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Eugène Sue

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Beschreibung

Chapitres tres courts. Pourquoi courber ton front plus bas que de coutume? Quel mal avons-nous fait, pour ne plus nous cherir? Vois, la lampe palit, l’atre scintille et fume; Si tu ne parles pas, le feu qui se consume, Et la lampe, et nous deux, nous allons tous mourir

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Eugène Sue

Paula Monti ou l’Hôtel Lambert

Varsovie 2019

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE

I. Le bal de l'Opéra

II. Une intrigue

III. Le domino

IV. Paula Monti

V. L'aveu

VI. M. de Brévannes

VII. Madame de Brévannes

VIII. Le retour

IX. Le récit

X. Le prince de Hansfeld

XI. Le père et la fille

XII. Le beau-père et le gendre

XIII. Une première représentation

XIV. Premières loges, n° 7

XV. Loge de première, n° 29

XVI. Les stalles d'amis

XVII. Entr'actes. Loge n° 7

XVIII. La sortie

XIX. La poste restante

XX. L'émissaire

XXI. L'entretien

XXII. encontre

XXIII. Chagrins

XXIV. Découverte

XXV. Douleur

DEUXIÈME PARTIE

I. Le livre noir

II. Pensées détachées

III. Arnold et Berthe

IV. Intimité

V. Récit

VI. Menaces

VII. Réflexions

VIII. Interrogatoire

IX. Révélations

X. Aveux

XI. Rendez-vous

XII. Propositions

XIII. Correspondance

XIV. Le mariage

XV. Le livre noir

XVI. Conversation

TROISIÈME PARTIE

XVII. Résolution

XVIII. L'épingle

XIX. Décision

XX. La chasse au marais

XXI. Le ch’teau de Brévannes

XXII. Le chalet

XXIII. Le double meurtre

XXIV. Explication

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LE BAL DE L’OPÉRA.

En 1837, le bal de l’Opéra n’était pas encore tout à fait envahi par cette cohue de danseurs frénétiques et échevelés, chicards et chicandards (cela se dit ainsi), qui, de nos jours, ont presque entièrement banni de ces réunions les anciennes traditions de l’intrigue et ce ton de bonne compagnie qui n’ôtait rien au piquant des aventures.

Alors, comme aujourd’hui, les gens du monde se rassemblaient autour d’un grand coffre placé dans le corridor des premières loges, entre les deux portes du foyer de l’Opéra.

Les privilégiés se faisaient un siège de ce coffre et le partageaient souvent avec quelques dominos égrillards qui n’étaient pas toujours du monde, mais qui le connaissaient assez par ouï-dire pour faire assaut de médisance avec les plus médisants.

Au dernier bal du mois de janvier 1837, vers deux heures du matin, un assez grand nombre d’hommes se pressaient autour d’un domino féminin assis sur le coffre dont nous avons parlé.

De bruyants éclats de rire accueillaient les paroles de cette femme. Elle ne manquait pas d’esprit; mais certaines expressions vulgaires et le mode de tutoiement qu’elle employait prouvaient qu’elle n’appartenait pas à la très bonne compagnie, quoiqu’elle parût parfaitement instruite de ce qui se passait dans la société la plus choisie, la plus exclusive.

On riait encore d’une des dernières saillies de ce domino, lorsque, avisant un jeune homme qui traversait le corridor d’un air affairé pour entrer dans le foyer, cette femme lui dit:

–Bonsoir, Fierval... où vas-tu donc? Tu parais bien occupé; est-ce que tu cherches la belle princesse de Hansfeld, à qui tu fais une cour si assidue? Tu perdras ton temps, je t’en préviens; elle n’est pas femme à aller au bal de l’Opéra... C’est une rude vertu; vous vous brûlerez tous à la chandelle, beaux papillons!

M. de Fierval s’arrêta et répondit en sonnant:

–Beau masque, j’admire en effet beaucoup madame la princesse de Hansfeld; mais j’ai trop peu de mérite pour prétendre le moins du monde à être distingué par elle.

–Ah! mon Dieu! quel ton formaliste et respectueux! on dirait que tu espères être entendu par la princesse!

–Je n’ai jamais parlé de madame de Hansfeld qu’avec le respect qu’elle inspire à tout le monde–dit M. de Fierval.

–Tu crois peut-être que la princesse... c’est moi?

–Il faudrait pour cela, beau masque, que vous eussiez au moins sa taille, et il s’en faut de beaucoup.

–Madame de Hansfeld au bal de l’Opéra?–dit un des hommes du groupe qui entourait le domino–le fait est que ce serait curieux.

–Pourquoi donc?–demanda le domino.

–Elle demeure trop loin... hôtel Lambert... en face de l’île Louviers. Autant venir de Londres.

–Cette plaisanterie sur les quartiers perdus est bien usée...–reprit le domino.–Ce qui est vrai, c’est que madame de Hansfeld est trop prude pour commettre une telle légèreté, elle que l’on voit chaque jour à l’église...

–Mais le bal de l’Opéra n’a été inventé que pour favoriser, au moins une fois par an, les légèretés des prudes–dit un nouvel arrivant, qui s’était mêlé au cercle sans qu’on le remarquât.

Ce personnage fut accueilli par de grandes exclamations de surprise.

–Eh! c’est Brévannes; d’où sors-tu donc?

–Il arrive sans doute de Lorraine.

–Te voilà, mauvais sujet?

–Sa première visite est pour le bal de l’Opéra, c’est de règle.

–Il vient revoir ses anciennes mauvaises connaissances.

–Ou en faire de nouvelles.

–Il est allé se mettre au vert dans ses terres.

–Comme ça lui a profité!

–On ne le reconnaîtra plus au foyer de la danse.

–Je parie qu’il a laissé sa femme à la campagne, afin de mener plus à son aise la vie de garçon.

–Voilà toujours comme finissent les mariages d’inclination.

–Nous avons arrangé un souper pour ce soir... Brévannes.

–Tu y viendras, ça te remettra au fait de Paris.

M. de Brévannes était un homme de trente-cinq ans environ, d’un teint fort brun, presque olivâtre; sa figure, assez régulière, avait une rare expression d’énergie. Ses cheveux, ses sourcils et sa barbe très noirs lui donnaient l’air dur; ses manières étaient distinguées, sa mise simple de bon goût.

