Odium Fati - Sandrine Iria Burri - E-Book

Odium Fati E-Book

Sandrine Iria Burri

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Beschreibung

Iría se dirigea muette et aveugle vers le fleuve. Enfin, elle qui s’était prise durant de longues années pour la muse de l’histoire, ne trouvait rien à penser. Elle tourna le dos à l’humanité, s’arrêta près d’une fontaine afin d’apaiser sa soif. Elle marchait péniblement, d’un talon déchaussé. Elle était empêtrée dans des fils gris, des toiles d’araignées pleines de cendres et de poussière. Elle avançait, perdant son souffle, sur l’herbe brûlée par le soleil noir de la mélancolie. Une main était posée sur la blancheur de sa nuque. Son dos était courbé, l’oeil bas, comme un pigeon blessé. Elle claqua quatre fois des mains. Une eau fraîche et immaculée l’éclaboussa. Personne n’y prêta attention. Elle était désormais seule. En une fraction de seconde le silence foudroya définitivement le son de sa voix. Le vent l’avait emportée.
Multiples morts sont considérées comme suspectes en raison de l’absence de témoins. Les dernières images prises par les caméras de surveillance, me montreront debout, tout près des eaux du lac Léman, de l’océan Pacifique, d’une rivière, ou du lac Nahuel Huapi, le regard plongé dans le vide ; tel un spectre postmoderne hésitant à devenir sirène, pour fasciner les marins de son chant vide de sens.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Sandrine Iria Burri est née en octobre, elle enseigne la philosophie.

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Sandrine Iría Burri

Odium Fati

 

 

Pour les X, les Y et le Z, comme autant de phares qui illuminent mes océans imaginaires.

 

Para S.

 

Quel que soit ton chemin je ne serai pas loin

Quel que soit le mien, tu me tiendras par la main

À mon frère stellaire et que j’aime tel qu’il est : absent

 

Je ne peux pas t’offrir tous mes rêves.

Je ne peux pas te donner la vie que je vis.

Toi et moi savons ce que signifie l’amitié.

C’est tout ce qu’il nous reste.

Tout ce que nous avons gagné et tout ce que nous avons perdu.

 

Pour M.

 

L’entier du Mémorial de l’île noire.

 

Iría Burri, Black Box made of memories I

 

 

Iría Burri, Black Box made of memories II

 

Look into my eyes, you see trouble every day

It’s on the inside of me, so don’t try to understand

I get on the inside for you, you can blow all away

Such a slightest breath, and I know who I am

Tindersticks

 

Je ne te l’ai jamais dit, mais nous sommes immortels.

As-tu vu ces lumières ? Ces pourvoyeuses d’été ?

Ces leveuses de barrières ? Toutes ces larmes épuisées ?

Les baisers reçus savais-tu qu’ils duraient ?

Qu’en se mordant la bouche le goût en revenait.

A. Bashung

 

How many lives do we live ? How many times do we die ?

They say we all lose the twenty-one grams at the exact moment of our death. Everyone.

 

And how much fits the twenty-one grams ?

How much is lost ?

How much goes with them ?

How much is gained ? How much is gained ?

 

Twenty-one grams… The weight of a hummingbird.

Alejandro González Iñarritu

Objet insolite

J’aime les livres comme des objets. J’aime les toucher, les caresser, les feuilleter, les écorner, les déchirer parfois aussi. Mes filles font des pliages avec les romans policiers que je ne peux pas garder.

L’hybridité de ce texte – manifeste politique, descriptions géographiques, essai philosophique, historique, autobiographie, fiction, méditation intime, excuses qui ne seront jamais lues – pourrait dérouter la lectrice ou le lecteur. Je l’ai écrit dans un souffle tortueux et déchirant, à cible cathartique.

Il s’agit, chère lectrice, cher lecteur, d’entrer dans un univers composé comme un puzzle ou une tapisserie dont je suis le motif central. Toutefois, vous êtes des pièces du puzzle, les fils de la broderie.

 

« N’essayez pas de régler votre raison, ces écrits ne sont pas des défaillances, je contrôle à présent, je maîtrise tout ce que vous allez lire et entendre. Apprêtez-vous à entrer dans une nouvelle dimension, une dimension faite non seulement d’images et de mots, mais aussi d’esprit. Une expérience entre réalité et fiction. Un champ d’hypothèses, entre poésie, croyances, philosophie, histoire, mythologie, révolte, amour, haine, désir, dans une contrée sans fin dont les frontières sont votre imagination. Prenez-moi la main et entrez avec moi, sans un geste de recul, dans la quatrième dimension. »

Certains d’entre vous préféreront rester au seuil de ce territoire. Je les comprends.

