Peer Gynt - Henrik Ibsen - E-Book

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Henrik Ibsen

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Beschreibung

Peer Gynt est un drame poétique devenu pièce de théâtre de l'auteur norvégien Henrik Ibsen sur une musique du compositeur Edvard Grieg. Elle est jouée pour la première fois au Christiania Theatre (en) de Oslo le 24 février 1876 et reçoit un accueil triomphal auquel la scénographie vivante et surtout la musique époustouflante concourent.
La pièce est une farce douce-amère proposant une quête de l'identité indéfinissable, remplie d'humour sous des dehors graves, et débordant de charges satiriques. L'histoire peut se résumer ainsi : un anti-héros, prétentieux et aventureux, part défier le vaste monde et rate tout ce qu'il entreprend avant de découvrir, seulement à la fin, la vérité de la solitude de son unique individu. L'amertume apparente qui s'en dégage semble rejoindre le ton dur des autres travaux d'Ibsen, centrés sur une critique sociale incisive. S'enfermer dans une recherche de son identité insaisissable, n'est-ce pas à chaque instant se juger et se condamner ?
|Source Wikipédia|

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SOMMMAIRE

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

PERSONNAGES

ACTE PREMIER

ACTE II

ACTE III

ACTE IV

ACTE V

Notes

HENRIK IBSEN

PEER GYNT

POÈME DRAMATIQUE EN CINQ ACTES

TRADUIT DU NORVÉGIEN

PAR M. PROZOR

PARIS, DIDIER PERRIN ET Cie

1899

Raanan Éditeur

Livre 792 | édition 1

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

La tentative la plus héroïque de l’intrépide Lugné Poë fut celle qu’il risqua, il y a deux ans, en faisant jouer par la troupe de l’Œuvre Peer Gynt, la merveilleuse féerie d’Ibsen. Des difficultés d’ordres divers le forcèrent malheureusement à en éliminer une bonne partie. Ce qui restait lui imposa de grands sacrifices qu’il n’hésita pas à supporter, sans souci de ses intérêts et n’écoutant que sa ferveur artistique. Il ne fut pas en état, toutefois, de donner à la pièce la mise en scène qu’elle comporte et dut s’en remettre, pour suppléer à cette insuffisance, à l’imagination des spectateurs, à l’illusion que le génie de l’auteur et le talent des interprètes devaient, selon lui, suffire à créer malgré tout. Ai-je besoin de dire qu’il fut déçu ? Nous ne sommes plus au temps d’Élisabeth et des tréteaux shakspeariens, et nos imaginations séniles ont besoin, pour être soutenues, de machineries savantes et compliquées. Cependant il est encore des âmes de poète, et Lugné Poë communiqua à quelques-unes d’entre elles l’enthousiasme qui le faisait agir. Cela le contenta, et son dévouement, auquel j’ai tenu à rendre hommage à cette place, trouva là la récompense qui lui convenait.

À la veille de cette représentation, je publiai une courte étude, le Peer Gynt d’Ibsen, qu’édita le Mercure de France. Dans cet opuscule, je m’appliquai surtout à faire ressortir l’idée philosophique que le poète avait mise à la base de son œuvre, ou plutôt qui s’y était mise elle-même, parce que l’esprit d’Ibsen en était pénétré. Son intention première, en effet, n’était pas, je crois, de faire de Peer Gynt un drame philosophique. Ce qu’il comptait écrire, c’était une pièce populaire, une sorte de féerie-satire, teintée d’idéal, comme il sied à toute invention scandinave, fut-elle humoristique ou satirique (témoins les contes d’Andersen). Au fond, son principal dessein, en se mettant au travail, était de se délasser par quelque folie (pour me servir de sa propre expression) de la grande tension que lui avait imposée Brand, écrit l’année précédente. Il arriva cependant que le poète n’eut pas plutôt lâché la bride à sa fantaisie que cette fantaisie elle-même le ramena aux sources naturelles de sa pensée. Peer Gynt devint, comme ses autres drames, un miroir des idées ibséniennes. Seulement, en les reflétant, il les illumina d’un rayon plus spécialement norvégien, si bien que Peer Gynt est, peut-être, la moins personnelle et la plus nationale des œuvres d’Ibsen. Il s’y émancipe, en quelque sorte, de la tyrannie de son propre moi. Entrant en communion avec la masse, il cesse, pour un instant, d’être l’homme seul, qu’il redeviendra bientôt. Il va jusqu’à railler ce principe d’être soi-même qui demande souvent tant de sacrifices et de souffrances à qui veut strictement s’y conformer. Sa raillerie, il est vrai, ne s’adresse qu’aux fausses applications de la grande maxime de Brand. Mais on sent chez lui le désir inconscient de se débarrasser provisoirement et de cette maxime et de toute maxime en général. Si on l’envisage au point de vue de l’art, Peer Gynt a une allure débraillée tout à fait norvégienne, cadrant avec le sujet de l’œuvre, mais contrastant avec la forme sévère et concentrée qu’Ibsen a donnée à tous ses autres drames. Sa pensée aussi, dans ce poème, se donne des coudées franches. Elle quitte le côté ombre, où elle chemine d’habitude, pour passer au côté soleil, que suivent les natures essentiellement norvégiennes, comme celle de Bjoernson.

