Œuvres - Michel Bakounine - E-Book

Œuvres E-Book

Michel Bakounine

0,0

Beschreibung

Extrait : "Nous sommes heureux de pouvoir déclarer que ce principe a été unanimement acclamé par le Congrès de Genève. La Suisse même, qui, d'ailleurs, le pratique aujourd'hui avec tant de bonheur, y a adhéré sans restriction aucune et l'a accepté dans toute la largeur de ses conséquences. Malheureusement, dans les résolutions du congrès, ce principe a été très mal formulé et ne se trouve même qu'indirectement mentionné d'abord à l'occasion de la Ligue que nous devons établir."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 372

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Introduction

Avant de publier ce volume d’œuvres inédites ou peu connues de Michel Bakounine, j’ai dû me demander quel choix il convenait de faire entre les écrits assez nombreux, soit manuscrits, soit épars dans des journaux ou recueils rares, oubliés ou introuvables, qu’a laissés Bakounine. Ces écrits ont été presque tous réunis ou retrouvés par moi, en même temps que je préparais une biographie complète de leur auteur et en vue même de cette biographie. Une petite partie d’entre eux – notamment le fragment publié en 1882 sous le titre de « Dieu et l’État » – sont seuls connus d’un nombre relativement considérable de lecteurs, mais les idées que Bakounine a propagées, soit par la parole, soit par l’action, animent aujourd’hui des milliers d’âmes. Pendant quarante années d’une vie tumultueuse, d’énergie et de pensée, Bakounine a publié, à toutes les époques de sa vie, des œuvres souvent d’un caractère transitoire, mais dont l’ensemble, étudié selon l’ordre chronologique, permettrait une exposition, particulièrement caractéristique, du développement des idées libertaires, idées qui, évoluant naturellement, ont abouti à l’anarchie. Tous ceux qui étudieront les œuvres de Bakounine, en y appliquant un esprit clairvoyant et surtout logique, reconnaîtront cette nécessaire évolution.

Pour leur permettre cette étude complète, il eût fallu commencer par publier les premiers travaux de Michel Bakounine, publiés en Russie avant 1840 ; auraient suivi les écrits allemands de 1842 et 1843, puis ceux inspirés d’abord par les évènements révolutionnaires de 1848 et 1849 – évènements auxquels il prit une part active, – puis par sa participation à l’insurrection polonaise et à la propagande russe, dans les années 1862 et 1863. C’est à cette époque que commence pour Bakounine la période de propagande internationaliste : en Italie, où il séjourna de 1863 à 1867, et de 1867 à 1868, dans la « Ligue de la Paix et de la Liberté » ; les œuvres de cette époque auraient donc été données à la suite des précédentes. Enfin seraient venus les nombreux écrits publiés pendant la période où l’activité de Bakounine se manifesta le plus, c’est-à-dire de 1868 à 1873, lorsqu’il fit partie de « l’Association internationale des Travailleurs ». Ces écrits sont de tous genres : les uns de théorie anarchiste, les autres de propagande, ou de polémique, ces derniers dirigés soit contre les communistes autoritaires et étatistes tels que Marx qui essayaient de faire prévaloir leurs idées dans l’Internationale, au moyen surtout d’abus de pouvoir, d’intrigues et de calomnies personnelles ; soit contre ceux qui préconisaient le parlementarisme et les candidatures ouvrières ; soit contre les idées mazziniennes. Il faudrait encore à cette nomenclature ajouter les brochures ou articles, écrits aux divers moments de la vie de Bakounine et traitant de la question slave ou de la révolution russe et polonaise.

Une édition des œuvres de Bakounine, ainsi comprise, eût demandé plus d’un volume. Il a donc fallu faire un choix et se décider à réunir des écrits traitant d’un sujet défini, ou inspiré par des idées communes : soit les œuvres de propagande et de théories anarchistes, ou de polémique, soit les études sur les questions slaves. Quelles sont les idées qui nous ont guidé dans le choix que nous donnons aujourd’hui ? Les voici.

Bakounine n’est jamais parvenu, non seulement à publier, mais même à exposer d’une façon définitive, l’ensemble de ses idées ; il n’a pas bâti son système, si l’on veut se servir de ce mot qui a prêté à des façons de comprendre, ou de ne pas comprendre, si diverses. À quoi doit-on attribuer ce caractère incomplet des œuvres bakouniniennes ? Bakounine, lorsqu’il ne traitait pas de questions d’actualité, ne connaissait pas l’art de la composition. Si on lit ses manuscrits, on voit comment d’une lettre il arrive à tirer une brochure, d’une brochure un volume. Il pose ses prémisses, subdivise son sujet et arrive rarement à traiter plus d’un ou deux des points qu’il s’est proposé d’établir. La plupart de ses manuscrits sont inachevés. Pourquoi ? Parce qu’il était constamment détourné de l’œuvre théorique commencée par l’action immédiate qui l’absorbait et détournait ses forces dans une autre direction. Pour cet être d’énergie, les raisons qu’il avait eues de publier ce qu’il avait écrit n’existaient plus sitôt que telle autre raison extérieure le sollicitait. Comme il ne connaissait pas l’ambition littéraire, il mettait patiemment de côté l’œuvre écrite pour se donner à l’action utile à la cause qu’il servait. Cependant, de ces essais inachevés, ses écrits suivants profitaient ; il en employait les meilleures parties à des œuvres nouvelles. C’est ce qui explique la perfection des nombreuses œuvres parues dans les années de l’Internationale, œuvres publiées selon les besoins du moment, rapidement écrites, mais au fond desquelles on retrouve le résultat des longues études précédentes.

Il n’existe pas, du moins que je sache, d’exposé ou de résumé des idées de Bakounine sur l’ensemble des questions sociales, avant que, ayant vu s’envoler son espérance d’une révolution en Russie, en 1862 et 1863, il se soit retiré en Italie, désabusé.

