Notre mer - Blaise Hofmann - E-Book

Notre mer E-Book

Blaise Hofmann

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Beschreibung

Chroniques du tour de la Méditerranée par voie de terre

En 2008, durant six mois, l’écrivain Blaise Hofmann a fait le tour de la Méditerranée en livrant ses impressions (textes et photos) dans des chroniques hebdomadaires et un blog hébergé par le quotidien 24 Heures.

Ainsi, de Lausanne à Lausanne, en passant par Marseille, Barcelone, Tanger, Alger, Tunis, Tripoli, Alexandrie, Beyrouth, Lattaquié, Anamour, Bodrum, Athènes, Tirana, Zagreb…, aller contre la balkanisation des rivages, l’Europe forteresse, l'islamisme obstiné, ce côte à côte devenu face-à-face, narguer les frontières, accoster ceux que l’on n’entend pas depuis l’autre rive et retranscrire le chant de la mer du « Milieu des Terres ». La Méditerranée incarne les plus grandes peurs comme les plus beaux espoirs. Elle mérite qu’on s’y attarde un peu.

Descriptions et poésies se confondent pour un récit au plus près du réel

EXTRAIT

Comment intégrer deux jours d’autostop dans une telle interface ? Je n’y connais rien en cylindrées, n’ai jamais su raconter les paysages et n’aimerais pas trahir des discussions kilométriques. À défaut de mieux, dans cinq véhicules en migration, ne retenir que ce qui touche... à la migration.

Marseille. Au rond-point de l’Arc de Triomphe, je tends le pouce, une Audi ouvre une portière. Nuque et crâne de légionnaire, Vincent est un pilote de char en stage à la base de Cassis. Il peut me pousser jusqu’à Nîmes. En mission en Côte d’Ivoire, il se souvient de croyances exotiques : les Africains croient que porter des bouts de cuir autour du cou suffit à faire fuir les balles. Le souvenir le plus marquant de la République centrafricaine ? Me faire tirer dessus. Ce sont les souvenirs africains de Vincent, qui, en dehors de ces deux missions, n’est jamais sorti de France.

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

- « Blaise Hofmann, jeune écrivain lancé, pour six mois, dans un périple qui lui a fait faire le tour de la grande bleue a vu beaucoup de gens et de choses, saisies par une écriture claire et vive. » - Jean-Louis Küffer, 24 heures

- « Dans ce panorama de 200 pages de textes et de photos, on peut retrouver une réalité bien vivante des régions de la Méditerranée. Des scènes spontanées, vraies, qui racontent le monde autour de la Méditerranée. Des textes descriptifs et poétiques avec à la fois des détails, des nuances et une grande sensibilité. Un voyage coloré et animé, riche d’enseignements et de partages. » - Jean-Marc Theytaz,Le Nouvelliste

- « Blaise Hofmann trouve les mots justes pour dire la route, pour évoquer toutes ces rencontres, ces visages. Avec, toujours, un regard et un sens de la formule très affûtés. » - Eric Bulliard, La Liberté

- « Blaise Hofmann a parcouru en 6 mois trois mille ans d’histoire. Un défi colossal. » - Eliane Hindi, L’omnibus

A PROPOS DE L’AUTEUR

Né en 1978, Blaise Hofmann a reçu le Prix Nicolas Bouvier 2008 à Saint-Malo pour Estive, carnet de route en haute vallée alpine. Il est également l’auteur d’un récit de voyage en Asie et en Afrique, Billet aller simple, et d’un roman, L’Assoiffée.

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Seitenzahl: 256

Veröffentlichungsjahr: 2015

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À Ingrid,À Xavier Alonso et Luca Etter

Notre Mer ?

Lausanne, le 3 février 2008Suisse

Et pourquoi pas Bahr ar-Rûm (« Mer des Romains », en arabe) tant qu’à faire ? Il faut l’admettre, ce titre grince. Il évoque la nostalgie des empires, sonne latinocentriste, pire, mussolinien. Au contraire.

Cette circonvolution méditerranéenne aimerait aller contre la (re)montée des nationalismes, la balkanisation des rivages, l’Europe forteresse, l’islamisme obstiné, le côte à côte devenu face-à-face, car, peut-être, la Méditerranée n’est pas qu’une cicatrice.

Ainsi, de Lausanne à Lausanne, en passant par Marseille, Barcelone, Tanger, Alger, Tunis, Tripoli, Alexandrie, Beyrouth, Lattaquié, Antalya, Athènes, etc., faire un tour du sujet dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (n’ayant pas le pied marin, je suivrai la côte), narguer les frontières nationales, accoster ceux que l’on n’entend pas depuis l’autre rive et retranscrire ici le chant de la mer du « Milieu des Terres ». La Méditerranée incarne les plus grandes peurs comme les plus beaux espoirs. Elle mérite qu’on s’y attarde un peu.

