprises. Une première fois en couple, sac sur le dos. Une seconde fois avec leurs trois enfants, en camping-car. Deux rêves, à dix ans d’écart.
Une course de pirogue sur le Mékong, un jeune Iranien se confiant sur une dune, une nuit sous tente sur la Grande Muraille, une invitation impromptue à un mariage tibétain, un accueil sous les yourtes mongoles…
Nos tours du monde, à deux et en famille rassemble une série de croquis alternant les styles et les expériences : scènes de vie, coups de gueule ou de cafard, émerveillement et témoignages. Un cheminement d’humanité où la petite histoire rencontre parfois la grande.
Des portraits originaux, des aventures et mésaventures qui amènent à mieux comprendre certaines sociétés méconnues. L’expérience exceptionnelle de deux tours du monde. L’évolution d’un même lieu, d’une société à une décennie d’écart.

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© Éditions La Boîte à Pandore

Paris

http://www.laboiteapandore.fr

Les Éditions La Boîte à Pandore sont sur Facebook. Venez dialoguer avec nos auteurs, visionner leurs vidéos et partager vos impressions de lecture.

ISBN : 978-2-39009-458-6 – EAN : 9782390094586

Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisation écrite de l’éditeur.

Bertrand Boyer

Nos tours du monde

à deux et en famille

L’élan

…Partis pour un tour

23 juillet 2004. Sacs sur le dos. Nous partons en couple… Pourquoi ? Juste pour ouvrir une parenthèse. Marquer un temps d’arrêt. Engager un détour. Sans autre projet que de nous laisser porter un an durant. Pourtant, journaliste et psychologue, nous aurions pu mettre à profit nos métiers sur la route. Mais, alors sans grande expérience du voyage, nous voulions nous détacher de tout objectif professionnel. Faire l’expérience d’un pari qui nous semblait alors un peu fou.

De Moscou à Buenos Aires, en passant par l’Asie du Sud-Est, le Pacifique et l’Amérique du Sud, je trace un carnet de route, écrit au fil de l’eau. Une série de croquis, au gré des rencontres, des fêtes et des saisons, des paysages et des vents. Des émerveillements et des tracas du quotidien du voyageur. Fragments de route partagés alors sous forme de cahiers envoyés par mail à nos familles et amis.

… Repartis pour un tour

4 août 2015. Onze ans plus tard. Nous repartons… Pour nous. Baptiste, 8 ans, Corentin, 5 ans, et Héloïse, 2 ans, agrandissent notre caravane. La motivation est la même. Le défi plus complexe. Cette fois-ci, pour une grande partie du voyage, un camping-car nous tiendra lieu de gîte ambulant. Nous tenons à partager avec nos enfants l’extraordinaire d’un nouveau détour d’une année. Nous souhaitons prendre le temps de les voir grandir et les ouvrir à ce monde qui, plus que jamais, nécessite d’être éprouvé. Je reprends la plume. Mais, cette fois-ci, les carnets de route sont publiés au fur et à mesure sur un blog, réservé à nos proches.

Deux rêves, à une décennie d’écart. Deux projets semblables et si différents. J’ai voulu juxtaposer, superposer, opposer, dissocier ces textes d’hier et d’avant-hier. Mettre en vis-à-vis des écrits du premier et du second périple, sans autre commentaire que la seule association. Ces rencontres de textes n’étaient pas préconçues, elles sont nées des hasards du voyage. Nulle chronologie, juste un cheminement volontairement vagabond dans le temps, les lieux, les pays et les émotions.

En dix ans, l’écriture s’est resserrée, concentrée, les indignations tempérées. Le regard s’est tantôt adouci, tantôt acéré. Parlant d’abord peu de nous, les textes se nourrissent de ce que nous donne le premier voyage : des sensations fortes, des contacts rares, des lieux peu accessibles, des joies indicibles. Puis au fil du second parcours, les mots s’immiscent davantage dans l’intime : émotions, rires et colères, sueurs froides et silences. Dans le temps qui court et que croquent nos enfants, ils tracent des instantanés qui n’ont jamais la prétention de la vérité. Ils esquissent un moment, une sensation, une subjectivité. Cette rencontre d’écrits distants de dix ans tente de construire un regard, parcours furtif ou plus profond, chemin de soi.