À Florence, plus tard à Naples, il arriva à coordonner l’ensemble de ses idées, qui aboutirent à l’athéisme et à l’anarchie. Ce fut désormais l’œuvre de sa vie de les propager dans leur intégrité. Il le fit d’abord par une action toute privée, action qu’il exerça sur les hommes les plus avancés, surtout en Italie et en France ; plus tard, à la tribune des Congrès de la Paix (1867-1868) et au sein du comité central de la Ligue issue de ces congrès. Enfin, il trouva son meilleur terrain de propagande dans l’Internationale, et son action fut surtout efficace dans la Suisse romande, le midi de la France, l’Espagne, l’Italie et parmi la jeunesse des pays slaves. Il désirait alors exposer ses idées dans deux grandes œuvres. L’une aurait fait la critique des institutions actuelles, de l’État, de la propriété, de la religion, etc. ; après avoir étudié leur origine et les funestes conséquences du principe d’autorité sous toutes ses formes, elle aurait démontré que l’avenir appartient aux idées libertaires. L’autre œuvre aurait traité de la question des nationalités en Europe – surtout de la question slave sous son aspect passé, présent et futur – elle aurait indiqué la solution de ces questions par la révolution sociale et par l’anarchie.

Il nous reste de nombreux fragments de ces deux œuvres, aux différentes périodes de leur élaboration – de 1863 ou 64 à 1873, peut-on affirmer. Pour les étudier sérieusement, il faudrait compléter les études théoriques inachevées, par le résumé des idées semblables que l’on trouve exprimées dans des déclarations de principes émanant de sociétés secrètes et autres, dans des discussions occasionnelles où sont traités quelques points du sujet, dans des articles de journaux, etc. J’essayerai de faire cela dans ma biographie de Bakounine. Je me bornerai ici à dire que dans la première catégorie se rangent, entre autres, un manuscrit de la période italienne : « Catéchisme de la Franc-Maçonnerie moderne » : les « Catéchismes révolutionnaires » de la « Fraternité internationale » – qui n’ont rien de commun avec un soi-disant « Catéchisme révolutionnaire » d’une époque bien postérieure qu’on attribue communément, sans aucune preuve, à Bakounine ; – les discours des Congrès de la Paix ; une œuvre inachevée : « le Fédéralisme, le Socialisme et l’Antithéologisme » (1867-68) ; plusieurs écrits rédigés en 1869 pour l’Internationale : son œuvre capitale ; un manuscrit écrit dans l’hiver de 1870 à 71, et dont « Dieu et l’État » a été tiré ; enfin une partie des écrits contre Mazzini et quelques autres publications ou manuscrits. De l’autre ouvrage sur les questions slaves, auquel se rattachent les publications des années 1848 et 1862-63, on a peut-être une ébauche première en des articles publiés en 1867, dans un journal de Naples que je n’ai pas encore réussi à retrouver, puis dans les discours des Congrès de la Paix, et dans les fragments existant en manuscrit, d’une publication qui devait avoir pour titre : « Question révolutionnaire dans les Pays Russes et en Pologne. »

Durant les années qui suivirent, l’Internationale l’absorba tout à fait. Cependant, dès qu’il eut plus de loisirs, après que fut close la polémique contre Marx et contre Mazzini, il se mit de nouveau à écrire sur le second de ces deux sujets. Il donna, en français, une lettre aux Jurassiens (lettre de plus d’une centaine de pages), et la première partie d’un grand ouvrage, en russe : « l’Étatisme et l’Anarchie, » publié à Zurich en 1874 et formant un fort volume.

J’ai cru qu’au lieu de faire un choix nouveau parmi les écrits de propagande et de polémique, il était préférable de réunir, dans ce volume, quelques-unes des parties les mieux élaborées du premier des deux ouvrages dont je viens de parler. Ce ne sont malheureusement que des fragments, et il faudrait plus d’un volume encore pour réunir tous les matériaux existants qui permettraient de reconstruire, pour ainsi dire, l’ensemble du système.

Mais avant de donner des détails précis sur l’historique de ces divers fragments, je tiens à déterminer de mon mieux la place que Michel Bakounine occupe dans l’histoire du développement des idées anarchistes. Ce sera là chose utile, vu le manque à peu près total d’investigations sérieuses sur l’origine et sur l’histoire de ces idées si réprouvées, si persécutées et qui sont, malgré tout, le dernier mot, la dernière pensée et la dernière espérance de tant d’hommes nobles et courageux qui savent agir et mourir pour elles.

Dans cette étude, nous laisserons de côté les nombreux penseurs qui, s’ils ont laissé voir de ci, de là, dans leurs écrits, que pour eux l’avenir appartenait aux idées libertaires et non aux idées autoritaires, n’ont pas traité ces questions de façon à en arriver logiquement à l’anarchie.

Le premier William Godwin, dans son livre sur la « Justice Politique » publié à Londres en 1793 arriva aux dernières conséquences d’une critique sérieuse des principes de l’État et de l’autorité et son livre fut le premier ouvrage de théorie anarchiste pure.

Les anarchistes de la première période de ce siècle, en se révoltant contre l’État sous sa forme actuelle, et sous la forme masquée et non moins oppressive qu’il prendrait dans une société basée sur le communisme autoritaire des socialistes de cette époque (et les socialistes de nos jours ne sont pas plus avancés sur ce point), arrivèrent à l’individualisme anarchiste. Ils propagèrent cette idée d’une société où chacun travaillerait pour soi-même, faisant à son gré avec d’autres l’échange du produit de son travail soit personnel, soit produit par une association formée en vue de son travail même, association dans laquelle il ne sera entré que si son propre et unique intérêt le lui a conseillé.