Devant moi, une carte au 1 : 6 000 000. On y distingue une vingtaine de pays que je me réjouis de découvrir (ou de redécouvrir) avec l’entrain d’un Marseillais dévorant sa bouillabaisse, la quiétude des joueurs de cartes d’Alexandrie et l’appréhension d’un pêcheur craignant pour son embarcation un trop grand coup de meltelm, de chergui, de mistral ou de tramontane (on n’est décidément pas à l’abri d’une avarie), tantôt ouzo, tantôt anisette, tantôt pin torturé, tantôt bleu Cézanne, tâchant de garder à l’esprit les mots d’un enfant d’Alger :

Des hommes jeunes sur une terre jeune proclament leur attachement à ces quelques biens périssables et essentiels qui donnent un sens à notre vie : mer, soleil et femmes dans la lumière.

Albert Camus

*

Kilomètre zéro

Marseille, le 5 févrierFrance

Sur les marches de Notre-Dame de la Garde, un accordéoniste tzigane massacre La Marseillaise. Sur les grilles de l’édifice, attention, aucune quête n’est tolérée. Sur les flancs caillouteux de la colline, un gosse pratique son sport d’hiver : deux sangles fixées sur une planche incurvée, un snowboard de type méditerranéen.

43 ° longitude Nord, 5 ° latitude Est, kilomètre zéro, tout un symbole. Car la plus vieille ville de France (on parle de 2600 ans) propose depuis 1835 une ligne régulière de bateaux à vapeur vers Alger. La mention sœur de Rome, rivale de Carthage et émule d’Athènes est gravée sur l’Hôtel de Ville. Porte d’Orient sur une statue de la Gare Saint Charles. L’heure de Singapour et de New York aux horloges de la Chambre de Commerce. La capitale « black, blanc, beur » a accueilli les Arméniens de 1915, les Russes de 1917, les Espagnols de 1936, les Africains de la seconde guerre et des centaines de milliers de Pieds-Noirs. Aujourd’hui, un quart des Marseillais pratique l’Islam et 80 000 Juifs cohabitent avec eux. C’est son bon côté.

Le mauvais est résumé grossièrement sur une affiche collée sur le montant d’un lampadaire, face à la racaille, tu n’es plus seul, signé : les Jeunesses Identitaires, ceux qui, de Perpignan à Nice, votent encore Front National et succombent à la vague anti-arabe, ceux qui ont oublié qu’en 1897, un cortège impressionnant de Marseillais réclamait le renvoi des dockers… italiens, car déjà, on craignait les concurrences déloyales.

Que voulez-vous, Marseille, c’est aussi 40 000 Rmistes et 12 % de chômage, me répond dare-dare le patron du Café L’Ascenseur, sis au pied des marches qui mènent à l’édifice de Notre-Dame de la Garde. De quoi méditer…

Et pourquoi l’athée que je suis se rend-il dans un lieu saint ? Oui, son marbre vient de Carrare, en Italie, et le concepteur a associé un clocher de type occidental à une coupole d’inspiration orientale. Il y a autre chose. Une vieille superstition. Avant de prendre le large, il faut consulter l’Oracle. L’occasion donc de demander la protection de Notre-Dame, la « Bonne Mère », comme on l’appelle ici, allumer un cierge et en profiter pour parcourir l’histoire de la ville résumée en un millier d’ex-voto rivetés aux murs de la basilique :

Reconnaissance pour nous avoir préservés du choléra – 1884

Pour avoir sauvé le steamer Obbia dans l’Océan indien – 1901

Les tirailleurs calédoniens remercient Notre-Dame de les avoir protégés contre trois attaques de sous-marins – 1918

Pour le sauvetage du pétrolier Vendée – 1940

Cette basilique a été préservée de la destruction par une protection manifeste de Notre-Dame – 1944

Retour d’Algérie de notre fils – 1958

Allumer un cierge dans la basilique Notre-Dame n’a servi à rien. En plantant ma tente à proximité de l’édifice, j’ai cassé l’un des piquets porteurs. Il faut être moderne. Brico-Loisir rend des services que Notre-Dame ne peut pas.

De retour d’Athènes, l’émule de Marseille, je déguste tes instantanés méridionaux. Sur les traces de Le Corbusier, j’ai rendez-vous en mars avec sa Cité radieuse, sise sur les hauteurs de la ville. J’y vais en train avec mon fiston qui, lui, veut absolument prendre un taxi avec un fou du volant et du rap plein l’autoradio. À chacun ses références… Mais depuis qu’il a vu la photo du petit gars avec son skate amputé des roues, on projette d’aller faire un petit tour dans les banlieues nord. Bonne route !

