Passons sur l'autre rive - François Bustillo - E-Book

Passons sur l'autre rive E-Book

François Bustillo

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Beschreibung

La vie religieuse est aujourd’hui fortement questionnée, bousculée par une société sécularisée et déchristianisée. Est-ce à dire qu’elle n’a plus rien à dire, qu’elle ne peut plus attirer et faire sens pour des jeunes de notre temps ?
La vie religieuse se perfectionne de crise en crise et de conversion en conversion. Parfois des intuitions nouvelles naissent, se voulant des phares mais n’étant que symptômes de réaction et d’opportunisme volontariste, croyant sauver la vie religieuse mais risquant d’enterrer l’Évangile.
Ainsi, notre temps demande à sortir d’un regard lié à la colère, à la fatigue et à la peur pour vibrer et vivre avec joie la vocation et la mission. Entre confort et effort deux visions de la vie religieuse se dessinent d’une manière dangereuse et caricaturale.
Retrouver le sens d’un cœur à cœur, parce que les religieux savent que la vie fraternelle est leur écosystème durable. C’est de ce point que l’on peut passer sur l’autre rive, comme Jésus l’a souvent dit à ses disciples. Pour écouter sa voix qui pousse à une mobilité charismatique audacieuse.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Mgr François Bustillo est Franciscain Conventuel, il a été supérieur provincial des frères de France et Belgique et vicaire épiscopal dans le diocèse de Carcassonne-Narbonne. À Lourdes, il a été supérieur du couvent et membre du conseil épiscopal du diocèse de Tarbes-Lourdes. Depuis juin 2021 il est évêque d’Ajaccio. Il est l’auteur de La vocation du prêtre face aux crises, 2021, Ed. Nouvelle Cité, traduit en italien, en espagnol et en portugais.    

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Du même auteur

La Vocation du prêtre face aux crises. La fidélité créatrice, Nouvelle Cité, 2021

Traduit en italien et en espagnol.

François Bustillo

Passons sur l’autre rive

Pour une vie religieuse renouvelée

nouvelle cité

Couverture : Lectio Studio – Philippe Guitton

Illustrations de couverture :p. 1, photo © Unsplashp. 4, portrait de l’auteur

© Nouvelle Cité 2022

Domaine d’Arny91680 Bruyères-le-Châtelwww.nouvellecite.fr

ISBN : 9782375823323

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

TABLEDESMATIÈRES

Du même auteur
Page de titre
Page de copyright
Introduction
1. Réhumaniser la société
La société du faire
La pression pour réussir
La dépendance du plaire
L'ambition de durer
Une jeunesse désarticulée
2. Une vie religieuse sécularisée ?
Naviguer dans des eaux troubles
L'exigence de la conversion
Un regard responsable
L'ennui et le vide
Des vocations pour nous ou pour le Royaume ?
Désir d'authenticité
Faisons-nous un nom
Radicalité et rigidité
Fidélité et intransigeance
Réforme et formalisme
Réactif et créatif
Individualisme et obéissance
S'installer dans la mentalité de conservation ?
3. Une formation démodée ?
Éducation et endoctrinement
Obéissance et domination
Vocations et séduction
Refus et discrimination
4. L'urgence d'aimer
Évangéliser la mentalité
Le principe de courtoisie
Respecter le frère
La dignité du frère
Aimer le frère
Conclusion

Introduction

La vie religieuse se perfectionne de crise en crise et de conversion en conversion. Elle est appelée à évoluer. Ce terme parfois suscite le soupçon. L’évolution est liée à la conversion intérieure, à la capacité de retrouver le sens et le but d’une vie donnée.

En ce XXIe siècle, la vie religieuse vit une étape unique pour retrouver le sel du prophétisme. Au milieu des crises sociales et ecclésiales, celles et ceux qui ont choisi de donner leur vie au Seigneur et aux autres constatent des tiraillements internes. D’une part, les institutions nous signalent une diminution des vocations et une augmentation de l’âge canonique des religieux et des religieuses ; de l’autre, face à cette constatation statistique froide, de nouvelles réalités apparaissent pour répondre avec radicalité aux défis de notre monde.

Le point de vigilance et de sagesse se situe, d’après nous, dans la capacité évangélique à lire les signes des temps. Parfois des intuitions nouvelles naissent, se voulant des phares mais n’étant que symptômes de réaction et d’opportunisme volontariste, croyant sauver la vie religieuse mais risquant d’enterrer l’Évangile.