Après avoir écouté les nombreuses interpellations qu’on lui adressait, M. de Brévannes dit en riant:

–Maintenant j’essaierai de répondre, puisqu’on m’en laisse le loisir; mes réponses, ne seront pas longues. Je suis arrivé hier de Lorraine. Je suis meilleur mari que vous ne le pensez, car j’ai ramené ma femme à Paris.

–Madame de Brévannes t’aurait peut-être trouvé encore meilleur mari si tu l’avais laissée en Lorraine–dit le domino;–mais tu es trop jaloux pour cela.

–Vraiment? reprit M. de Brévannes en regardant le masque avec curiosité–je suis jaloux?

–Aussi jaloux qu’opiniâtre... c’est tout dire.

–Le fait est–reprit M. de Fierval–que, lorsque ce diable de Brévannes a mis quelque chose dans sa tête...

–Cela y reste–dit en riant M. de Brévannes;–je méritais d’être Breton. Aussi, beau masque, puisque tu me connais si bien, tu dois savoir ma devise:–vouloir c’est pouvoir.

–Et comme tu crains qu’à son tour ta femme ne te prouve aussi que... vouloir c’est pouvoir, tu es jaloux comme un tigre.

–Jaloux?... moi? Allons donc... tu me vantes... Je ne mérite pas cet éloge...

–Ce n’est pas un éloge, car tu es aussi infidèle que jaloux, ou, si tu le préfères, aussi orgueilleux que volage. C’était bien la peine de faire un mariage d’amour et d’épouser une fille du peuple... Pauvre Berthe Raimond! je suis sûre qu’elle paye cher ce que les sots appellent son élévation–dit le domino avec ironie.

M. de Brévannes fronça imperceptiblement le sourcil; ce nuage passé, il reprit gaiement:

–Beau masque, tu te trompes; ma femme est la plus heureuse des femmes, je suis le plus heureux des hommes; ainsi notre ménage n’offre aucune prise à la médisance... ne parlons donc plus de moi. Je suis une mode de l’an passé.

–Tu es trop modeste... tu es toujours, sous le rapport de la médisance, très à la mode. Préfères-tu que nous causions de ton voyage d’Italie?

M. de Brévannes dissimula un nouveau mouvement d’impatience; le domino semblait connaître à merveille les endroits vulnérables de l’homme qu’il intriguait.

–Sois donc généreux, méchant masque–répondit M. de Brévannes–immole maintenant d’autres victimes... Tu me sembles très bien instruit; mets-moi un peu au fait des histoires du jour... Quelles sont les femmes à la mode? Leurs adorateurs de l’autre hiver durent-ils encore cette saison? Ont-ils impunément traversé l’épreuve de l’absence, de l’été, des voyages?

–Allons, j’ai pitié de toi... ou plutôt je te réserve pour une meilleure occasion–reprit le domino.–Tu parles de nouvelles beautés? Justement nous nous entretenions tout à l’heure... de la femme la plus à la mode de cet hiver... une belle étrangère... la princesse de Hansfeld...

–Rien qu’à ce nom–dit M. de Brévannes–on voit qu’il s’agit d’une Allemande... blonde et vaporeuse comme une mélodie de Schubert, j’en suis sûr.

–Tu te trompes–dit le domino–elle est brune et sauvage comme la jalouse passion d’Othello... pour suivre ta comparaison musicale et ampoulée.

–Est-ce qu’il y a aussi un prince de Hansfeld?–demanda M. de Brévannes.

–Certainement...

–Et ce cher prince, à quelle école appartient-il? A l’école allemande, italienne?... ou à l’école... des maris?

–Tu en demandes plus qu’on n’en sait.

–Comment! cette belle princesse serait mariée à un prince in partibus?

–Pas du tout–reprit M. de Fierval–le prince est ici, mais personne ne l’a encore vu; il ne va jamais dans le monde. On en parle comme d’un être bizarre, excentrique... on fait sur lui les récits les plus extravagants.

–On assure qu’il est complètement idiot–dit l’un.

–J’ai entendu soutenir que c’était un homme de génie–reprit un autre.

–Pour vous mettre d’accord, messieurs, il faut avouer que cela se ressemble quelquefois beaucoup–dit Brévannes–surtout quand l’homme de génie est au repos. Et le prince est-il jeune ou vieux?

–On ne le connaît pas–dit Fierval;–ceux-ci prétendent qu’on le tient en charte privée, de crainte que ses étrangetés ne donnent à rire...

–Ceux-là, au contraire, affirment qu’il a un si souverain mépris pour le monde, ou tant d’amour pour la science, qu’il ne sort jamais de chez lui.

–Diable! dit M. de Brévannes–c’est un personnage très mystérieux que cet Allemand; comme mari, il doit être fort commode. Sait-on qui s’occupe de la princesse?

–Personne–dit Fierval.

–Tout le monde!–s’écria le domino.

–C’est la même chose–reprit M. de Brévannes.–Mais cette madame de Hansfeld est donc bien séduisante?

–Je suis femme... et je suis obligée d’avouer que l’on ne peut rien voir de plus remarquablement beau–dit le domino.

–Elle a surtout des yeux... des yeux... oh!... on n’a jamais vu des yeux pareils–dit M. de Fierval.

–Quant à sa taille–ajouta le domino–c’est une perfection... de contrastes... imposante comme une reine, svelte et souple comme une bayadère.

–Ces louanges-là sont bien près de devenir des méchancetés, beau masque–dit Brévannes.

–Vraiment–reprit Fierval–il n’y a personne à comparer à la princesse pour la taille, pour la dignité, pour la grâce, pour la distinction des traits. Et puis son regard a quelque chose de sombre, d’ardent et de fier, qui contraste avec le calme habituel de sa physionomie.

–Moi, je l’avoue, il me semble que madame de Hansfeld a quelque chose de sinistre dans la figure... si beaux que soient ses yeux, on dirait des yeux... diaboliques.

–Peste! cela devient intéressant–s’écria M. de Brévannes;–la princesse est une véritable héroïne de roman moderne. Après tout ce que je viens d’entendre dire sur sa figure, je n’ose vous parler de son esprit. Ordinairement on n’exulte certaines miraculeuses perfections qu’aux dépens des imperfections les plus prononcées.