Nicolas Verdan

J’espère qu’avant de continuer votre route, vous avez eu la chance de déguster une bouillabaise en parlant de l’OM. Me réjouis de faire de l’auto-stop avec vous…

Vincent Bourquin

Les cierges ne garantissent pas contre les casses matérielles, mais la croyance veut qu’ils protègent contre les « casses » intérieures…

Bluette

*

Réfléchir la mer depuis le nord

Barcelone, le 7 févrierEspagne

À quelques années d’intervalle, Marseille et Barcelone ont eu la même idée.

Créé en 1995, le Processus de Barcelone, dit « Euromed », regroupait (et regroupe toujours) les pays de l’Union européenne, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, Israël, les autorités palestiniennes, la Jordanie, le Liban, la Syrie, l’Albanie, la Mauritanie et la Turquie. Euromed prévoyait l’instauration d’un marché méditerranéen de libre-échange pour 2010, un objectif réaffirmé lors du sommet de Barcelone de 2005. Depuis, silence radio.

Le 6 mai 2007, fraîchement élu à la présidence, Nicolas Sarkozy lançait un appel pour bâtir une Union Méditerranéenne et ainsi engager la Méditerranée sur la voie de la réunification après douze siècles de déchirement. En novembre 2008 allait ainsi s’organiser à Marseille, sous présidence française de l’Union européenne, les Etats généraux des acteurs du changement en Méditerranée. Un peu pour adoucir le profil anti-immigré du président. Un peu pour redorer le blason du pays. Un peu pour donner un dérivatif à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Un peu pour la Méditerranée aussi.

Pendant que le Nord pense en termes d’immigration et de terrorisme, le Sud se demande ce qu’il va y gagner, cherche un remède aux causes structurelles de son sous-développement et rêverait plutôt d’un Plan Marshall méditerranéen.

Les premiers kilomètres sont toujours optimistes. Il faut se souvenir qu’en 1951, à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la France et l’Allemagne, tous deux signataires, ne se parlaient pas encore. Tout comme le Maroc et l’Algérie aujourd’hui. Tout comme le Liban et Israël. Et cætera.

*

Auto-stop et migration

Valence, le 9 févrierEspagne

Comment intégrer deux jours d’autostop dans une telle interface ? Je n’y connais rien en cylindrées, n’ai jamais su raconter les paysages et n’aimerais pas trahir des discussions kilométriques. À défaut de mieux, dans cinq véhicules en migration, ne retenir que ce qui touche… à la migration.

Marseille. Au rond-point de l’Arc de Triomphe, je tends le pouce, une Audi ouvre une portière. Nuque et crâne de légionnaire, Vincent est un pilote de char en stage à la base de Cassis. Il peut me pousser jusqu’à Nîmes. En mission en Côte d’Ivoire, il se souvient de croyances exotiques : les Africains croient que porter des bouts de cuir autour du cou suffit à faire fuir les balles. Le souvenir le plus marquant de la République centrafricaine ? Me faire tirer dessus. Ce sont les souvenirs africains de Vincent, qui, en dehors de ces deux missions, n’est jamais sorti de France.

À Nîmes, un camionneur ralentit. Roman s’en va déposer une vingtaine de tonnes de papier en Espagne. De sa Roumanie natale, il évoque le géant finlandais Nokia qui s’y est installé et sa compagnie de transport qui y a ouvert une succursale. Pourtant, il n’y retournera pas. À cause de la corruption, simplement. Roman a rencontré sa femme à Barcelone. Elle est roumaine. Dans sa cabine, c’est l’hospitalité des Carpates. Tu fumes ? Tiens ! Prends ! Tu aimes le chorizo ? Allez, mange ! Seule petite touche négative de ce lift en or, je dois rester vigilant et me planquer chaque fois que survient un véhicule de sa compagnie. N’assurant qu’une seule personne par cabine, le patron de Roman l’interdit formellement d’inviter des autostoppeurs.

Une nuit sous tente à quelques pas de la frontière franco-espagnole, peu après Jonqueria, une cité de transit pour routiers.

Au réveil, je renonce à l’autoroute, à tort. Sur la nationale, les voitures filent à belle allure. Las, je me mets en route à mon tour, à la vitesse du pas. Un véhicule s’arrête. Ce sont deux jeunes qui débordent d’enthousiasme. Ils ne vont pas loin. Ils viennent de France, juste de l’autre côté de la frontière. Ils sont là pour, je cite, se faire tirer des pipes à trente euros par des Marocaines. Je, non merci… Le parking de leur club n’est pas la plaque tournante de l’autostop et je n’ai guère envie de récolter le témoignage exclusif d’une prostituée clandestine. On imagine.

