Petite Reine - René Maizeroy - E-Book

Petite Reine E-Book

René Maizeroy

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Extrait : "A douze ans, elle ne ressemblait, ni par ses goûts, ni par ses instincts, ni même par ses curiosités, aux autres petites filles. Peu joueuse, d'une timidité qui touchait à la sauvagerie et déjà d'un tel orgueil qu'elle supportait seulement les réprimandes de sa mère, se raidissait durant toute une journée, avec les lèvres comme scellées, des regards mauvais, presque haineux."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 213

Veröffentlichungsjahr: 2016

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À Madame ***

« C’est à vous, Madame, qui avez été mère plus que toutes les mères, qui vous êtes dévouée et vous dévouez encore jusqu’à l’absolu sacrifice pour votre enfant, qui avec une honnêteté surhumaine avez gravi ce chemin de la croix, consacré vos forces, votre intelligence, votre radieuse jeunesse au cher petit dont vous étiez l’unique appui, c’est à vous que, bien respectueusement, avec une profonde et fervente dévotion, je dédie ce livre où j’ai tenté d’analyser l’existence d’une brave et charmante petite maman parisienne, ballotée par bien des orages, effleurée par bien des coups de soleil. »

R.M.

Paris, mai 1888.

Première partie
I

De son enfance de pensionnaire qui grandit, se féminise, commence à se regarder dans les miroirs, cherche à comprendre tout ce qu’elle entend, tout ce qu’elle voit, et dont la place, peu à peu, s’est élargie, entre le père et la mère, des limbes obscurs où son frêle cerveau s’éveillait, s’emplissait de vibrations, d’un flot lent de pensées, du temps heureux, coupé de surprises, qui s’était écoulé ensuite entre sa sortie du couvent et son mariage, la comtesse Renée de Pardeilhac avait conservé le souvenir de certains états d’âme, de certaines secousses, de plusieurs faits, avec une étrange précision.

À douze ans, elle ne ressemblait, ni par ses goûts, ni par ses instincts, ni même par ses curiosités, aux autres petites filles. Peu joueuse, d’une timidité qui touchait à la sauvagerie et déjà d’un tel orgueil qu’elle supportait seulement les réprimandes de sa mère, se raidissait durant toute une journée, avec les lèvres comme scellées, des regards mauvais, presque haineux, était malade lorsque quelqu’un, ses parents ou sa gouvernante anglaise la rudoyaient d’un geste, l’humiliaient de trop vives paroles devant les domestiques, elle promettait d’être à peu près jolie.

Au rebours de la plupart des gamines, qui en font leur unique occupation, leur amusement préféré, les poupées l’ennuyaient, ne l’incitaient ni aux apparentes caresses ni aux confidences tendres, lui apparaissaient dans leur réalité inerte de jouets bourrés de son. D’année en année, elles s’entassaient avec leurs toisons frisées, leurs robes démodées et leurs joues roses au fond des tiroirs et comme, un jour, la marraine de Renée s’étonnait d’une pareille indifférence, l’enfant eut ce mot :

– Je les aimerais si elles avaient les yeux en vie !

Le petit enclos qu’on lui avait donné dans le parc était son paradis. À la campagne, elle vivait double, s’égayait avec de grands rires fous de rien, d’une éclosion de fleurs, d’une fuite de poussins par les allées, d’un vol de pigeons s’éparpillant en éventail au-dessus des toits, de la procession lente des troupeaux revenant aux étables, de l’odeur sucrée des grappes mûres qui, en septembre, flottait dans l’air empli de moucherons. Elle passait des journées entières sans prononcer une parole, absorbée, on l’eût dit, par des rêves dont le sens lui échappait.

Et elle avait de telles tristesses, de si sombres mélancolies, quand, aux derniers jours de novembre, l’on bouclait les malles et l’on revenait à Paris, paraissait si accablée, si morne, avec ses mains posées sur les genoux, ses paupières cernées entre lesquelles fluait un regard fixe, sa pâleur maladive, que Mme de Lavorède s’en épouvantait, s’ingéniait vainement à la distraire tout le long de la route, à lui offrir des friandises, à la cajoler, murmurait de sa voix la plus douce :

– Tu n’as pas mal, au moins, ma chérie, dis-le-moi, tu n’as pas mal ?