On trouve ces idées exposées dans le livre de l’Anglais Thompson : An Inquiry into the principles of the Distribution of Wealth most conductive to humant happiness… (London, 1824) qui, cependant, les abandonna plus tard pour accepter le système d’Owen, mais les propagandistes américains de la « souveraineté individuelle » les exprimèrent avec plus de précision, et ils en montrèrent les conséquences, depuis Josiah Warren, Stephen Pearl Andrews et leur école, les Lysander Spooner et bien d’autres, jusqu’à leurs représentants actuels qui exposent leurs doctrines dans le journal que publiait, à Boston et à New-York, R.B. Tuker : « Liberty » et dans quelques autres publications des États-Unis et de l’Angleterre.

De même, en France, Proudhon opposa au communisme autoritaire et aux autres systèmes socialistes de son temps, son socialisme mutuelliste, qui demandait l’égal échange, entre les producteurs du produit de leur travail. Le système n’était pas nouveau pour les Anglais et les Américains, mais pour le continent, Proudhon fut un initiateur. Il trouva de nombreux adhérents, hors de France, en Espagne par exemple où on s’inspira surtout de son fédéralisme, et en Allemagne où, pendant les années qui précédèrent la révolution de 1848, des socialistes comme M. Hess et Ch. Grüne, essayèrent d’amalgamer ses idées économiques, avec les extrêmes spéculations hégéliennes. Ils n’y réussirent guère, mais ce fut cependant en Allemagne que parut, en 1844, l’œuvre classique de l’anarchisme individualiste « Der Einzige und sein Eigenthum » (L’unique et sa propriété) de Max Stirner, qui fut le dernier grand œuvre, et comme le terminus théorique de ce mouvement individualiste international.

Après les défaites de 1848 et les années de réaction qui suivirent, le mouvement ouvrier reprit sa marche. Le caractère de ce mouvement ne fut plus alors individualiste ou expérimental, comme auparavant, il fut plutôt collectif, si je puis dire, et il trouva son expression propre dans « l’Association internationale de travailleurs », fondée en 1864. Les théories socialistes, après 1848, furent soumises à un nouvel examen et dans les milieux les plus avancés, en France, en Belgique, dans la Suisse romande, on arriva à rejeter nettement aussi bien le socialisme autoritaire ou d’État, représenté jadis par Louis Blanc, par exemple, et alors par Karl Marx et Ferdinand Lassalle, que le mutualisme proudhonien, défendu en France par des épigones bien exténués, les Langlois, les Tolain, etc. et n’ayant gardé quelque verve et esprit révolutionnaires que chez les proudhoniens belges et chez les jeunes gens du journal « La Rive gauche ».

Après de longues discussions dans les journaux, dans les congrès et dans les sections de l’Internationale, l’idée du collectivisme révolutionnaire, comme on disait alors, c’est-à-dire de l’anarchisme collectiviste, prit naissance. Tout en adoptant la critique proudhonienne de l’État et de l’autorité, on estimait que le système individualiste de production et de distribution, ne saurait préserver d’une rechute dans les misères du monopole économique inséparablement lié à la restauration du pouvoir politique de l’État. On s’inspirait en même temps de cette idée, base de tout socialisme, que les produits de la nature et ceux du travail, intellectuel et physique, des générations passées, en tant qu’ils servent d’instruments de production, ou sont employés à quelque besoin commun, ne doivent pas être appropriés par des individus. On se déclarait donc pour la propriété collective du sol, des matières primitives et des instruments de travail, tout en laissant aux groupes producteurs ou aux communes réunissant les groupes fédérés, la liberté de choisir les moyens de répartitions. Toutefois, dominait toujours cette idée, que chacun devrait recevoir le produit entier de son travail personnel.

La propagation de ces idées fut l’œuvre des internationalistes suisses romands, français, belges, italiens et espagnols. Pour elles, Michel Bakounine et ses amis jurassiens en Suisse, Varlin en France, César de Pape en Belgique, Cafiero en Italie, et bon nombre d’autres, eurent d’ardentes luttes à soutenir contre des adversaires de toutes sortes, qu’ils rencontrèrent dans le camp bourgeois, comme dans l’Internationale. Karl Marx lui-même, par ses machinations souterraines et déloyales, qui avaient pour but de faire adopter son système comme doctrine officielle par l’Internationale tout entière, montra combien l’autorité est abusive, fut-elle même confiée à un homme intelligent et sincère tel qu’il était. Par son attitude, il contribua puissamment à ouvrir les yeux à la grande majorité des internationalistes, sur les défauts inhérents à toute organisation autoritaire, et il les disposa en faveur de l’anarchie.

Cette lutte dans l’Internationale entre les autoritaires et les anarchistes se termina donc en faveur de ces derniers. Si, après des défaites sanglantes et des persécutions acharnées en France, en Espagne, en Italie, l’organisation extérieure de l’Internationale fut disloquée, mais jamais complètement anéantie, les idées collectivistes anarchistes continuèrent à être propagées jusqu’au temps où, après toutes ces luttes, vint une période de calme relatif. Dans cette période on examina de nouveau le fond de la doctrine de façon à l’élaborer plus complètement et dans un sens plus avancé, de même fit-on, – ce qui ne nous intéresse pas ici – pour les questions de tactique.