–Tu te trompes–dit le domino.–Ceux qui ont entendu parler madame de Hansfeld, et ceux-là sont rares, la disent aussi spirituelle que belle.

–C’est vrai–reprit Fierval;–on peut seulement lui reprocher sa sauvagerie, qui s’effarouche des plaisanteries les plus innocentes.

–Il faut que la princesse y prenne garde–dit le domino.–Si ses affections de pruderie durent encore quelque temps, elle se verra aussi abandonnée des hommes que recherchée des femmes, qui à cette heure la redoutent encore, ne sachant pas si son rigorisme est réel ou affecté.

–Mais–dit M. de Brévannes–qui peut faire supposer la princesse capable d’hypocrisie?

–Rien. Elle est très pieuse–reprit M. de Fierval.

–Dis donc dévote–reprit le domino–ça n’est pas la même chose.

–Quand on aime si passionnément l’église–dit un autre–on aime moins les salons et on donne moins de soin à sa toilette.

–Voilà qui est injuste–dit M. de Fierval en souriant.–La princesse s’habille toujours de la même manière et avec la plus grande simplicité: le soir une robe de velours noir ou grenat foncé avec ses cheveux en bandeaux.

–Oui; mais ces robes, admirablement coupées, laissent admirer des épaules ravissantes, des bras d’une perfection rare, une taille de créole, un pied de Cendrillon, et quel luxe de pierreries!

–Autre injustice!–s’écria M. de Fierval,–elle ne porte qu’un simple ruban de velours noir ou grenat autour du cou, assorti à la couleur de sa robe...

–Oui–reprit le domino–et ce pauvre petit ruban est attaché par un modeste fermoir composé d’une seule pierre... Il est vrai que c’est un diamant, un rubis ou un saphir de vingt ou trente mille francs... La princesse possède, entre autres merveilles, une émeraude grosse comme une noix.

–Ça n’est toujours que l’accessoire du ruban de velours–dit gaiement M. de Fierval.

–Mais le prince, le prince m’inquiète... moi–reprit M. de Brévannes.–Sérieusement, est-il aussi mystérieux qu’on le dit?

–Sérieusement, reprit M. de Fierval.–Après avoir demeuré quelque temps rue Saint-Guillaume, il est allé se loger sur le quai d’Anjou, au Diable-Vert, dans cet ancien et immense hôtel Lambert. Une femme de ma connaissance, madame de Lormoy, est allée rendre visite à la princesse; elle n’a pas vu le prince, on l’a dit souffrant. Il paraît que rien n’est plus triste que ce palais énorme, où l’on est comme perdu, où l’on n’entend pas plus de bruit qu’au milieu d’une plaine, tant ces rues et ces quais sont déserts.

Puisque vous connaissez des personnes qui ont pénétré dans cette habitation mystérieuse, mon cher Fierval–dit un autre–est-il vrai que la princesse a toujours à côté d’elle une espèce de nain ou de naine, nègre ou négresse, mais difforme?

–Quelle exagération! dit M. de Fierval en riant.

Et voilà justement comme on écrit l’histoire!

–Le nain ou la naine n’existe pas.

–Je suis désolé, messieurs, de détruire vos illusions. Madame de Lormoy, qui, je vous le répète, va souvent à l’hôtel Lambert, a seulement remarqué la fille de compagnie de madame de Hansfeld; c’est une très jeune personne qui n’est pas négresse, mais dont le teint est cuivré, et dont les traits ont le caractère arabe.

Voilà nécessairement la source d’où est sortie la naine noire et difforme.

–C’est dommage, je regrette le nain nègre et hideux; c’était furieusement moyen-âge! dit M. de Brévannes.

CHAPITRE II

UNE INTRIGUE.

Un assez grand attroupement de curieux, formé autour du coffre où trônait le domino dont nous avons parlé, écoutait avidement les bizarres versions qui circulaient sur la vie mystérieuse du prince et de la princesse de Hansfeld.

Heureusement pour les curieux, ces récits n’étaient pas à leur fin.

–Il est à remarquer–reprit M. de Fierval–que madame de Lormoy, la seule personne qui voie assez intimement madame de Hansfeld, en dit un bien infini.

–C’est tout simple–reprit M. de Brévannes–le moindre petit rocher est toujours une Amérique pour les modernes Colomb... Madame de Lormoy a découvert l’hôtel Lambert, elle doit raconter des merveilles de la princesse... Mais, à propos de madame de Lormoy, que devient son neveu, le beau des beaux, Léon de Morville? Quelle heureuse femme adore maintenant sa figure d’archange, depuis qu’il a été obligé de se séparer de lady Melford?

–Il est toujours fidèle au souvenir de sa belle insulaire–répondit M. de Fierval.

–A la grande colère de plusieurs femmes à la mode–ajouta le domino–entre autres de la petite marquise de Luceval, qui affecte l’originalité comme si elle n’était pas assez jolie pour être naturelle; n’ayant pu enlever Léon de Morville à sa lady du vivant de cet amour, elle espérait au moins en hériter.

–Une liaison de cinq ans, c’est si rare...

–Ce qui est plus rare encore, c’est qu’on soit fidèle... à un souvenir... Je n’en reviens pas–dit M. de Brévannes.

–Surtout lorsque le fidèle est aussi recherché que l’est Morville...

–Quant à moi, je n’ai jamais pu souffrir M. de Morville–dit M. de Brévannes.–J’ai toujours évité de le rencontrer.

–Je vous assure, mon cher–dit M. de Fierval–qu’il est le meilleur garçon du monde...

–Cela se peut, mais il a l’air si vain de sa jolie figure!

–Lui?... allons donc!...

–Heureusement que cet Adonis est aussi bête qu’il est beau–dit le domino.

–Beau masque, prenez garde–dit un nouvel arrivant qui s’était fait jour jusqu’au premier rang des auditeurs;–en vous entendant parler ainsi de Léon de Morville, on pourrait croire que vos séductions ont échoué contre sa fidélité à lady Melford... vous dites trop de mal de lui pour ne pas lui avoir voulu... trop de bien.

–Vraiment, Gercourt–reprit gaiement le domino–tu me parais très bienveillant aujourd’hui... Est-ce qu’on joue ta comédie demain?