Et l’enfant détournait la tête pour ne rien répondre, s’entêtait dans sa bouderie jusqu’à ce que l’étourdissement de l’arrivée en l’immense gare où éclataient les lamentations aiguës et les hoquets graves des locomotives, le bruit des innombrables voitures, le peu de Paris qu’elle apercevait à travers les vitres relevées du coupé et surtout la vue de son petit lit tout blanc, de la chambre tendue d’une perse claire à fleurettes, de ses robes et de ses jouets l’eussent ressaisie et consolée.

Bien que sa mère, éprouvée par de précoces désillusions, de ces chagrins qui creusent, larme par larme, le cœur et l’émiettent, fût d’une nature en apparence égoïste et réfractaire aux tendresses, que sans cesse elle parût se contenir, comme avec la crainte d’être encore déçue, de trop donner de son être, de trop aimer, qu’elle eût, même avec Renée, de bien rares abandons, celle-ci lui avait voué une véritable idolâtrie.

Elle la trouvait plus belle avec ses bandeaux onduleux, son teint qui avait la pâleur des roses œillets d’automne, ses prunelles du gris vague et triste d’un ciel de neige, que tout ce qu’elle s’imaginait de beau dans le monde. Elle l’admirait et en était jalouse. Elle n’osait pas la tutoyer. Son bonheur était de s’asseoir à ses pieds sur un tabouret, de se pelotonner comme un chien dans ses jupes et quelquefois de lui baiser les mains, ces longues mains pâles et fines, aux veines bleuâtres, aux ongles transparents, qui semblaient des mains de Sainte Vierge. Elle ne remuait pas, dans l’effroi d’être renvoyée, se faisait toute menue pour tenir moins de place. Et de ses bons yeux d’enfant, comme emplis de muettes prières, il émanait une telle effusion, un tel besoin d’être aimée, que Mme de Lavorède en oubliait ses peines, y réchauffait un instant son âme endolorie et glacée, prenait sur les genoux, embrassait bien câlinement, avec de douces et lentes phrases maternelles, la petite fille si heureuse de se blottir dans ses bras, de clore les paupières sous ses baisers.

Puis, ç’avait été le déchirement de la première séparation, une crise aiguë de révolte, lorsque ses parents la mirent au Sacré-Cœur. Elle s’en souvenait dans ses moindres détails, de cette journée d’hiver où elle avait tant pleuré, où des sœurs en cornette blanche l’avaient emmenée, comme une prisonnière, par de longs corridors et des salles vides, de cette nuit où elle s’était sentie si seule, si perdue, dans le dortoir jalonné de lits pareils, où elle ne parvenait pas à se réchauffer, à dormir, où elle étouffait peureusement ses sanglots contre le drap soulevé jusqu’à sa bouche et, le cerveau bourdonnant de confuses pensées, s’efforçait de comprendre ce qu’elle avait pu faire pour être si gravement punie, pour que sa maman, sa chère maman bien-aimée, eût ainsi la rigueur de la livrer à des mains étrangères, la sevrât sans cause de ses soins.

Et, pendant une semaine, elle demeurait désâmée, inerte, les yeux troubles et rougis de fibrilles, suivait les autres élèves de sa classe, obéissait machinalement aux sœurs, ne jouait pas, mangeait à peine, s’étiolait tellement que la supérieure, apitoyée, la traitait bientôt en enfant gâtée, essayait elle-même d’assouplir ce caractère farouche, de la plier peu à peu à la règle du couvent, par des promesses, des cadeaux, d’onctueuses câlineries. Mais Mlle de Lavorède s’essuyait les joues d’un revers de main, fronçait les sourcils et se disait :

– Pourquoi m’embrasse-t-elle ? Il n’y a que les baisers de maman qui me font plaisir.