Quelle indulgence inaccoutumée, chez le grand flagellateur de l’égoïsme et du mensonge, pour cet égoïste et ce menteur de Peer, qu’il cajole presque, comme, quatre ans plus tard, Alphonse Daudet cajolera son Tartarin ! Et quelle différence entre ce traitement bénévole et l’âpreté avec laquelle l’auteur du Canard sauvage fouaillera un jour cet autre type du même genre qui s’appelle Hialmar Ekdal ! Est-ce bien Ibsen qui, dans une radieuse apothéose, nous montre Peer, l’affreux vaurien dont il a fait le héros de sa féerie, racheté par l’amour de Solveig et sauvé par le principe de la réversibilité des vertus, alors que, seule, la réversibilité des fautes nous avait été enseignée par Brand ? Il donne bien encore, de temps en temps, un coup de boutoir aux âmes indolentes. Mais on dirait qu’il ne le fait que par acquis de conscience, ou par vieille habitude.

Au surplus, j’ai, je le répète, exposé ailleurs la philosophie de cette pièce. Je ne reviendrai donc pas sur ce sujet et me contenterai de renvoyer le lecteur à la brochure qui s’y rapporte. Mais il me reste quelques mots à dire sur la forme adoptée par l’auteur.

Ibsen était âgé de trente-neuf ans quand, en 1868, il écrivit Peer Gynt. Il avait profondément étudié la scène et s’était pénétré des grands principes de son art. Le théâtre lui devait déjà des pièces magistralement faites, comme les Prétendants à la Couronne et la Comédie de l’Amour. Il venait, enfin, d’achever Brand, qui est peut-être la mieux construite de ses œuvres. C’est dire que son talent de dramaturge était arrivé à sa pleine maturité et que le débraillement de Peer Gynt n’est et ne pouvait être qu’un débraillement artistique. Les lois de l’art s’étaient à jamais installées dans le génie de son auteur et l’avaient plié à leur régime. Il ne pouvait plus s’y dérober ni rien produire qui n’y fût conforme. C’est même en cela que consiste la difficulté de représenter Peer Gynt. La pièce est trop longue pour être jouée en entier, et, d’un autre côté, on ne peut la réduire sans en détruire l’harmonie. Celle-ci, de plus, est intimement liée à la suite des idées. Si l’on porte atteinte à l’une, l’autre doit, nécessairement, en souffrir. La scène doit-elle donc renoncer aux richesses qu’Ibsen a entassées dans cette production de sa libre fantaisie ? Ce serait vraiment dommage. Qui a lu Peer Gynt sera toujours ravi de voir se dessiner et se colorer devant ses yeux quelques-uns des rêves que cette lecture aura fait surgir dans son imagination. La vraie solution serait, peut-être, de les évoquer, ces rêves, en donnant, de Peer Gynt, quelques scènes seulement, sans prétendre les réunir dans un ensemble, sans induire les spectateurs à vouloir saisir un fil là où il n’y aurait plus que du décousu. On choisirait, de préférence, les tableaux pour lesquels Grieg a fait une admirable musique, introduction finale, chants et divertissements. Du moins éviterait-on, en n’annonçant que des fragments du drame, de faire supposer à de grands critiques mal informés que « Peer Gynt est une œuvre de jeunesse, où Ibsen s’essayait maladroitement à l’art dans lequel il a, depuis, fait des progrès assez notables ».

Je dois enfin, quoi qu’il m’en coûte, parler un peu de cette traduction.