Cela dit, j’espère que d’autres prendront plaisir à tisser et déconstruire le fil de mes pensées, telle Pénélope faisant et défaisant sans cesse son ouvrage dans l’attente insupportable du retour d’Ulysse.

Alibi

Je sacralise les livres comme des objets. Des boîtes reçues d’ancêtres, Black Boxesmade of memories,que l’on ouvre et referme et qui recueillent des choses possédant une âme, d’anciens bijoux, des timbres, des coquillages, des fleurs séchées, des cahiers de comptes, des lettres d’amour dont l’encre s’efface. Je mythifie les livres comme les images. Les images de vieilles cartes maritimes, de photographies sépia, d’albums emplis de récits familiaux et qui nous tournent vers le passé. Les images contemporaines, affiches, art, photographies prises à la va-vite avec la technologie moderne, nous tournant vers un futur toujours déjà là. L’espace-temps se resserre, telles des contractions de plus en plus rapprochées, annonçant un accouchement imminent. J’aime feuilleter les pages des livres, romans, poésie, essais philosophiques, atlas, en me demandant si je les aime un peu, passionnément, à la folie, ou pas du tout.

 

Cet objet « livre », innocent à première vue, j’en ai toujours un sur moi. Généralement Le livre des êtres imaginaires de Jorge Luis Borges. J’emporte aussi un cahier pour noter rapidement quelques idées ici et là. Si le temps vient à me manquer, je vise et mitraille : objets, paysages, personnes, avec mon smartphone. Je radiographie avec mon cerveau.

 

Les livres sont comme les femmes et les hommes du monde contemporains, à savoir sans justifications. En effet, comme le dit le philosophe Peter Sloterdijk : « Si l’on demande à un moderne : « Où étais-tu à l’heure du crime ? », La réponse est : « J’étais sur le lieu du crime. » Et cela signifie : dans le périmètre de ce monstrueux global qui, en tant que complexe des circonstances modernes du crime, inclut ses complices par l’action et ses complices par le savoir. La modernité, c’est le renoncement à la possibilité d’avoir un alibi. » Les livres sont désormais sur le lieu du crime, monstrueux et global ; et leurs auteurs ont beau chercher : ils n’ont point d’alibi.

 

J’aime les bibliothèques réelles ou imaginaires : Manière de faire des mondes de Sophie Bouvier Ausländer, la bibliothèque du film Interstellar, la bibliothèque du docteur Faustroll (Jarry), la bibliothèque d’Alexandrie en Égypte, la bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges, ou encore, les bibliothèques miniatures de Marc Gkiai-Miniet. Je rêve souvent d’une bibliothèque cyclique mais n’étant pas architecte, il m’est difficile de la décrire. Peut-être comme un disque rayé, répétant sur un pick-up, le même morceau à l’infini : We only said goodby with words. I died a hundred times. You go back to her. And I go back to… We only said goodby with words. I died a hundred times. You go back to her. And I go back to black1.

 

Des « histoires à dire et à raconter », il y en a beaucoup, trop. J’en ai plein les poches, à côté des cailloux, des coquillages, des bouts de bois flottants et trésors divers, collectionnés par mes filles. Nous les ramassons – les histoires et les choses – au bord du lac, des rivières ou de l’océan : une odeur aquatique, lacustre ou océanique. Des histoires, j’en ai plein la tête : elles débordent et m’empêchent le plus souvent de dormir. Elles viennent me hanter la nuit, comme des phares qu’on ne peut lâcher de vue à l’exact moment du naufrage. Depuis mon enfance, je parle excessivement et cela ne plaît pas à grand monde – à vrai dire à personne. Petite, je racontais tout et n’importe quoi. Je me souviens de cette imagination débordante qui, souvent, envahit les enfants : être Nadia Comaneci, Lee Harvey Oswald ou Ulrike Meinhof, avoir droit à des funérailles nationales, retrouver Sarah Oberson, découvrir l’assassin de Grégory Villemin, jouer au foot avec Diego Maradona, devenir espionne grâce aux talkies-walkies de la ludothèque du village, être Martha Argerich, devenir écrivaine, épouser Robert Smith ou, faute de mieux, Simon Gallup, avoir la potentialité de déclencher des tremblements de terre à distance, opérer un moineau ou un lézard à cœur ouvert, avant de l’enterrer dans le jardin familial du souvenir, lui tressant une couronne de trèfles et de pâquerettes et en assemblant deux branches de lilas pour former une croix épineuse. Là, dans les tréfonds de l’animisme et de l’imaginaire enfantin, réside un véritable potentiel révolutionnaire : rien n’était de trop pour moi, rien n’était assez non plus. Tout était possible, à portée de main. Il me fallait plusieurs vies et être lumineuse, comme des étoiles ou des navires dans l’obscurité des nuits océaniques. Scintillante dans chacune d’elles. Sauver des marins, dominer les hommes, être immortelle. Être l’héroïne de toutes les histoires.