Nos deux trajets

Premier voyage

23 août 2004 – 30 juillet 2005

Deuxième voyage

4 août 2015 – 29 juillet 2016

Russie (août-septembre 2004)

Mongolie (septembre-octobre 2004)

Chine (octobre-novembre 2004)

Thaïlande (novembre-décembre 2004)

Laos (décembre 2004)

Vietnam (janvier 2005)

Cambodge (janvier 2005)

Nouvelle-Zélande (février 2005)

Polynésie française (mars 2005)

Île de Pâques (avril 2005)

Chili (avril-mai 2005)

Pérou (juin 2005)

Bolivie (juin 2005)

Argentine (juin-juillet 2005)

Australie (août-septembre 2015)

Indonésie (septembre 2015)

Singapour (octobre 2015)

Malaisie (octobre 2015)

Thaïlande (novembre-décembre 2015)

Laos (décembre-janvier 2016)

Cambodge (janvier 2016)

Népal (février 2016)

Inde (février 2016)

Émirats arabes unis (mars 2016)

Oman (mars 2016)

Iran (mars-avril 2016)

Grèce (avril 2016)

Albanie (avril 2016)

Monténégro (mai 2016)

Croatie et Slovénie (mai-juin 2016)

Italie et Suisse (juin-juillet 2016)

En route

Abandonner sa chape d’habitudes. Délaisser son carcan de certitudes. Oser le lointain, provoquer l’imprévu, risquer son couple, puis sa famille. Deux rêves. Et des calculs. Convaincre nos employeurs. Tracer des routes. Recompter. S’enthousiasmer sur un globe. Commander nos billets. Hésiter. Remplir nos sacs à dos et faire des choix. Renoncer ? Dénicher un camping-car. Vibrer. Douter et prendre son élan. Et puis, partir enfin. Et vivre. Premiers pas en terre d’ailleurs. Moscou à deux. Sydney à cinq.

Vers la place Rouge (Moscou, Russie, août 2004)

Surnageant dans une grande assiette à soupe émaillée, quelques céréales bien spongieuses baignent depuis déjà longtemps à la surface du lait. Notre premier petit déjeuner russe. En guise de mise en appétit, une minuscule madeleine fourrée d’une pâte de fruits malodorante, accompagnée d’un yaourt dont la liste des composants chimiques ne saurait tenir sur la seule étiquette, et un vilain thé. Noir et fort.

La seule vue de la pièce avait déjà suffi à nous couper l’appétit. Première leçon de bon goût russe. Les murs sont couverts d’un enduit formant d’affreuses vaguelettes semblables à des étrons lissés. Sur le pourtour du plafond, de fausses voûtes d’arcades rose pâle surplombent la petite salle et jurent avec la réussite esthétique des murs parfaitement marron. Sur le comptoir du bar trône fièrement une corbeille de fruits en plastique fatigué. La télévision – volume à fond – hurle quelques chansons en russe. Le service est distant, indifférent… Absent plus exactement.

La veille au soir, traversant cette froide nuit dans une voiture parfaitement carrée, nous avions gagné, sans un seul mot ni sourire de notre chauffeur, cet immeuble ventru et sans cachet de la banlieue moscovite. Épais carrelage fade. De longs rideaux froissés cachés derrière d’antiques décorations en stuc fissuré. Des réceptionnistes épuisées apposent un précieux tampon sur nos documents de voyage nous faisant ostensiblement comprendre combien leur tâche est importante. De fait, nous sommes tenus de leur faire viser notre visa dans les soixante-douze heures suivant notre arrivée. Sans cet enregistrement officiel, les prochains hôtels seraient en droit de nous refuser. Vieux reste de l’ère soviétique. Le tout en courant du 10e au 1er étage. Allez comprendre, l’accueil est au5e étage, les chambres au 10e et la salle à manger au 1er… Et sur la table de notre triste chambre trône un antique téléphone... Vraiment rouge.