Peer Gynt, comme Brand, a été écrit en vers, et les traductions allemandes de ces deux drames sont également versifiées. Je n’ai pas suivi cet exemple, les résultats m’ayant paru peu encourageants. Ibsen est considéré par bien des critiques scandinaves, qu’ils partagent ou non ses idées, comme le poète de Norvège le plus parfait au point de vue de la forme. Il en est absolument maître. Inhérente à son esprit, inséparable de sa pensée, elle change avec cette dernière, et dans Peer Gynt surtout, passe par de nombreuses transformations où nous ne pouvons guère la suivre, nous autres traducteurs. Quelquefois badine, folâtre, bouffonne même, cette forme devient, tout à coup, ample et lyrique, et, à travers ces avatars, conserve toujours les qualités de rythme et d’harmonie qui, des vers d’Henrik Ibsen, ont, plus tard, passé dans sa prose. Tout cela est naturel, spontané et, par conséquent, inimitable, l’imitation étant le contraire de la spontanéité. Or une traduction en vers n’est le plus souvent qu’une imitation. Certes on peut s’imaginer une sorte d’influence hypnotique de tel ou tel autre génie sur une nature impressionnable, qui, prise d’admiration pour lui, en arriverait, pour ainsi dire, jusqu’à le réincarner. Encore faut-il que les circonstances et, en premier lieu, que la parenté des races et des langues prêtent leurs concours à cette réincarnation. « Shakespeare, dit M. Georges Brandes, naquit deux fois : la première en 1564, à Stratford-sur-Avon ; la seconde, deux cents ans plus tard, à Hanovre, dans la personne de Guillaume Schlegel, son traducteur. » Mais le soleil de Stratford-sur-Avon envoie ses rayons jusqu’à Hanovre, en sorte que le Wilhem allemand a pu être un reflet du William anglais. Leurs pensées s’orientaient de la même façon et leur suggéraient le même genre d’images et d’harmonies. Les consonnances et les assonnances, les rythmes et parfois les rimes elles-mêmes pouvaient se transmettre, à peine modifiées, de l’original à la traduction. Et c’est ainsi, c’est avec le concours de ces instruments que le rayon shakspearien, transmis par Schlegel, a contribué à faire éclore la fleur du romantisme allemand. Un grand souffle national poussait de nouveau les descendants des vieux Saxons vers l’île bienheureuse où s’était épanoui le génie de leur race. Ce n’était pas seulement une affinité personnelle, c’était l’instinct de toute sa génération qui inspirait Guillaume Schlegel traduisant Shakspeare. Je ne dis pas que le besoin de tremper leurs forces à une source germanique n’ait, à l’instar de ce mouvement, entraîné, de nos jours, les poètes allemands vers le génie scandinave. Mais les Schlegels, malheureusement, leur font cette fois défaut. Ibsen n’en a pas encore rencontré sur son chemin. Les versificateurs qui ont traduit ses grands poèmes dramatiques n’ont fait que du métier, et il y paraît, hélas ! Tantôt l’effort est trop visible, et le lecteur le remarque avec déplaisir, alors que, dans l’original, vers et idée arrivent d’un même jet puissant et hardi. Tantôt une facilité banale amène des devises de mirliton à la place des épigrammes piquantes ou sanglantes, des aphorismes ingénieux ou profonds dont fourmillent les drames ibséniens. Mais le pis est que, les besoins de la versification aidant, la pensée même d’Ibsen se trouve souvent dénaturée. D’autres fois le traducteur omet purement et simplement des passages trop difficiles à rendre, parce que le poète y a concentré un grand travail d’art ou de réflexion.

Je ne pouvais m’exposer aux mêmes défaillances et trahir une pensée que je respecte profondément. J’ai préféré renoncer à faire comprendre des beautés qui, difficiles à rendre dans un idiome congénère, peuvent encore moins être transposées dans une langue différant entièrement, par son caractère et ses lois, de celle de l’original. Je désire de tout mon cœur que ce travail soit un jour entrepris par quelque bon poète français. Mais où est celui qui s’astreindrait à l’étude grammaticale et prosodique du norvégien pour traduire en vers Brand et Peer Gynt ? Et pourquoi le ferait-il ? Il ne s’agirait pas de demander des éléments de productivité artistique à un génie de même nature, comme c’était le cas pour les romantiques allemands du commencement de ce siècle, lorsqu’ils s’inspiraient de Shakspeare. Encore n’y gagnèrent-ils pas grand’chose. Quant aux maîtres français, s’il est vrai qu’aucun d’eux n’a prêché le protectionnisme littéraire, dont, seuls, bénéficient les infirmes de la littérature, si ces maîtres ont volontiers ouvert leur esprit à celui des autres nations, ils n’ont jamais cherché à l’étranger de nouveaux procédés artistiques. Aux Espagnols, Corneille a pris le souffle héroïque ; aux Italiens, Molière a emprunté parfois leur comique exubérant ; chez Shakspeare, Hugo a trouvé ce réalisme supérieur, qui, en nous faisant passer par toutes les secousses de la vie, depuis le rire jusqu’au frisson, nous transportent dans une atmosphère dramatique que les grands classiques n’avaient pas réussi à créer, et ainsi nous rapprochent du vrai. Des Scandinaves et des Russes, d’Ibsen et de Tolstoï (du Tolstoï de la Puissance des Ténèbres), de nouveaux venus pourront apprendre, si ces choses-là s’apprennent, la volonté ferme et sérieuse de faire du théâtre, comme de l’art tout entier, une source de déterminations et d’actes, et de lui rendre, de cette façon, après vingt-cinq siècles, le caractère religieux qu’il avait du temps d’Eschyle et de Sophocle. Mais, pendant que ces vents, arrivant de tous les points de l’horizon, gonflent les voiles de leur imagination et de leur pensée, les vrais poètes français n’abandonnent pas et n’abandonneront jamais le courant qui a entraîné la poésie nationale vers des formes adéquates au génie de la race et dont la plus caractéristique est le vers alexandrin, si bien fait pour l’exposition élégante, le développement harmonieux et la belle ordonnance des idées, quelle que soit d’ailleurs l’origine de ces idées. Le vers alexandrin est, jusqu’à présent, le seul en France qui se soit assoupli au mouvement et à la vie scéniques, le seul qui sorte naturellement de l’imagination du dramaturge et des lèvres de l’acteur, le seul qui convienne aux habitudes et au goût du public.