***

Dans une certaine mesure, je suis restée ancrée à mon enfance. Au fil du temps qui s’écoule implacablement, les histoires à dire et à raconter ne cessent de croître ; Les contenus s’ajoutant à d’autres contenus, comme des piles de livres à lire ou à écrire, comme des pièces de Kaplas. L’imagination est devenue ma meilleure amie et ma pire ennemie. Pourquoi ? Parce que, face à elle, le réel a toujours triste mine. Lors du violent combat qui aura lieu tôt ou tard entre le réel et l’imagination, l’imagination l’emportera. En attendant, il me faut trouver une parade pour supporter le réel, tel qu’il se présente, crû et brutal, avec ses petits bonheurs et grands malheurs. Il faut apprécier le moment présent – enfin c’est ce que l’on me répète sans cesse. Il faut le vivre pleinement. Il n’y a qu’une seule solution à mes yeux : se raconter et dire le réel en le parant de joyaux, des bijoux et des rubans de l’imagination. Il ne s’agit pas d’un énième cas de mythomanie pathologique. Absolument pas. Sublimer le réel est le seul moyen de faire avec, si l’on part du principe qu’une seule vie nous est offerte, une seule chance, un seul tour de roue. Je ne sais pas pour vous, mais il est terrible pour moi de savoir qu’il n’y en aura pas d’autre. Sans l’imagination, force est de constater non sans effroi que nous sommes uniques, que cette vie est la seule qui nous soit donnée et qu’il nous est imparti de naître, d’exister et de mourir sur terre, de manière sensible – c’est-à-dire finie.

 

Iría Burri, Telephone’s ringing in empty room

International human’s claim

Certains des événements rapportés ici sont réels.

Tous les personnages sont imaginaires.

 

Jorge Ibargüengoitia

 

« Les recherches sur les spectres continus des étoiles des premiers types spectraux qui ont été exécutées il y a quelques années à la Station Scientifique du Jungfraujoch et à l’Institut d’Astrophysique furent limitées à un très petit nombre d’étoiles brillantes suite à la très faible ouverture de l’instrument utilisé. Il serait intéressant d’étendre ce travail à des étoiles plus fragiles et plus nombreuses appartenant aux diverses catégories stellaires connues aujourd’hui et d’explorer pour chacune d’elles, le plus grand domaine spectral possible. » Ceci dans une visée générale d’investigation scientifique.

 

Quant à Iría, elle cherchait tout simplement, par le biais des spectres continus des étoiles, à en savoir plus et à vérifier quelques hypothèses sur l’amitié stellaire dont parle Nietzsche. Probablement qu’au travers de ses relations amicales, Nietzsche cherchait à satisfaire deux instincts se nourrissant l’un l’autre. Il voulait se détourner de la pulsion de mort qu’il ressentait par rapport à lui-même et, aussi, à rivaliser avec l’autre, lui adressant un paradoxal mélange d’admiration et de haine. Aussi, l’amitié était un moyen de sublimer ses pulsions agressives et de considérer autrui comme une personne antithétique. Certes l’amitié est à concevoir chez Nietzsche comme un ruban de Moebius, car il y a un rapport fragile qui, à tous moments peut se retourner et transformer l’amitié en amour ou en haine. La topologie de la boucle de Moebius est une surface dont les bordures sont homéomorphes à un cercle. En d’autres mots, la boucle de Moebius ne possède qu’une unique face, contrairement à un ruban classique qui en possède deux. La surface a ceci de singulier qu’elle est réglée et non orientable. Il est aisé de visualiser la boucle de Moebius dans l’espace par une simple expérience : il suffit de faire subir une torsion de 180 ° à une bande de papier puis de coller les deux extrémités, créant un ruban infini n’ayant ni intérieur, ni extérieur2.

 

Pour en revenir à Nietzsche, il ne demande pas à ses amis de marcher à ses côtés. Il leur demande beaucoup plus (un sacrifice à vrai dire), à savoir d’être l’ombre fictive de son propre destin.