Après quelques kilomètres de marche en sens inverse, je retrouve l’entrée de l’autoroute et m’installe derrière les barrières du péage. Les deux seuls véhicules qui s’arrêtent, en trois heures d’attente, sont estampillés Personal de la Autopista. Ils m’invitent à tendre le pouce ailleurs. Les automobilistes ajustent leur rétro, tapotent sur leur téléphone ou regardent droit devant. Comme en Suisse. Quant aux camionneurs, ils travaillent de plus en plus en duo, à cause des tranches horaires légales. Ils occupent donc toute la cabine.

Cette Espagne-là sent le goudron. Son soleil de février rend tout flou. Les véhicules s’en vont par vague vers le sud. Sans moi. Il est treize heures maintenant. La soif de s’y mettre. Je pousse la porte d’un débit de boisson. Il aurait fallu y songer plus tôt. En moins d’une San Miguel pression, me voilà invité par un autre chauffeur roumain qui se rend à Tarragone. Entre deux Mierda de Polak ! et Albanise Leute sind Tiere !, Nikolaï me raconte avoir été agent de sécurité dans un bordel (les Bulgares, les Roumaines et les Brésiliennes seraient plus nombreuses ici que les Marocaines), ouvrier dans la construction (ses bras ont le diamètre de mes cuisses), puis chauffeur. Il vit à Valence avec sa femme, une Roumaine, prend chaque année ses vacances à Bucarest et ne s’est baigné que deux fois dans la mer depuis six ans qu’il est en Espagne.

Nikolaï me dépose à une station-service proche de Tarragone. Deuxième tentative de rejoindre la route nationale. Un routier s’arrête. Rodrigo est Espagnol. Il se rend à Valence, à son rythme, en évitant les péages. Il tient le volant avec les genoux et roule de l’Amsterdamer. Son chapeau de paille sied à son flegme, mais des paroles déroutantes s’échappent de sa bouche : les Musulmans, il faut les éliminer comme on l’a fait il y a des siècles ! Rodrigo est raciste pour deux, mais attachant pour trois. Il me raconte que lorsque sa mère était enceinte de lui, son père avait voulu chercher du travail en Angleterre. Affaibli par le fléau du chômage, leur petit village andalou se vidait. Pour sa mère, c’était hors de question. Chez nous, c’est ici ! La famille avait alors déménagé dans la grande ville la plus proche, Valence. L’Europe, ce n’est qu’en semi-remorque que Rodrigo l’a découverte. Lorsqu’il fait des livraisons en Allemagne, on le prend invariablement pour un Turc. C’est ainsi, Rodrigo déteste les Allemands presque autant qu’il hait ses voisins du sud : Zapatero fait tout pour les Maghrébins, il leur donne de l’argent, un toit, des soins, une éducation. Et moi, je ne peux même pas choisir l’école de ma fille !. Aucun doute là-dessus, aux élections législatives du 9 mars prochain, il choisira le Parti populaire de Mariano Rajoy.

Vous ne pourriez pas me trouver un indigène qui pense comme moi (je voterais plutôt Zapatero), sinon je vais finir par croire que mon pays est occupé par des fachos de l’est et des Espagnols nostalgiques de Franco…

Xavier Alonso

Rassurez-vous, les étudiants qui tapent le carton à la cafétéria de la nouvelle université, le fournisseur d’accès internet chez qui je suis en ce moment et un petit vieux que je viens de rencontrer sur la Plaza Vicente Garcia Marcos voteront comme vous, à gauche (à préciser tout de même que le petit vieux ne s’est pas fait des amis avec cet aveu), mais il m’est difficile d’insérer toutes ces discussions sur cette plateforme en temps réel. Ce n’est du reste peut-être pas l’objectif. Plutôt une succession de petites touches pointillistes qui feront dans six mois, je l’espère, un tableau impressionniste de style… méditerranéen ?

BH

*

Le drame dominical de Pablo

Valence, le 11 févrierEspagne

Il ne faut plus lui parler des dimanches matin. C’est ainsi depuis qu’on l’a promu gardien de but des querubin de Moncada. Sur un terrain caillouteux que domine la Porte de Serranos, Pablo ne quitte pas des yeux Marco, le capitaine de l’Amistad de Valencia. Marco chausse des souliers rouges quasi neufs, porte le brassard de capitaine et gomine ses cheveux comme les grands. Marco, c’est celui qui court vite, très vite, et à qui tout le monde crie : solo Marco ! Il doit avoir au moins cinq ans. Un an de plus que Pablo.