Glissant au rez-de-chaussée, en quête d’une banque, nous devons lutter pour trouver la bonne porte d’entrée et retirer nos premiers roubles, puis traversons un petit marché de plein air. Pêle-mêle, des fruits, des tickets à gratter, des lotions après-rasage, des journaux, de gigantesques glaïeuls, le tout enfermé derrière des vitres en plexiglas protégeant des dizaines de minuscules échoppes de métal vert. Autour de nous s’alignent d’innombrables commerces, salles de jeu, grandes surfaces, toutes surmontées d’inscriptions en cyrillique que Claire se fait un devoir de déchiffrer studieusement. Ensuite, nous frayer un chemin au milieu des haies de cabas volumineux que tout un chacun arbore comme un emblème national. Accéder aux guichets dans l’indifférence pressée générale. Nous battre enfin avec les guichetières du métro dont nous troublons l’éternelle mécanique compassée. Car non contents de vouloir deux « billyets », nous voulons un plan. Panique à bord de la cabine de plexiglas sale. Suit le décryptage des noms de station. Ouf ! Nous sommes dans la bonne direction. Vingt minutes de métro plus tard et une traversée de la banlieue plus loin, nous débarquons en centre-ville, très fiers de nos premiers et chaotiques pas en terre russe.

Coupoles à bulbes multicolores, chatoiement de couleurs dans la lumière blanche de cette fin de matinée, ce sont d’abord les dômes de la cathédrale de Basile le Bienheureux qui attirent notre œil de voyageurs neufs. Les bulbes et les formes géométriques s’y enchevêtrent et dessinent sur un ciel bien bleu une étrange impression d’ailleurs. Féerique décor que cet édifice semblant tout droit sorti d’un vieux conte oriental.

Sur le seuil, face à nous, l’incontournable place Rouge. Éblouissante cathédrale d’une part, rougeoyant musée national de l’autre : l’Église et l’Histoire encadrent les trois cents mètres de la vaste place. En son milieu trône la masse de marbre sombre taillée au cordeau, du mausolée de Lénine. Une liturgie laïque nous y attend et débute dès la file d’attente. Pour atteindre le tombeau du père de l’URSS, il nous faut nous dépouiller de tout objet sacrilège : petit sac à dos de ville jugé « too big » par les joyeux cerbères engoncés dans leur uniforme d’un autre temps, appareil photo... Bref, l’on doit se présenter humble face au mausolée.

L’entrée est sombre, volontairement sombre. Chaque lampe est soigneusement dissimulée derrière un cache métallique découpé, de petites formes géométriques laissant filtrer une étrange lumière blafarde. Au bas de l’escalier, surgissant de l’ombre, un militaire, immobile, placé juste sous un faible faisceau lumineux, semble sortir d’outre-tombe. Cireux à souhait. Seuls ses yeux nous fixent. On pénètre enfin dans le caveau. Encadrée par les gardes, la dépouille de Lénine jaillit de la pénombre. Dans son cercueil de verre, vêtu de l’éternel costume noir qu’on lui connaît, la dépouille semble être une réplique de cire parfaite. La foule longe le tombeau, mi-amusée, mi-surprise. Déférente quelques fois. Dans un silence sépulcral, un ordre jaillit d’un des gardes statufiés. Ils sont donc bien vivants. À la réaction immédiate de la foule, on devine qu’il ordonne de ne point faire claquer les talons et de respecter un silence total.

Presque irréel d’imaginer devant soi l’image, savamment mise en scène, de celui qui fut à l’origine de l’une des plus impressionnantes utopies politiques de l’Histoire. Tout à ses réflexions, le visiteur regagne enfin le grand jour et entreprend le trajet – obligatoire – qui court aux pieds des murailles du Kremlin. Là, au fil d’un cheminement précisément organisé, il longe le mur d’enceinte du Kremlin et peut s’arrêter devant les tombes de tous les dirigeants communistes, inhumés au pied même des lieux d’où ils dirigèrent l’empire soviétique. Khrouchtchev, Brejnev, on y reconnaît quelques visages, figés dans le marbre. À quelques pas de là, la silhouette de Staline s’impose. Étonnant amas floral. Gigantesques glaïeuls, œillets rouges à foison, couronnes en tout genre tapissent le marbre.

Ce qui subsiste de l’ère communiste trône ici. Le rêve de grandeur et l’impérialisme. Le pouvoir y entretient consciencieusement la mémoire fédératrice des grands hommes incarnant – malgré les errances meurtrières de l’ère soviétique – la suprématie de l’empire russe. Pas étonnant que Poutine lui-même – logeant à deux pas, derrière les hauts murs du Kremlin – entretienne assidûment cette mémoire, se plaçant délibérément dans la descendance de ces grands dirigeants, cultivant un étrange passéisme se voulant fédérateur. Curieux sentiment d’un pays en marche et figé dans son passé.