On se disait que tout système se proposant d’attribuer équitablement à chacun le produit de son travail, devait être nécessairement imparfait et par conséquent injuste, car tous les individus ne sont pas semblables et ils appliquent au même travail une fraction différente de force. Donc chacun des systèmes généralement adoptés était, plus ou moins, construit au profit de la majorité qui avait trouvé bon de l’adopter. De ces conceptions sortaient encore, fatalement, la réglementation, la loi, l’État. On se disait encore qu’il est impossible de distinguer clairement les produits et les instruments de travail. La nourriture, le vêtement, etc., qui sont, pour l’un le produit d’un travail, sont pour l’autre ce que le charbon et l’huile sont pour la machine, c’est-à-dire des éléments indispensables pour le mettre en état de travailler et par conséquent sont des instruments aussi nécessaires à la production que tout autre outil. Partant de ces raisonnements et de ces contradictions, on en arriva au communisme anarchiste, au système qui reconnaît que le communisme libre et spontané dans la production et dans la consommation, est la seule base solide d’une société. Une telle société, organisée d’après ce principe du communisme, pourvoit ainsi aux besoins quotidiens de chacun et lui assure toute facilité pour devenir un homme vraiment libre, libre selon sa conception individuelle et comme bon lui semble.

C’est en 1876 – autant que je le sache – que ces idées furent émises pour la première fois en public, au sein de l’Internationale. On les agitait déjà dans une petite brochure abstentionniste publiée au commencement de 1876, à Genève, par des proscrits lyonnais. La Fédération italienne de l’Internationale fut la première fédération qui les adopta à son Congrès d’octobre 1876, tenu près de Florence. Elles furent plus tard exprimées dans des journaux, dans des conférences jurassiennes et genevoises, par C. Cafiero, P. Kropotkine, Élisée Reclus et d’autres, puis dans le « Révolté » de Genève et de Paris, enfin, depuis ce temps, elles ont suscité une littérature déjà abondante.

Répandues dans beaucoup de pays, ces idées nouvelles furent examinées et approfondies, elles prédominent maintenant presque partout où l’on trouve des anarchistes. Il devait se passer bien des années avant qu’elles fussent adoptées partout par les anciens collectivistes. En Espagne même, où l’Internationale anarchiste avait pris si fortement racine, qu’après sept années d’existence souterraine et clandestine elle revécut avec son ancienne vigueur, le collectivisme prévaut toujours, mais modifié dans un sens libertaire par la discussion et la critique soulevées à son sujet. Mais partout ailleurs, sauf parmi les quelques individualistes d’Amérique, d’Angleterre et d’Australie, et les adhérents récemment gagnés à leurs idées en France et en Allemagne, le communisme anarchiste est adopté en principe, bien que des divergences se produisent sur les détails, et sur les questions spéciales, comme cela doit se produire dans le développement d’une idée vivante, ayant horreur du dogme. Par exemple, de nos jours, le communisme anarchiste est loin de souffrir de la renaissance de l’individualisme, il ne peut qu’en profiter, car le communisme n’est que le moyen par lequel on peut obtenir le plus haut développement individuel de tout homme ; quant aux limites entre le communisme et l’individualisme, elles ne peuvent être fixes et invariables, elles doivent varier au contraire de mille façons selon les besoins particuliers de chacun. C’est l’expérience seule qui pourra résoudre ces mille questions ; c’est donc aux communistes comme aux individualistes à hâter, chacun à sa manière, l’avènement des temps où seront brisées les entraves qui jusqu’à présent, s’opposent à la libre expérience.

Ce rapide aperçu ne doit servir qu’à montrer la place qu’occupe Michel Bakounine dans l’histoire de l’anarchisme théorique et de faire comprendre par là, qu’il n’a pas pu arriver spontanément aux idées anarchistes actuelles ; mais même ce qui peut dans ses vues nous paraître arriéré et obsolète doit être considéré, historiquement, comme marquant un pas en avant qu’il fit de sa propre initiative. Je n’ai donc pas, dans les pages qui précèdent, parlé des anarchistes plus ou moins solitaires de ce siècle qui, arrivant d’eux-mêmes à des idées plus avancées que celles des autres anarchistes de leur temps, ne réussirent cependant pas à se faire entendre efficacement, ni à influer sur le grand courant des idées. Bien que leurs efforts n’aient pas été perdus, il est presque impossible, sans études spéciales, de déterminer leur influence sur le mouvement, tellement est grand l’oubli dans lequel la plupart d’entre eux sont tombés. Ce sont par exemple les communistes révolutionnaires qui ont publié à Paris, en 1841, le journal clandestin « l’Humanitaire » ; le groupe dit des « communistes matérialistes » qui paraît avoir professé les théories de la propagande par le fait et de l’expropriation individuelle, dès 1847, quand un grand procès mit fin à son action ; les Proudhoniens révolutionnaires comme Ernest Cœurderoy et surtout Joseph Déjacque, le poète ouvrier, proscrit anarchiste qui, entre autres, dans son journal « Le Libertaire, » publié à New-York de 1858 à 1861, non seulement arriva – comme le fit l’Internationale près de dix ans plus tard – au collectivisme anarchiste, mais encore, toujours de sa propre initiative, entrevit avec clarté le communisme anarchiste actuel, et émit, sur la tactique et les moyens révolutionnaires, des opinions analogues à celles qui prévalent de nos jours. Mentionnons encore Bellegarrigue, l’Italien Pisacane, mort les armes à la main à Sapri en 1857, etc.

C’est donc comme matériaux pour servir à l’histoire des théories anarchistes que je publie ces fragments de l’œuvre théorique de Bakounine. Si l’on voulait choisir selon les besoins d’une propagande immédiate, on trouverait alors bien d’autres écrits de lui, inspirés par la plus grande ardeur révolutionnaire, au lieu de ces études scientifiques.

Je vais maintenant donner quelques éclaircissements historiques sur les pièces qui sont contenues dans ce volume.