Renée n’y passait que deux années placides et monotones, où seulement dans sa mémoire elle avait noté un nom ridicule de tourière qui vendait des friandises, de sentimentales gamineries avec une de ses camarades, des silhouettes préférées, et l’amertume secrète d’être la plus petite des « moyennes », de marcher au dernier rang dans les promenades.

L’apoplexie subite de M. de Lavorède qu’un soir, on avait rapporté du café Anglais en habit et en cravate blanche, les moustaches encore humides de champagne, les épaules marquées de larges plaques de poudre de riz, lui rendait la liberté perdue, la ramenait aussitôt dans la maison en deuil où le calme tragique, les yeux vides de toute espérance, la pâleur, le mutisme de sa mère, vêtue de noir, l’épouvantaient à en être malade. Et l’enfant ne s’était pas attristée de cette mort, elle ne savait pourquoi, n’avait eu le cœur gros que parce que Mme de Lavorède paraissait désespérée, vaguait de chambre en chambre ainsi qu’une âme en peine, chancelait en marchant, la poitrine soulevée de grands soupirs rauques comme si elle eût étouffé.

Alors, de mois en mois, se resserrait davantage l’intimité de la mère et de la fille. Renée se formait, devenait femme après une courte maladie de croissance. Et, de l’enfant aux lignes heurtées et maigrelettes, aux joues striées de grains de son, aux traits insignifiants qu’animaient de passagères lueurs d’intelligence, comme par un enchantement magique, se dégageait une statuette aussi gracile que les précieuses effigies tanagriennes, une adorable créature rose et blanche qui avait des reflets d’aurore dans les cheveux, dans le teint, dans le regard. Ni trop grande, ni trop petite, elle surprenait par son air rieur, ses fossettes, des signes bruns, si bien placés que l’on eût dit d’artificielles mouches selon la mode de jadis, la profondeur de ses yeux sombres comme des gouffres emplis de ténèbres, mais spirituels et changeants et doux, avec des luisants de velours sous les cils si longs, qu’ils tremblaient et ondulaient ainsi que des ailes. Elle avait les petits pieds cambrés et les sveltes mains de Mme de Lavorède et une hallucinante et absolue ressemblance avec le portrait au pastel d’une de ses grand-tantes qui avait été, sous Louis XV, dame d’honneur de la Dauphine.

Et ce qui émerveillait le plus en cette beauté lentement épanouie, c’était la finesse soyeuse, l’éblouissante blondeur, la masse épaisse, souple, débordante de sa chevelure. Elle lui couronnait le front d’une sorte de mitre à franges d’or. Elle était plus douce à frôler qu’une toison de bête. Elle se nattait aussi facilement que des écheveaux de soie très fine et dénouée, s’épandait sur ses épaules en avalanches de rayons. Et Mme de Lavorède se plaisait à la peigner, à la tordre dans ses mains, n’eût laissé à aucune femme de chambre cette tâche minutieuse, s’interrompait quelquefois pour couvrir Renée de baisers orgueilleux, avec une suprême béatitude, comme si son cœur, trop longtemps craintif et torturé, s’était enfin guéri des blessures anciennes, avait recouvré son originelle bonté, ses illusions perdues, l’espoir de tendresses qui ne seraient pas vaines, qui, pour la seconde fois, ne l’abreuveraient point de fiel et de dégoût, ne l’achèveraient pas d’un choc plus rude encore à subir que les autres.

Rajeunie par cette apparence de bonheur, cette quiétude qui activait sa convalescence, à cause de Renée, elle élargissait le cercle de ses relations, reparaissait dans le monde, donnait des bals blancs et, malgré son âge, la poudre qui argentait ses bandeaux, les stigmates de tristesse incrustés dans sa chair et telles que des cicatrices, elle avait le charme nostalgique d’une rose remontante qui s’est ouverte pâle et à peine parfumée par quelque brumeuse journée d’octobre un instant éclairée de soleil et bientôt s’effeuillera, plaisait encore, semblait presque la grande sœur de sa fille.