C’est maintenant l’heure où les Moscovites quittent le travail. Dans la petite cathédrale de Kazan, le défilé est permanent. Sacs à la main, d’innombrables Russes s’y pressent, jeunes et vieux, les femmes jetant prestement un foulard sur leurs cheveux avant de s’y recueillir. Face aux icônes inclinées à hauteur du visage, hommes et femmes viennent y brûler de petits cierges dont la combustion produit de légers craquements. Restent un moment en recueillement puis se signent trois fois, à plusieurs reprises à l’envers, avant d’embrasser respectueusement l’icône. Une babouchka en tablier à l’air triste vient essuyer régulièrement d’un rapide coup de chiffon les excès de ferveur surrénale des fidèles.

Au terme de cette édifiante promenade, nous prenons un bain de vie dans les jardins Alexandrovski attenants au Kremlin. Parfaitement verts et entretenus, sans cesse inondés à l’aide d’énormes camions-citernes, couverts d’une rouille d’un autre temps. Un jeune marié enamouré enserre dans son énorme pogne un gros sandwich à la saucisse entre deux photos avec sa jeune épouse, aux côtés d’un garde à cheval. Alignements de bières. Sauts acrobatiques de jeunes Russes juchés à vélos à larges roues sur les rebords des fontaines. Coulis d’un rose pâle synthétique peu appétissant le long des cornets de petites glaces. Jeunesse des militaires : 16, 17 ans peut-être. C’est l’âge de nombreuses jeunes femmes enceintes. Celles qui ne le sont pas encore s’affublent de mini-jupes particulièrement économes en tissu, ou bien de pantalons ultra moulants à taille basse révélant leur peau pâle. Décolletés affligeants et autres débardeurs écourtés, nombre de jeunes filles russes semblent user et abuser de leur taille mannequin, mise en valeur avec un sens certain de la provocation. Plus loin, un spectacle de hip-hop improvisé est bien vite écourté par l’intervention ferme des policiers. Quelques timides railleries chez les danseurs. Puis, tout le monde se disperse. Dans le silence.

Décalage (Sydney, Australie, août 2015)

La sonnerie stridente déchire la nuit urbaine d’un régulier signal. Lancinant. Alerte. Demi-sommeil pâteux. Trouver l’intrus. Et vite. Dans la même « chambre » – terme galvaudé, nous y reviendrons –, nos trois petits sont perclus d’endormissement. Ne pas perdre un seul instant. S’arracher du douillet cocon nocturne. Bien entendu, une couverture inopportune et volumineuse, imitant soigneusement une peau de zèbre, manque de transformer cette recherche en catastrophe nationale. L’objet de scandale est là : la montre de Baptiste. S’entêtant à annoncer stupidement 17h03 – allez savoir pourquoi il a fixé cet étrange horaire. Sauf qu’à Sydney, il est 1h03. Et qu’il s’agit de notre première nuit sur place.

Quelques heures plus tôt, les enfants se sont effondrés lourdement. Posés sur leur lit, il n’a pas même suffi de compter jusqu’à trois qu’ils se livraient déjà à Morphée avec volupté. L’interminable voyage depuis Paris s’était soldé au petit matin, après vingt-trois heures de vol, par une piteuse errance, dans l’attente de l’ouverture de notre hôtel et de l’accès à notre « chambre » – les détails arrivent, mais le terme est toujours usurpé. Avachi sur le banc d’un parc opportunément disposé à quelques pas de notre gîte, Corentin s’est écroulé, avant de reproduire la même scène plus tard, s’allongeant puis s’endormant sur le palier de l’hôtel miteux, sous les yeux éberlués de la tenancière. Indignes parents.

La jeune fille qui nous reçoit a le visage sans grâce de certaines Chinoises. Rond, plat. Le teint passé, presque blanc. Se fendant tout de même d’un joli sourire qui lui redonne quelque expression, en apercevant Héloïse qui, malgré la fatigue, minaude.

Puis, la chambre. Pas encore accessible. Il faut donc empiler tant bien que mal nos cinq bagages dans le placard à balai sordide où s’amassent déjà pelles et seaux, aspirateur (on se demande bien à quoi il sert d’ailleurs) et téléviseur décati.