Mira Pablo !, braille une meute d’adultes chauffés à blanc. Marco sprinte. Marco va seul au but. Marco arme. Marco shoote. La balle rebondit sèchement sur le visage de Pablo. Marco la prend au rebond et marque.

Les grandes personnes se relaient pour convaincre Pablo de regagner sa cage. Pablo en a marre. Pablo regarde droit devant lui. Pablo ne veut pas qu’on le voie pleurer. Pablo regarde Marco lever les bras et sauter dans les bras d’une grande sœur qui le serre très fort contre sa poitrine.

Promis, le 7 juin prochain, à l’ouverture de l’Euro, j’aurai une pensée pour Pablo, le torero qui s’en foutait du score, le matador pas d’accord d’être un héros.

*

Invasion imminente

Carthagène, le 13 févrierEspagne

Aujourd’hui commence mal. L’asiático, un café-liqueur se commandant volontiers dans les troquets du coin, le matin de préférence, n’a pas son habituel goût de reviens-y. Le quotidien La Opiñon reproduit l’affiche blochérienne du mouton noir recyclée par le parti Democracia Nacional, l’extrême droite espagnole. En gras, un slogan on ne peut plus clair : compórtate o lárgarte (« tu te tiens bien ou tu fiches le camp ! »).

D’où peut-être, de si bonne heure, l’envie de me dissoudre dans les rues de Carthagène. Me hasardant sous une arche effondrée, poursuivant entre des blocs de pierre parsemés de détritus, empruntant en guise d’échelle un échafaudage abandonné là, je me retrouve sur la piste d’une arène. La construction de ses gradins est certes récente, mais ses fondations reposent sur les ruines d’un des plus anciens amphithéâtres romains de la péninsule. De la verdure entre les pierres. Un silence absolu. Le poids des siècles. À partir de là, Democracia Nacional n’est qu’un épiphénomène.

Au terminal de la ligne 5, en dehors des plans distribués dans la gare, le quartier de Hispanoamerica vit au rythme latino et pourrait tout aussi bien se trouver sur un autre continent. À l’autre extrémité de la ville, les containers mercantiles des docks remettent les pendules à l’heure. Entre une boucherie halal et un multiprecio chinois, des indigènes d’un âge certain jouent aux dominos en sirotant des cognacs. Coup de foudre pour cette ville déposée sur une pointe de la Costa Calida. Carthagène est un formidable fourre-tout social, un patchwork multiculturel, un instantané réussi d’une humanité en transit.

En cherchant à joindre les deux bouts, Carthagène s’ouvre au monde. Ses habitants se réveillent dans le troisième millénaire et redécouvrent dans leurs entrailles des vestiges antiques. Il y a autant de grues dans le centre ville que dans le port, car bien décidée à s’imposer sur la route touristique, l’ancienne Cartago Nova s’offre un sérieux lifting, exhume ses murailles puniques et se prépare à l’invasion.

Rebaptisée pour l’occasion « Puerto de Culturas », la ville s’est équipée du système Bicity, version espagnole du Vélib’ parisien. Sur un port de plaisance flambant neuf s’inaugurera cet été le Musée national de l’archéologie maritime. Un théâtre romain remis au goût du jour sera lui aussi bientôt dévoilé au public, avec un musée ad hoc. Partout, on ne conserve que les vieilles façades et leurs balcons de bois sculpté, dans lesquelles on coule un intérieur de béton neuf.

Invasion, dites-vous ? On est heureusement encore loin des visions cauchemardesques de la cité balnéaire de Benidorm, au sud de Valence, qui s’aveugle derrière les trente étages de barres en front de mer. Pour les archéologues de demain, les traces laissées par le tourisme à Carthagène auront certes tous les attributs d’une invasion, mais il est difficile d’oublier que devant les bureaux de la sécurité sociale, les chômeurs de Carthagène font patiemment la file. Une file impressionnante.

C’est pittoresque une ville épargnée par le tourisme, un monde à part où le temps coule plus lentement. Si pauvre, si méditerranéen.

*

Inglesa Mediterráneo

Gibraltar, le 15 févrierGrande-Bretagne

Le gouvernement andalou vient de dénoncer les autorités de l’enclave britannique de Gibraltar devant la justice européenne. Motif de la réclamation, le carburant de l’embarcation panaméenne New Flame, échouée au large de Gibraltar il y a six mois, qui se répand lentement sur les plages d’Algésiras, en terre espagnole.