Elle était fière des compliments qu’on lui faisait sur sa « petite reine », comme elle l’appelait. Mais un soir où le vieux prince de Sarlys, balançant entre ses doigts le large ruban moiré de son monocle, lui avait dit, avec ses galantes manières de la Restauration : « Certes, madame, si j’avais trente ans de moins, je vous demanderais aussitôt la main de mademoiselle votre fille, et c’est la première fois que je regrette vraiment de ne plus être jeune et d’avoir fait mon temps », elle ne sut que répondre comme jetée au milieu d’une sieste paisible sur quelque pierre aiguë qui entaille le front, et eut à peine la force de balbutier une phrase polie.

Déjà, lorsque Renée avait porté sa première robe longue, qu’elle lui était apparue en jeune fille, si attirante avec le radieux printemps qui rayonnait en toute sa personne, si changée avec ses épaules qui se dessinaient, la taille serrée d’un ruban, des rondeurs qui s’accusaient dans les plis du corsage, Mme de Lavorède, malgré elle, avait eu froid au cœur au lieu d’être joyeuse.

La pensée qu’un homme la lui arracherait, s’emparerait pour toujours de celle qui était maintenant toute sa vie, tout son bonheur, posséderait sa « petite reine » bien-aimée, sa fille, l’enfant qu’elle avait mise au monde et sauvée à deux reprises de la mort, et qu’il lui serait impossible de s’y opposer, d’échapper à ce dénouement cruel, l’ulcérait, la plongeait en des abîmes de tristesse.

Elle se voyait seule, perdue dans ses rêves noirs, dans ses mauvais souvenirs, errant à travers les chambres silencieuses de l’hôtel, dévorée d’une insurmontable jalousie qu’elle s’efforçait de cacher, qui la bourrelait comme une idée fixe agrippée au cerveau.

À ces rancœurs se joignaient la crainte irraisonnée, presque haineuse, qu’elle avait du mariage, le dégoût des hommes, dont elle assimilait la plupart à celui qui l’avait leurrée de perpétuels mensonges, vieillie avant l’âge, le pressentiment tenace que Renée tirerait comme elle un mauvais numéro dans cette loterie chanceuse, endurerait à son tour le supplice d’aimer sans être aimée. Et, pendant deux mois, elle retombait dans son spleen, dans ses silences, dans une atonie morbide, ne riait plus, ne s’intéressait à rien, ne vivait que par sursauts, avec quelque chose d’égaré en ses actes, ses brèves exclamations, ses marques de tendresse.

Tantôt elle fuyait Renée, s’isolait comme une dévote qui se prépare à prendre le voile ; tantôt elle l’embrassait à l’étouffer, ne pouvait passer une heure sans la voir, avait des exigences tyranniques, la traitait en toute petite fille que l’on prend encore sur les genoux, s’acharnait à s’illusionner, à la rejeter en arrière, vers l’enfance abolie. Des fois, assise devant le feu qui flambait dans la cheminée, elle contemplait sa fille avec des regards éperdus, affolés, sans faire un geste, sans dire un mot et de grosses larmes coulaient de ses paupières, sillonnaient ses joues, s’écrasaient parmi les dentelles de son déshabillé, animaient seules l’immobilité de son visage. On aurait dit d’une condamnée à laquelle un horaire implacable mesure ses dernières minutes d’existence. Son caractère s’aigrissait comme si elle eût vieilli tout à coup de nombreuses années.

Renée se désolait de la voir tellement surexcitée, n’osait pas l’interroger, cherchait la cause de ce reflux d’amertume. Et elle mettait toute son âme aimante, toute son affection filiale dans ses réponses, lorsque la pauvre femme lui répétait l’invariable phrase qui semblait s’élever du fond même de son cœur meurtri.