Eh bien ! essayez de mettre Peer Gynt en alexandrins : vous changerez entièrement le caractère artistique de l’œuvre ; vous détruirez cette forme qui se plie si admirablement à la nature mobile et complexe du héros, faite à la fois de grossièreté native, d’ambition effrénée, de monstrueux amour-propre, de bon sens rustique, de lyrisme, de roublardise, d’égoïsme et d’attendrissement, d’audace et de poltronnerie, de platitude et de mysticisme, le tout s’unissant dans un ensemble merveilleux de vérité et de vie. Et le vers aussi va du rythme vif et léger du fabliau à la majesté hexamétrique de l’épopée, à l’harmonie des strophes lyriques, aux stances ou aux chansons, tout cela constituant un organisme vivant, aux membres flexibles et déliés, concourant tous à un jeu harmonique. Pour imiter dignement cette belle aisance d’allures, il faudrait non seulement être, en français, un poète aussi exercé qu’Ibsen l’est en norvégien, mais faire revivre en soi la grande verve de la Renaissance, l’esprit aux ressorts multiples comme la vie elle-même qui animait Rabelais et les auteurs de la Satire Ménipée. Certes on ne doit pas désespérer de voir renaître cet esprit chez tel ou tel autre enfant de la vieille terre gauloise. Peut-être même se pénétrera-t-il en plus, grâce à certaines influences ambiantes, d’un peu de cette fantaisie mystique qu’on rencontre, dans les pays germaniques, chez les représentants des époques de verve et d’exubérance qui sont la jeunesse des nations. Car Peer Gynt est bien une œuvre de jeunesse, mais de jeunesse nationale, non de jeunesse individuelle, comme certains l’ont cru. Si elle parle, en France, à l’imagination d’un jeune, d’un vrai jeune, la merveilleuse folie d’Ibsen trouvera peut-être en lui son véritable traducteur. En attendant, — et je crains que l’attente ne soit longue, — j’ai voulu préparer la voie à ce poète à venir en révélant au moins un côté essentiel du drame, celui qui, précisément, peut éveiller les imaginations poétiques ; je veux dire la pensée d’Ibsen, à laquelle je suis resté scrupuleusement fidèle. J’y aurais difficilement réussi, si je n’avais traduit l’œuvre en prose. Tout au plus ai-je essayé de rythmer cette prose d’une façon analogue à celle dont Ibsen procède lui-même depuis qu’il ne versifie plus ses œuvres dramatiques. Il en est plusieurs, d’ailleurs, parmi celles de sa première manière, qui sont mi-parties de vers et de prose. Cette forme n’est donc pas étrangère à son génie, pas plus qu’elle ne l’est à la verve indépendante des grands satiriques de la Renaissance française, dont l’inspiration ne fut pas, je l’ai dit, sans quelque analogie avec celle qui enfanta Peer Gynt. Ces exemples étant donnés, je n’ai pas craint de traduire en vers les passages du drame destinés à être mis en musique et ceux qui sont marqués d’un rythme spécial, soit qu’ils doivent être déclamés, soit que Peer y laisse déborder l’inspiration lyrique ou la fantaisie à la fois visionnaire et mystificatrice qui est au fond de sa déconcertante nature.

Je tiens à mentionner spécialement un tableau où cette fantaisie fait murmurer à ses oreilles des voix mystérieuses venant des feuilles mortes, du vent soufflant dans les branches, des gouttes de rosée et, enfin, de petites pelotes qu’il croit voir rouler devant lui (l’idée est tirée d’un mythe populaire ayant servi de point de départ à la féerie d’Ibsen). Ces murmures s’ordonnent chaque fois en des strophes de huit vers, alternativement dimètres et trimètres, dont les dactyles et les spondées, ingénieusement combinés, produisent un effet de souffle musical, léger et fugitif ; ces souffles sont des reproches faits à Peer, sur le déclin de ses jours, par sa conscience inquiète. Le malin compère trouve réponse à tout, équivoquant, persiflant, invectivant même, résolu à se défendre contre ces voix importunes avec l’entregent qui l’a tant de fois sauvé dans les plus mauvaises passes.

Les idées, dans tout ce passage, sont exprimées avec une subtilité harmonieuse par des mots dont chacun porte, dont chacun est irremplaçable et comme sens et comme valeur prosodique. Cette subtilité, cependant, ne devient nulle part prétention ou recherche. Il s’agissait d’exprimer ce qui se passe au fond de la nature de Peer, et il n’y a rien dans ces vers, si délicats pourtant de facture, qui ne soit conforme à cette nature, qui n’en reproduise tous les éléments, depuis les intuitions obscures qui lui viennent du fond de son âme jusqu’aux instincts grossiers, jusqu’à la brutalité du langage et même jusqu’au penchant pour les calembredaines.

Dans la scène dont je parle, Ibsen a, sans contredit, concentré toutes ses ressources, et cela suffirait déjà à créer de grandes difficultés à ses traducteurs.

