Oh mon Zeus ! - Marion Montaudié - E-Book

Oh mon Zeus ! E-Book

Marion Montaudié

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Beschreibung

On dit que les gouttes d’eau font déborder les amphores. Mais ici, c’est un soupir qui fait déborder la patience de Zeus ! Il envoie donc les dieux de l’Olympe sur Terre, histoire de leur donner une petite leçon d’humanité. Pour ajouter un peu de piment, il leur a ôté la mémoire et c’est Hermès qui est chargé de les réunir. Seul bémol : il n’est pas très doué et ne comprend rien au monde qui l’entoure ! Même s'il est équipé d’un téléphone et d’un album pour enfants, sa mission s’avère bien plus compliquée qu’il ne l’aurait cru ! Bienvenue dans ce jeu de piste farfelu où les dieux sont souvent bien trop humains !

À PROPOS DE L'AUTEURE

Animée par sa fructueuse imagination et ses nombreuses lectures, Marion Montaudié écrit pour que les histoires en elle deviennent des souvenirs pour les autres.

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Montaudié Marion

Oh mon Zeus !

Roman

© Lys Bleu Éditions – Montaudié Marion

ISBN :979-10-377-3496-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre I

Au commencement était l’ennui

Depuis qu’on ne croit plus en eux, les dieux grecs s’ennuient. Ils regardent agir les mortels, comme ça, de loin, mais même leur curiosité s’amenuise à force d’être négligés à ce point. Puisque plus aucun humain ne s’intéresse à leur avis ou à leur pouvoir d’interférer sur le monde, à quoi bon ? Pourquoi s’accrocher au passé quand on voit qu’on n’est même plus un vieux souvenir ? Un peu comme cet ex avec qui on reste ami au début, puis qu’on appelle moins, puis qu’on n’appelle plus, puis qu’on met en vitrine, en placard, en boîte à chaussures avant d’oublier complètement où on l’a rangé dans le musée de notre mémoire. Sauf qu’entre humains, les relations sont équilibrées : tout le monde passe ainsi à autre chose. Pas les dieux. Eux, ils ont le temps. Beaucoup de temps. Et ils s’ennuient !

Le plus souvent, le soir, ils jouent aux cartes. D’interminables parties de cartes, car les soirs se suivent et se suivent. Ce n’est plus qu’ils se ressemblent, c’est qu’ils sont identiques. Et Hermès triche !

Le dernier événement marquant a eu lieu en 1755, quand Zeus a interdit le Kems. Aphrodite et Arès avaient une fâcheuse tendance à profiter du jeu pour se lancer de tendres œillades, et ces codes amoureux exaspéraient toujours plus Héphaïstos, alors que ce n’est pas vraiment le genre de type qu’on aime voir en colère ! On se souvient tous du dernier jour où Dionysos avait mangé son goûter d’ambroisie. Ce n’était pas la première fois que ses sucreries disparaissaient et il ignorait qui était coupable. Les autres riaient sous cape mais sans dénoncer le responsable. Alors, agacé, Héphaïstos était allé fulminer plus loin. C’était le 23 octobre 79. Le 24, le Vésuve balayait Pompéi et Herculanum. La famille divine avait été sous le choc quelque temps et plus personne n’avait osé s’approcher des volcaniques assiettes. Chaque éruption, chaque tremblement de terre trouve sa source dans les sautes d’humeur d’Héphaïstos. Or, sa chère et tendre épouse possède un réel don pour l’énerver.

Il avait bien compris, depuis le temps, que sa femme ne l’aimait pas. C’était, et de loin, la plus belle des déesses. Elle était sublime, incomparable, et elle le savait. La haute idée qu’elle se faisait de ses talents de séductrice était justifiée. Mais cela l’avait rendue si vaniteuse que Zeus avait voulu lui donner une leçon d’humilité en l’unissant au dieu le plus laid. Le dieu des forges et des métaux était une force de la nature, une puissance brute, mais boiteux, mais bossu. On pourrait même dire que leurs physiques se complétaient tant ils étaient opposés : à la silhouette gracile d’Aphrodite répondait le corps trapu d’Héphaïstos ; à ses longs cheveux soyeux, une toison hirsute ; à la délicatesse de ses mains, des paumes calleuses et des doigts aux multiples cicatrices. Au début, il était si fier d’être son mari ! Même s’il avait conscience que c’était une punition pour elle, il ne se lassait pas de la regarder en sachant qu’elle lui appartenait. Il espérait que, comme souvent dans les mariages arrangés, l’amour naîtrait de leur proximité quotidienne. Avouons tout de suite que, parfois, Héphaïstos pensait comme un benêt aux idées rétrogrades. Donc, il croyait qu’Aphrodite lui trouverait vite du charme. Mais, après avoir joué à la femme parfaite, c’est-à-dire après avoir boudé, hurlé, retourné la maison, Aphrodite avait commencé à le tromper. D’abord une fois de temps en temps, avec un mortel. Rien de grave, puisque, même prince, même jeune, même beau, un mortel ne peut rivaliser avec un dieu. Puis de plus en plus souvent. Puis avec Arès. Héphaïstos le savait mais il n’osait rien dire. Être un cocu, c’est une chose, mais de là à être un cocu content… Et Arès, il fallait bien l’admettre, était un séducteur hors pair. Comment lutter contre le dieu de la Guerre ? Les femmes, déesses ou non, aiment qu’on se batte pour elle. Comment lutter contre le seul type qui peut lever toutes les armées du monde ? Certes, Arès avait besoin d’Héphaïstos pour mener à bien les combats puisque c’est lui qui forgeait les meilleures armes. Il aurait donc pu cesser la fabrication en signe de désaccord. Mais cela voulait dire qu’il savait pour leur relation et qu’il faisait comme si de rien n’était, ce qui était lâche. Et c’était signer la fin de ses activités professionnelles tout en mettant une sacrée pagaille sur Terre : Arès était son plus gros client ! Et, sans armes, plus de grands combats épiques ! Vous imaginez Achille et Hector, en pleine guerre de Troie, qui se lancent des cailloux et brandissent des bâtons ? La situation aurait été ridicule et déplorable pour les dieux eux-mêmes qui n’auraient pas pu faire de paris honorables sur les vainqueurs ! Non ! Rien que d’y penser, Héphaïstos en avait des frissons ! Alors, pour lui, nulle autre solution que de ronger son frein, attendre, feindre l’ignorance… tout lui était devenu intolérable, sauf les parties de Kems.