Ainsi, notre temps demande à sortir d’un regard lié à la colère, à la fatigue au messianisme et à la peur pour vibrer et vivre avec joie la vocation et la mission. Entre confort et effort deux visions de la vie religieuse se dessinent d’une manière dangereuse et caricaturale. Ainsi, certains lisent la situation de la vie religieuse en Occident d’une manière binaire.

D’un côté, les défenseurs du confort, ceux qui sont rassurés dans le « on a toujours fait comme ça » et « je fais ce qu’il faut faire », « on disparaît, mais c’est pareil pour les autres ». Dans ce système, la vie tourne autour du faire, du savoir et du devoir. En même temps, il faut que rien ne manque à une vie calme. Le jour où le wifi est en panne, certains sont en crise. Dans cette voie, le travail pastoral et la vie communautaire sont assumés mais le confort personnel est privilégié, ce qui se traduit par un certain individualisme : mon monde, mes passions, mes devoirs, mes contacts, etc. Le risque dans cette logique est de mener une vie de devoir mais fade et médiocre, perdant la force du signe.

De l’autre, nous avons la réaction à cette vie fade et confortable. Nous avons les prophètes de l’effort. Ainsi, les nouveaux arrivants veulent redonner à la vie religieuse sa force par des formes de piétisme, de volontarisme et de moralisme guidés par l’impératif : « il faut ». Dans cette réponse il y a la juste constatation d’un problème mais on prône une mauvaise réponse. Celle-ci risque de tomber dans le formalisme. On soigne le faire et la forme mais on néglige l’être et la vraie conversion. On est fidèles à la loi mais sans aimer.

Les religieux ne peuvent pas suivre cette logique binaire de crispation, typique de notre société. Notre culture divise entre les « pour » et les « contre ». C’est basique, diviseur et pas du tout évangélique. Il serait irresponsable, spirituellement parlant, de limiter la vie religieuse à un combat entre les modernes et les traditionnels. Cette vision pousse à des choix d’affinité ou d’opportunité d’un point de vue humain mais pas évangélique. Il est important d’aller plus loin et plus en profondeur dans l’analyse en vue d’une synthèse.

Actuellement, la vie religieuse n’a besoin ni d’un tête-à-tête, ni d’un corps à corps mais d’un cœur à cœur. Les religieux savent que la vie fraternelle aimable est leur écosystème durable. C’est de ce point que l’on peut passer sur l’autre rive, comme Jésus l’a souvent dit à ses disciples. Passer sur l’autre rive ne signifie pas fuir une dure réalité ou chercher une rive plus douce. Il s’agit d’écouter la voix de Jésus qui pousse à une mobilité charismatique audacieuse.

Le but de cette réflexion sur la vie religieuse est de mettre au cœur l’amour. Lors des chapitres canoniques, lors des rencontres entre religieux, il est assez naturel de parler de chiffres, des questions de logistique, de la mission, du futur, de la vie spirituelle, de la gestion des personnes et des structures. Le drame, nous semble-t-il, est que l’on n’aborde pas l’amour dans la vie religieuse. Est-ce que les religieux s’aiment ? Est-ce qu’ils se soutiennent ? Est-ce qu’ils manifestent cet amour au monde ? Est-ce qu’ils aident l’Église à être plus aimable et plus aimante ?

La parole de saint Paul aux Thessaloniciens nous semble opportune pour les défis de notre temps : Que le Seigneur vous donne, entre vous et à l’égard de tous les hommes, un amour de plus en plus intense et débordant, comme celui que nous avons pour vous (1 Th 3,12). Un amour intense et débordant, un sacré projet de vie. C’est autour de cette voie que nous souhaitons réfléchir.

1. Réhumaniser la société

Combien de fois citons-nous le début de la Constitution pastorale Gaudium et spes : les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur (GS 1). Le concile Vatican II a beaucoup insisté sur ce lien étroit entre l’Église et le monde.

Jésus commence son ministère public par les paroles du prophète Isaïe : l’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée par le Seigneur (Lc 4,18-19). La mission de l’Église est une Bonne Nouvelle pour le monde, pour notre monde et, en particulier, pour les plus démunis, pour ceux qui souffrent. Les pauvres seront toujours avec vous, dit Jésus (Cf. Jn 12,8).