Trois heures plus tard, nous nous ruons enfin vers la délivrance... Notre chambre. Pas déçus du voyage. Un bouge. Certes, nous devons voyager à des conditions tarifaires raisonnables, mais celle-ci inaugure avec dignité le périple. Deux lits accolés l’un à l’autre. Deux couvertures imitant à merveille des peaux de bête jetées là, une salle d’eau carrelée digne d’un hôtel chinois de cinquième classe, et pour toute « kitchenette » – comme stipulé sur Internet – un mini frigo crasseux. Mais qu’importe, pour nous écrouler comme des bêtes, nous disposons des couvertures adéquates.

Vient donc la première nuit. L’armée des zombies capitule. Et voici donc que la sonnerie maudite de Baptiste fait son œuvre au cœur de la nuit. Pas de chance, elle trouve en Héloïse une cliente de choix. Bien décidée à comprendre qu’il s’agit du début de la journée. S’ensuit une nuit à vous faire regretter d’avoir des enfants. Les trois déphasés s’étant mis d’accord, l’une pour hurler à réveiller l’ensemble des Chinois de l’hôtel, l’autre à pleurnicher sans fin, le troisième à trouver ça très rigolo de débuter sa journée à 1h du mat. 1h, on tempère. 2h, on chantonne. 3h, l’arme secrète : les comptines sur l’ordinateur portable. 4h : on capitule. Pour préserver toute la poésie et la romance de notre voyage, la description s’arrêtera là.

Au petit matin, ne sachant plus vraiment à quelle heure il commence, nous nous préparons à nous ruer en ville pour découvrir enfin Sydney qui incarne le début rêvé de notre voyage. Notre gracieuse hôtesse nous intercepte depuis l’accueil. La veille, elle nous avait surpris en évoquant la France, qui pour elle se limite à un pays où l’on peut skier. Ce matin, elle s’étonne : « Elle pleure beaucoup votre fille, c’est normal ? » Les mots me manquent…

Nous irons dormir chez eux

Au milieu des rizières balinaises débordant de vert tendre, en plein cœur de l’infini désert de Gobi, ils nous ont ouvert leurs portes. À deux puis en famille. Souvent sans calcul. Dans la simplicité. Pour quelques jours, leur quotidien est devenu le nôtre. Expérience rare de ces petits instants partagés. L’étrange devient familier. Le regard change et s’inverse. Nous devenons l’objet de curiosité. Expérience singulière de l’hospitalité des nomades mongols et de l’accueil d’une famille balinaise.

Sous la ger (Désert de Gobi, Mongolie, octobre 2004)

C’est l’heure où l’on rentre les bêtes. Dans l’air jaune du soir et le vent sec qui claque. Le jeune fils de famille galope fièrement dans l’étendue sèche et rassemble les chevaux puis les moutons. À grand renfort de claquements de la corde qui lui tient lieu de lasso. Attachés deux par deux, les chevreaux et chèvres sont réunis le long d’une corde tendue, pour en faciliter la traite. Accrochés à la grosse barrière de bois, les deux petits derniers de la famille, goguenards, assistent en riant à la scène et viennent parfois botter les animaux rebelles.

Attentif, le chef de famille surveille de loin avant de retourner sous la ger, nom donné à la yourte en Mongolie, où ronronne un poste radio. Ambiance feutrée. La mère de famille s’affaire autour du poêle central. Dans une bassine, une fine farine se mêle à l’eau claire pour former de régulières boules de pâte. Aussitôt empoignées par la maîtresse de maison, les sphères blanchâtres deviennent un fin bourrelet de pâte qu’elle découpe avec dextérité en petits dés. Ceux-ci finissent leur course dans la large marmite arrondie, qui a remplacé le couvercle du poêle. Le dos courbé par l’habitude, la mère de famille s’empare ensuite d’une belle pièce de chèvre, pendue près de l’entrée, puis se penche sur le plan de travail ; une épaisse planche de bois déposée sur un tas de bouse séchée. Prestement découpée en fines lamelles, la viande frémit à son tour dans un bouillon de lait, d’eau et d’herbes des steppes mêlées.