I – Fédéralisme, socialisme et antithéologisme

Bakounine vint de Naples en Suisse, pour assister au premier Congrès de la Paix, tenu à Genève en septembre 1867. Il fut élu membre du Comité central de la nouvelle « Ligue de la Paix et de la Liberté, » siégeant à Berne. Pendant l’année suivante, il habitait les environs de Vevey et de Clarens d’où il se rendait à Berne pour assister aux réunions générales du Comité central. Ce fut probablement dans la séance du 26 octobre 1867 que, d’accord avec d’autres membres du comité, les russes Ogarev et Joukowsky, les polonais Mroczkowski et Zagorski et M. Naquet, délégué français, il proposa au comité d’adopter un programme nettement socialiste, antiautoritaire et antireligieux : c’était son programme tout entier, qu’il avait déjà, en peu de mots, exposé dans un discours prononcé aux Congrès de Genève.

Ces mêmes vues se trouvent exposées dans les déclarations de principes de la « Fraternité Internationale », existant depuis 1864. Comme preuve du zèle de Bakounine, à propager ces idées dans tous les milieux où il avait l’espoir qu’elles eussent une influence, nous citons une des premières ébauches qui contiennent ces théories, peut-être même la première qui existe encore. C’est un manuscrit qui a pour titre : « Catéchisme de la Franc-Maçonnerie moderne ». On trouve dans cette œuvre ce passage, qu’on retrouve presque textuellement dans des écrits bien postérieurs : « Dieu est, donc l’homme est esclave. L’homme est libre, donc il n’y a point de Dieu. – Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant choisissons ».

Ce manuscrit doit dater de la période du séjour de Bakounine à Florence, période pendant laquelle il était en relation avec des membres influents de la Franc-Maçonnerie italienne, avant la fondation de l’Internationale ; quand il essaya de fonder la « Fraternité internationale » et en établit certainement le programme. Ou bien, le manuscrit date-t-il des années 1865-67, et de Naples. On retrouve encore les idées de cette période exprimées presque avec les mêmes mots que dans les « Catéchismes révolutionnaires », dans un article de la « Démocratie » de Paris (en 1868).

Je ne connais pas quelle fut la décision prise par le comité de Berne au sujet de cette « Proposition motivée ». De plusieurs lettres adressées, à cette époque, à des amis de Bakounine, par un membre du bureau de la « Ligue » de Berne, et des manuscrits et épreuves existant encore, il résulte que les résolutions au sujet de cette publication varièrent. « La publication du mémoire doit se faire sous forme de supplément au journal » dit une lettre du 10 novembre 1867, mais le journal ne paraissait pas encore à cette époque. D’après une autre lettre du 21 décembre 1867, il y eut un arrangement postérieur, d’après lequel l’imprimerie Rieder et Simmen devait commencer l’impression du mémoire que la librairie Georg, de Genève, devait publier sous forme de brochure ou de volume. Le 15 décembre on écrit encore de Berne que Bakounine doit avoir reçu le même jour les épreuves de la deuxième feuille ; enfin le 26 décembre on écrit : « la première feuille de la brochure Bakounine est imprimée à 3000 exemplaires. »

La suite de cette correspondance manque. Tout ce que je puis affirmer, c’est que 80 pages, grand in-8°, furent composées d’après une copie du manuscrit faite par un ami russe de Bakounine. Cette copie, dont la dernière partie existe, ne contient qu’un seul mot (« l’apôtre ») de plus que la dernière ligne de la page 80 des épreuves. Il existe du texte antérieur des manuscrits originaux, et même plusieurs rédactions de certaines parties, ainsi que huit pages et demie, imprimées en épreuves (pag. 34-42), d’une autre version fort intéressante. J’en conclus donc que, pour des raisons inconnues, Bakounine n’écrivit pas lui-même plus que ces quatre-vingts pages.

L’ouvrage, commencé sous forme de proposition motivée d’un programme adressé au comité de la ligue, était devenu une œuvre d’investigation, toute personnelle, sur l’origine de la religion, de l’État, etc. Le titre de : « Proposition motivée des Russes membres du comité central » fut changé en celui de : « Proposition motivée au comité central… par M. Bakounine ». Bakounine aurait peut-être même ôté tout à fait le caractère de « Proposition » à cet ouvrage, en le publiant sous le titre de : « La question révolutionnaire, Fédéralisme, Socialisme et Antithéologisme », ainsi qu’il l’écrit dans le manuscrit, datant de la même époque, d’un autre livre qui devait s’appeler « La question révolutionnaire dans les pays russes et en Pologne, » livre qui ne fut pas non plus publié.

J’ignore les raisons qui empêchèrent définitivement la publication de cet ouvrage, à la composition duquel Bakounine avait mis beaucoup de soins, et dont il se servit fréquemment dans la rédaction d’écrits postérieurs.

Je n’essaie pas de chercher une raison intérieure qui expliquerait cette non-publication. Il y eut dans la vie de Bakounine tant d’incidents extérieurs, tant d’évènements accidentels, que des hypothèses basées sur des raisons intérieures ne seraient que des spéculations erronées.

II – Série d’articles de Bakounine publiée dans le « progrès » du Locle, du 1er mars au 2 octobre 1869

Dans la partie inachevée de « l’Antithéologisme » Bakounine avait l’intention d’exposer ses idées sur l’origine de l’État et sur celle de la religion. On trouve quelques-unes de ces idées exposées dans des articles du « Progrès » du Locle de 1869. C’est pour cela que je réédite ces articles ici, le journal étant aujourd’hui à peu près introuvable, même dans de grandes bibliothèques suisses. Malheureusement, là non plus, Bakounine ne parvint pas à mener à bonne fin ses investigations.