Leur tâche se trouve encore compliquée par le fait que le texte demande la mise en musique des strophes et que celles-ci, par conséquent, doivent être traduites en vers. Eh bien ! que toutes ces circonstances réunies servent à atténuer ma faute : oui, sur ce point unique j’ai péché contre mon principe de traduction quasi-littérale. Tout en respectant le sens des vers, j’en ai quelquefois trahi la lettre. J’ai même, dans celle des Pelotes, remplacé une image par une autre, ce qui m’a amené à modifier en conséquence la réplique de Peer. A tout cela, j’ai été poussé par des considérations musicales et un peu aussi par la crainte que l’image employée dans l’original, familière aux compatriotes d’Andersen, ne paraisse ou incompréhensible, ou trop bizarre, à ceux de La Fontaine.

Quoi qu’on pense de ces modifications, une considération, en tout cas, devrait me valoir l’indulgence d’Ibsen et des ibséniens. C’est que mon péché est bien à moi, que je ne l’ai pas commis involontairement et à mon insu, en traduisant, au lieu de l’œuvre d’Ibsen, celle de quelque traducteur allemand qui l’aurait altérée. D’ailleurs, mes traductions, portant la mention traduit du norvégien, je me serais, en agissant ainsi, rendu coupable non seulement d’une imprudence, mais encore d’une supercherie. Ah ! si seulement j’avais annoncé que je ne traduis pas, mais que j’adapte, j’aurais pu me permettre toutes les licences, sans être accusé de fraude, puisque le lecteur aurait été prévenu. Mais voilà ! j’ai toujours eu l’adaptation en horreur. Le mot me semble valoir la chose. C’est un barbarisme désignant une barbarie. Le barbarisme consiste en ce qu’on ne peut parler d'adapter sans dire à quoi l’on adapte. Et à quoi, au fait, prétend-on adapter l’œuvre d’un malheureux poète étranger qui ne peut se défendre,

étant insuffisamment protégé par la loi ? Est-ce au goût du public ? De quel public ? Et que sait-on de son goût ? Ou ne serait-ce pas plutôt au goût de l’adaptateur ? N’est-ce pas pour le satisfaire qu’il porte la main sur une œuvre d’art, y changeant ce qui ne lui convient pas, mêlant présomptueusement sa propre personnalité à celle du maître qu’il prétend nous révéler ? Quiconque a le respect de l’art ne peut que protester contre un tel alliage, de quelque nom qu’on l’appelle. Car l’essence même de l’art est de nous faire sentir et connaître l’âme de l’artiste. C’est à cela qu’un traducteur doit tout spécialement s’appliquer, en faisant ressortir les particularités, les côtés saillants que l’adaptateur, lui, cherche, au contraire, à faire disparaître : s’humilier et s’effacer autant que possible devant le poète qu’il traduit est pour un traducteur la seule manière de servir l’art, de faire œuvre d’artiste. Il y a dans cette piété une grâce qui se sent, parce que tout se sent en art, si modestement qu’il se manifeste. Pour qu’elle produise cependant tout son effet, il faut que le traducteur soit lui-même un poète ayant l’intelligence et l’amour des belles choses et sachant, quand il nous les montre, se placer de façon à ce que son ombre ne tombe pas sur elles. Hélas ! j’ai bien des gaucheries à avouer sous ce rapport. Mais du moins en suis-je confus et ne songé-je pas à en tirer vanité. Tout ce que je souhaite, encore une fois, c’est qu’en présentant aussi fidèlement que je puis une œuvre comme Peer Gynt, il me soit donné de contribuer pour une faible part au réveil de l’esprit auquel cette œuvre est due. Fait de force et de santé, aussi capable d’observer que de créer, arrivant à la source des travers humains, et l’éclairant par une satire enflammée, mais sachant aussi trouver la source des belles énergies, de l’imagination, de la verve, de la vie poétique et la faisant jaillir avec une intarissable profusion, tel est cet esprit, qui est celui des peuples jeunes ou renaissants. De tout côté on entend des appels à la vigueur, à la santé. La meilleure manière de les entretenir en soi est de fréquenter ceux qui les possèdent. Les sociétés y trouvent leur profit aussi bien que les individus. Voilà pourquoi ceux qui font profession de nous guérir de l’anémie et de l’épuisement devraient s’intéresser tout spécialement à Peer Gynt, qui, je l’ai déjà dit, diffère des autres drames d’Ibsen en ce qu’il est moins l’œuvre d’un homme, que l’œuvre d’un peuple, dont l’esprit s’est, pour un moment, incarné dans cet homme, d’un peuple vigoureux et sain, et dont le contact apporte la vigueur et la santé.

M. Prozor.

P.-S. — Avant d’en finir avec les introductions, je prie les lecteurs qui voudront consulter la brochure le Peer Gynt d’Ibsen, dont j’ai parlé plus haut, d’y corriger les fautes d’impression suivantes, que j’ai relevées après coup et qui obscurcissent ou dénaturent le texte sur quelques points essentiels

PERSONNAGES

AASE, veuve d’un paysan. (Prononcer : Ose.)

PEER GYNT, son fils. (Prononcer : Per Günt.)

DEUX BONNES FEMMES portant des sacs de blé.

ASLAK, forgeron.

GENS DE LA NOCE.

UN MAITRE-COQ, UN MUSICIEN AMBULANT.

UN MÉNAGE DE PAYSANS IMMIGRÉS.

SOLVEIG et la petite HELGA, leurs filles.