 

Pour Nietzsche, l’amitié ne peut être que fortuite, sans continuité. Cette conjoncture inespérée d’amitié est proche de l’amour, dans la mesure où il nous faut affronter la totalité du monde naturel, vivant et humain. Ces possibilités d’amitiés qui fluctuent dans la mesure où tout est en devenir se situent « à la fois dans la lumière grecque et dans le monde stellaire, pur et clair de l’Orient. » L’amitié est surhumaine et ne peut donc être que stellaire, c’est-à-dire vouée à disparaître de manière énigmatique, comme une étoile qui toujours dépendrait du soleil.

 

Iría, lisait dans les regards, en y cherchant précisément l’ami à aimer. Elle était différente de Nietzsche en ceci qu’elle ne demandait pas à ses amis d’être l’ombre imaginaire de sa destinée. Pire encore, elle cherchait des amitiés fraternelles et incestueuses. Certains avaient réagi sous le signe de la haine, la laissant périr, comme une étoile qui, pour les mortels, brille longtemps après sa mort. Cette lecture dans les iris des yeux s’intensifiait plus encore à l’approche de l’hiver. Ce n’est pas qu’elle sentait quelques dons divinatoires. Elle trouvait tout simplement les gens – sauf quelques rares spécimens – d’une transparence angoissante. Ce jour-là, elle était assise avec une chemise kaki et une jupe courte en soie noire dans la salle d’attente de l’office International des plaintes (O.I.P.). Elle ne savait guère ce qu’elle faisait là. Peut-être allait-on essayer, une fois encore, une fois de trop, de l’interroger quant aux multiples activités terroristes de son père, haut dignitaire de l’organisation Euskadi ta Askatasuna (ETA).

 

Ils n’avaient jamais voulu comprendre que cela ne servait à rien. Elle avait vu son père cinq à sept fois dans sa courte vie. Et surtout, jamais il ne lui avait parlé de ses affaires, hormis ses activités liées au cinéma. Iría avait grandi un temps dans un pensionnat huppé et protégé de jeunes filles de « bonne famille », proche de la Jungfraujoch, jusqu’au moment où ses idées gauchistes et sa sexualité débridée avaient fatigué les sœurs catholiques.

 

Peut-être aussi voulait-on savoir si elle possédait les mêmes dons que sa grand-mère maternelle, à savoir Margaret Lanterman, plus connue sous le nom de la femme à la bûche. Celle qui pénètre et décrypte les mystères de Twin Peaks.

 

« Quand elle traduit les messages de sa bûche, Margaret devient le porte-parole de la forêt. Elle ne s’embarrasse plus de la grammaire, elle n’organise plus ses mots de manière logique, elle les juxtapose pour relater des faits purs, ou des symboles qui lui semblent clairs. Débarrassée du filtre du langage, sa parole devient une sorte de reflet de l’inconscient. Tout comme, d’ailleurs, la forêt de Ghostwood elle-même, par sa topographie, peut refléter l’âme. En se basant sur les éléments donnés dans la série et les cartes parues dans leGuide de Twin Peaks, on se rend compte que si on s’enfonce dans les bois au départ de la ville, on trouve d’abord la cabane de Margaret, puis celle de Jacques Renault. L’une abrite la sagesse (avec aussi une dose de folie), l’autre est un endroit où l’on peut s’abandonner à toutes sortes de plaisirs défendus. Plus loin encore, se trouvent Pearl Lakes et les chalets qui appartiennent respectivement aux Packard et aux Palmer. Dans le premier, Andrew Packard et sa sœur, Catherine Martell, ont tous deux trouvé refuge en s’écartant d’un monde qui les croyait morts. Dans l’autre, ou plus exactement à côté, vivait selon Leland Palmer la première incarnation de Bob le tueur. Cette promenade dans les bois est en fait un véritable voyage à l’intérieur de l’esprit humain. Si l’on considère cette crête, au pied de laquelle vit la Femme à la bûche comme la limite de la conscience, en allant au-delà, il devient naturel de rencontrer, dans les chalets, trois instincts de base de l’être humain : la libido, l’instinct de préservation et l’instinct d’agression. On a dit de Lynch qu’il avait un accès direct à son propre inconscient. Avec Twin Peaks, il offre à l’Amérique l’occasion d’observer le sien sur un écran de télévision3. »

 

Margaret prétendait et avait toujours prétendu (elle était désormais morte et enterrée avec sa bûche), que ce stupide bout de bois qu’elle emportait partout avec elle lui parlait et qu’elle pouvait présager de quelques destins de nous autres, les mortels. Elle paraissait folle. C’était tout le contraire : quelque chose comme un don de naissance (symbolisé par une tache de naissance en forme d’une petite constellation d’étoiles sur la droite de sa nuque) qui l’avait rendue toujours lumineuse. Elle avait un rapport particulier avec la fatalité. Par ailleurs elle savait communiquer avec les esprits, les esprits des morts, les esprits des animaux et des plantes, l’esprit et le souffle de l’univers.