Il aimait bien ce jeu : c’était le seul divertissement qu’il pouvait encore partager avec elle, le seul moment où il pouvait suspendre ses yeux à sa bouche de framboise ou à ses cils de dentelle sans qu’elle se détourne avec mépris. Il la trouvait si belle que, malgré lui, sa colère s’atténuait. Résigné, il se contentait des miettes de leur intimité. Jusqu’à ce qu’Arès s’intéresse au jeu ! On était tranquille pourtant, sans lui, avec Artémis et Apollon en face ! Mais non ! Arès était venu et avait remplacé Artémis. Depuis ce jour, Héphaïstos et Aphrodite avaient commencé à perdre de plus en plus souvent. Comme si avoir une femme qui vous trompe n’est pas assez triste, il faut encore qu’elle fasse gagner son amant contre vous ! Malheureux au jeu et en amour ! Double peine ! Et, pour ajouter une cerise sur ce gâteau de mortifications, Apollon avait tout vu, tout compris, tout répété ! Le pauvre Héphaïstos était devenu la risée de l’Olympe. Hadès lui-même, qui ne jouissait pas d’une super réputation, ne suscitait pas autant de condescendance ! Pourtant, depuis quelques siècles, il avait perdu de sa superbe et ses geignardises tournaient aussi mal qu’un CD rayé ou un vinyle déformé.

C’est surtout lui qui se plaignait de ce désintérêt des humains. Il ne comprenait pas pourquoi l’Enfer, au singulier, était devenu plus attractif que les Enfers, au pluriel. On lui avait répondu que c’était une histoire de mode, comme Pâque et Pâques ou Noël et la Noël… mais il n’y avait toujours pas trouvé de logique. Si les modes sont cycliques, les Enfers auraient déjà dû retrouver leurs heures de gloire… Au chômage technique, il avait préféré quitter son royaume plutôt que d’y être seul avec sa femme et son chien.

Quoiqu’il en soit, en 1755, Héphaïstos avait envoyé valser la table sur laquelle ils jouaient, car il soupçonnait Aphrodite et Arès de se faire du pied en dessous. Au même instant, la terre trembla à Lisbonne et quelque cinquante à soixante-dix mille humains périrent malgré leurs prières à Dieu. Sur le coup, Hadès fut ravi : il descendit aux Enfers plus vite que les ombres ! Il espérait faire carton plein ! Il avait refusé d’employer qui que ce fût pour l’aider ; il avait tenu les portes des Enfers ouvertes des heures et des jours durant, le temps que tout le monde passe ; il n’avait pas touché au nectar que Perséphone lui avait apporté ; il n’avait même pas promené Cerbère… et tout ça pour quoi ? Beaucoup d’ignorance, un peu de dédain, du mépris à l’occasion quand il répondait « Non, je ne suis pas Lucifer » ou quand des badauds le corrigeaient, voulant systématiquement ôter son cher et tendre pluriel. La querelle avec ces ignorants s’était échauffée et Satan lui-même était intervenu. En même temps, il faut bien comprendre l’énervement d’Hadès : il avait vu toutes ces âmes pointer au guichet d’à côté !

Hadès évitait Satan autant que possible. Il ne voyait en lui qu’un parvenu qui avait beaucoup trop investi dans les flammes. Hadès, lui, faisait dans la poésie, dans les fleurs, dans une éternité d’oubli… et surtout, il ne rejetait personne à l’entrée. Tous accédaient aux Enfers puis étaient répartis dans les différents quartiers en fonction de leurs actes passés : aux vilains, le Tartare ; aux bons, les Champs-Élysées. Mais maintenant, quand il évoquait ce séjour des justes, des héros, des nobles cœurs, il obtenait au mieux un sourire en coin, au pire la discographie complète de Joe Dassin chantée faux par une ombre dépressive. Finalement, peut-être était-ce là le problème : pas assez d’élitisme pour les nouveaux hommes de l’an zéro. Il avait eu beau expliquer, plaider, supplier ces ombres… la répartition en différents secteurs était dépassée. Les gens ne voulaient plus que les lotissements un peu craignos soient si proches de leur belle résidence éternelle. Le Ciel et l’Enfer devaient être nettement séparés ! Et, pour plus de sécurité, il fallait passer avec un concours de sélection à l’entrée, fondé sur une étude de dossier et un oral devant un certain Saint-Pierre ! Avec un nom pareil, on aurait dit un poisson ! N’importe quoi cette nouvelle mentalité ! Quant à Satan, ce n’était autre que son ancien secrétaire. Il avait vu une création de poste dans une nouvelle religion, il avait sauté dessus !

Hadès ne se remettait pas du tout de cette imposture ! Être au chômage, voir passer des milliers d’âmes et ne pas pouvoir en détourner une seule de ce qu’elles appelaient « l’endroit où elles méritaient d’aller », c’était trop pour un seul dieu. Il voulait se faire les nerfs, et se défouler sur Héphaïstos, qu’il savait à fleur de peau. Commenter la partie de cartes lui sembla une bonne idée. Avec un peu de chance et en appuyant légèrement là où ça fait mal, il y aurait une nouvelle colère suivie d’une nouvelle catastrophe naturelle. Ça ferait peut-être réfléchir ces humains lobotomisés par deux mille ans de marketing monothéiste ! Et ils reviendraient chez lui, déçus par ce Dieu qui leur inflige tant de malheurs ! Mais c’était sans compter le désaccord de Zeus, qui continuait de se la jouer roi des dieux grecs. Pour éviter cette escalade de violence, de frustration et de vengeance, Mister Foudre avait banni le Kems, qui était devenu un sujet sensible.