–Comment, beau masque! vous me croyez intéressé à ce point?

–Sans doute... un homme du monde comme toi... à la mode comme toi... d’esprit comme toi... qui ose se permettre d’avoir plus d’esprit que les autres... hommes d’esprit, bien, entendu, est condamné à toutes sortes de fâcheux ménagements... Malgré cela, si ta comédie tombe... n’en accuse que tes amis.

–Je ne serai pas si injuste, beau masque, si ma comédie tombe, je n’accuserai que moi... Quand on a des amis comme Léon de Morville, dont vous dites un mal si flatteur, on croit à l’amitié.

–Tu vas recommencer notre querelle?

–Sans doute.

–Soutenir que Léon de Morville a de l’esprit?

–Malheureusement pour lui, il est très beau; aussi les envieux aiment-ils à supposer qu’il est très bête... S’il était louche, bègue ou bossu... peste!... on ne s’aviserait pas de contester son esprit. De nos jours il est inouï combien la laideur a d’avantages.

–Tu dis cela pour la plupart de nos hommes d’État?–reprit le domino.–Le fait est qu’on pourrait dire maintenant: Laid comme un ministre.

–Et puis, dans ce siècle sérieux, rien n’est plus sérieux que la laideur.

–Sans compter–reprit le domino–qu’une figure patibulaire est toujours une sorte d’introduction, de préparation à une vilenie: sous ce rapport, il est très adroit à certains hommes d’État d’être hideux.

–Pour en revenir à M. de Morville, je n’ai jamais entendu vanter son esprit–dit sèchement M. de Brévannes.

–Tant mieux pour lui–reprit M. de Gercourt–je me défie des gens dont on cite les bons mots... Je douterais de M. de Talleyrand si je ne l’avais pas entendu causer... Avouez du moins, mon cher Brévannes, que Morville n’a pas un ennemi, malgré l’envie que ses succès devraient exciter.

–Parce qu’il est niais–reprit opiniâtrément le domino;–les gens vraiment supérieurs ont toujours des ennemis.

–Il me semble alors, beau masque–reprit M. de Gercourt–que votre hostilité acharnée constate fort la supériorité de Léon de Morville.

–Bah! bah!–reprit le domino sans répondre à cette attaque–la preuve que M. de Morville est un pauvre sire... c’est qu’il cherche toujours à produire de l’effet, à se faire remarquer... Ridicule ou non, peu lui importe le moyen.

–Comment cela?–dit M. de Gercourt.

–Nous parlions tout à l’heure de l’admiration générale qu’inspirait la princesse de Hansfeld–dit le domino.–Eh bien! M. de Morville affecte de faire le contraire de tout le monde. Qu’il soit indifférent à la beauté de madame de Hansfeld, soit; mais de l’indifférence à la version, il y a loin...

–A l’aversion! Que voulez-vous dire?–demanda M. de Brévannes.

–Voilà un nouveau crime dont mon pauvre Morville est bien innocent, j’en suis sûr–dit M. de Gercourt.

–Tout le monde sait–repartit le domino–qu’il feint l’aversion la plus prononcée pour madame de Hansfeld.

–Morville?

–Certainement, quoiqu’il aille assez peu dans le monde, maintenant il affecte de fuir les endroits où il peut rencontrer la princesse. C’est à ce point, qu’on ne le voit plus que très rarement chez sa tante, madame de Lormoy, sans doute par crainte d’y trouver madame de Hansfeld. Voyons, Fierval, vous qui connaissez madame de Lormoy, est-ce vrai?

–Le fait est que je rencontre maintenant rarement Morville chez elle.

–Tu l’entends?–dit le domino triomphant en s’adressant à M. de Gercourt.–L’antipathie de Morville pour la princesse se remarque; on en jase... on s’en étonne... Voilà tout ce que voulait cet Apollon sans cervelle.

–Cela est impossible–dit M. de Gercourt; personne n’est moins affecté que Morville; c’est un des hommes les plus aimables, les plus naturellement aimables que je connaisse; de sa vie, je crois, il n’a jamais haï, feint ou menti; il pousse même le respect de la foi jurée jusqu’à l’exagération.

Je suis de l’avis de Gercourt–dit M. de Fierval.–Seulement depuis longtemps de Morville, profondément triste, va fort peu dans le monde.

–Cela s’explique–dit un des auditeurs de cet entretien.–Depuis dix-huit mois que lady Melford est partie, il ne cesse de la regretter.

–Et puis–dit un autre–la mère de M. de Morville est dans un état très alarmant, et personne n’ignore combien il adore sa mère.

–Son attachement pour sa mère ne fait rien à l’affaire–répondit le domino.–Quant à sa fidélité au souvenir de lady Melford... il a changé de ridicule et d’exagération; c’est généreux à lui, il varie nos plaisirs... il a reconnu le ridicule de cette exagération...

–Comment cela?

–Je ne suis pas dupe de son affectation à fuir madame de Hansfeld. Je parie qu’il est épris d’elle, et qu’il veut attirer son attention par cette originalité calculée...

–C’est impossible–dit Fierval.

–Ce moyen est trop vulgaire–dit Gercourt.

–C’est justement pour cela que M. de Morville l’emploie. Il est trop sot pour en inventer un autre...

–Comment!.. il aurait attendu l’arrivée de madame de Hansfeld pour être infidèle... lorsque depuis près de deux ans... il n’aurait eu qu’à choisir parmi les plus charmantes consolatrices?

–Rien de plus simple–dit le domino.–La difficulté l’aura tenté... Personne n’a réussi auprès de madame de Hansfeld, et il serait jaloux de ce succès... Parce que de Morville est bête, il ne s’ensuit pas qu’il ne soit pas vaniteux...

–Et parce que vous avez de l’esprit, beau masque–dit M. de Brévannes–il ne s’ensuit pas que vous soyez équitable...

Un domino prit M. de Gercourt par le bras et mit fin à cette discussion sur M. de Morville, qui perdit ainsi son plus vaillant défenseur.

–Et depuis quand cette princesse enchanteresse est-elle à Paris?–demanda M. de Brévannes.

–Depuis trois ou quatre mois environ–. dit M. de Fierval.