 

Iría avait la chance de détenir le même petit dessin constellé sur sa peau, du côté gauche de sa nuque. Mais heureusement elle ne possédait pas – en général du moins – les mêmes dons divinatoires de sa grand-mère. Il était dit dans sa famille que cela se transmettait, telle une maladie atavique et imbécile, de femmes en femmes. Probablement qu’elle faisait partie de la génération sacrifiée, oubliée, a-symbolique. Iría ne se promenait donc pas avec une bûche au creux des bras, même si elle frôlait souvent les écorces des arbres pour être en symbiose avec le bois. L’eau, les étoiles et les nuages, étaient aussi des ressources, dans les violentes phases d’angoisses qui rythmaient sa vie. Parfois elle aimait son manque de particularité, parfois elle le détestait. Elle avait tout de même fini par acheter une bûche en chêne en guise de table de nuit. Elle y avait déposé son œuvre : Kawabata’s dreams Box. Elle avait adoré son roman « Les belles endormies ». Parfois elle rêvait de l’inverse : de lieux où les jeunes femmes pouvaient s’endormir paisiblement, voire mourir auprès d’hommes plus âgés qu’elle (cinq à onze ans). Ils n’étaient cependant pas japonais dans son rêve. Allez savoir pourquoi.

Assise en face de cet homme, dans la salle d’attente de l’office International des plaintes, elle tentait en vain de ne pas le regarder. Et pourtant son regard et tout son corps étaient comme hantés, attirés par lui. D’un mouvement lent, aéré et calculé elle décroisa les jambes pour les recroiser dans l’autre sens, espérant qu’il remarque qu’elle ne portait pas de culotte. Elle aurait voulu se lever, lui signaler de la suivre aux toilettes et avoir un rapport sexuel rapide et silencieux avec lui. Tout chez cet homme lui semblait ténébreux, et torturé et à la fois solide. Elle ne voulait cependant pas connaître les raisons de ses tourments. Savoir n’est pas toujours une bonne chose. Il y a des phénomènes qui devraient rester cachés, enfouis sous la terre, comme des cadavres à ne pas déterrer. Il ressemblait à Rust Cohle. Sa beauté la faisait osciller entre le froid et le chaud. Elle se sentait au bord du malaise. Une forte fièvre l’envahissait, fièvre que seul le sexe aurait pu apaiser. Pourquoi étaient-ils convoqués ensemble, se demandait-elle ? Allait-elle finir dans son lit ou à l’hôtel ? Passeraient-ils la fin de leurs jours ensemble ? Il était cerné, grand, en chemise blanche, jeans neufs et baskets. Il se mit à la scruter comme une potentielle proie et Iría se vit dans l’obligation de soutenir son regard, quand bien même elle était proche de l’orgasme.

Epecuén

Les villes sont mortelles comme les civilisations et peuvent disparaître de la carte du monde.

 

Aude de Tocqueville

 

Ils les firent entrer dans une salle anonyme avec un miroir sans tain.

 

Rien à voir avec Kawabata et ses belles endormies, ni avec Margaret Lanterman, ni encore – du moins directement – avec les liens de son père et d’Euskadi ta Askatasuna.

 

Ils voulaient envoyer le faux Rust Cohle et Iría à Epecuén, pour une affaire non résolue, un cold case. Iría savait depuis longtemps pourquoi ils l’envoyaient régulièrement en enfer : elle payait pour les fautes de ses ancêtres paternels. Un des thèmes les plus mystérieux du théâtre tragique grec est celui de la prédestination des fils à payer la faute des pères. […]. Si leurs pères ont péché, ils doivent être punis. C’est le chœur, un chœur démocratique qui se dit le dépositaire de cette vérité. Quant à lui, elle n’avait aucune idée de l’origine de ses dettes envers The International human’s claim. Elle ne s’intéressait guère aux forfaits, crimes ou vices des autres. Tout d’abord, elle avait déjà bien assez à balayer devant sa porte, de névroses à régler avec elle-même et sa lignée, digne de celle des Labdacides. Ensuite, elle détestait juger les gens sur leur passé. Seul comptait le présent et l’avenir (et que celle ou celui qui n’a jamais eu la chance de pécher lui jette la première pierre). Pour finir, cet homme avait l’air doux et infiniment juste. Probablement un de ces justiciers solitaires. Le pauvre Llanero Solitario, il allait se retrouver accompagné de la fille la plus hystérique et chiante du monde. Il avait d’ailleurs déjà l’air profondément consterné. Elle devait lui paraître une gamine insipide et imbécile. Entre une angoissée degré 10 sur l’échelle de la psychiatrie et un taiseux solitaire, le duo était d’avance pathétique.