La première ébauche de ces articles se trouve dans une conférence faite à la section de l’Alliance de Genève, le 13 février 1869. On lit à ce sujet, dans un manuscrit des « Procès-verbaux des conférences de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, groupe de Genève » : « La parole au citoyen Bakounine pour lire son discours sur l’histoire de la bourgeoisie et de la position qu’occupe celle-ci vis-à-vis des classes ouvrières ». Sur la proposition qui fut faite d’imprimer ce discours, « le citoyen Bakounine, répondant au préopinant, dit, qu’il publiera son discours à un prix très minime. » Mais quelques jours après, Bakounine se rendit – pour la première fois, – dans le Jura où, le 11 février 1869, au cercle international du Locle, il donna une conférence sur « La philosophie du peuple ». Cette conférence était divisée en deux parties, l’une traitant de « la question religieuse » l’autre faisant « l’histoire de la bourgeoisie, de son développement, de sa grandeur et de sa décadence ». Au lieu de « livrer le texte complet à l’impression (comme dit aussi le Progrès », l. c.), Bakounine fit, dès son retour à Genève, des articles pour le « Progrès ». Écrits d’abord sous forme de lettres aux compagnons des montagnes, ces articles se transformèrent peu à peu en investigations théoriques dans le genre de « l’Antithéologisme » ; malheureusement, cette fois-ci encore, elles furent interrompues à une époque qui coïncide avec celle du départ de Bakounine, de Genève pour Locarno .

III – « Dieu et l’État. »

Une fois encore, Bakounine se proposa de placer devant le public l’ensemble de ses idées : ce fut, comme toujours, par un écrit d’occasion qui se développa en un grand ouvrage. Pour en retracer l’origine il faut d’abord examiner l’action politique et littéraire de Bakounine durant la guerre franco-allemande de 1870-71.

Le 26 juillet 1870, Bakounine revint de Genève, par Neuchâtel, à Locarno. Il commença à exposer, après les premières défaites, ses idées sur la méthode révolutionnaire, qu’il fallait adopter pour d’abord résister à l’invasion, ensuite pour faire une révolution sociale. C’est sous forme de « Lettres à un Français », qu’il présenta ses vues. Une édition de ces lettres, abrégée cependant et arrangée de manière à lui donner la forme d’un écrit d’actualité, fut publiée, à Neuchâtel, vers la deuxième moitié de septembre 1870. Le 9 septembre Bakounine partit de Locarno par Berne, pour Lyon. Il quitta Lyon, après les évènements du 29 septembre, pour se rendre à Marseille le lendemain. Mais, voulant me borner à noter son action littéraire à cette époque, je reviens à ses écrits. Nous avons de lui d’autres « Lettres à un Français », et une étude inachevée : « Le Réveil du peuple », dont la dernière partie paraît déjà être écrite lors du séjour à Marseille. Il existe aussi un commencement d’une lettre à M. Esquiros, pour lui exposer les mêmes idées, ainsi qu’une lettre à un ami de Lyon (Palix), écrite à l’époque où il quittait cette ville. Toutefois, moins encore qu’à Lyon, réussit-il, à Marseille, à faire prévaloir ses idées de résistance à l’invasion par la révolution sociale faite sur des bases fédéralistes.

Voici des extraits d’une lettre écrite, le 23 octobre 1870 à un ami russe : « … quand tu auras reçu cette lettre, je serai en route et tout près de Barcelone et peut-être même déjà à Barcelone. Je dois quitter cette place, parce que je n’y trouve absolument rien à faire, et je doute que tu trouves quelque chose de bon à faire à Lyon. – Mon cher, je n’ai plus aucune foi dans la Révolution en France. Ce peuple n’est plus révolutionnaire du tout. – Le peuple lui-même y est devenu doctrinaire, raisonneur et bourgeois comme les bourgeois… Les bourgeois sont odieux. Ils sont aussi féroces que stupides – et comme la nature policière est dans leurs veines – on dirait des sergents de ville et des procureurs généraux en herbe ! – À leurs infâmes calomnies je m’en vais répondre par un bon petit livre où je nomme toutes les choses et toutes les personnes par leur nom. – Je quitte ce pays avec un profond désespoir dans le cœur… »

Dans cette lettre nous trouvons le premier projet du livre dont « Dieu et l’État », publié en 1882 par C. Cafiero et E. Reclus, est un fragment.

Bakounine ne se rendit pas en Espagne mais bien, quelques jours après cette lettre, à Locarno, par Gênes. Là son projet prit une forme plus précise. Dans une lettre à un ami de Genève, du 19 novembre, il dit (en russe), que maintenant il n’écrit pas une brochure mais un livre entier, et il prit des arrangements pour le faire publier à Genève. Bien que la première partie de ce nouveau livre se rattache aux « Lettres à un Français » et aux évènements de France, Bakounine s’y place bientôt sur le terrain philosophique et il y reste. Dans son exemplaire du « Cours de Philosophie positive » d’Auguste Comte, on trouve, en marge, notées les dates du 10, 12, 17 et 18 décembre et de ces études sortit un long manuscrit (inachevé) dont les pages 82 à 256 existent encore. Ce manuscrit, après une discussion sur la situation en France (dont le commencement, de la page 1 à la page 81, manque) : et quelques pages sur le socialisme, prend, dès la page 107, le titre : « Appendice, considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme ». Quoique écrit d’abord comme « Appendice » aux pages 1 à 107 de ce manuscrit il est cité dans plusieurs passages du manuscrit de « Dieu et l’État » comme « Appendice » à ce manuscrit qui lui est postérieur ; il aura donc probablement été remanié avant la publication.

Enfin, vraisemblablement en février et jusqu’aux premiers jours de mars 1871, Bakounine écrivit un manuscrit de 340 pages qui, bien qu’épars en trois pays différents, existe aujourd’hui encore, à l’exception de trois pages.

La première livraison de cette œuvre fut d’abord imprimée à l’Imprimerie coopérative de Genève, sous le titre : « La Révolution sociale ou la dictature militaire » (pages 1 à 138 du manuscrit) mais, l’impression étant très peu correcte, deux errata et un nouveau titre : « L’Empire knoutogermanique et la Révolution sociale », furent composés à Neuchâtel, et la brochure (mille exemplaires) fut publiée dès la fin de mai 1871.