– N’est-ce pas, ma petite reine, que tu m’aimes, que tu m’aimeras toujours, tant que je vivrai, plus que tout au monde… Je n’ai que toi pour m’aimer, et si l’on me prenait ta tendresse, si tu devais ne plus autant me chérir, je ne pourrais pas vivre, c’en serait fait de ta vieille maman !

Et, depuis ce temps, jamais la comtesse de Pardeilhac n’avait vu des prunelles humaines s’illuminer d’une pareille passion, s’alanguir d’une pareille angoisse, se plonger d’un regard si éperdu dans d’autres yeux comme en un lac où l’on s’enfonce, les mains jointes, où l’on cherche l’oubli et l’éternel repos, jamais elle n’avait entendu des plaintes, des prières, des aveux qui eussent la douceur angélique, les vibrations caressantes, la mélancolie ineffable de cette voix maternelle où passaient des frissons de fièvre, où se figeaient des sanglots, où éclatait l’amour infini, presque bestial, qui l’unissait à sa fille, jamais elle n’avait ressenti une émotion aussi intense. Rien qu’en y songeant, des larmes qu’elle ne pouvait retenir mouillaient ses longs cils noirs et elle embrassait, à pleines lèvres, un petit portrait de Mme de Lavorède qui était dans sa chambre, murmurait à mi-voix, comme si l’absente avait pu l’entendre :

– Pauvre chère maman !

Après cette crise aiguë, elles avaient repris leurs habitudes, les promenades au Bois avec les flâneries à pied dans les allées solitaires, les « cinq à six » où elles recevaient leurs amies, où Renée s’essayait à son rôle de maîtresse de maison.

Mme de Lavorède avait la coquetterie de sa fille, l’habillait adorablement, surveillait dans les moindres détails son apprentissage de Parisienne, se faisait la confidente amie de ses étonnements de grande gamine, de ses fraîches impressions qui la ravissaient comme un retour vers sa propre jeunesse et quelquefois aussi la déroutaient par leur précocité.

Renée était une observatrice qui cherchait à se rendre compte des moindres choses, réfléchissait, avant de s’endormir, à tout ce qui, dans la journée, avait frappé son imagination. Par l’innocence candide de son esprit, elle demeurait petite fille, en dépit de ses robes longues, de sa puberté, des questions troublantes qu’elle posait avec une inconsciente audace et de ses allures un peu libres et garçonnières. Elle avait la fierté hautaine d’une infante. Le mal ne l’atteignait pas. Elle avait traversé le couvent sans y contaminer ses blancheurs, sans polluer son âme aux offres équivoques que lui faisaient quelques-unes des pensionnaires et aux lettres que lui écrivaient les grandes.

Elle flirtait à tâtons, disant ce qui lui passait par la tête avec des boutades drôles, coquetant, minaudant, imitant dans leurs intonations et leurs gestes les jeunes femmes qu’elle rencontrait dans le salon de sa mère, jouait toute cette comédie avec l’unique volonté de paraître plus âgée, d’être prise davantage au sérieux, de montrer qu’elle avait seize ans et ne s’amusait plus à la poupée, puis, soudain, le naturel reprenant le dessus, éclatait de rire entre deux phrases, s’échappait comme un enfant qui se lasse d’être assis, de regarder le même spectacle et de ne pas comprendre.

Elle avait, en valsant, on ne savait quoi d’ailé, de follement jeune, d’onduleux – si frêle et si blonde dans ses robes de mousseline – que les yeux s’en délectaient. Le rythme l’emportait, la berçait, lui fermait à demi les paupières et ses joues plus rosées, ses lèvres entrouvertes, révélaient le plaisir qu’elle ressentait à ainsi être roulée comme par un tourbillon, à se griser de vertige. Cependant, avec sa délicatesse farouche, elle avait été longue à s’accoutumer à ces enlacements passagers, où, si près de son visage, de ses cheveux, l’effleurait le souffle chaud d’un homme, où sa taille était comme emprisonnée par le bras qui la soutenait, où le plastron de son danseur, par instants, lui frôlait la gorge, à surmonter l’instinctive révolte qui la paralysait au premier tour et lui donnait envie d’être aussitôt reconduite à son fauteuil.