Comprenons bien que, oui, c’était le christianisme qui avait semé la zizanie. Tout ça parce qu’un mec avait décidé de se lancer dans une carrière solo ! On sait tous que quitter un groupe, comme ça, au zénith de la gloire, c’est compliqué. Souvent, on se crame les ailes : regardez où ça a conduit Icare quand il a voulu monter toucher le Soleil tout seul ! Mais, il fallait reconnaître que Dieu avait bien géré son évolution artistique. Il avait aussi agité quelques grelots devant Satan, histoire de le débaucher. Sa stratégie était efficace : d’abord jouer sur la peur, ensuite sur l’amour. Puis, quand sa secte était devenue un peuple, il s’était incarné. Pas avant, et pas pour séduire jeunes femmes et beaux éphèbes. Non ! Juste pour manifester son existence, sans même profiter de la vie ! Aucun des Olympiens n’avait pressenti l’ampleur du danger dans ce « Je t’aime moi non plus ». Arriva ce qui arrive à chacun de nous quand on sous-estime la concurrence : elle rafle toutes les parts de marché.

Ensuite, seule Aphrodite avait continué d’être vaguement sollicitée. Contrairement aux vilaines rumeurs, elle n’avait jamais posé pour Botticelli. Et elle avait haï – comme les autres – les œuvres de Michel-Ange qui furent (et sont toujours) la plus grande campagne de publicité du christianisme. En revanche, Mona Lisa, c’était elle ; Gabrielle d’Estrée et sa sœur qui lui pince un sein, c’était elle ; même Louis XIV en majesté, c’était elle ! Dès qu’il fallait incarner la beauté, elle était là ! Les petits emplois si fréquents jusqu’au dix-neuvième siècle s’étaient un temps raréfiés, mais avec l’invention de la photographie et la diffusion des images, prémices à l’accès généralisé au web, il n’avait pas été rare qu’elle descendît sur Terre pour jouer la Muse.

Elle avait tenté le cinéma, en se faisant appeler Marylin. Mais elle en avait vite été excédée : elle avait toujours détesté qu’on lui dise quoi faire, alors être dirigée sur un plateau télé ! Et tout allait de plus en plus vite dans le monde des hommes ! Avec son beau Leonardo da Vinci, ils avaient pris le temps. Avec Leonardo Di Caprio, elle vivait pire que mille morts : elle craignait de voir un cheveu blanchir ou une ride ternir son immuable beauté tant il fallait incarner des beautés changeantes. Rien, absolument rien, ne pouvait valoir un tel sacrifice à ses yeux ! Elle avait donc choisi de retourner aux cartes, même si ça impliquait de subir la présence de son imbécile de « douce moitié ».

Dans l’ensemble, elle s’en sortait toujours mieux que les autres et en tirait pas mal d’orgueil. Elle ne dépérissait pas autant qu’eux puisque, d’une certaine manière, on croyait en elle. En plus, elle avait eu beaucoup de chance quand le conseiller en communication de la Vierge Marie avait jeté l’éponge face aux questions techniques de l’Immaculée Conception. Les scrupules moraux n’étaient pas du genre à la faire tergiverser – sinon elle n’aurait pas inventé les talons aiguilles ! En voyant la petite Marie sur la touche, elle s’était empressée de prendre le poste avant qu’Héra ne se rende compte qu’elle était certainement plus qualifiée. Aphrodite cumulait donc les deux casquettes, polythéiste et monothéiste, du moins pour les représentations.

Mais, malgré cette petite activité, elle aussi se sentait lasse. Les amoureux transis et leurs sentiments n’ont guère évolué et ils sont toujours divertissants. Pourtant, entre « Ô toi que j’eusse aimé, ô toi qui le savais », et les « Yo mademoiselle ! Vas-y viens et j’te montre mon engin ! », le monde avait dû s’effondrer. Le sien en tout cas, oui. La seule idée récente dont elle était fière, c’était celle des sites de rencontre. Éros s’était très bien adapté à l’informatique et était devenu un webmaster de talent. C’est d’ailleurs ensemble qu’ils avaient pensé aux sites adultérins qui excèdent Héra. Et, avec les Big Data, c’était encore plus drôle : un humain évoquait des doutes sur la stabilité de son couple, au téléphone ou par message, et paf ! des publicités apparaissaient dans ses fils d’actualités ou dans ses réseaux sociaux pour lui murmurer que la couette est plus douce ou plus sulfureuse à côté. Aphrodite et Éros adoraient ça ! Ils en riaient beaucoup quand ils se voyaient. Les humains sont si manipulables dès que l’on agite les sonnettes du désir et du plaisir ! Le seul souci était qu’ils avaient mal lu un petit astérisque tout en bas d’un document : les dieux ne peuvent percevoir de revenus liés à un culte dont tout le monde ignore qu’ils sont la source. Donc, ces sites ne leur procuraient aucune entrée d’argent. Ils les entretenaient par pur dévouement envers les hommes… et par pur amusement contre Héra. Qui aime bien châtie bien, en somme.

Cette dernière souffrait beaucoup plus depuis quelque temps. À une période, même si elle était inutile, le christianisme l’avait maintenue à flot : mariage unique, famille, foyer. Elle ne s’occupait de rien, et d’autant moins qu’Aphrodite lui avait soufflé les représentations, mais ne se sentait pas trop désuète. Là, le sens de sa vie éternelle se diluait dans les larmes de son désarroi. C’était quoi ces histoires d’homosexualité sans procréation ? Dans le bon vieux temps, les unions étaient fertiles puis les hommes partageaient leur virilité. D’abord, ils remplissaient les devoirs consacrés par la formule : « Je te donne ma fille pour que tu la laboures », puis ils allaient au gymnase, labourer d’autres champs. Ce n’était tout de même pas si compliqué ! Là ? Polygamie, polyamour… mais pas de polythéisme ! Le monde se décadrait, tout perdait son sens. Or, une Héra sans cadre ne peut que plonger dans la dépression. Elle errait dans l’Olympe avec son air hagard et ses inamovibles vêtements : elle avait renoncé à en changer depuis bien longtemps. Souvent, elle invitait Hadès à boire du nectar. Ils s’enivraient tous les deux et se remémoraient la grande époque.

Chacun s’occupait comme il pouvait, en se laissant porter par le temps qui coule.

Jusqu’à ce qu’un soir, l’impensable se produisît.

Apollon et Artémis, frère et sœur complémentaires, se liguèrent et commencèrent, d’un commun accord, à mener une révolution qui fit vaciller l’Olympe. Comme les blagues, comme les grèves de la SNCF, les révolutions les plus courtes sont toujours les meilleures. Celle-ci ne dura qu’une seconde, ou plus exactement que le temps d’un soupir. Ensemble, en ce 21 juin, le jour le plus long d’une année comme tant d’autres, ils soupirèrent d’ennui !