La mission des religieux ne peut pas être féconde en dehors de ce monde. Dans l’humanité il y a des joies et des peines, des forces et des fragilités, de signes de confiance et d’autres d’inquiétude, des hauts et des bas. C’est la vie. Un électrocardiogramme plat est le signe de la mort. Tant qu’il y a des hauts et des bas, c’est qu’on est en vie, il y a de l’espoir.

Il est crucial que les religieux regardent ce monde chastement, c’est-à-dire sans vouloir le dominer. Il s’agit d’un regard libre et détaché. Avec une certaine facilité, les religieux jugent et condamnent le monde. Il est aisé de lister ce qui ne va pas, ce qui est contraire à notre foi et à notre morale.

Cette société peut nous séduire ou nous choquer. Elle peut déclencher en nous des mécanismes de domination ou de protection. Mais pour vivre notre vocation, nous ne pouvons pas ne pas voir les tiraillements et les défis de ce temps qui gémit en attendant sa libération (Cf. Rm 8,23). Ce monde imparfait tend vers la perfection. C’est en aimant l’humanité imparfaite que les religieux accompliront leur mission. L’amour de Dieu les aidera à éviter des lectures fatalistes et tristes, des lectures fanatiques et violentes, des lectures naïves et irresponsables sur notre monde. Dans des situations de crise, les extrémismes sont faciles et ils vont du totalitarisme à l’anarchie. Des témoins de l’Évangile doivent se lever pour imprégner notre monde complexe de l’amour de Dieu.

Il nous semble important de souligner quelques domaines où nous voyons des transformations. Le pape François, dans son homélie du 2 février 2017, disait aux personnes consacrées : Nous sommes tous conscients de la transformation multiculturelle que nous traversons ; personne n’en doute. D’où l’importance que la personne consacrée soit insérée avec Jésus dans la vie, dans le cœur de ces grandes transformations. La mission – en conformité avec chaque charisme spécifique – est de nous rappeler que nous avons été invités à être levain de cette masse concrète. Certes, il peut y avoir des « farines » meilleures, mais le Seigneur nous a invités à faire lever la pâte ici et maintenant, avec les défis qui se présentent à nous.

L’enjeu de la vocation religieuse est justement là. Les évolutions qui inquiètent sont paradoxalement un défi à relever. Dans les transformations il y a des changements parfois de forme et parfois de fond où une lecture spirituelle s’impose pour ne pas se tromper dans l’interprétation. Autrement, les lectures émotives et rapides ne véhiculeront pas la force de la Bonne Nouvelle. Les visions épidermiques ne provoqueront pas de grandes conversions pour les communautés, pour l’Église et pour le monde.

Le Verbe s’est fait chair (Cf. Jn 1,14), nous dit saint Jean. Nous le savons depuis notre plus tendre enfance religieuse. Nos formateurs nous ont poussés à incarner l’Évangile pour éviter de vivre dans un confortable monde conceptuel protégé. Est-ce que notre vie de tous les jours s’incarne dans le monde par des comportements authentiques et crédibles ? Nous pouvons animer de sublimes débats, prononcer des homélies magnifiques et émerveiller les esprits par de superbes conférences sur l’incarnation du Verbe. Mais si notre vie relationnelle, spirituelle et missionnaire n’arrive pas à l’incarnation, c’est-à-dire à la traduction de l’amour de Dieu pour notre monde, nous restons dans le monde platonique des idées. L’Amour est le grand absent de notre vie sociale et ecclésiale. Son absence provoque toutes les tensions, fuites et fausses solutions aux vrais problèmes que nous constatons quotidiennement.

Nous vous proposons une méditation sur quelques domaines de la vie sociale occidentale touchant le quotidien de nos contemporains et qui méritent une attention particulière de la part des religieux afin d’apporter des réponses prophétiques. Certainement, il y a de nombreux autres secteurs à explorer et à exploiter. Nous nous limiterons à cinq registres de la vie actuelle, peu ajustés, voire inquiétants, et, paradoxalement, exigeant une lecture de foi et d’espérance sans naïveté. Il s’agit de la société du faire, du réussir, du plaire, du durer et de la fragilisation affective.