Les deux plus jeunes garçons, d’une dizaine d’années, nous tournent autour. Cherchant visiblement un moyen d’entrer en communication. Notre album leur en fournit l’occasion. Un petit recueil de photos de France, de nos familles, de nous et de notre pays. Notre carte de Mongolie enfin, où nous traçons du doigt notre trajet sur ce pays dont ils n’ont que rarement vu les lignes couchées sur le papier. Instants magiques. Sans partage de mots. Juste d’émotions, de regards complices et de sourires. Le père de famille se penche à son tour sur la carte puis surveille que tout est bien en ordre, avant de retourner s’occuper de sa dernière-née. La mère de famille, après s’être rapidement intéressée à notre carte, s’applique à nettoyer la ger et à préparer nos lits pour nous céder leur place pour cette nuit. Rires des enfants découvrant nos étranges sacs de couchage.

Au matin, notre hôtesse est déjà affairée. Elle réalimente le poêle et prépare un copieux petit déjeuner. Riz épais et thé mongol, où le lait de jument se répand en nuage dans le bouillon de bête. Dehors, les troupeaux avachis durant la nuit devant la ger commencent à remuer et les chèvres aux pis gonflés font entendre leurs bêlements agacés. Les hommes chaussent leurs hautes bottes de cuir. Scellent les chevaux. Et fuient dans la steppe.

D’abord timides à nos débuts, nous avons appris à respecter les codes et usages de ces curieuses maisons. Nous nous y installons du côté des hôtes, face à la famille, tâchant de ne pas tourner le dos à l’autel bouddhiste. La structure circulaire, formée de croisillons de bois est isolée par un épais tissage de laine de mouton, recouvert d’une toile blanche. À l’intérieur, quelques meubles de bois peints dans les tons orangés s’appuient sur des tapis tissés. De part et d’autre de la porte, un coin toilette et cuisine. Au centre, un gros poêle alimenté régulièrement en bouse séchée diffuse une douce chaleur. Son long tuyau métallique traverse le faîte de la ger en son centre, où une sorte de grande roue convexe, à demi recouverte de toile, laisse filtrer la lumière. La nuit, et en cas de fortes pluies, la toile est tirée pour recouvrir cet orifice.

Chacune des quelques gers où nous aurons été accueillis nous aura réservé son lot de surprises. Comme ce premier matin inattendu. Providence du voyageur, c’est un grand jour pour le petit dernier de la famille. De jolis et très fins cheveux lui tombent jusqu’au milieu du dos et c’est précisément l’objet de toutes les attentions du jour. Nous comprenons, à force de gestes, qu’il fête ses 3 ans et que, traditionnellement, c’est le jour où il doit perdre cette belle chevelure, comme le Bouddha. Muni d’une impressionnante paire de ciseaux, nouée d’un foulard de soie bleue, le père et la mère découpent grossièrement de grandes touffes de cheveux. Pleurant, rouspétant, le bambin subit ensuite la tondeuse, branchée à un petit groupe électrogène placé à l’extérieur. Pour l’occasion, les amis et voisins s’entassent dans la ger face à nous. Certains sont en tenue traditionnelle, épaisse tunique grise ou bleue enserrée d’une large ceinture jaune, grandes bottes de cuir, chapeau mou pour les hommes ou foulard tiré sur les cheveux. Choc des cultures, de jeunes femmes sont en veste et pantalon de jean, chaussées d’escarpins. Chacun a apporté quelques billets et cadeaux qu’il tente de déposer dans les mains du gamin, finalement amusé, avant de lui saisir la tête pour y poser leur front.

Au soir, pour notre première nuit, notre hôtesse semblait avoir l’habitude des étrangers puisqu’elle avait aménagé une ger expressément pour les visiteurs. Le visage sillonné de mille et une ridules dessinant comme le lit d’un lac asséché sur une peau brûlée, elle répète consciencieusement les noms des lieux français dont nous lui montrons les photos et renomme immédiatement notre immeuble en « ger » ! Son très jeune fils, ardoise en main, sera, une fois de plus, notre meilleur moyen de communication. Ce soir-là, il s’est mis en tête de nous donner notre premier cours de mongol. Avec attention, nous répétons sa gestuelle et formons nos premières lettres sous son regard amusé et sérieux. Entre deux dessins et caractères, nous dévorons les désormais traditionnelles nouilles et chèvre bouillie, soulevant un éclat de rire général lorsque notre jeune professeur reprend nos formulations hasardeuses ! Et au matin, quand le soleil roux vient lécher la toile épaisse de la ger, le départ est toujours un instant intense. D’adieux comme des au revoir. Impressions d’avoir partagé une soirée comme on l’aurait fait en famille.