Pourquoi ce jour-là ? Pourquoi à cet instant-ci ? « Pourquoi ? Pourquoi ? Alors que je gagne ! » pensa Héphaïstos. Personne ne le sut vraiment. Mais le crime avait été commis. Et le séjour paisible des dieux avait été ébranlé. Le monde ne pouvait plus être le même !

Tous les dieux les regardèrent et aucun n’osa prendre la parole. Ils étaient pétrifiés face à tant de grossièreté, à tant d’impudence. Comme l’immortalité, l’une des grandes différences entre les hommes et les dieux, c’est que ces derniers ne peuvent pas s’ennuyer. Ils n’en ont pas le droit car ils sont divins. Ils sont hors du Temps ! Et l’ennui est si ridiculement humain. Il n’est que le reflet de cette crainte du temps toujours enfui et à jamais perdu. S’ennuyer pour un dieu, c’est comme renoncer à sa divinité. C’est renier pouvoir et savoir. Le blasphème absolu.

C’est vrai qu’à force de jouer aux cartes, tous s’en étaient lassé. Mais, sans croyance, pas de culte et sans culte, pas de budget ! L’évocation de la dernière hécatombe les plongeait dans une profonde mélancolie. « Variez les saveurs ! » qu’on nous dit ! C’était plutôt : « Pas de sacrifice, pas de délice ! » Ambroisie et nectar à tout va, les seuls aliments produits directement sur place. Sauf qu’au bout de plusieurs siècles à ce régime, manger local présente ses limites. Quant aux cartes elles-mêmes, c’était un cadeau d’Aphrodite, une dernière folie avant qu’elle comprenne qu’ils devraient tous vivre sur ses réserves. À l’époque où elle les avait achetées, elles venaient d’être introduites en Italie par des marchands turcs ayant commercé avec des Chinois. Ô doux treizième siècle ! Au début, tous les dieux s’étaient passionnés pour cette occupation et attendaient avec une certaine impatience que les humains créent de nouvelles règles. Mais huit cents ans plus tard, il fallait bien avouer que l’enthousiasme était tombé. Ils ne jouaient plus que par habitude. Pour autant, leur divinité leur interdisait formellement de manifester leur lassitude : ennuie-toi si tu veux, mais discrètement ! C’était une question d’honneur, de dignité de race !

Et c’est pour cela que le dieu du Soleil avait agi de concert avec la déesse de la Lune. Un dieu qui s’ennuie, c’est une révolte. Deux dieux qui s’ennuient, c’est une révolution ! Et tous le savaient, et personne ne bougeait.

Ainsi, pour la première fois depuis près de deux cent cinquante ans, Zeus parla : « Aurais-je entendu de l’ennui ? » Prenant son soupir à deux mains, Apollon répondit : « Oui, père. » La réponse fut brève, mais que dire d’autre ?

« Tu sais qu’il est interdit à ta divinité de manifester ce trouble ?

— Oui père, mais…
— Il n’y a pas de mais ! »

La conversation était close. Zeus fonctionnait à l’économie de mots. Il retourna dans ses appartements et regarda des poteries de famille. Son regard s’arrêta notamment sur une amphore où il était représenté bébé avec son père, Cronos. C’était alors lui le roi des dieux. On lui avait prédit que son fils serait plus puissant que lui. Dans le doute, il dévorait donc tous ses enfants. C’est pour cela que l’amphore était ornée d’un dessin de Cronos allumant un barbecue pour y griller des brochettes de petits dieux.

Zeus détourna alors son regard pour l’arrêter sur une seconde amphore. Il la préférait car elle le montrait en train de s’échapper, de prendre les armes, de tuer son père, et enfin d’allumer un barbecue. S’il avait vraiment tué son père pour survivre, l’idée du barbecue sur les deux amphores venait de l’artiste, qui trouvait plus percutant de faire apparaître une sorte d’ironie tragique : « Ça marquera mieux les esprits » qu’il disait. Mais qui s’en souvient ? Certainement pas Apollon, ce traître à son rang ! Si Zeus n’avait pas dévoré Cronos, les dieux auraient joui du temps et auraient pu mourir. Mais, vu le chef, ils n’auraient pas vraiment eu le temps de profiter de la vie. C’était un sacrifice nécessaire pour enfanter un monde harmonieux. Et il avait réussi ! Comment son propre fils pouvait-il faire fi de cette vérité ? Comment avait-il osé soupirer ?

Le roi de l’Olympe le savait, il n’avait pas été un père parfait. Mais quels sont vos repères et vos modèles quand votre propre géniteur teste le goût de vos frères et sœurs accompagnés de différentes sauces ? Forcément, il avait fait au mieux depuis, même s’il avait commis quelques erreurs. Quand vous êtes omnipotent, rien qu’une idée peut conduire à la catastrophe…

Il se souvint, en esquissant un sourire, de ce jour de fête un peu arrosé où il trouvait qu’Arès pavanait trop. « Je vais lui trouver un équivalent féminin, histoire de lui rabattre son caquet au jeunot ! » Quelle idée ! Il commença donc à se creuser les méninges ; et ses méninges se creusèrent réellement. Un léger mal de crâne le prit. Il accusa le pot de nectar. Il alla se coucher avec un verre d’eau, mais la migraine empira, empira, empira encore… jusqu’à ce qu’Athéna sorte tout armée de sa tête ! Il se jura dès lors de ne plus réfléchir trop fort et d’économiser ses mots.

La p’tite était traumatisée : sortir en armure de la tête de son père, c’est pas évident comme début dans la vie. En plus, déesse de la guerre donc pas très séduisante à l’adolescence, un peu trop garçon manqué ; et déesse de la sagesse donc incapable de commettre la moindre bêtise ou de ne pas dénoncer celles des autres. Une vraie mademoiselle Je sais tout et Je suis parfaite ! Ça cause quand même pas mal de handicaps sociaux pour se faire des amis. Sa propre famille la fuyait comme la peste qu’elle était. Pas une vilaine grosse peste noire, mais un peu quand même. Alors, son seul refuge, ce furent les livres. Des quantités astronomiques de livres ! Les autres dieux n’en revenaient pas que les humains aient pu en écrire autant. Athéna lisait tout : les publications scientifiques afin de vérifier si les connaissances des hommes s’orientaient vers la vérité (qu’elle connaissait) et les fictions qui lui permettaient de mieux comprendre les sentiments humains eux-mêmes. Pourtant, elle restait incapable de se mettre à leur place et d’appliquer dans sa famille toutes les nuances de ces caractères. Pour elle n’existaient que la droiture, l’honnêteté, la justice. Pas étonnant que sa seule amie fût une chouette…

Malgré ces souvenirs lointains, Zeus n’avait toutefois pas l’impression d’avoir été un père indigne au point de mériter un soupir d’ennui ! Et surtout pas de la part des jumeaux !