La société du faire

Autour de nous, la société moderne fonctionne avec la science, la technique et l’univers du numérique. De la révolution industrielle à la révolution numérique, l’homme baigne dans un monde frénétique où l’accent est mis sur le faire. Il n’est pas rare de constater lors de rencontres informelles ou professionnelles que l’homme se réalise et s’épanouit plus par ce qu’il fait que par ce qu’il est. En s’inspirant de Descartes, on peut imaginer le dicton de l’homme moderne : « Je fais donc je suis ».

La dynamique de l’action est propre à l’homme. Par le travail, l’homme transforme la matière et construit des outils pour améliorer sa vie. Par le travail, l’homme continue l’œuvre de la Création. L’homo faber, avec son intelligence et ses mains, a la sublime capacité de faire progresser, par le travail, la transformation et l’évolution du monde. La saine attitude alliant travail et intelligence est une bénédiction pour l’homme.

Nous voudrions mettre l’accent, dans cette réflexion, sur les excès dans le faire ou, plutôt, sur le désordre dans l’action. L’activisme déstabilise l’homme et les actions chronophages l’épuisent.

Karl Marx, avec son style et sa pensée, a défini le travail. Pour lui, l’homme est un être pour le travail. Et, nous le savons, l’attitude juste est différente : le travail est pour l’homme. Si nous restons dans la logique de Marx, l’homme se réduit à une pièce de la grande machine du système et donc dilue son intelligence, sa capacité de décider et de s’organiser pour se limiter à exécuter une action. Il faut faire…

Une telle conception réduit l’être humain uniquement à des activités en vue d’obtenir des biens et des satisfactions. Alors, l’homme est pensé comme un être destiné à faire et à produire pour avoir et pour posséder. Cette logique, si elle n’est pas accompagnée par l’éthique et par une vision noble et divine de l’être humain, sombre dans sa robotisation. En fait, ce danger est bien réel. L’homme moderne peut accomplir des gestes d’une manière mécanique pour réaliser un travail. S’il est dans une usine, il fera un même geste précis et professionnel pendant de longues années. S’il est dans un bureau, il répondra aux appels des clients avec politesse et savoir-faire. S’il est médecin, il soignera les malades d’une manière responsable. S’il est banquier, il saura gérer l’argent et sa clientèle avec habileté et minutie. S’il est pizzaïolo, il fera de bonnes pizzas avec facilité et rapidité. Nous pourrions continuer à citer nombre de métiers et d’activités professionnelles.

Le travail peut déshumaniser par la répétitivité et le poids de l’inertie. On réagit d’une manière saine au monde du travail et du faire, quand on donne une âme à ce que l’on fait. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de devenir irresponsables ou rebelles ou, pire encore, paresseux, pour protester. Il s’agit d’éviter la robotisation des actes. Même s’ils sont répétitifs et quotidiens, il est important de les humaniser. Ainsi, l’ouvrier de l’usine fera son geste consciemment en sachant qu’il contribue à une réalisation plus importante que son geste. Celui qui est à son bureau mettra du cœur dans sa manière d’accueillir et de répondre aux sollicitations. Le médecin verra le malade et pas seulement la maladie. Le banquier saura que derrière l’argent il y a des personnes qui veulent mener une vie digne. Le pizzaïolo sera content de savoir que sa pizza collabore à la joie des amis qui se retrouvent pour partager.

La chute des valeurs humaines due à la perte du lien avec la foi, à l’éloignement de la pensée philosophique, au manque d’approfondissement éthique sur les choix de l’être humain, à une vision matérialiste de l’homme a provoqué un vide existentiel. Le propre de l’être humain, puisqu’il est conscient de sa finitude, est la réflexion sur le sens de la vie à laquelle il est confronté parfois au temps de la maturité, parfois violemment à cause des circonstances de la vie. À l’heure actuelle, à cause de l’activité disproportionnée de l’homme, il y a presque une identification entre le faire et l’être. Ainsi, la vie relationnelle gratuite a été sacrifiée sur l’autel de la réussite et de la production. La tentation du veau d’or n’est jamais trop loin.