LE PAYSAN PROPRIÉTAIRE D’HŒGSTAD.

INGRID, sa fille.

LE MARIÉ ET SES PARENTS.

TROIS BERGÈRES.

UNE FEMME EN VERT.

LE VIEUX DE DOVRE.

UN TROLL DE COUR, AUTRES TROLLS, PETITS TROLLS DES DEUX SEXES, DEUX SORCIÈRES, GNOMES, LUTINS, etc.

UN VILAIN GARÇON.

UNE VOIX DANS LES TÉNÈBRES.

DES CRIS D’OISEAUX.

KARI, femme d’un journalier.

MASTER COTTON.

M. BALLON.

HERR VON EBERKOPF.

HERR TROMPETERSTRAHLE.

voyageurs

UN VOLEUR.

UN RECELEUR.

ANITRA, fille d’un chef bédouin.

ARABES, ESCLAVES, DANSEUSES, etc.

LA STATUE DE MEMNON.

LE SPHINX DE GIZEH.

BEGRIFFENFELD, professeur et docteur en philosophie, directeur de l’hospice d’aliénés du Caire.

HURU, réformateur malabarais.

HUSSEIN, ministre d’un potentat d’Orient.

UN FELLAH portant un momie royale.

ALIÉNÉS accompagnés de leurs gardiens.

UN CAPITAINE de navire norvégien.

DES MATELOTS.

UN PASSAGER.

UN PRÊTRE.

UN CONVOI FUNÈBRE.

UN BAILLI.

UN FONDEUR DE BOUTONS.

UN PERSONNAGE MAIGRE.

L’action commence dans les premières années du siècle et finit presque de nos jours. Elle se passe dans le Gudbrandsdal et sur les fjaells environnants, sur la côte du Maroc, au Sahara, dans l’hospice d’aliénés du Caire, sur mer, etc.

PEER GYNT

ACTE PREMIER

 

(Un espace boisé près de l’enclos d’Aase. En bas, un torrent. De l’autre côté, un vieux moulin. Chaude journée d’été.)

(Peer Gynt, garçon de vingt ans, solide et bien bâti, descend le sentier, suivi de sa mère Aase, petite et délicate. Elle le gronde et paraît furieuse.)

 

 

AASE 

Tu mens, Peer.

 

PEER GYNT (sans s’arrêter) 

Non, je ne mens pas.

 

AASE 

Alors jure-moi que c’est vrai.

 

PEER GYNT 

Pourquoi veux-tu que je le jure ?

 

AASE 

Tu vois bien : tu n’oses pas. Fi, le vilain ! Tout cela, ce ne sont que des histoires.

 

PEER GYNT (s’arrêtant) 

Non, — c’est vrai d’un bout à l’autre.

 

AASE (se plaçant devant lui) 

Tu n’as pas honte de mentir à ta mère ? Ah çà ! tu t’en vas chasser le renne dans les fjaells pendant des mois sans te soucier de la récolte ; tu rentres ensuite sans fusil ni gibier, la pelisse déchirée, et maintenant tu veux me faire voir la lune en plein midi, avec tes histoires de chasse à dormir debout. Voyons ! ce bouquetin, où l’as-tu surpris ?

 

PEER GYNT 

À l’ouest de Gendin.

 

AASE (railleuse) 

Très bien ! Après ?

 

PEER GYNT 

J’avais le vent contre moi, un vent très vif. Derrière un tronc d’arbre renversé, il cherchait de la mousse sous la neige.

 

AASE (même jeu) 

Très bien. Va donc !

 

PEER GYNT 

J’étais à l’affût, retenant mon souffle. J’entendais la couche de neige craquer sous ses sabots et j’apercevais un bout de corne. Alors je me glissai doucement, je rampai de son côté, et, caché entre les pierres, je l’épiai. Non, vrai, tu n’as jamais vu bouquetin pareil, si gras, si luisant.

 

AASE 

Pour sûr que non !  

 

PEER GYNT

Paf ! je tire. Le bouquetin roule par terre, Alors je lui saute sur le dos, lui saisis l’oreille gauche et vais lui plonger mon couteau entre les épaules, quand, tout à coup, le monstre pousse un rugissement, se dresse sur ses quatre pattes, jette plusieurs fois sa tête en arrière, me fait tomber le couteau de la main et, m’emprisonnant les reins entre ses cornes, comme dans un étau, bondit avec moi à travers le fjaell de Gendin.

 

AASE (involontairement) 

Seigneur Jésus !

 

PEER GYNT

Le connais-tu, ce fjaell, d’un demi-mille de long, cette arête aiguë comme une faux, aboutissant à une pente abrupte, toute en éboulements, en névès ? Des deux côtés, un roc à pic descendant droit, jusqu’au fjord noir, sinistre, vertigineux et profond de treize cents aunes ? Lancés sur cette crête, la bête et moi, nous fendions l’air. Jamais je n’avais enfourché pareille monture ! On eût dit que nous galopions vers le soleil. Au-dessous de nous, dans l’abîme, des aigles aux ailes brunes semblaient voler en arrière, comme des fétus emportés par le vent. Tout en bas, je vis un énorme glaçon se briser contre la côte, et pas le moindre bruit ne me parvint. Seuls les démons du vertige, chantant, dansant en ronde, m’emplissaient les yeux et les oreilles.