Si l’affaire fait les gros titres de la presse nationale, les premiers concernés ne s’en soucient guère. Ils me disent que les médias recyclent de vieilles photos. Que les plages espagnoles sont archi-propres. Et qu’ils en ont vu d’autres (la Méditerranée, qui représente 0,7 % de la surface aquatique du globe, voit passer 25 % du trafic mondial d’hydrocarbure)…

Dans la très pittoresque enclave anglaise, réputée pour son paradis fiscal, son argent sale, son parlé llanito, mélange d’anglais et d’espagnol, sa mosquée, don des Saoudiens, et ses mariages en vingt-quatre heures chrono, en plein milieu du square Casemates, entre un Burger King et un British fish’n’Chips, un stand attire l’attention. Il ne cherche pas à se camoufler. The Royal Gibraltar Regiment engage now !

Profil recherché : team player, keen to travel, adventurous, reasonably fit, ambitious. Offre : variety & satisfaction, travel, sport, excellent pension. Les touristes se font prendre en photo, un bras sur l’épaule du soldat Paul Auston. Avec enthousiasme, ce dernier, aux ordres de la reine depuis huit mois, relate son dernier stage d’entraînement et de coopération au Maroc. On leur a appris à tirer et à mieux se comporter. Tu comprends, eux, quand ils voient un prisonnier, il lefrappe tout de suite… À 24 ans, les yeux brillants, le jeune soldat avoue rêver d’Irak et d’Afghanistan. Hélas, il n’y a pas assez de places pour trop de demandes.

En décembre 2007, suite à l’affaire du pétrolier panaméen New Flame, une ONG espagnole accusait le gouvernement britannique de… « terrorisme écologique ».

*

De « l’île verte » à la « cloison », brûler le détroit

Ceuta, le 17 févrierEspagne

Trois jours que sévit la tempête. Les ferries en partance pour l’enclave espagnole de Ceuta (du latin « septum », signifiant « cloison »), de l’autre côté du détroit de Gibraltar, s’ennuient dans le port d’Algésiras (de l’arabe « Al-Yazirat-al-Jadra », signifiant « île verte »), à la pointe sud de la péninsule ibérique.

Sur les quais du port, un homme patiente près d’un petit bus VW plein à craquer avec, sur le toit, une petite dizaine de bicyclettes fatiguées. La tempête offre l’opportunité de faire connaissance. Il s’appelle Adnane. Il y a sept ans, il quittait le Maroc pour la première fois de sa vie et découvrait la France, en touriste. Il avait en tête d’y refaire sa vie. Il avait en tête toute sorte de rêves exagérés, car sur place, les amis furent rares et le travail intermittent. Il se rabattit alors sur Majorque, où un cousin lui promettait un emploi dans la restauration. Aujourd’hui, Adnane possède la double nationalité espagnole-marocaine, travaille comme maçon à Valence et se rend cinq fois l’an chez lui, à Oujda. Il en profite toujours pour rapatrier au bled des produits de seconde main. Adnane vit seul à Valence. Sa femme et ses deux enfants sont restés au Maroc. « Là-bas, ils peuvent apprendre l’arabe et le français. Ils viendront en Espagne pour les études supérieures. » La discussion se prolonge, se détend et dévie. Venir en Europe n’était pas la solution. Je le regrette maintenant et prépare mon retour au pays… Non, ça ne sert à rien de le dire aux jeunes Marocains. Ils veulent le voir de leurs propres yeux !

Ceux qui tentent de partir savent que l’Europe les rejettera, qu’ils y retrouveront les vexations et l’offense qu’ils fuient dans leur pays. Mais rien ne les empêche de brûler le détroit pour faire enfin quelque chose de leur vie.

Tahar Ben Jelloun

Dans l’après-midi, le vent tombe et un ferry ose quitter le port. Des vagues de quatre mètres réduisent toutefois l’enthousiasme à bord. Des sacs vomitifs circulent. Dans le grand salon, pêle-mêle, on sieste, on casse la croûte, on babille, on est coude à coude. Abdoul travaille au supermarché Carrefour de Madrid. Il m’invite chez lui, à Ketama, dans le Rif. Une adresse sur un bloc note. Merci. Deux businessmen espagnols se rendent à leur agence de Ceuta. Ils préfèrent faire les trajets chaque semaine et ne pas « vivre en Afrique », comme ils disent. Ils détestent Ceuta, mais le poste est bien rémunéré.

Débarqué à Ceuta, je décide de faire le tour du propriétaire. La Plaza de Africa porte mal son nom. Elle n’accueille que deux touristes silencieux qui consultent leur Routard et un vendeur de haschisch qui tente de me convaincre que le faire passer au Maroc ne pose aucun problème.