Il en était ainsi de tout ce qu’elle entreprenait de nouveau. Elle n’avait pas d’élans désordonnés, ne se livrait que peu à peu, troublée, craintive, avec comme l’arrière-pensée d’être trop vite conquise, l’appréhension d’éprouver un trop grand plaisir qui peut-être n’aurait pas de lendemain, lui laisserait des regrets et des nostalgies, et finissait par se passionner, par ne plus aimer que ce qui, pendant plusieurs mois, l’avait inquiétée. On aurait dit que Mme de Lavorède s’était reflétée dans l’impressionnable cerveau de Renée comme en un miroir, lui avait incrusté son cœur dans la poitrine et elle le sentait tellement, qu’au milieu de ses expansions, ce cri d’égoïste joie montait à ses lèvres :

– Oh ! tu es bien ma fille, tu es tout entière de moi, ma chère tendresse !

II

Mme de Lavorède passait la moitié de l’année à la campagne.

Elle aimait comme une amie sa maison, ce château où elle était née, où elle avait vécu les meilleurs de ses jours, où les moindres recoins lui rappelaient quelque bon souvenir paisible. Elle rêvait de s’y éteindre quand sonnerait l’heure du suprême adieu, dans le vaste lit familial qui datait de l’autre siècle, avec auprès d’elle sa petite reine qui lui tiendrait la main entre ses doigts tremblants, les domestiques agenouillés qui pleureraient et réciteraient tout bas des oraisons, tandis que le tintement des cloches parviendrait voilé, presque doux à ses oreilles, déjà pleines du lourd silence de la mort. Et son cœur s’angoissait, débordait de pitié comme devant une de ces injustices aveugles de la destinée qui épouvantent, lorsqu’elle songeait aux pauvres gens qu’un coup de fortune chasse de leur logis ainsi que des intrus, réduits à recommencer la vie, à s’exiler qui sait où, sans trêve, hantés par la nostalgie du foyer perdu, par la pensée que d’autres sont assis à leurs places, saccagent leur jardin, couchent, mangent et rient sous leur toit, se raillent peut-être de leur misère. Cela lui paraissait le pire des malheurs après la perte des êtres que l’on chérit, et elle ne l’eût pas souhaité même à celles qui avaient dévasté sa vie, aux luxurieuses qui s’étaient amusées de son mari comme d’un jouet et dont encore elle ne pouvait lire les lettres sans vagir entre ses dents serrées de farouches menaces, sans frissonner de la tête aux pieds et être presque aveuglée d’un afflux de sang qui lui brûlait les paupières et lui rougissait les pommettes.

Elles arrivaient en avril, après le concours hippique.

Alors, l’immense parc, dessiné par Le Nôtre pour l’abbé de Mareilhes, qui avait été chapelain du roi, jusqu’à l’avènement de Mme de Maintenon, ressemblait à un éden mystérieux où vibrent mille chansons ; et, de la route, le château apparaissait à demi caché par les innombrables thyrses de lilas.

Il avait l’aspect simple d’une chartreuse, mais avec quelque chose de seigneurial dans les hautes portes-fenêtres qui s’ouvraient sur des perrons aux marches nombreuses, les guirlandes qui couraient le long de la façade, les armes des Mareilhes qui entouraient deux guivres allégoriques de leurs serres griffues, les grands vases sculptés qui se dressaient aux quatre angles.

Il n’était exposé ni trop à l’ombre, ni trop au soleil et les arbres, les bosquets avaient été dispersés de telle sorte que pas un ne masquait la vue, ne bornait le merveilleux paysage encadré par les collines prochaines. À droite, se suivaient les vignobles hérissés d’échalas, les métairies aux toits de tuiles, les taillis qui coupaient d’une tache sombre cette mosaïque striée de rectangles jaunes, verts, violets, noirs et blancs comme un habit d’Arlequin. À gauche, entre des berges de sable, des oseraies frissonnantes aux tons argentés, coulait la Garonne. Elle avait, par places, la largeur d’un lac, se déroulait, tantôt limoneuse et dorée, tantôt grise, tantôt du bleu intense qui colorait le ciel. Une incessante suite de chalands, de batelets, de voiles, la rayait comme de vols d’oiseaux voyageurs.