 

AASE (étourdie) 

Seigneur, ayez pitié de nous !

 

PEER GYNT

Tout à coup, sur un point de cette crête escarpée, une volée de perdrix cachée dans un creux se leva, caquetante, effarée sous les sabots du bouquetin. Celui-ci fait un demi-tour et, d’un saut mortel, se précipite dans le gouffre ! (Aase chancelle et s’accroche à un arbre. Peer Gynt continue sans s’arrêter.) Derrière nous la sombre falaise, devant nous un abîme sans fond ! Nous fendîmes d’abord une couche de brouillard, puis une nuée de mouettes qui, poussant des cris de peur, s’envolèrent aux quatre vents. Nous descendions comme un trait. Tout au fond j’apercevais une tache brillante, blanche comme un ventre de renne. Mère ! c’était notre propre image reflétée par le lac tranquille et qui, vers la surface des eaux, montait du train foudroyant qui nous emportait nous-mêmes.

 

AASE

Peer ! Mon Dieu ! Achève, achève !

 

PEER GYNT

Bouc contre bouc, celui de l’air, celui du lac se rencontrèrent enfin. Le flot jaillit, écumant. Et nous voilà battant l’eau longtemps, longtemps, lui nageant en avant, moi à sa remorque, jusqu’à la rive nord du fjord. Alors je pris le chemin d’ici.

 

AASE

Eh bien ! et le bouquetin ?

 

PEER GYNT

Le bouquetin ? Il court encore. (Il fait claquer ses doigts et exécute une pirouette.) Bien malin qui le rattrapera !

 

AASE

Et tu ne t’es pas cassé le cou ? Pas même les jambes ? Tu ne t’es pas rompu le dos ? Oh ! merci, mon Dieu, qui m’avez préservé et rendu mon garçon ! Pourtant la culotte a reçu un accroc. Mais il n’y a pas de quoi parler, quand on pense à tout ce qui aurait pu lui arriver.

(Elle s’arrête soudain, le regarde, bouche béante, reste longtemps sans trouver de paroles, et s’écrie enfin.)

Ah ! bandit ! ah ! maître menteur ! En voilà des inventions du diable ! Mais cette histoire que tu me débites, je me souviens l’avoir entendue conter quand j’étais jeune fille. Ce n’est pas à toi, c’est à Gudbrand Glese qu’elle est arrivée.

 

PEER GYNT

Elle nous est arrivée à tous deux quoi ! Ces histoires-là, ça se répète de temps en temps.  

 

AASE (rageusement) 

Oui, oui, ça peut se retourner, un mensonge, s’enjoliver de mille façons, se parer si bien qu’on n’en reconnaisse plus la vieille carcasse. C’est bien là ce que tu fais. Tu lui mets des ailes d’aigle et d’autres choses magnifiques ou horribles. À la fin le monde est pris dans ce tissu de contes. Ça vous effraie, ça vous coupe la parole. On ne reconnaît plus une histoire qu’on connaissait depuis longtemps.

 

PEER GYNT

Si quelqu’un d’autre que toi me disait cela, je l’assommerais.

 

AASE (pleurant) 

Mon Dieu ! si je pouvais mourir et reposer en terre ! Rien ne prend sur lui, ni pleurs, ni prières. Ah ! Peer tu es bien perdu, à tout jamais perdu !

 

PEER GYNT

Va, petite mère, tu es gentille et tu as raison dans tout ce que tu dis. Ne te fâche pas et sois gaie.

 

AASE

Tais-toi ! Peut-on être gaie avec un cochon de fils comme toi ? N’est-ce pas dur pour une pauvre veuve d’être ainsi abreuvée de honte ? Voilà toute ma récompense. (Elle pleure de nouveau.) Qu’est-ce qui reste de toutes les richesses de ton grand-père ! Où sont les boisseaux d’argent du vieux Rasmus Gynt ? Où sont tous ses écus ? Ton père les a fait danser. Il les a semés comme du sable, achetant des terrains dans toutes les communes d’alentour, se faisant rouler dans des carrioles dorées. Et tout l’argent gaspillé pour ce grand festin d’hiver où les bouteilles volaient en éclats, où chaque convive brisait son verre contre le mur ? Où est-il, cet argent ?

 

PEER GYNT

Mais où sont les neiges d’antan|1| ?

 

AASE

Silence devant ta mère ! Regarde la maison, l’enclos ! Il n’y a pas deux vitres dont l’une ne soit bouchée avec de vieux chiffons. Les haies et les barrières sont par terre ; le bétail n’a pas où s’abriter ; les champs sont en friche, et il y a une saisie tous les mois.

 

PEER GYNT

Trêve de radotages ! La chance a souvent tourné au moment où on s’y attendait le moins.