Alors, pour la première fois depuis la naissance d’Athéna, Zeus décida de réfléchir.

Pendant ce temps, autour de la table, la partie avait cessé.

« Vous êtes fous ? interrogea Athéna. Pour elle, toute forme de sédition relevait de l’aliénation la plus totale.

— De l’action ! commenta Arès, non sans joie.
— On finit quand même la partie ? » espéra Hadès. Mais lui, personne ne l’écoutait. Comme d’habitude.

Chacun y alla de sa petite remarque, mais en réalité, ils étaient tous d’accord. 2000 ans, ça faisait long. Un peu de mouvement leur manquait. Pour autant, aucun n’aurait eu le courage de soupirer ! Ceci dit, maintenant que c’était fait…

Ils organisèrent donc une petite réunion et décidèrent courageusement, à l’unanimité moins Hermès, d’envoyer ce dernier pour en dresser le compte rendu au patron. Connaissant le caractère sanguin du roi des dieux, cette perspective d’un tête-à-tête ne l’enchantait pas. Mais Poséidon avait sorti l’argument divin : « C’est toi le messager des dieux ».

Hermès arriva donc devant le bureau de Zeus. Il allait prendre la parole, mais il fut devancé : « J’ai réfléchi. »

Cette phrase minimale fit frémir le messager. C’est lui qui avait annoncé la naissance d’Athéna ainsi que les circonstances de sa création. Il savait donc bien qu’une réflexion n’était pas forcément de bon augure. Mais avant même qu’il eût le temps d’ouvrir la bouche, il s’effondra.

Chapitre II

Hermès

Un son strident et régulier retentit avant de s’atténuer, puis de repartir de plus belle.

L’homme ouvrit péniblement un œil, puis le deuxième. Les contours des lieux et des objets restaient toutefois flous et rien ne pouvait vraiment lui expliquer d’où venait cet horrible bruit qui le tirait d’un autre monde. Il rassembla ses esprits et ses forces pour s’extirper des bras de Morphée et pour trouver l’origine de ce cauchemardesque désagrément. Il réalisa que le soleil luisait, au loin, mais cela ne lui fut pas d’une grande aide. En se redressant, il découvrit qu’il avait particulièrement mal au crâne et il eut le réflexe de mettre ses mains sur ses yeux, comme si ce geste allait le soulager. Bien essayé, mais inutile ; et d’autant plus inutile que la stridence reprit un peu plus fort. Les mains se déplacèrent comme d’elles-mêmes vers les oreilles, mais elles furent impuissantes à étouffer totalement ce tintamarre artificiel. La souffrance physique trouvait de nombreuses sources et il ne savait pas par quel bout commencer pour être soulagé. Cela devait faire des siècles qu’il n’avait pas eu aussi mal au crâne. En plus, il ne se souvenait ni du pourquoi ni du comment. En réalité, il ne se souvenait de rien ou presque. Il voulut remonter le cours du temps et l’échelle brisée de ses souvenirs, mais l’horrible bruit l’empêchait de se concentrer et semblait avoir pour seul but de lui faire exploser la tête.

« Une chose après l’autre, pensa-t-il : arrêter ça puis réfléchir. »

Il rouvrit les yeux et les maintint ouverts pour que la pièce prenne forme. « Spartiate, la décoration ». Cette qualification jaillit alors même qu’à ce moment précis, la localisation exacte de Sparte semblait se perdre dans les brumes lointaines de son esprit, comme une idée qui existe, dont on sait qu’elle existe, qu’on l’a déjà eue, qu’on a déjà sue… mais qui paraît si loin, si inaccessible ! Des murs blancs, une table, une chaise, une porte, le canapé sur lequel il était allongé en l’absence de chambre avec un lit, bref : le minimum pour pouvoir dire que le studio est habité, et probablement par un jeune homme qui vient de s’installer et pour qui la décoration est une affaire de filles. Sur la table était posé un petit objet noir : quand la sonnerie résonnait, l’objet émettait une faible lumière ; quand la sonnerie cessait, l’objet restait inerte. Peut-être y avait-il donc un lien de causalité ? Il lui fallut donc se lever pour approcher de la table et trouver une réponse à cette question. À notre époque, on ne nous demande pas d’avoir inventé l’eau chaude pour faire taire un téléphone, mais on sait ce qu’est un téléphone et comment il fonctionne. Est-ce si évident la première fois qu’on y est confronté ? Pour lui, c’était plus une boîte maléfique dont le couvercle était orné de numéros, d’une étrange forme rouge et d’une étrange forme verte, et qui émettait cette infâme musique. Et parfois, sans raison apparente, tout s’arrêtait. Puis, ça recommençait. N’eût été le vacarme, il aurait peut-être mieux apprécié cette chose, mais là, c’était tout de même très désagréable et cela résonnait trop dans son cerveau. Comme si c’était plus fort après chaque moment de silence. Malgré de nombreuses réticences – pour ne pas dire, de sacrées chocottes – il se décida à toucher la chose. Au fond, elle n’était peut-être pas maléfique et rien de grave ne lui arriverait. En luttant très fort contre son instinct de survie, il tapa du bout de l’index sur le rouge, ce qui eut pour effet d’arrêter le bruit. Il fut très fier de lui : il était parvenu à dompter le monstre et à lui imposer le silence ! Mais il déchanta en quelques secondes : le bruit recommença. Rouge, silence. Encore. Rouge, silence. Et encore. Puisque, de toute évidence, le rouge ne faisait taire le monstre que pour peu de temps, peut-être le vert fonctionnerait-il mieux. Il fallait essayer…

Le bruit fut alors remplacé par une voix féminine et l’homme s’éloigna de sa table d’un seul bond ! Comment ? Le monstre parle ? Et il parle une langue que je comprends ? À qui ? À moi ? C’est à moi qu’il parle ? Parce que, si ce n’est pas à moi, à qui d’autre serait-ce ? Mais je ne le connais pas, pourquoi voudrait-il me parler ? Les questions se bousculaient tellement dans son esprit nauséeux qu’il avait du mal à se concentrer sur ce qui lui arrivait, et surtout, à donner un sens à l’expérience qu’il vivait. Il était juste pétrifié, mais c’est ce qui lui permit d’entendre ce que lui disait la voix, alors même qu’elle n’était pas en haut-parleur : « Hermès ? Hermès, tu m’entends ? » La voix avait dû se répéter tant qu’on ne lui répondait pas mais le silence se fit dès qu’Hermès articula « Quoi ? » Oui, même les dieux peuvent perdre leurs mots.