–Et qui l’a présentée dans le monde?

–La femme du ministre de Saxe; mais en vérité le prince est Saxon.

–Prince!–reprit M. de Brévannes–il est impossible qu’on ne sache rien de plus sur ce secret mystérieux?

–Je puis vous dire, moi–reprit M. de Fierval–que, curieux comme tout le monde de pénétrer un coin de ce mystère, j’ai interrogé le ministre de Saxe.

–Eh bien?

–Il m’a répondu d’une manière évasive. Le prince, d’une santé fort délicate, vivait dans une retraite absolue... on lui imposait les plus grands ménagements... son voyage l’avait beaucoup fatigué... enfin, je vis que mes questions embarrassaient visiblement le ministre, je rompis la conversation; depuis, je me suis abstenu de lui reparler de M. de Hansfeld.

–C’est très bizarre, en effet, dit M. de Brévannes, et personne parmi les étrangers ne connaît ce prince?

–Tout ce que j’ai pu savoir, c’est qu’il s’est marié en Italie... et qu’après un voyage en Angleterre, il est venu s’établir ici.

–Autant qu’on peut avoir une opinion sur des choses si obscures, dit un autre, je croirais décidément que le prince est imbécile, ou quelque chose d’approchant.

–Au fait, dit le domino, le soin qu’on met à le cacher à tous les yeux...

–L’embarras du ministre de Saxe à vous répondre, dit M. de Brévannes à M. de Fierval.

–L’air sombre et mélancolique de la princesse.

–Mais alors–reprit Brévannes–pourquoi cette belle mélancolique va-t-elle dans le monde?

–Ne voulez vous pas qu’elle s’enterre avec son idiot... si idiot il y a?

–Mais si elle a toujours l’air mélancolique et même sinistre dont vous parlez, quel plaisir trouve-t-elle dans le monde?

–Ma foi, je n’en sais rien, dit M. de Fierval; c’est justement cette espèce de mystère qui, joint à la beauté de madame de Hansfeld, la met si à la mode.

–Elle n’a pas d’amie intime qui puisse en raconter quelque chose? demanda M. de Brévannes.

–J’ai entendu dire à madame de Lormoy qu’étant allée un matin voir madame de Hansfeld à l’hôtel Lambert, elle avait tout à coup entendu, assez près de l’appartement où elle se trouvait, une phrase musicale d’une ravissante harmonie jouée sur un buffet d’orgue avec un rare talent... La princesse ne put réprimer un léger mouvement d’impatience. Elle fit un signe à sa fille de compagnie au visage cuivré. Celle-ci sortit sur-le-champ. Peu d’instants après... les chants avaient cessé!!

–Et madame de Lormoy ne lui demanda pas d’où venait le son de cet orgue.

–Si fait.

–Et que répondit la princesse?

–Qu’elle n’en savait rien... que c’était sans doute dans le voisinage que l’on touchait de cet instrument, dont le son lui agaçait horriblement les nerfs... Madame de Lormoy lui lit observer que, l’hôtel Lambert étant parfaitement isolé, l’orgue dont on jouait devait être dans la maison... Madame de Hansfeld parla d’autres choses.

–D’où il faut conclure–reprit le domino–que personne ne saura le mot de cette énigme... Ah! si j’étais homme... demain je le saurais, moi!

Cette conversation fut interrompue par ces mots de M. de Fierval, qui absorbèrent l’attention:

–Quel est ce grand domino évidemment masculin qui cherche aventure? Ce nœud de rubans jaune et bleu à son camail lui sert sans doute de signe de ralliement et de reconnaissance.

–Oh!–dit le domino en descendant du coffre où il était assis–c’est quelque grave rendez-vous. Je vais m’amuser à contrarier cette intrigue en m’attachant aux pas de ce mystérieux personnage...

Malheureusement pour ce malin désir, un flot de foule emporta le domino qui portait un nœud de rubans jaune et bleu, et il disparut.

Quelques moments après, ce même domino masculin, qui venait d’échapper à la curieuse poursuite du domino du coffre, monta l’escalier qui conduit aux secondes loges, et se promena quelques minutes dans le corridor.

Il fut bientôt rejoint par un domino féminin, portant aussi un nœud de rubans jaune et bleu.

Après un moment d’examen et d’hésitation, la femme s’approcha et dit à voix basse:

–Childe-Harold.

–Faust–répondit le domino masculin.

Ces mots échangés, la femme prit le bras de l’homme, qui la conduisit dans le salon d’une des loges d’avant-scène.

CHAPITRE III

LE DOMINO.

M. Léon de Morville (l’un des deux dominos qui venaient d’entrer dans ce salon) se démasqua.

Les louanges que l’on avait données à sa figure n’étaient pas exagérées; son visage, d’une pureté de lignes idéale, réalisait presque le divin type de l’Antinoüs, encore poétisé, si cela se peut dire, par une charmante expression de mélancolie, expression complètement étrangère à la beauté païenne. De longs cheveux noirs et bouclés encadraient cette noble et gracieuse physionomie.

Très romanesque en amour, M. de Morville avait pour les femmes un culte religieux qui prenait sa source dans la vénération passionnée qu’il ressentait pour sa mère.

D’une bonté, d’une mansuétude adorables, on citait de lui mille traits de délicatesse et de dévouement. Lorsqu’il paraissait, les femmes n’avaient de regards, de sourires, de prévenances que pour lui; il savait répondre à cette bienveillance générale avec tant de tact et de spirituelle modestie, qu’il ne blessait aucun amour-propre; sans sa fidélité romanesque pour une femme qu’il avait éperdument aimée, et dont il ne s’était séparé que par la force des circonstances, il aurait eu les plus nombreux, les plus brillants succès.

M. de Morville était surtout doué d’un grand charme de manières; son affabilité naturelle lui inspirait toujours des paroles aimables ou flatteuses; la douce égalité de son caractère n’était même jamais altérée par les déceptions qui devaient blesser de temps à autre cette âme délicate et sensible.

Peut-être son caractère manquait-il un peu de virilité; loin d’être hardiment agressif à ce qui était misérable et injuste, loin de rendre le mal pour le mal, loin de punir les perfidies que sa générosité encourageait souvent, M. de Morville avait une telle horreur ou plutôt un tel dégoût des laideurs humaines, qu’il détournait ses yeux des coupables au lieu de s’en venger.