Mais, l’expérience peut se révéler plus épique. Cette autre soirée-là, la maîtresse de maison est une mégère. Sale comme un pou. Le cheveu raide et crasseux. Ses deux marmots accrochés à ses jambes en ont la saleté. Après une inhabituelle négociation financière, nous pénétrons dans une ger négligée où trône un vieil homme, sourire sans dents, en tenue traditionnelle, coiffé d’un inattendu chapeau de cow-boy rose fluorescent. Il nous invite aussitôt à déguster le thé traditionnel et un pain délicieux. Au-dehors, les deux crasseux courent avec les chiens maigres et jaunes. Fuyant à notre approche. La matrone trait les juments. Le père de famille, qui ne s’est pas déplacé pour nous saluer, racle une couche épaisse de fumier dans l’enclos encore vide. Autour de la ger s’empilent des amas d’ossements en tout genre.

À l’heure du dîner, c’est un homme qui vient préparer le repas. Il y fera d’ailleurs preuve de la plus grande inventivité culinaire de notre séjour : cette fois, l’inévitable viande de chèvre est d’abord revenue dans l’huile avant d’être bouillie, et un sachet d’épices est même ajouté à la préparation, donnant un nouveau goût au riz ! Pour ce repas qui s’annonce audacieux, tout l’entourage est invité. Chacun de nos gestes est observé, nos visages scrutés, notre façon de manger analysée. Les rires et commentaires fusent. Le charme est un peu brisé. Seul privilège ce soir-là : l’honneur de partager avec la maîtresse de maison les os de la chèvre. Une fois que nous sommes servis, ils circulent au milieu des convives pour être rongés tour à tour avant d’être replongés dans la marmite d’eau et de lait qui servira à faire le thé du lendemain…

Les amis s’en retournent dans leur ger après le dîner et nous restons avec la matrone, lascive sur son lit et le père pas plus bavard. Ils cèdent un lit à notre compagne de voyage japonaise, Marika, et s’entassent avec les deux enfants dans leur lit. Madame se délecte ensuite de notre mise en pyjama, avec une indiscrétion qui, finalement, sied assez bien au personnage. Nos duvets se déroulent sur un sol suspect, au milieu des sautillements de quelques bestioles que nous préférons éviter d’identifier. Abstraction faite des puces et de la forte odeur de chèvre et de saleté, nous trouvons le sommeil... Pas pour longtemps. Trois heures plus tard, Claire est réveillée en sursaut par la désagréable sensation de petites pattes qui courent sur sa joue. Et balaye d’un geste brusque ce qui lui semble être une souris. Lampe frontale rivée sur les deux impétrants, nous maintenons à distance les rôdeurs, désormais terrés, mais bien visibles, sous le buffet orange. La fatigue aura finalement raison de nous, nous enfermant à double tour dans nos sacs de couchage. Après tout, les rats sont chez eux.

Rires et sourires, ou plus rarement dégoût ou agacement, le désert de Gobi nous aura appris la simplicité et la rudesse de la vie quotidienne de ces nomades chez qui l’étranger est toujours bienvenu. Sans questions. Sans méfiance. Ce qu’un nomade donne n’est pas compté. Il croit que si son fils vient à passer un jour chez nous, notre porte lui sera tout aussi grande ouverte.

Chez Wayan (Ubud, Indonésie, septembre 2015)

Les yeux mi-clos, l’homme des dieux psalmodie. Sa parure blanche tranche avec la pénombre humide qui vient de s’installer sur le petit temple. Sa prière s’élève vers les toits de paille sombre surmontant chaque autel d’une coiffe parfaitement carrée. Le chaume, c’est de là qu’a failli venir le drame le matin même. Une méchante flammèche venue d’on ne sait où a manqué de réduire en cendres ce petit sanctuaire installé au cœur même de la propriété familiale où nous logeons depuis quelques jours.