On avait encore composé à Genève les pages 138 à 148 du manuscrit (jusqu’au 20 mars) et cette partie s’intitulait : « Sophismes historiques de l’école doctrinaire des Communistes allemands ». On voulait continuer à publier l’ouvrage, en livraisons et en brochures, à Neuchâtel ; le manque d’argent empêcha cette publication et, en septembre 1871, le projet fut définitivement abandonné. C’est alors que, déjà, Bakounine envoya à Neuchâtel le manuscrit de « La Théologie politique de Mazzini et l’Internationale » qui fut publié immédiatement. En effet, en août 1871, par une première lettre, publiée, en italien, comme supplément au « Gazzettino Rosa » de Milan et, en français, dans la « Liberté » de Bruxelles, Bakounine avait entrepris une polémique ardente contre les idées mazziniennes, polémique qui, avec les affaires de l’Internationale, la résistance aux ambitions des autoritaires, l’absorba pendant cet hiver ; et pour cette polémique, il tira beaucoup d’arguments de ce livre inédit.

Ce ne fut qu’après l’issue heureuse de la lutte pour la liberté dans l’Internationale, c’est-à-dire après le Congrès de Saint-Imier, en septembre 1872, que Bakounine se remit à rédiger de nouveau cette deuxième partie : « Sophismes historiques… » ; les pages 3 à 75 de ce manuscrit, des derniers mois de 1872, existent encore.

Les pages 149 à 210 et 214 à 247 du grand manuscrit de 340 pages, furent publiées en 1882 sous le titre de « Dieu et l’État, » à Genève (nouvelle édition : Paris, aux bureaux de la Révolte, 1893). Comme il n’entrait pas dans les intentions des éditeurs, de publier une édition littérale, ils ont corrigé le texte en maint endroit pour le rendre en français plus correct. Cette brochure, telle qu’elle fut éditée, a été traduite depuis en italien, espagnol, roumain, anglais, allemand, hollandais et polonais.

Les pages 248 à 340 restent inédites en français. (Il existe encore 24 pages d’une rédaction antérieure des pages 248 à 279 et d’autres versions rejetées de quelques autres parties du manuscrit). Mais ces pages, formant la suite, qu’on croyait perdue, de « Dieu et l’État » sont celles qui méritent d’être publiées avant tout, malgré qu’elles produisent une certaine désillusion ; car le manque du sens des proportions se trahit de nouveau dans la première partie, qui est le résumé détaillé de la philosophie éclectique bourgeoise de la première moitié de ce siècle.

Un jour on fera une édition de toute cette œuvre manuscrite avec l’« Appendice » qui donnera fidèlement le texte original de « l’Empire knoutogermanique » et de « Dieu et l’État ; » là, on insérera ce résumé ; ici, voulant surtout insister sur la partie théorique de l’œuvre, je donne les fragments théoriques les plus intéressants de ce manuscrit, malheureusement inachevé.

En concluant, il faut encore expliquer pourquoi le manuscrit est resté inachevé. Les dernières parties furent écrites, en mars 1871, à Locarno, et le voyage, d’une quinzaine de jours, que fit Bakounine à Florence, à cette époque, interrompit ce travail. Quand Bakounine revint à Locarno, on était en pleine Commune et il se rendit dans le Jura, à Sonvillier et au Locle, pour s’occuper de la révolution en France, plutôt que d’un livre qui était devenu si purement théorique. Il y écrivit aussi le manuscrit de trois conférences qu’il donna, en avril ou mai 1871, à Sonvillier. Après la Commune, il rentra à Locarno, mais, comme j’ai dit plus haut, ne voyant plus d’occasion de publier la suite de la première brochure, il renonça à terminer son manuscrit.

Donc, et bien que Bakounine ne soit jamais parvenu à présenter un ensemble complètement élaboré de ses idées, on voit qu’il tenta de le faire de son mieux et il existe encore assez d’écrits inédits dans lesquels il étudie à fond quelque question écartée dans ce volume ; par exemple un manuscrit inachevé de 36 pages : « De la nature historique de l’État. Le principe de l’État » etc. En général, les écrits inédits se divisent en écrits ayant pour but la propagande des idées de l’Internationale antiautoritaire, en écrits de polémique contre Marx et Mazzini, en écrits sur les questions slaves et en fragments de cette grande œuvre de théorie, dont font partie ceux qui sont imprimés dans ce volume.

J’ai publié le texte des manuscrits et des épreuves sans altération aucune. Quant aux articles tirés du Progrès du Locle, je n’en connais pas le manuscrit original ; mais il est fort probable que ce texte a été remanié un peu par le rédacteur de ce journal, de même que le texte de « Dieu et l’État », imprimé en 1882, l’a été par l’un des deux éditeurs. Moi, je suis ennemi de l’uniformité incolore à laquelle on arrive trop souvent si de telles corrections ne sont pas faites avec la plus grande habileté. On va donc lire dans ce livre les œuvres de Bakounine, telles qu’il les écrivit lui-même.

11 novembre 1894.

N.

Proposition motivée au comité central de la ligue de la paix et de la liberté par M. Bakounine

Genève .

Messieurs,

L’œuvre qui nous incombe aujourd’hui, c’est d’organiser et de consolider définitivement la Ligue de la Paix et de la Liberté, en prenant pour base les principes qui ont été formulés par le comité directeur précédent et votés par le premier Congrès. Ces principes constituent désormais notre charte, la base obligatoire de tous nos travaux postérieurs. Il ne nous est plus permis d’en retrancher la moindre partie ; mais nous avons le droit et même le devoir de les développer.