Au lieu d’écraser un immonde reptile, il aurait cherché du regard quelque fleur parfumée, quelque nid de blanche tourterelle, quelque horizon riant et pur, pour reposer, pour consoler sa vue.

Ce système de commisération infinie vous expose souvent à être de nouveau mordu par le reptile, alors que vous regardez au ciel pour ne pas le voir; les meilleures choses ont leurs inconvénients.

De ceci il ne faudrait pas conclure que M. de Morville fût sans courage. Il avait trop d’honneur, trop de loyauté, pour n’être pas très brave, ses épreuves étaient faites: mais, sauf les griefs qu’un homme ne pardonne jamais, il se montrait d’une clémence tellement inépuisable que, s’il n’eût pas douloureusement ressenti certains torts, cette clémence eût passé pour de l’indifférence ou du dédain.

Ce crayon du caractère de M. de Morville était nécessaire pour l’intelligence de la scène qui va suivre.

Nous l’avons dit, une fois entré dans le salon qui précédait la loge, M. de Morville s’était démasqué; il attendait avec peut-être plus d’inquiétude que de plaisir l’issue de cette mystérieuse entrevue.

La femme qu’il avait accompagnée était masquée avec un soin extrême; son capuchon rabattu empêchait absolument de voir ses cheveux, son domino très ample déguisait sa taille; des gants, des souliers très larges empêchaient enfin de reconnaître les mains et les pieds, indices si certains, si révélateurs.

Cette femme semblait émue; plusieurs fois elle voulut parler, les mots expirèrent sur ses lèvres.

M. de Morville rompit le premier le silence, et lui dit:

–J’ai reçu, madame, la lettre que vous avez bien voulu m’écrire, en me priant de me rendre ici masqué, avec un signe et des mots de reconnaissance; votre lettre m’a paru si sérieuse que, malgré les inquiétudes que m’inspire l’état de ma mère, je me suis rendu à vos ordres...

M. de Morville ne put continuer.

D’une main tremblante d’émotion, le domino se démasqua violemment.

–Madame de Hansfeld!–s’écria M. de Morville, frappé de stupeur.

C’était la princesse.

CHAPITRE IV

PAULA MONTI.

M. de Morville ne pouvait en croire ses yeux.

Ce n’était pas une illusion... il se trouvait en présence de madame de Hansfeld.

Il faudrait le talent d’un grand artiste pour rendre le caractère énergique, sévère de ce visage impérial, pâle et beau comme un masque de marbre antique, pour peindre ce regard noir, profond, impénétrable, que les traditions du Nord prêtent aux mauvais esprits.

Qu’on excuse notre ambitieuse comparaison, mais en évoquant la qualité poétique de Cléopâtre et de lady Macbeth, on se figurerait peut-être le mélange de séduction dominatrice et de grandeur sombre empreint sur la physionomie de la Vénitienne Paula Monti, princesse de Hansfeld.

Madame de Hansfeld avait arraché son masque.

Son capuchon abattu projetait une ombre vigoureuse sur son front, tandis que le reste de son visage était vivement éclairé; ses yeux brillaient d’un nouvel éclat au milieu du clair-obscur où se trouvait la partie supérieure de la figure.

A l’exception du rayonnement de ce regard scintillant comme une étoile dans les ténèbres, le reste de la physionomie de madame de Hansfeld était impassible.

La princesse dit à M. de Morville d’une voix mâle et grave:

–Je confie sans crainte le secret de cette entrevue à votre honneur, monsieur...

–Je serai digne de votre confiance, madame.

–Je le sais, j’ai eu besoin de cette certitude pour risquer une démarche... qu’à votre insu... vous avez provoquée...

–Moi, madame?...

–Vos procédés seuls me forcent de venir ici, monsieur.

–Madame, expliquez-vous? de grâce.

–Il y a environ deux mois, monsieur, vous aviez prié madame de Lormoy votre tante, que je vois assez fréquemment, de vous présenter à moi; j’avais accédé à sa demande. Quelque jours après, vous avez annoncé à madame de Lormoy que vous ne pouviez plus vous résoudre à cette présentation.

M. de Morville baissa la tête et répondit:

–Cela est vrai, madame.

–De ce moment, monsieur, vous avez affecté de fuir tous les endroits où vous pouviez me rencontrer...

–Je ne le nie pas, madame–répondit tristement M. de Morville.

Madame de Hansfeld reprit:

–Ainsi il y a quelque temps, ignorant que madame de Senneterre m’avait donné une place dans sa loge, vous y êtes venu; au bout d’un quart d’heure vous êtes sorti sous un vain prétexte qui n’a trompé personne...

–Cela est encore vrai, madame.

–Enfin, madame de Sémur vous ayant invité, ainsi qu’un très petit nombre de personnes, à une lecture intéressante que vous désiriez beaucoup d’entendre, vous avez accepté avec un vif plaisir. Mais madame de Sémur ayant ajouté que j’assisterais à cette réunion, vous n’y avez pas paru.

–Cela est encore vrai, madame.

–Enfin, monsieur, vous avez mis à m’éviter, une telle persistance, je devrais dire une telle affectation, qu’elle a été remarquée par bien d’autres que par moi.

–Madame... croyez...

–On vante, monsieur, la loyauté de votre caractère, on cite votre parfaite urbanité; il vous faut donc de sérieux motifs pour afficher à mon égard des procédés si étranges... Je me hâte de vous dire qu’ils m’eussent été très indifférents... sans une circonstance dont je dois vous entretenir...

–Madame, je sais combien ma conduite doit vous paraître bizarre, grossière, pourtant...

Madame de Hansfeld interrompit M. de Morville, avec un sourire amer:

–Encore une fois, monsieur, je ne vous ai pas demandé ce rendez-vous pour me plaindre de votre éloignement... J’ai lieu de croire que votre résolution de m’éviter est dictée par des motifs si graves... que s’ils étaient pénétrés, le repos... la vie peut-être de deux personnes seraient compromis.

Et la princesse jeta un regard perçant sur M. de Morville.

Celui-ci répondit en rougissant:

–Je vous assure, madame, que si vous saviez...