Le choc de la rencontre sera convulsif ou ne sera pas.

***

Epecuén était un lieu paradisiaque avant de se convertir en enfer en 1985. Il fut un temps où la station balnéaire était fameuse pour ses eaux thermales. Toutefois, l’inondation de 1985 lui offrit la pire des sépultures. Les vestiges d’Epecuén se situent à environ six cents kilomètres de Buenos Aires. D’Epecuén il ne reste que des ruines, des arbres morts, des bouts de fer oxydés. Là-bas, il ne reste presque plus rien.

Les eaux d’une couleur bleu acier laissent transparaître des racines de vieux arbres, de plantes et des poteaux comme morts debout. Des habitations fantômes abandonnées, comme des statues de sel fantomatiques. Les sentiers sont bordés de poteaux électriques et d’arbres figés. Les ponts sont comme suspendus au bord de l’abîme. Nul homme n’y habite. Seuls les voyageurs envahissent aujourd’hui ce lieu hautement touristique. D’estivants à amateurs de délabrement, les touristes paraissent eux aussi, tout comme Epecuén, s’être métamorphosés en spectres avides de cabinets des curiosités.

L’eau y était tellement salée qu’il résultait impossible d’en avaler une goutte avec le doigt. Il se dit que les eaux du lac Epecuéen étaient parfois dix fois plus salées que celle de la mer. Le taux de sel implique que de s’immerger dans le lac est presque impossible. C’est pourquoi il n’y a aucun registre ou dossier officiel des personnes qui se sont noyées dans les eaux lors du désastre de 1985. À l’aube du 10 novembre 1985, une tempête de sudestada et une série de pluies violentes se jettent sur la digue qui cède.

Tout le monde avait oublié Epecuéen à l’heure où les cités perdues étaient de mise. Mais pourquoi les avait-on donc convoqués ?

 

Le problème était le suivant : sur les cassettes des caméras de surveillance récupérées sur le tard dans l’hôtel le plus chic de la station, nettoyées et restaurées avec soin pendant de nombreuses années, on aperçoit, en date du 4 octobre 1985, la petite Sarah Oberson, six ans, disparue le 28 septembre 1985 et vue pour la dernière fois dans la cour de son école à Saxon, Valais, Suisse. Les parents et les proches étaient formels : il s’agissait bien de Sarah. Elle se trouvait à 19 h 45 dans le hall du Grand Hôtel, désormais disparu sous les flots. Et il s’agissait de savoir ce qu’il s’était passé après.

 

Dès que la nouvelle se propagea à l’ambassade de Suisse à Buenos Aires, les ruines d’Epecuén furent fermées aux touristes, entourées de rubans jaunes marquant les éventuelles scènes de crime et l’Office International des Plaintes mandaté pour enquêter sur l’affaire « Sarah Oberson ». Et voilà qu’on leur fourguait l’affaire.

 

Le faux Rust Cohle s’appelait Luis et il fut décidé qu’ils partiraient ensemble, tel un couple de détectives des plus mal assortis, pour Epecuén, via l’aéroport d’Eizeiza puis celui de Jorge Newbery. Une nuit à Buenos Aires, puis leurs vies se dérouleraient, un temps du moins, dans un champ de ruines. Iría regarda encore une fois le visage fatigué de Luis, pensa aux multiples possibilités qu’elle aurait de le séduire, de multiplier les rapports sexuels et, comme d’habitude, de tomber amoureuse. Quant à lui, il la regardait comme si elle était un homme : exactement comme Rust Cohle regardait Marty Hart.

***

Iría détestait enquêter sur les disparitions d’enfants. Généralement, on ne les retrouvait que sous forme de cadavres. Ou alors on ne les retrouvait tout simplement pas. Mais là, c’était différent. On lui avait enfin confié quelque chose de sérieux. Elle aimait sa nouvelle identité et le fait d’être faussement mariée – pour les besoins d’une mission dans un pays au catholicisme radical – à Rust. Elle avait même pu choisir leur nom de famille et ils étaient désormais Iría et Luis Cohle dans le passeport délivré par l’Office. Et puis, que demander de mieux qu’un endroit post-apocalyptique et inhabité pour nouer des liens qui ne se dénoueront plus.