Tout redevint alors paisible dans la pièce et le chaos brumeux de ses souvenirs commença à se dissiper… et à céder la place à de nouvelles inquiétudes. Il se rappelait l’Olympe, les cartes, le soupir et le message. Ensuite, plus rien, mais de toute évidence il avait dû se passer quelque chose puisqu’il n’était pas chez lui. Il imagina la colère qui avait dû prendre Zeus. Or, quand on énervait le patron, on s’en repentait souvent. Sa situation devait donc être une punition : il avait été foudroyé et envoyé là (même s’il ignorait précisément où était ce « là »). Il suffisait donc de demander pardon, de se repentir, de sourire et d’espérer que ça passe. Ce fut donc sa stratégie initiale : lever les yeux et les bras très hauts, se baisser jusqu’à terre, implorer tantôt en silence, tantôt en hurlant. Pendant près d’une heure, il essaya de nombreuses gesticulations et tout ce qu’il réussit à faire fut de transpirer et de sentir mauvais. C’était donc ça la fameuse « sueur ». Pas terrible quand même. Mais il ne pouvait pas se décourager comme ça : c’était un dieu, pas un simple mortel, donc on écouterait ses prières, non ? Les voies des dieux ne peuvent pas être si impénétrables et ils doivent bien tendre l’oreille. Il savait très bien que si Zeus ne répondait pas, c’était volontairement. Alors, son espoir se mua de frustration en colère ; mais il ne parvint qu’à se blesser les jointures en frappant dans le mur. Il pleura, sans savoir pourquoi, peut-être le cumul d’émotions. Encore un châtiment pas drôle dont seuls les hauts placés ont le secret. C’est tellement simple de s’acharner sur les faibles en négligeant leurs revendications. Et c’est tellement lâche de faire la sourde oreille comme ça ! et, et, et, et quoi ? Il se retrouva confronté à un néant : que faire ? que devait-il faire pour se sortir de là ? Il n’y resterait pas indéfiniment ! N’est-ce pas ?

Au fond de son gouffre intérieur scintilla une lueur. Il la laissa grandir et reprit peu à peu son calme afin d’analyser la situation. De toute façon, quand on est essoufflé et énervé, on ne pense pas bien. Bon. S’il se fiait à ce qu’il avait vu par la fenêtre, il devait être sur Terre, incarné, et de toute évidence dans une époque contemporaine, ce qui était une bonne chose : ça lui évitait la famine, la peste et la guerre. Certes, comme il s’était largement désintéressé des hommes ces derniers siècles, il ignorait quelques éléments de détail, mais il connaissait les grandes lignes du monde moderne : eau courante et chaude, électricité, trucs qu’ils appellent voitures, truc qu’ils appellent Internet… Ses quelques réminiscences l’aideraient forcément à faire face. Face à quoi, il ne le savait juste pas encore bien… A priori, s’il appliquait ce qu’Aphrodite avait pu dire une fois ou deux, les hommes parviennent souvent à comprendre le monde en prenant une « bonne douche bien chaude » : il convenait donc de commencer par là !

Pour trouver la salle de bains, il fut contraint d’analyser l’espace qui, du canapé-lit où il se trouvait, ne présentait que deux portes. Celle qu’il ouvrit en premier le conduisit dans un couloir ; échec. La seconde dévoila une douche, des toilettes, un lavabo et une machine à laver (même s’il ignorait comment elle fonctionnait). En un sens, Zeus avait tout de même équipé convenablement ce studio, c’était déjà ça. Hermès se dirigea vers la douche et tâtonna un peu : il se brûla, mit l’eau trop froide, la coupa… Au bout de quelques minutes de réglages, il parvint à se laver. Si ceci fit diminuer le marteau-piqueur dans sa tête et lui permit de sentir bon « la fleur de tiaré aux extraits d’aloe vera », il ne remonta pour autant pas dans l’Olympe et ignorait toujours ce qu’on attendait de lui.

Au bout de quelques heures, comme aucune réponse ne paraissait se présenter « chez lui », il se décida à sortir pour réfléchir en marchant, comme d’autres humains avant lui. Parce que, oui, il avait fini par admettre qu’il était comme un humain et que, pour s’en sortir, il devait se calquer sur eux, sur leurs habitudes et sur leurs façons d’être. Et ça ne l’enchantait pas vraiment.

Chapitre III

Félix

Tandis qu’il roulait à toute allure sur l’autoroute, le voyant d’essence s’alluma sur le tableau de bord, rappelant Félix à la réalité – qui aurait pu être pire : en partant à la retraite, il avait pris soin de négocier un accord qui lui permettait de toujours jouir du parc automobile de son ancienne entreprise. Or, il aimait le clinquant, le brillant, le « tout le monde ne peut pas se le permettre ». Le département financier avait voulu revenir sur ce privilège, tant il était prêt à économiser n’importe où ! Félix n’allait tout de même pas se contenter de véhicules bas de gamme ! Il se devait de toujours envoyer une première image de supériorité, impeccable et maîtrisée. Sans elle, toutes ses rencontres auraient été moins impressionnées. Il voulait faire peur dès la première seconde pour tout de suite être respecté et faire respecter ses idées comme ses choix, sans avoir à perdre de temps en inutiles justifications. C’était comme ça qu’il avait toujours travaillé : vite, bien, sans tergiversations. Et tout, jusqu’à sa voiture de fonction, le montrait.