–Je sais, monsieur–dit vivement la princesse–qu’il y a un secret entre vous et moi... Vous avez appris ce secret dans l’intervalle du jour où vous aviez demandé à m’être présenté, et le jour fixé pour cette présentation... de ce moment a daté votre résolution de m’éviter... Vous êtes homme d’honneur... dites-moi si je me trompe... jurez-moi que vous n’avez eu aucun motif de manifester l’éloignement dont je vous parle, jurez-moi que cet éloignement a été causé par le hasard, le caprice... je vous croirai, monsieur... et dès lors, grâce à Dieu! cet entretien n’aura plus de but.

Après quelques moments d’hésitation pénible, M. de Morville parut prendre un parti violent et dit:

–Je ne puis pas mentir, madame, eh bien! oui... un secret des plus graves!...

–Il suffit, monsieur–s’écria madame de Hansfeld, interrompant M. de Morville:–je ne m’étais pas trompée, vous possédez un secret que je ne croyais connu que de deux personnes... je croyais l’une d’elles morte... l’autre avait le plus puissant intérêt à garder le silence, car il s’agissait de son déshonneur... Aussi me suis-je décidée à vous demander cette entrevue, ne pouvant vous recevoir... et n’ayant maintenant aucune chance de vous rencontrer dans le monde... Peu m’importe l’opinion que vous avez dû concevoir de moi après la révélation qu’on vous a faite; vos fréquents témoignages d’aversion me prouvent que cette opinion est horrible; cela doit être... Dieu sera mon juge... Mais il ne s’agit pas de cela–reprit la princesse;–vous ignorez peut-être, monsieur, de quelle terrible importance est le secret que l’on vous a confié ou que vous avez surpris. Osorio... n’est donc pas mort? Il est donc vrai qu’il n’a pas péri à Alexandrie, ainsi qu’on l’avait cru d’abord? Répondez, monsieur, de grâce, répondez... S’il en était ainsi, bien des mystères me seraient expliqués...

–Osorio?... je n’ai jamais entendu prononcer ce nom, madame...

–C’est donc M. de Brévannes?...–s’écria la princesse involontairement.

M. de Morville regarda madame de Hansfeld avec une surprise croissante, depuis quelques minutes il ne la comprenait plus.

–Je connais à peine M. de Brévannes, j’ignore s’il est à Paris en ce moment... madame.

Pour la première fois, depuis le commencement de cet entretien, madame de Hansfeld sortit de son calme feint ou naturel. Elle se leva brusquement, son pâle visage devint pourpre, elle s’écria:

–Il n’y a au monde qu’Osorio ou M. de Brévannes qui ait pu vous dire ce qui s’était passé à Venise, il y a trois ans, dans la nuit du 13 avril!

–Il y a trois ans? à Venise?... dans la nuit du 13 avril?–répéta machinalement M. de Morville de plus en plus étonné.–Sur l’honneur, madame, il n’est pas question de cela... De grâce, pas un mot de plus... Je serais désolé de surprendre une grave confidence... Encore une fois, madame, je vous le jure sur l’honneur; le motif qui m’oblige à vous éviter n’a aucun rapport avec les noms, les dates et les lieux que vous venez de citer... Ce motif n’a rien qui puisse altérer la profonde, la sincère admiration que je porte à votre caractère... En évitant de vous voir, madame, j’accomplis une sainte promesse... j’obéis à un devoir sacré...

–Grand Dieu!.. qu’ai-je dit!...–s’écria madame de Hansfeld en cachant sa tête dans ses mains et en songeant à la demi-révélation qu’elle avait involontairement faite à M. de Morville.–Non... non... ce n’est pas un piège indigne!

Puis, s’adressant à M. de Morville:

–Je vous crois, monsieur, par un rapprochement, par un quiproquo étrange, lorsque j’ai su que vous aviez une puissante raison de me fuir, j’ai cru qu’il s’agissait d’une triste... bien triste circonstance dans laquelle à des yeux prévenus je pourrais paraître avoir joué un rôle indigne de moi et mériter même l’aversion que vous me témoigniez... Votre serment me rassure... je m’étais trompée... Rien sans doute n’a transpiré de cette funeste aventure. Maintenant, monsieur, cet entretien n’a plus de but... j’étais venue ici pour vous faire connaître les suites funestes que pouvait avoir l’indiscrétion que je redoutais... Heureusement mes craintes étaient vaines. Maintenant, peu m’importe que l’on remarque ou non que vous évitez toutes les occasions de me rencontrer; quant à la cause qui vous obligea me fuir, elle m’est indifférente... Adieu, monsieur... vous êtes homme d’honneur, je ne doute pas de votre discrétion.

Et madame de Hansfeld fit un mouvement pour sortir.

M. de Morville l’arrêta respectueusement par la main:

–Un mot encore, madame... jamais, sans doute, je ne me retrouverai seul avec vous... Sachez au moins une partie de mon secret. Alors vous me plaindrez peut-être... oui... car vous saurez qu’il me faut une grande résolution pour vous fuir, madame... Lorsqu’un sentiment contraire à la haine... Oh! ne prenez pas ceci pour une parole de galanterie... De grâce, écoutez-moi.

Madame de Hansfeld, qui s’était levée, se rassit, et écouta en silence M. de Morville.

CHAPITRE V

L’AVEU.

–Lors de votre arrivée à Paris, madame–dit M. de Morville à madame de Hansfeld–avant d’aller occuper l’hôtel Lambert, vous avez habité pendant quelque temps rue Saint-Guillaume; vous ignoriez sans doute que la maison de ma mère était voisine de la vôtre?

–Je l’ignorais, monsieur.

–Permettez-moi d’entrer dans quelques détails, peut-être puérils, mais indispensables... Dans la maison de ma mère, une petite croisée, haute, étroite, presque entièrement cachée par les rameaux d’un lierre immense, s’ouvrait sur votre jardin... C’est de là que je vous aperçus par hasard et à votre insu, madame, car vous deviez croire que personne au monde ne pouvait voir dans l’allée couverte et reculée où vous vous promeniez habituellement.

Madame de Hansfeld parut rassembler ses souvenirs, et dit:

–En effet, monsieur, je me souviens de ce mur tapissé de lierre; j’ignorais qu’une fenêtre y fût cachée.