***

Ils passèrent la douane avec passeports et alliances. Dans l’avion, sans lui jeter un regard, il avait enlevé ses chaussures, ses chaussettes et s’était endormi, la tête appuyée sur l’épaule d’Iría. Probablement qu’il prenait des médicaments et des drogues à outrance. Comme tous les autres. Il était – ou du moins avait l’air – désarmé et fragile. Ses pieds attiraient le regard d’Iría. Elle se déchaussa à son tour pour les caresser. Ils étaient doux et chauds. Dans un sursaut il se réveilla et regarda longuement par le hublot. Il n’avait probablement rien remarqué pour l’histoire des pieds. Tant mieux. Iría s’était arrêtée à temps et faisait semblant de dormir pour éviter de devoir soutenir son regard au cas où il se retournerait vers elle pour la dévisager. Ce qu’il ne fit pas. Au moment où elle allait s’assoupir pour de vrai il se pencha vers son oreille et murmura doucement :

– Cela va se passer ainsi et tu vas m’obéir !

– Je n’ai jamais obéi à personne.

– Il faut une première fois et ton heure est arrivée.

– Quoi ?

– Maintenant tu te tais, tu te lèves, tu vas à la cabine toilettes et tu m’attends.

– Pourquoi ?

– Tu verras.

 

Comme envoûtée, Iría se lève, se dirige vers les W.C. de l’arrière de l’avion et s’y enferme. Il frappe à la porte. Elle ouvre, il referme derrière lui, baisse rapidement son pantalon et le sien, la prend violemment sur le lavabo sans un mot. Il ressort la laissant au bord du gouffre. Le plus difficile ayant été de ne pas hurler, ni même gémir, pendant ces trois minutes orgasmiques de sexe au-dessus de l’océan Atlantique.

Plus tard Iría s’endort à son tour. Elle sent qu’il lui caresse les cheveux, la prend délicatement dans ses bras, lui embrasse le front. Il sent bon le linge frais. Plus aucune parole n’est échangée entre eux jusqu’à l’aéroport international d’Ezeiza. Alors qu’ils attendent pour récupérer leurs bagages respectifs, il lui dit l’air de rien qu’il prendrait plus de temps à l’hôtel ce soir, après un bon repas. Il lui dit qu’elle méritait plus, plus de douceur, plus de temps, plus de tout.

Dans le taxi qui les emmenait vers leur hôtel, Iría saisi – tout en lui caressant l’entrejambe – que, pour une soirée au moins, elle aurait le dessus. Elle avait le besoin impératif de maîtriser quelque chose dans toute cette situation qui la débordait. Elle serait plus forte ce soir, car elle parlait espagnol comme les Argentins, elle connaissait Buenos Aires pour y avoir vécu. Sans elle, il n’était qu’un vulgaire « Gringo ».

***

– Cela va se passer ainsi et tu vas m’obéir !

– D’accord, chacun son tour.

– On dépose les bagages à l’hôtel et je t’invite dans le meilleur restaurant de la ville.

– Parfait, j’ai faim. Et cela a intérêt à être bon.

 

En poussant la porte de « El Chila » à Puerto Madero, les souvenirs assaillirent Iría, qui se sentit comme enveloppée dans la chaleur porteña. Elle allait revoir enfin son vieil ami Bruno, un des seuls amis qu’elle avait en commun avec sa famille. La réceptionniste – belle comme une déesse – la regarda de haut en lui expliquant, avec un mélange de patience et d’irritation que, pour manger au « Chila », il fallait réserver trois bons mois à l’avance.

– Vos escuchame, vas a buscar ahora mismo a Bruno y decile que Iría, está acá.

– Bruno está muy ocupado.

– Y vos vas a encontrarte sin trabajo si no le vas a buscar enseguida.

– Vale.

 

Il ne fallut que trois minutes avant que Bruno se présente à la réception. Il la regarda un instant comme si elle était revenue d’entre les morts, avant de la serrer fort dans ses bras.

– Iría, « Flaca », pourquoi tu n’écris ni ne téléphones jamais.

– Je préfère venir vérifier sur place que tu es toujours en vie.

– Tu as raison. Tu restes manger ?

– Oui, je te présente Luis, mon mari.