Il nous paraît d’autant plus urgent de remplir aujourd’hui ce devoir, que ces principes, comme tout le monde le sait ici, ont été formulés à la hâte, sous la pression de la lourde hospitalité genevoise… Nous les avons ébauchés pour ainsi dire entre deux orages, forcés que nous étions d’en amoindrir l’expression, pour éviter un grand scandale qui aurait pu aboutir à la destruction complète de notre œuvre.

Aujourd’hui que, grâce à l’hospitalité plus sincère et plus large de la ville de Berne, nous sommes libres de toute pression locale, extérieure, nous devons rétablir ces principes dans leur intégrité, rejetant de côté les équivoques comme indignes de nous, indignes de la grande œuvre que nous avons mission de fonder. Les réticences, les demi-vérités, les pensées châtrées, les complaisantes atténuations et concessions d’une lâche diplomatie, ne sont pas les éléments dont se forment les grandes choses : elles ne se font qu’avec des cœurs hauts placés, un esprit juste et ferme, un but clairement déterminé et un grand courage. Nous avons entrepris une bien grande chose, messieurs, élevons-nous à la hauteur de notre entreprise : grande ou ridicule, il n’y a point de milieu, et pour qu’elle soit grande, il faut au moins que par notre audace et par notre sincérité nous devenions grands aussi.

Ce que nous vous proposons n’est point une discussion académique de principes. Nous n’ignorons pas que nous nous sommes réunis ici principalement pour concerter les moyens et les mesures politiques nécessaires à la réalisation de notre œuvre. Mais nous savons aussi qu’en politique il n’est point de pratique honnête et utile possible, sans une théorie et sans un but clairement déterminés. Autrement, tout inspirés que nous sommes des sentiments les plus larges et les plus libéraux, nous pourrions aboutir à une réalité diamétralement opposée à ces sentiments : nous pourrions commencer avec des convictions républicaines, démocratiques, socialistes, – et finir comme des Bismarckiens ou comme des Bonapartistes.

Nous devons faire trois choses aujourd’hui :

1° Établir les conditions et préparer les éléments d’un nouveau Congrès ;

2° Organiser notre Ligue, autant que faire se pourra, dans tous les pays de l’Europe, l’étendre même en Amérique, ce qui nous paraît essentiel, et instituer dans chaque pays des comités nationaux et des sous-comités provinciaux, en laissant à chacun d’eux toute l’autonomie légitime, nécessaire, et en les subordonnant tous hiérarchiquement au Comité central de Berne. Donner à ces comités les pleins pouvoirs et les instructions nécessaires pour la propagande et pour la réception de nouveaux membres.

3° En vue de cette propagande, fonder un journal.

N’est-il pas évident que pour bien faire ces trois choses, nous devons préalablement établir les principes qui, en déterminant de manière à ne plus laisser de place à aucune équivoque, la nature et le but de la Ligue, inspireront et dirigeront d’un côté toute notre propagande tant verbale qu’écrite, et de l’autre, serviront de conditions et de base à la réception de nouveaux adhérents. Ce dernier point, messieurs, nous paraît excessivement important. Car tout l’avenir de notre Ligue dépendra des dispositions, des idées et des tendances tant politiques que sociales, tant économiques que morales, de cette foule de nouveaux venus auxquels nous allons ouvrir nos rangs. Formant une institution éminemment démocratique, nous ne prétendrons pas gouverner notre peuple, c’est-à-dire, la masse de nos adhérents, de haut en bas ; et du moment que nous nous serons bien constitués, nous ne nous permettrons jamais de leur imposer d’autorité nos idées. Nous voulons au contraire que tous nos sous-comités provinciaux et comités nationaux, jusqu’au comité central ou international lui-même, élus de bas en haut par le suffrage des adhérents de tous les pays, deviennent la fidèle et obéissante expression de leurs sentiments, de leurs idées et de leur volonté. Mais aujourd’hui, précisément parce que nous sommes résolus de nous soumettre en tout ce qui aura rapport à l’œuvre commune de la Ligue, aux vœux de la majorité, aujourd’hui que nous sommes encore un petit nombre, si nous voulons que notre Ligue ne dévie jamais de la première pensée et de la direction que lui ont imprimées ses initiateurs, ne devons-nous pas prendre des mesures pour qu’aucun ne puisse y entrer avec des tendances contraires à cette pensée et à cette direction ? Ne devons-nous pas nous organiser de manière à ce que la grande majorité de nos adhérents reste toujours fidèle aux sentiments qui nous inspirent aujourd’hui, et établir des règles d’admission telles que, lors même que le personnel de nos comités serait changé, l’esprit de la Ligue ne change jamais.

Nous ne pourrons atteindre ce but qu’en établissant et en déterminant si clairement nos principes, qu’aucun des individus qui y seraient d’une manière ou d’une autre contraire, ne puisse jamais prendre place parmi nous.

Il n’y a pas de doute que, si nous évitons de bien préciser notre caractère réel, le nombre de nos adhérents pourra devenir depuis plus fort. Nous pourrions même dans ce cas, comme nous l’a proposé le délégué de Bâle, M. Schmidlin, accueillir dans nos rangs beaucoup de sabreurs et de prêtres, pourquoi pas des gendarmes ? – ou comme vient de le faire la Ligue de la Paix, fondée à Paris sous la haute protection impériale, par MM. Michel Chevalier et Frédéric Passy, supplier quelques illustres princesses de Prusse, de Russie ou d’Autriche, de vouloir bien accepter le titre de membres honoraires de notre association. Mais, dit le proverbe, qui trop embrasse, mal étreint : nous achèterions toutes ces précieuses adhésions au prix de notre annihilation complète, et parmi tant d’équivoques et de phrases qui empoisonnent aujourd’hui l’opinion publique de l’Europe, nous ne serions qu’une mauvaise plaisanterie de plus.