–Pardonnez-moi l’indiscrétion que je commis alors, madame; elle devait m’être funeste...

–Expliquez-vous, monsieur.

–Retenu auprès de ma mère souffrante, je sortais fort peu; mon seul plaisir était de me mettre à cette croisée; l’espérance de vous voir me retenait de longues heures derrière le rideau de lierre... Enfin arrivait le moment de votre promenade; vous marchiez tantôt à pas lents... tantôt à pas précipités... souvent vous tombiez comme accablée sur un banc de marbre, où vous restiez longtemps le front caché dans vos mains... Hélas! que de fois, lorsque vous releviez la tête après ces longues méditations, je vis votre visage baigné de larmes.

A ce souvenir, M. de Morville ne put vaincre l’émotion de sa voix.

Madame de Hansfeld lui dit sèchement:

–Il ne s’agit pas, monsieur, d’impressions plus ou moins fugitives que vous avez pu indiscrètement surprendre, mais d’un secret dont vous croyez devoir m’instruire.

M. de Morville regarda tristement madame de Hansfeld, et continua:

–Au bout de quelques jours... pardonnez ma présomption, madame, je crus deviner le motif... de votre chagrin...

–Vous êtes pénétrant, monsieur.

–Je souffrais alors d’une peine pareille à celle que vous me sembliez éprouver... je le pense du moins. Voilà le secret de ma pénétration.

–Monsieur, je ne puis croire que vous parliez sérieusement.. et une plaisanterie serait déplacée...

–Je parle sérieusement, madame.

–Ainsi, monsieur–dit madame de Hansfeld avec un sourire moqueur–vous me supposez des chagrins, et vous prétendez en savoir la cause!

–Il est des symptômes qui ne trompent pas.

–L’expression de toutes les douleurs est la même, monsieur.

–Ah! madame, il n’y a qu’une manière de pleurer un objet aimé!...

–Est-ce une confidence, monsieur? une allusion à vos regrets amoureux?

–Hélas! madame, je n’ai plus de regrets, vous m’avez fait oublier le passé...

–Je ne vous comprends pas, monsieur... il s’agit d’un secret dont vous jugiez à propos de m’instruire, et jusqu’à présent...

–Encore un mot, madame. Un sentiment profond, que j’avais cru inaltérable, un souvenir bien cher, s’effaçait peu à peu et malgré moi de mon cœur; en vain je maudissais ma faiblesse, en vain je prévoyais les peines que me causerait cet amour; le charme était trop puissant... j’y cédai... Je n’eus plus qu’une pensée, qu’un désir, qu’un bonheur... vous voir... A force de contempler vos traits, je crus lire sur votre physionomie, tantôt rêveuse, mélancolique ou désolée, ce désespoir tour à tour morne et violent que cause l’absence ou la perte de ceux que nous aimons...

Madame de Hansfeld tressaillit, mais resta muette.

–Hélas! madame, je vous le répète, j’avais moi-même trop souffert pour ne pas reconnaître les mêmes souffrances chez vous, à certains signes indéfinissables, et pourtant sensibles. Avec quelle triste curiosité je tâchais de surprendre vos moindres pensées sur votre visage! La partie du jardin qui vous plaisait davantage était séparée du reste de l’habitation par une grille que vous ouvriez et refermiez vous-même... vous seule entriez dans cette allée réservée; je risquai une folie... qui du moins ne pouvait être dangereuse: chaque jour je jetai au pied du banc où vous aviez coutume de vous asseoir une sorte de mémento des pensées qui, selon moi, avaient dû vous agiter la veille. Comment vous exprimer mes angoisses la première fois que je vous vis prendre une de ces lettres. Jamais je n’oublierai l’expression de surprise qui se peignit sur vos traits après avoir lu... Pardonnez aux rêveries d’un fou... Mais je ne vous crus pas irritée d’être ainsi devinée; car, au lieu de déchirer cette lettre, vous l’avez gardée. Un jour votre agitation était si grande que vous ne vîtes pas ma lettre... Vous sembliez transportée de colère et de douleur... Mon instinct me dit que ce chagrin n’était pas nouveau. Il me sembla qu’on devait avoir réveillé en vous un funeste souvenir... Je vous écrivis en ce sens, et, le lendemain, en lisant ma lettre vos larmes coulèrent.

Madame de Hansfeld fit un mouvement.

–Oh! madame, ne me reprochez pas de m’appesantir sur ces souvenirs; ils sont ma seule consolation... Ainsi, encouragé par la curiosité avec laquelle vous sembliez attendre ces billets, j’écrivis chaque jour. Malheureusement l’état de ma mère devint alarmant; pendant deux nuits je ne quittai pas son chevet... je ne songeai qu’à elle. Son danger diminua; mes inquiétudes se calmèrent: ma première pensée fut de courir à ma précieuse fenêtre... Peu de temps après vous entriez dans l’allée; j’en crus à peine mes yeux lorsque je vous vis courir légèrement au banc de marbre... il n’y avait pas de lettre... Un moment d’impatience vous échappa... j’osai l’interpréter favorablement...

M. de Morville regarda madame de Hansfeld avec inquiétude; ses yeux étaient baissés, ses bras croisés sur sa poitrine; sa figure restait impassible.

En parlant de la sorte, en instruisant madame de Hansfeld des circonstances qu’il avait surprises, M. de Morville brûlait ses vaisseaux; mais il ne devait pas revoir la princesse, il n’eût pas commis sans cela une pareille maladresse.

–Que vous dirai-je, madame?–reprit-il–je jouissais depuis deux mois du bonheur ineffable, de vous voir ainsi chaque jour, lorsque j’appris que vous quittiez la maison voisine de la nôtre pour aller habiter à l’île Saint-Louis l’ancien hôtel Lambert. Alors mon chagrin fut profond... oh! bien profond!... Peut-être alors seulement je sentis combien je vous aimais, madame...

A ces derniers mots, prononcés par M. de Morville d’une vois émue, madame de Hansfeld redressa vivement la tête; une légère rougeur colora son pâle visage, elle répondit d’un ton de raillerie glaciale:

–Ce singulier aveu est sans doute indispensable à la révélation du secret que vous avez à m’apprendre, monsieur?

–Oui, madame...

–Je vous écoute.