(Il y a trois mois, le cadavre d’un jeune homme tentant d’embarquer pour l’Espagne a été retrouvé dans le port de Ceuta.

Selon la revue Fortress Europe, 35 migrants ont été abattus par la police des frontières dans les enclaves espagnoles ces vingt dernières années.

Le centre de séjour temporaire d’immigrants de Ceuta affiche complet et la République de Bel Younes, une communauté d’Afrique noire installée dans des baraquements de fortune à quelques kilomètres de Ceuta, a été « nettoyée » il y a deux ans par les Espagnols.

On s’inquiète pourtant du sort des phoques moines qui souffrent de la pêche extensive, des dauphins victimes des filets dérivant et des tortues qui avalent des sacs en plastique, les prenant pour des méduses…)

L’autobus No 7 finit sa course à la frontière marocaine. Contre le soir, il ne véhicule presque que des femmes, toutes sur leur trente et un, un foulard assorti au costume, maquillées avec soin. Originaires de Tétouan, ce sont des frontalières qui gagnent à Ceuta un millier d’euros mensuels pour des tâches domestiques. Une fortune ! Seuls les habitants de la province de Tétouan ont l’autorisation de passer librement la journée à Ceuta. Les autres Marocains ont besoin d’un visa. C’est l’unique autre homme présent dans l’autobus No 7 qui me l’explique. Lui aussi est de Tétouan. Il est retraité et vient à Ceuta une fois par semaine, tout seul, pour avoir la paix un moment. Après un temps, le rictus ironique, il avoue qu’il vivait en Espagne dans les années 70, quand c’étaient les Espagnols qui quittaient leur pays.

Peu avant la frontière, sur le bord de la route, des femmes revêtent l’une sur l’autre une dizaine de couches de vêtements de marque pour les ramener au Maroc sans payer de taxes. D’autres emballent des produits achetés dans les grandes surfaces Lidl ou SuperSol, dans l’enclave duty free de Ceuta. Produits de lessive, couches-culottes, Nutella, Petit Beurre, Vache qui rit, cigarettes, whisky et Nescafé ont la cote. Un peu en retrait de la zone frontalière, des adolescents fouillent dans un tas d’ordures pour collecter des fils de cuivre qu’ils revendront quatre euros le kilogramme. Ensuite, sur des kilomètres, un mur de six mètres de haut, des barbelés, des caméras thermiques et des détecteurs infrarouges.

En latin, on dit « Septum », pour Ceuta. En arabe, on dit « Sebta ». Cela en toute amabilité.

Mustapha Dersi

Au détour d’une frontière, le ton journalistique s’apaise enfin. Un peu plus de toi…

Sarah Christ

Et si la ville de Ceuta n’était pas espagnole, qu’est-ce que cela changerait ? Merci de poser la question. Je n’en ai aucune idée, mais ces histoires de frontière me donnent le tournis. Et les indigènes, se sentent-ils en prison à Ceuta ? Se sentent-ils Espagnols ? Africains ? Et puis, pour vous, quelle est la bande-son de ce début de voyage ?

Xavier Alonso

J’essaierai de répondre à vos questions ces prochains jours à Melilla, l’autre enclave espagnole du Maroc. Quant à Ceuta, je ne pense pas qu’il existe une seule ville, un seul sentiment. Les artères « madrilènes » de la coquette Vieille Ville contrastent singulièrement avec les favelas qui bordent la frontière… Pour la bande-son, en ce début de voyage, elle vient d’une petite radio chinoise marchandée dans un souk de Tétouan. Elle me parle de l’indépendance du Kosovo et de la visite de Bouteflika en Russie. Il y a trop de pub entre les lectures coraniques.

BH

*

Le prix du paradis

Chefchaouen, le 19 févrierMaroc

Aux portes du Rif, à Chefchaouen, petite ville montagnarde réputée pour son bon air et sa médina, certains achètent le paradis au bar Oum Rabia. Il coûte quinze dirhams (un euro), s’appelle Flag Beer et se dissimule sous la djellaba jusqu’à une terrasse, où, près d’une bouteille de jus de pomme gazeux Pom’s, il passe inaperçu. Si le Service de Sûreté découvre le stratagème, l’amende s’élève à 600 dirhams.

La grande majorité préfère au Monsieur Nerveux (l’alcool), la Dame Tranquille, comme on l’appelle ici, car si Allah fait pousser le cannabis, il faut bien y faire honneur, me dira-t-on à plusieurs reprises.