 

AASE

La chance ? Il y a longtemps qu’on n’en cultive plus ici. Ah ! l’on ne dirait pas que tu es un homme, toi ; et pourtant tu es toujours le même gars solide et dégourdi dont ce prêtre de Copenhague, qui t’a demandé ton nom, disait qu’il n’y avait pas de prince là-bas à avoir une aussi bonne tête. Même que ton père, pour ce propos, lui a fait cadeau d’un cheval, et d’un traîneau par-dessus le marché. Oh ! en ce temps-là, on admirait tout chez nous. Le doyen, le capitaine et tout le bataclan ne sortaient pas de la maison, mangeant, buvant, faisant ripaille à en crever. Mais c’est dans le malheur qu’on connaît les gens. Du jour où « Jean, le colporteur » s’en fut allé par les chemins, son sac sur le dos, tout devint silencieux ici, il ne vint plus âme qui vive. (Elle s’essuie les yeux avec son tablier.) Oui, oui, tu es grand et fort, et tu devrais bien servir d’appui à la vieille mère malade, soigner l’enclos, défendre les derniers restes de ton bien. (Elle recommence à pleurer.) Vaurien ! Dieu sait que tu ne m’as jamais été d’aucun aide. À la maison, tu ne sais que faire le fainéant, étendu devant l’âtre, à remuer la cendre. Dehors, quand tu vas à une assemblée, tu fais fuir les filles et te bats avec les plus mauvais sujets de la commune. À cause de toi, je suis la risée de tout le monde.

 

PEER GYNT (s’éloignant d’elle) 

Laisse-moi tranquille.

 

AASE (le suivant) 

Nieras-tu que c’est toi qui as monté, il n’y a pas bien longtemps, ce terrible boucan de Lunde, où vous vous êtes battus comme chiens enragés ? N’est-ce pas toi qui as cassé le bras à d’Aslak, le forgeron, ou qui lui as, du moins, foulé un doigt ?

 

PEER GYNT

Qui t’a conté toutes ces balivernes ?

 

AASE (rageusement) 

La femme du journalier l’a entendu beugler.

 

PEER GYNT (se frottant le coude) 

Ce n’était pas lui, c’était moi.

 

AASE

Toi ?

 

PEER GYNT

Oui, mère, puisque j’étais le battu.

 

AASE

Comment cela ?

 

PEER GYNT

C’est un gaillard, vois-tu…

 

AASE

Qui ça ?

 

PEER GYNT

Aslak, donc.

 

AASE

Va, tu me dégoûtes ! Quoi ! Battu par un sale ivrogne, par un pilier de cabaret, par un misérable noceur de cette espèce ! (Elle recommence à pleurer.) Ah ! j’ai essuyé bien des hontes et des ignominies, mais celle-ci est la pire de toutes : Un gaillard ? Et quand c’en serait un, était-ce une raison pour lui céder ?

 

PEER GYNT

Que je batte ou que je sois battu, c’est toujours la même complainte. (Riant.) Console-toi, mère.

 

AASE

Encore un nouveau mensonge ?

 

PEER GYNT

Cette fois-ci tu peux sécher tes larmes. (Fermant le poing gauche.) Tiens ! dans cet étau, j’ai fini par tenir mon forgeron. Et l’autre poing faisait le marteau.

 

AASE

Ah ! vilain batailleur ! Tu vas me faire mourir avec ta conduite !

 

PEER GYNT

Mais non, petite mère, méchante petite mère, gentille petite mère, tu mérites mille fois mieux que cela. Va ! fie-toi à ma parole. Tout le monde, dans la commune, s’inclinera devant toi. Attends seulement que j’aie fait quelque grande, très grande action !

 

AASE (railleuse) 

Toi !  

 

PEER GYNT

On ne sait pas ce qui peut arriver.

 

AASE

Si tu pouvais seulement apprendre à raccommoder ta culotte, je n’en demanderais pas davantage.

 

PEER GYNT (avec fureur) 

Je serai roi, empereur !

 

AASE

Dieu me pardonne, voilà son dernier grain de raison qui s’en va !

 

PEER GYNT

C’est comme je te dis. Donne-moi le temps seulement.

 

AASE

Oui, oui, « donne-moi le temps de devenir prince », comme dit l’autre.

 

PEER GYNT

Tu verras, mère, tu verras.

 

AASE

Veux-tu bien finir ! Tu es fou à lier. C’est vrai, cependant : tu aurais pu devenir quelque chose si, du matin au soir, tu n’avais pas la tête pleine de mensonges et de sottes inventions. La fille de Hægstad te regardait d’un œil tendre. Tu aurais pu l’obtenir, si tu l’avais voulu bien sérieusement.

 

PEER GYNT

Tu crois ?

 

AASE

Le père n’a pas la force de résister à son enfant. Il est entêté à sa façon, mais Ingrid finit toujours par avoir le dessus. Tout en bougonnant, le vieux grognon fait ce qu’elle veut. (Elle recommence à pleurer.) Ah ! Peer, mon enfant, une fille comme cela, — très riche, — une fille de propriétaire ! Dire que, si tu avais seulement voulu, tu serais son heureux époux, au lieu de traîner ici, sale et déguenillé.

 

PEER GYNT (vivement) 

Viens ! allons-y de ce pas.

 

AASE

Où cela ?