La veille, il s’était rendu en Allemagne pour assister à un congrès international. Ses soixante-dix ans et son air de présentateur sur le retour lui conféraient une aura de crédibilité que ne possédaient pas les petits jeunes. Surtout, au cours de sa carrière, à force de patience et de calculs, il était parvenu à grimper les échelons dans son groupe, au point d’en devenir vice-président, alors qu’il y était entré comme intérimaire, tout juste compétent pour servir le café. C’est son absence de scrupules qui lui avait permis de prolonger ses contrats : un tout petit incident survenu au type du courrier la veille du départ de Félix… et puisque l’entreprise préférait recruter en interne… Du courrier à la photocopieuse, de la photocopieuse au secrétariat… il avait toujours été efficace et avait toujours eu la chance que quelqu’un tombe : amoureux, malade, enceinte, ou plus simplement dans les escaliers. La chute des uns fait l’ascension des autres. Et plus les responsabilités affluaient, plus ses compétences fleurissaient. Rapidement, il était devenu indispensable. Maintenant, on le respectait comme un mentor et ses conférences étaient suivies avec ferveur.

Le soir même, il s’était rendu dans un casino. Toujours en déplacement, toujours seuls, les joueurs ressemblaient pour lui à une grande famille d’anonymes. Ils se retrouvaient tous, se fréquentaient, connaissaient les mêmes tensions et les mêmes soulagements. Mieux qu’une famille en réalité ! Pas besoin de faux-semblants. Autour d’une table de poker, les hommes sont plus proches, plus honnêtes, plus fusionnels même, qu’autour d’un chapon de Noël. Que votre voisin ait encore raté le barbecue ou que votre voisine ait acheté un (horrible) nouveau sac à main ne vous intéresse, en réalité, jamais. Au jeu, tout ce qu’on vous demande c’est de l’impassibilité, quelques mots-clefs et de l’argent. Il est inutile de singer l’intérêt ou l’enthousiasme, au contraire. Des relations humaines réduites à leur minimum, que souhaiter de plus ?

Sirotant son whisky préféré, Félix n’avait pas été très heureux à ces parties. Les pertes n’étaient pas astronomiques, mais les cartes étaient contre lui et il préférait se coucher. Il s’était donc déplacé au comptoir du bar. La lumière tamisée, les meubles en faux bois massif, le vert des moquettes et la boisson, tous ces éléments avaient fini par le précipiter dans sa chambre, accusant sa vieillesse qui le faisait dormir seul. Au moment de son divorce, il avait fréquenté nombre de femmes. À présent, il ne cherchait plus leur compagnie car il ne se sentait pas en mesure de leur offrir quoi que ce fût.

Il en était là dans ses souvenirs quand il coupa le contact du véhicule. Félix n’aimait pas les stations essence où il était obligé d’entrer : pourquoi ne fonctionnent-elles pas toutes avec une carte bancaire, 24 h/24 ? Il détestait la lumière crue de ces boutiques. Il détestait ces souvenirs typiques d’une région qui encombraient les rayonnages. Il détestait ces livres sans envergure – cuisine, développement personnel, quizz – qui ornaient les étagères. Tout le dégoûtait et le rappelait à cette consommation inutile et omniprésente. Pire encore : à cette lie de la consommation, ici hors de prix. Ce mépris s’imprima sur son sourire et il ne fit pas même l’effort de paraître poli envers le pauvre jeune homme – probablement en travail saisonnier – qui était à la caisse et qui devait lui-même s’ennuyer depuis des heures. Puis, il remonta dans sa voiture et engloutit les trois cents derniers kilomètres avec une célérité qui l’étonna lui-même.

Pour éviter la radio et ses publicités, il avait choisi un CD. Un CD ne vaudrait jamais un vinyle, mais c’était toujours mieux que les supports USB. Que ce fût par snobisme ou par incompétence face au numérique, Félix refusait catégoriquement de se séparer de ses disques. Même lorsqu’il était en déplacement, ces derniers possédaient toujours une place dans sa mallette ou dans sa valise. À force, il les connaissait par cœur et c’est de là que venait son plaisir : ne pas être surpris par la chanson suivante qui, peut-être, créerait une disharmonie par rapport à la précédente. Un album est toujours pensé : les pistes ne se suivent pas d’une manière aléatoire et, si l’artiste est bon, cet enchaînement est cohérent. Or, Félix n’écoutait pas de mauvais artistes. En plus, le fait de devoir changer de disque, au lieu de laisser les playlists défiler, lui permettait de marquer le temps et d’avoir de l’emprise sur lui. Rythmer ainsi chaque heure de route participait de sa sensation de pouvoir et, d’une certaine manière, structurait son trajet. Le numérique impliquait aussi beaucoup trop de dispersion, pas assez de sélection ni de réflexion en amont. Pour lui, chercher une seule chanson, sans se préoccuper du reste de l’album, impliquait de la désinvolture envers le travail de l’artiste. Ça entrait dans une logique de consommation à outrance, où tout le monde peut percer avec un seul single, sans avoir conçu un univers artistique complet, et où chacun s’arroge le droit de juger. Cette évolution des mœurs le révulsait.

De manière générale, il n’appréciait guère cette époque : le bruit, la pollution, la disparition des bonnes manières… Le temps de sa jeunesse lui manquait et il le regardait toujours avec nostalgie. Mais n’était-ce pas le propre de la vieillesse que d’idéaliser ce passé ? À l’inverse, certains progrès lui convenaient, comme les nouvelles voitures, l’électroménager qui lui simplifiait la vie ou la qualité de certains documentaires diffusés à la télévision. Surtout, il était fier de son ascension sociale, lui qui était fils d’un horloger de village, et dont la fortune se comptait à présent en centaines de milliers. Tout bien considéré, sa vie lui convenait parfaitement et il pénétra chez lui avec un sourire satisfait.