D’autres encore passent à la vitesse supérieure. Un Espagnol vient par exemple d’offrir 35000 euros pour l’acquisition d’une petite ruine isolée en dehors de la ville sur laquelle le propriétaire avait fixé une pancarte intitulée « avandr ».

En effet, si une centaine d’étrangers vivent à l’année à Chefchaouen, bien plus nombreux sont ceux qui y ont installé leur résidence secondaire. Les retombées sont manifestes. En dix ans, les prix de l’immobilier ont sextuplé, suivant l’exemple de Marrakech et d’Essaouira.

Les indigènes qui dénoncent une nouvelle invasion coloniale réclament une loi de réglementation, une sorte de Lex Furgler marocaine. D’autres se font plus tolérants : les Marocains ne veulent plus vivre dans la médina et n’ont pas les moyens de restaurer les bâtiments ou d’acheter du mobilier ancien. La ville a besoin des étrangers. Voyez, à droite, la maison traditionnelle restaurée d’Emilio, un Espagnol installéici depuis deux ans. À gauche, une maison en ruine désertée par une famille de Chefchaouen.

Qu’en pense Emilio ? Impossible de le dire. Comme tous les Espagnols installés ici, il ne reviendra qu’au printemps. Je ne peux côtoyer que les membres d’une organisation espagnole d’entraide sociale. Ils me disent que l’achat immobilier à Chefchaouen est un très bon investissement. Depuis l’Espagne, les voyagistes décrivent ces appartements comme des maisons authentiques, rénovées, tout confort, au cœur de la médina et les louent 800 euros mensuels. En deux ans, le propriétaire rentabilise ainsi son achat.

(En 1920, les Espagnols s’emparent de Chefchaouen.

En 1956, à l’indépendance, la ville redevient marocaine.

En 2007, 550 000 touristes espagnols ont visité le Maroc.)

Et si moi aussi, je m’offrais le paradis ?

L’agence immobilière Bakali est fermée. Le patron est allé faire des courses à Tétouan. La seule autre agence, Appium, propose au catalogue des dizaines de maisons, de 20000 à 200000 euros. Mais au Maroc, mieux vaut court-circuiter le système et limiter les intermédiaires, d’autant que chacun connaît une personne qui connaît une personne qui vend une maison. Ainsi me retrouve-je dans la maison familiale de Yassin, au cœur de la médina. Deux étages, cinq pièces, électricité, eau courante, puit de lumière, terrasse avec vigne, le tout pour 75000 euros. Un Allemand lui a offert la somme, mais ne répond plus depuis quelques mois. Un Anglais refuse d’aller au-delà de 60000 euros. Si vous la voulez, la semaine prochaine, on déménage et elle est à vous ! Et puis, vous savez, vous ne seriez pas le seul Suisse ici…

En effet, le propriétaire d’une maison d’hôtes est zurichois. Et l’Hôtel Goa (peu commode pour les arabophones qui ne peuvent prononcer le son « g ») est tenu par Valérie, une Lausannoise. J’ai eu le coup de foudre pour cette région. On dirait la Suisse. C’est un endroit où une femme peut sans autre boire un café seule sur une terrasse. En 2001, elle achète donc une maison qu’elle transforme en hôtel.

Des anecdotes, Valérie en a à la pelle. Peu coutumiers des animaux de compagnie, les Marocains jetaient des pierres sur sa chienne Safi. Sa femme de ménage ôte encore aujourd’hui le manche de son balai pour laver « à la marocaine », courbée en quatre… Elle avoue toutefois que pour vivre ici, « il faut être très forte de caractère ».

Depuis quelques mois, son mari a décidé de vivre à nouveau en Suisse et ne revenir à Chefchaouen que pour les vacances…

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Aux sources du trafic de haschisch

Azila, le 21 févrierMaroc

Si les reliefs du Rif ont tenu leurs promesses, la ville de Ketama n’incite pas à y prendre racine. Il faut parfois insister. Je traîne la semelle sur la route de Fès, puis sur une piste défoncée en direction du Mont Tidighin pour voir le ciel s’ouvrir sur un petit joyau, Azila, un bled perdu, pas pour tout le monde. Ce village perpétue en effet une tradition « agricole » vieille de cinq siècles. Des terrasses à perte de vue exploitent le moindre replat pour cultiver son inégalable kif.

À Azila, il est interdit de se plaindre de la pluie. La pluie, c’est la survie. D’autant que le village s’apprête à planter. Pour ça, un cheval, c’est mieux qu’un tracteur, ça ne casse pas les graines, m’explique Abdoul (ce sera son nom), frère aîné d’une famille de 23 enfants (son père a eu quatre femmes) et chef de l’entreprise familiale.