La société moderne active et frénétique de notre Occident dit évolué connaît des failles fondamentales. L’avoir et le posséder ne donnent pas le bonheur. La course insensée au faire a provoqué des fissures dans le système social. L’hyperactivité professionnelle a éloigné les personnes d’une vie relationnelle et affective gratuite et épanouie, a créé des tensions dans les familles, a poussé à des relations professionnelles féroces, et, surtout, a dévoilé que le faire et l’avoir ne sont pas le sens de la vie. Rien de nouveau sous le soleil, dirait Qohéleth. Depuis le fruit de la Genèse où Adam et Ève cèdent au désir d’avoir et de posséder, bien des tensions sont entrées dans la vie relationnelle, spirituelle et professionnelle.

Certains, au XXIe siècle, dénoncent une déshumanisation de la vie professionnelle. L’homme fait des choses, l’homme a des biens mais l’homme, à un certain moment, se fatigue et craque. Cette logique provoque une fragilisation de l’homme. La psychologie du monde du travail parle de plus en plus d’une désorganisation de la vie professionnelle, provoquant des ruptures internes chez l’homme. Celui-ci parfois navigue entre la pression et la dépression. Nous entendons souvent parler du burn out dû à l’excès de travail. Mais ces derniers temps nous entendons parler aussi de bore out (l’ennui au travail) et de brown out (le non-sens du travail). L’insistance sur le faire pour exister commence à trouver des résistances et soulève des questions. L’homme évolue d’une manière organique et pas mécanique. L’homme n’ayant pas une vie équilibrée peut s’effondrer physiquement et psychologiquement. Il peut être abîmé. Ensuite, il doit se reconstruire. Il est confronté à un vide existentiel grave. Ainsi, comme dans l’Évangile, l’hémorroïsse perd du sang, perd sa vie (Cf. Mc 5,25-34), aujourd’hui l’homme moderne perd le sens de la vie. Certains psychologues et psychiatres définissent la dépression comme l’hémorragie du sens.

Notre société hyperactive, poussant au toujours plus loin – toujours plus vite –, montre ses limites. De nouvelles réflexions naissent à partir d’une situation inédite due au mal-être des personnes. L’être humain, par nature, veut toujours plus et faire plus. Cette suractivité crée des fractures internes. Certains psychologues et certains penseurs reprennent la tradition ancienne, surtout stoïcienne, sur le télos et le scopos. Il y a une telle insistance et presque une obsession sur la performance et les résultats qu’à la fin la santé physique et psychologique est sacrifiée. Le faire vise la rentabilité. Et beaucoup d’entreprises sont structurées uniquement pour avoir des résultats. La fièvre du résultat est souvent psychotoxique. Alors la tradition stoïcienne rappelle que, dans la vie, il y a le scopos, mais il ne faut pas oublier le télos. Le scopos vise un résultat, un objectif. Pour rejoindre cet objectif, l’homme se met sur la voie de la performance. Ce processus peut altérer sa santé, sa créativité et sa joie. On atteint l’objectif mais à quel prix ? La réussite est accompagnée d’une étrange sensation de vide et d’insatisfaction. Le télos est centré sur le présent, sur le bien faire au moment présent, sur le hic et nunc afin de vivre et agir au mieux. Le télos n’est pas basé sur la performance mais sur la joie de l’acte présent.

Il est évident que la solution au problème de l’activisme n’est pas la paresse. Il arrive souvent de passer d’un extrême à l’autre. Nous vous proposons trois rappels brefs de l’Évangile nous permettant de sortir d’une mentalité effrénée pour inclure la sérénité et l’apaisement dans notre vocation.

En réaction à l’activisme, notre vocation religieuse nous invite à explorer d’autres domaines de la vie humaine qui ne sont pas liés à la production.

Il est important de redécouvrir la dimension de la gratuité. Jésus dit dans l’Évangile que notre Père du ciel est Providence, Il veille sur nous : Ne vous faites donc pas tant de souci ; ne dites pas : « Qu’allons-nous manger ? » ou bien : « Qu’allons-nous boire ? » ou encore : « Avec quoi nous habiller ? » Tout cela, les païens le recherchent. Mais votre Père céleste sait que vous en avez besoin (Cf. Mt 6,31-32). Lui faire confiance est notre manière d’incarner la foi. Peut-être qu’il est utile de revoir l’Homo ludens. Le ludique est la part humaine permettant d’aborder la vie par la détente, l’amusement et le jeu. La dimension ludique chez l’être humain est essentielle, surtout lors de l’enfance, parce qu’elle favorise le contact, le lien et l’attention à l’autre. Ce côté ludique pourrait être décliné au sens de gratuité. Dans la vie religieuse, il est utile de développer des activités gratuites et simples pour relier les personnes et souder les communautés.