Encore bouleversée, notre hôte, Wayan, nous narre la scène à notre retour de virée. La panique, les villageois qui accourent, les seaux projetés pour vaincre l’incendie. Puis, la clémence de Dieu explique-t-elle : le feu maîtrisé. Tout naturellement, le soir même, toute la famille vient le remercier et Wayan nous invite à partager cette intimité priante. Le prêtre nous salue, puis les femmes débutent une série de cheminements, mi-recueillies, mi-amusées, entre les autels de pierre, on en compte une quinzaine. À bout de bras, de jolis petits paniers : des feuilles de bananiers délicatement pliées en réceptacles accueillent les offrandes habituelles, des boulettes de riz, quelques gâteaux, des friandises, d’odorantes fleurs de frangipaniers et des bâtonnets d’encens fumants. À la demande du célébrant, elles projettent de l’eau sur les autels. Toute la famille est là, une trentaine de personnes, assises par terre, les anciens comme les plus jeunes. Nos enfants suivent la cérémonie avec étonnement. On échange gâteaux et thé glacé présenté dans de petites bouteilles de verre percées d’une paille. Joyeux désordre. Les uns parlent, les autres rient, échangent. Certains pianotent sur leur portable. Puis, le silence soudain. Nous devons nous orienter correctement. Des mains qui se joignent, la psalmodie régulière, la prière s’achève, chacun s’égaye. Cette famille n’est pas particulièrement pieuse, elle pratique un hindouisme « inculturé » à Bali, teinté d’animisme et du culte des ancêtres. Leur dieu multiple s’invite à chaque instant au cœur du quotidien. Invoqué, imploré et remercié, choyé.

Alors que nous nous apprêtons à nous acheter un rapide dîner dans l’échoppe familiale installée sur la rue, Wayan nous rattrape. Et nous voici conviés à partager le repas d’anniversaire de son frère. Kadek fête l’âge de tous les possibles, son front est pour l’occasion ceint d’un large bandeau chamarré. Wayan nous précise que, désormais, son frère pourra prétendre au limage des dents. Cérémonie indispensable, elle lui permettra de perdre ses « dents-de-chien ». Charmant. L’opération, réalisée par un prêtre, est indolore et consiste à égaliser les six dents les plus pointues, correspondant à six défauts majeurs. Mais, avant de vivre cette amélioration dentaire, Kadek devra longuement économiser pour organiser les festivités qui rassembleront toute la famille et le village. À même le carrelage, on glisse prestement les assiettes. Le poulet noirci perd vite ses ailes et ses cuisses. La carcasse est si bien aplatie qu’on se demande s’ils l’ont passé sous presse avant de le griller. Quelques bouchées de porc affreusement pimenté complètent le dîner. On échange un peu de nos vies. Comme souvent avec les Balinais, ils sont surtout friands de savoir ce que nous allons faire à Bali, voir à Bali, combien de jours à Bali, s’il s’agit de notre premier séjour à Bali.

Jeune mère de famille, Wayan héberge ainsi les voyageurs, au fond de la vaste demeure familiale intergénérationnelle, à l’étage d’une solide demeure traditionnelle. Depuis notre terrasse, nous surplombons l’ensemble de la propriété. Une succession de bâtisses de plain-pied d’où surgissent des toits incurvés. Des autels s’élancent. Des cages en osier accueillent de tout petits et charmants oiseaux que chaque soir l’on recouvre d’un tissu sombre. Des vitrines de verre protègent de nombreux ornements et vasques, coupes et dorures destinées aux célébrations. Au soir, on libère l’horrible bouledogue qui fait le bonheur des enfants. La propreté carrelée des salles de vie tranche avec la crasse noircie des cuisines qui semblent ne jamais cesser de frire. D’ailleurs, lorsqu’on demande à Wayan combien de familles vivent ici, elle compte d’abord... les cuisines, six. Six familles : celles des hommes qui restent auprès de leurs aînés après leur mariage.

Les enfants, eux, se trouvent. Nos garçons lient avec le jeune fils de Wayan, Yobi. Regard malin surmontant un nez retroussé, 5 ans menus. Un soir, ils improvisent un assourdissant concert. Farandole musicale endiablée, Baptiste en tête frappant le tambour, suivi du jeune Balinais armé de petites cymbales, puis de Corentin frappant vigoureusement sur une vieille noix de coco, Héloïse fermant la marche munie d’un gong miniature. Étrange concert où rythmes et notes tissent un lien soudain, comme seuls les enfants savent en nouer, au-delà des mots.