Chapitre IV

Hermès

En sortant de son petit appartement, Hermès découvrit qu’il était au troisième étage d’un bâtiment. Déboussolé face aux boutons de l’ascenseur, il avait opté pour les escaliers. Dans la rue, il avait tourné à gauche : ne sachant pas trop où aller, ce n’était une solution ni pire ni meilleure qu’une autre. Tandis qu’il marchait, il n’arrêtait pas de retourner le problème : pourquoi les deux zigotos avaient-ils soupiré ? Maintenant, il était puni ! Alors qu’il n’avait rien fait de mal, lui ! Il avait juste été envoyé pour discuter avec Zeus. Il ne méritait aucun châtiment ! Il avait simplement fait son travail, après tout ! Certes, les cartes ennuyaient tout le monde. Et, certes, les dieux étaient frustrés de l’oubli dans lequel ils étaient tombés. Mais quand même ! De là à être incarné ! Et puis, « oubli » n’était pas le bon mot. Ils étaient surtout passés du statut d’êtres vénérés à celui de gadgets pour touristes : cartes postales, t-shirts, fictions à succès divers, montagnes russes… Quant au cinéma, il en faisait de simples personnages, sans rendre hommage à leur charisme réel. C’est sûr, ce n’était pas une situation idéale, mais Apollon et Artémis auraient pu continuer de s’en contenter ! « Attends que je leur mette la main dessus ! On va avoir une petite discussion tous les trois ! » grommela-t-il.

« Le fond de l’air est frais, déclara une femme d’un âge respectable – comme l’indiquait le fait qu’elle portait un fichu sur la tête, attribut féminin dont n’usent que les femelles d’un âge respectable.

— Eh oui, que voulez-vous ! Y’a plus d’saison ! » commenta sa voisine, qui devait être un peu plus jeune, puisque sans fichu.

« En même temps, quand on voit l’importance que vous accordez à Déméter, songea Hermès, normal qu’elle boude ! Elle, au moins, a cette chance de pouvoir bouder visiblement. »

Les deux petites vieilles étaient assises sur un banc, dans une sorte de cage en verre dont la face avant était ouverte. Ce n’était donc pas une prison. Malgré ses réticences initiales, Hermès se dirigea vers elles afin d’obtenir des informations sur l’endroit où il se trouvait. Le nom de la ville lui importait peu, mais il voulait en connaître les lieux majeurs, ne doutant pas que si Zeus attendait quelque chose de lui, et ne lui répondait pas quand il l’appelait depuis chez lui, il se manifesterait dans un endroit qui seyait mieux à son statut. Où reçoit-on des messages divins à cette époque ?

« Vous avez besoin d’aide, mon p’tit ? lui demanda la dame au fichu.

— Peu de temps avant cet instant se fit mon arrivée en ces lieux. Émergea ainsi en moi la volonté de déchiffrer la réalité telle qu’elle s’est matérialisée dans le maintenant, répondit-il.
— Ahah ! rit la plus âgée. Mais quelle étrange façon de parler ! Vous vous moquez de nous ? Ou alors vous êtes artiste ? Laurie, la dernière fois que j’ai entendu quelqu’un parler comme ça, c’était au théâtre !
— Ah parce que tu l’as compris, toi ? T’es sûre que c’était du français ?
— Non, nia l’autre. Mais ça m’a juste rappelé le théâtre ! On sait bien qu’ils y parlent bizarrement, les gens !
— Je viens d’arriver dans cette ville, mesdames, et souhaite donc m’informer sur ses lieux d’intérêt. Où peut-on recevoir des messages divins s’il vous plaît ? reformula Hermès.
— Des messages divins ? Vous êtes curé ? Vous ne ressemblez pourtant pas à un ecclésiastique. Vous voulez aller à l’église ? questionna la plus jeune, qui le regardait d’un air sceptique.
— Non non, madame, j’ai dû mal me faire comprendre. Je ne veux pas de nouvelles de Dieu, mais de Zeus.
— De qui ?
— De Zeus, mon père. (Quelle évidence !)
— Mais qu’est-ce qu’il raconte ? soupira Laurie.
— Si vous venez d’arriver en ville, vous devriez tout de même vous rendre à l’église, insista celle au fichu. C’est un très beau bâtiment. Nous sommes d’ailleurs particulièrement fiers de notre orgue. Évidemment, l’église a été en partie pillée et endommagée pendant la Révolution, mais on l’a bien rénovée depuis ! Pour y aller, prenez la ligne 1, l’arrêt se situe dans la prochaine rue à droite. Demandez au chauffeur de vous arrêter au centre-ville ; vous ne pourrez pas la rater ! Ah ! Et en face, le bâtiment du XVIIe siècle, c’est notre mairie. Elle abrite aussi le musée de la ville. On y a même exposé de vieux livres qui racontent l’histoire de la région. C’est très instructif. Et puis les boiseries sont si belles !
— Mais, pour recevoir des messages ? répéta Hermès, déjà lassé par cet itinéraire touristique.
— Des messages ? Comme du courrier, des lettres, vous voulez dire ? Le bureau de poste se trouve rue des Alouettes. Depuis la mairie, tournez à gauche et vous tomberez dessus au bout de deux cents mètres.
— Mais à cette heure-là, c’est pas la peine, précisa Laurie.
— Pourquoi ?
— C’est fermé monsieur : c’est l’heure de la pause déjeuner, voyons !
— Le déjeuner ? (C’est quoi ça encore ?)
— Bah oui mon p’tit ! Il est presque midi ! Le temps que vous y arriviez, il sera trop tard. Par contre, si vous voulez vraiment découvrir la ville, vous devriez manger le long du canal. C’est là-bas que nos restaurants traditionnels se trouvent. C’est bon et pas cher ! Goûtez les spécialités et vous m’en direz des nouvelles !
— Merci mesdames. Passez une bonne journée. »

Hermès était quelque peu mécontent de devoir attendre l’ouverture du lieu appelé « La Poste » pour avoir des réponses. Mais cette conversation lui avait au moins appris quel ton employer pour parler aux humains contemporains. Il possédait aussi quelques éléments pour se repérer et une partie de lui avait hâte de prendre le bus : c’était une nouveauté, ça ne pouvait pas manquer d’être amusant ! Il dirigea donc ses pas vers l’arrêt indiqué. Quand il monta, il ne comprit pas tout de suite ce que le chauffeur lui réclamait ni comment accéder à sa requête. Ce ne fut que quand l’humain lui montra des piécettes qu’il réalisa qu’il fallait payer. Comment faire ? Il tâtonna ses poches, comme tout homme qui cherche son portefeuille et là, miracle : il découvrit qu’il avait un portefeuille ! Mieux encore, de l’argent était dedans ! Enfin une bonne nouvelle ! Enfin, un signe que Zeus ne l’abandonnait pas vraiment à son triste sort ! Un sourire éclatant naquit sur son visage quand il se trouva en mesure de payer son ticket !