— Nous pouvons ajouter à cette dimension un autre aspect. Dans un monde hyperactif, il est utile pour l’équilibre personnel de se poser et de se reposer. Dans l’Évangile, Jésus dit à ses disciples : Venez à l’écart dans un endroit désert et reposez-vous un peu (Mc 6,31). Il s’agit d’une sagesse permettant à l’homme de ne pas sombrer dans le mouvement frénétique de l’action. Dieu lui-même est notre modèle. Au moment de la création du monde, Dieu agit, Dieu fait, et Dieu se repose : Il se reposa, le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite (Gn 2,2). Le repos permet de revoir la vie et l’action avec plus de justesse et de recul. Le repos permet d’agir avec un rythme plus équilibré pour concilier la mission, la gratuité, le repos, la contemplation.

— Nous avons un autre passage, un grand classique, celui de Marthe et Marie (Cf. Lc 10,38-42). Le texte de saint Luc raconte deux manières différentes d’accueillir Jésus. Marthe, dans son désir de bien « faire », s’agite, perd la paix intérieure et la paix avec sa sœur : cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service ? (Lc 10,40). En fait, Marie ne « fait » rien. L’enseignement de Jésus est sans appel : Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée (Lc 10,41-42). Nous connaissons bien ce passage, nous l’avons étudié, médité, prié et enseigné. Lors des moments d’action intense, avec la fatigue que cela comporte et les tensions qu’elle crée, la ferme douceur de Jésus nous fait passer de l’agitation à l’essentiel.

La pression pour réussir

En tant que religieux, nous avons un héritage étonnant et déroutant. Jésus « a réussi » sa vie en passant par un échec. Notre vocation inclut la croix, la mort, la souffrance, l’échec humain. Est-ce pour nous décourager ? Bien sûr que non. L’incarnation et la passion de Jésus sont deux manières originales et uniques d’épouser l’humanité. La voie de l’humilité et de l’échec apparent n’est pas du tout dans la vision et les perspectives de l’homme contemporain.

RÉUSSIRENGAGNANT

En Occident, nous pourrions distinguer deux types de réussites. Celle musclée de l’avoir et de la domination et celle plus douce de la paix et du bonheur. Dans la première catégorie, la logique du pouvoir est devenue le moteur de la vie sociale. Il existe comme une obsession de la performance. Or, le sens de la vie professionnelle ne doit pas se limiter à réussir mais à agir au mieux. Dans la trilogie Le Seigneur des anneaux de Tolkien, à un certain moment, l’auteur dit de Gollum, cette créature étrange, souffrant d’une dépendance tragique à l’anneau : « le pouvoir dévore l’être ». Il s’agit d’une terrible réalité qui crée une soumission de l’être à un autre, à un objet ou à une situation. La conséquence de cette servitude est que l’être se fragilise de l’intérieur. La dépendance à une force extérieure dilue la consistance de l’être.

Réussir, telle est la question et tel est l’avenir. Combien de conférences, formations, coachs et initiations pour réussir ? Les prédicateurs de la réussite sont très actifs. L’insistance est surtout axée sur la vie professionnelle et personnelle. D’une manière assez directe, réussir, c’est gagner et gagner aux dépens de l’autre, gagner à la concurrence. Je réussis quand je gagne et quand je domine. Cet état d’esprit montre déjà ses limites. Pour réussir professionnellement, on néglige parfois la famille, la santé, l’amour, les relations… Et, lorsqu’à la fin on réussit, on se trouve pourtant insatisfaits et malheureux. Il se produit une douloureuse disproportion entre l’énergie donnée pour réussir et le vide qui s’installe à l’intérieur.

L’être humain, en Occident, se laisse conduire, sans trop de résistances, par deux forces qui ordonnent et organisent une logique de pouvoir : la politique et les finances. Ce binôme est un mariage de pouvoir. Le monde de l’argent produit de la richesse, et, si possible, toujours plus. Le monde politique gère les articulations et la distribution de cette production. Nous sommes dans la plus pure soumission au scopos.