– Laisse-moi dix minutes et je vous libère la plus belle table en terrasse avec vue sur la mer. En attendant, on va vous servir un verre de mon meilleur Torrontes : « Bressia Lagrima Canela. »

 

Tandis que Luis et Iría dégustaient leur deuxième verre de Torrontes, elle l’observait discrètement. Il avait relevé les manches de sa chemise bleu clair. Un oiseau de proie était tatoué sur son avant-bras droit. Il regardait hagard une petite fille d’une année environ qui faisait ses premiers pas d’un air mal assuré. Elle avait cette démarche trébuchante des premiers pas dans l’existence. Iría vit une larme couler le long de la joue de Luis. Elle posa une main sur son épaule.

– Cela ne va pas ?

– Je me souviens que c’est le jour de l’anniversaire de ma fille.

– Elle te manque ? Tu veux l’appeler ?

– Là où elle est, personne n’appelle plus. Elle est morte à deux mois. Jamais elle ne marchera. Jamais je n’éprouverai le bonheur de la voir marcher. Perdre un enfant, c’est pire que d’entrer dans l’arène, c’est pire que le terrain : quand cela t’arrives, la vie devient insignifiante, tout devient insignifiant.

Un vent de panique s’empara d’Iría. Elle se sentait à moitié autiste, complètement à côté de la plaque. Elle n’avait aucune idée quant à ce qu’il fallait dire dans ce genre de circonstances. Probablement rien. Il n’y avait rien à dire. Elle pensa à quel point c’étaient une bande de salauds : l’envoyer enquêter sur une disparition d’enfant alors qu’il avait éprouvé une telle perte. Qu’avait-il bien pu faire pour mériter une telle cruauté ?

– Tu penses juste : il n’y a rien à dire. Regarde Bruno te fait signe. Allons manger.

 

Ils s’assirent sur la terrasse nichée dans des anciens docks en briques rouges et contemplèrent les vieilles grues, savamment repeintes et qui illuminaient le port de leurs guirlandes étincelantes.

Bruno vint en personne prendre la commande.

– En entrée je vais prendre un gazpacho et, Luis les aubergines grillées et farcies. Ensuite ce sera le ceviche du jour pour moi et un bife de lomo cuisson lente, accompagné des meilleures garnitures du marché pour Luis.

– Pero Flaca, nunca vas a crecer si comes tan poco.

– Siguo con mis problemas, pero no quiero que lo sepas el. Bref on va aussi prendre une bouteille de Vino Amauta Absoluto, Malbec de la Bodega « El Porvenir ».

Iría se tourna vers Luis pour lui expliquer que c’était le vin rouge qui venait de Cafayate où se trouvent les vignobles les plus hauts du monde (de 1000 à 3000 mètres). Luis semblait s’être apaisé. Ni l’un ni l’autre n’avait guère envie de parler et la discussion débuta seulement au moment des desserts, une deuxième bouteille de Malbec aidant. Rien de personnel ne fut plus évoqué durant la soirée. Avant de partir, Bruno leur offrit un rhum et glissa un petit sachet de poudre blanche dans sa poche arrière.

 

Ils décidèrent de rentrer à pied à leur hôtel de Barrio Palermo. Il était encore tôt, il faisait chaud en ce mois de février et ils avaient besoin de marcher après tant d’heures de vol. Ils s’arrêtèrent sur une terrasse pour boire un dernier verre. Iría se rendit aux toilettes, prépara soigneusement trois lignes de poudre blanche avec son couteau suisse et un miroir de poche et les sniffa avec délectation. Le sexe était encore mieux avec la cocaïne, d’autant plus qu’on ne pouvait pas dire qu’elle se sentait bien dans son corps.

Elle retourna sur la terrasse, se posa sur la chaise qui faisait face à Luis, avec l’impression qu’une place était enfin ménagée pour elle dans le monde. Pour une fois elle ne pensait pas, telle Hannah Arendt : « I don’t fit. » Pour une fois, elle se sentait bien ici et ne rêvait pas d’être ailleurs, toujours ailleurs. Elle regarda Luis dans les yeux, comme si elle plongeait dans son univers ténébreux et dans la face obscure de son âme à elle.

– Tu veux de la cocaïne ?

– Je suis plutôt porté vers d’autres substances et d’autres addictions. Est-ce la même merde que l’on vend un peu partout dans ce monde globalisé. Tu la sors d’où ?

– C’est Bruno qui me l’a offerte et il ne m’offre que le meilleur. Tu verras, si tu essaies, c’est comme une drogue nouvelle. Quelque chose sans comparaison, dit-elle en lui tendant le sachet.

– Dans cinq minutes je suis à toi. Tu liras alors dans mes pensées ?

– Nunca mejor dicho Luis. La mujer mira al hombre y le aguante la mirada. Y al revés.

 

À