C’était bien l’idéale retraite qu’avait rêvée un prêtre de cour lassé des grandeurs humaines, des confessions d’alcôve, des fausses joies qui usent la lame et le fourreau. Il en avait choisi la place avec des minuties d’épicurien, corrigé les plans à sa guise, meublé les chambres et les salons pour le plaisir de ses yeux et la satisfaction de ses innocentes manies.

Le cœur plein d’une douce et indulgente philosophie, heureux de ne plus obéir à personne, de ne plus craindre les disgrâces et d’achever paisiblement sa vie comme une barque qui est rivée à l’anneau d’un quai il y avait écrit des mémoires pour réfuter l’étroite doctrine des jansénistes, annoté et traduit Virgile qu’il savait mieux que les offices du bréviaire, vécu jusqu’à quatre-vingt-sept ans sans avoir une infirmité, sans se plaindre un seul jour des hommes et de la destinée.

Et souvent, après un bon dîner où s’était surpassée sa vieille cuisinière Marton, à laquelle sans cesse il promettait en souriant le paradis, où il avait bu religieusement quelques bouteilles incomparables de sa cave, quand, à côté de la fenêtre ouverte à deux battants, devant quelque triomphal coucher de soleil, qui illuminait le fleuve et le pays, on lui servait, sur un plateau d’argent, sa tasse de moka et les liqueurs des îles, le visage épanoui, la tête renversée contre le dossier d’une bergère, l’abbé avait dû répéter dévotement le vers de son poète favori :

O Mœlibœe, deus nobis hæc otia fecit.

En mourant, le chevalier de Mareilhes avait légué ses biens et ses terres à sa nièce Colette de Séganzac, dont le mari occupait à Versailles la charge d’intendant des menus. Et d’héritage en héritage, religieusement transmis avec ses fermes, ses bois, ses meubles, ses portraits de famille, ses droits de pêche et de chasse, le domaine était devenu la dot de Mme de Lavorède.

… Jeune fille, Renée retrouvait à chaque printemps, avec plus de joie, le décor préféré de son enfance, toutes ces vieilles choses, tous ces vieux arbres, toutes ces faces de paysans qu’elle avait vues tant de fois autour d’elle. Et dans les lettres écrites, les jours de pluie, à ses amies, il ne perçait aucun regret des mondanités interrompues quand la « season » battait son plein, aucune allusion nostalgique aux flirtages passés, aux coquetteries maintenant inutiles dans la solitude que traversaient seuls quelques ridicules hobereaux, leurs voisins.

Là où, toute petite, elle s’était amusée, ainsi qu’une bête lâchée sans entraves, et qui galope, qui hennit, qui s’ébroue dans la fraîcheur des herbes, où déjà fermentait son intelligence naissante, elle voyait comme avec d’autres yeux, elle écoutait comme avec d’autres oreilles, elle devinait de l’ignoré.

Ses inquiétudes s’accroissaient et elle n’osait plus questionner sa mère, essayait toute seule de comprendre la loi qui poussait les êtres vers les êtres, qui, sur le toit du colombier, unissait les becs roses des tourterelles et leur gonflait la gorge de rauques soupirs. Elle se rappelait des lambeaux de phrases ambiguës, surprises au bal, dans les longues figures du cotillon, des retours de vendange au crépuscule où, derrière les cuves de raisins entassées sur les charrettes, elle avait vu les vignerons prendre les filles à la taille et les embrasser… et un après-midi où Étiennette, la servante de basse-cour, était sortie de la grange avec le maître-valet, si rouge, si décoiffée et, avec un doux regard de bête, comme ils se quittaient, avait murmuré en patois :

– M’aimeras-tu encore maintenant ?