Poison, l'arme secrète de l'histoire - Kirill Privalov - E-Book

Poison, l'arme secrète de l'histoire E-Book

Kirill Privalov

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Ce livre, rempli d’histoires liées aux intrigues et complots politiques, est une mine d’informations qui se lit comme un roman. En levant le voile sur les coulisses de notre mémoire collective, découvrez les faits réels parfois très sombres à l’origine de ces bouleversements majeurs qui ont façonné notre Histoire.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Kirill Privalov, journaliste de renom, spécialiste littéraire sur Radio Cultura et Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, est aujourd’hui une personnalité respectée dans le milieu intellectuel russe. Il est l’auteur de plusieurs livres en russe et en français dont l’essai satirique Un Soviet au pays de Tonton, publié en 1991 chez Robert Laffont – premier livre avec le nouveau drapeau russe paru en France, vendu à plus de 5 000 exemplaires. Il a vécu plus de vingt ans en France, il a été correspondant de plusieurs médias russes, mais a également collaboré avec des médias français comme Courier du dimanche, Paris Match ou Le Monde.

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Seitenzahl: 385

Veröffentlichungsjahr: 2020

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Directrice : Marie Renault

Responsable éditoriale : Anna Kuzicheva

Responsables du projet : Nadejda Sineva, Alexandra Calmès

Couverture et principe graphique : NoOok

Maquette intérieure : Magali Juilliot

© Macha Publishing 2020

www.macha-publishing.com

Rédaction : Ekaterina Cherezova, Clémence Chanel

Sommaire

Poisons pour toujours............................................................................9

Le Novitchok aux origines ouzbèkes..................................................17

Mithridate Eupator et la Noblesse du Celte........................................23

Gula, la maîtresse de la Nuit antique..................................................29

La Ciguë, poison d’État......................................................................33

La Mort d’Hannibal............................................................................37

La Malédiction d’Alexandre le Grand................................................45

L’Héroïne perfide de Corneille, Anouilh et Christine de Pizan...........................................................................51

Venena, ce mot doux...........................................................................55

Cléopâtre, la reine du suicide parfait..................................................61

La Boîte de Pandore du poison...........................................................67

Tibère, Caligula, Néron… La Traversée de l’enfer............................77

Le « Repas des dieux » et la Sorcière gauloise....................................87

L’antidote ? La promesse du Christ !...................................................99

Le « Duel » venimeux de Frédégonde et Brunehaut..........................105

Du venin pour les Carolingiens et les Capétiens..............................113

Le Mythe sur les amanites tue-mouches ou la Vengeance de la tête coupée.....................................................117

Le Roi des souris...............................................................................123

Le Repas des noces funèbres d’Attila ou la Vengeance de Gengis Khan......................................................127

Le Vase sphéro-conique à mercure ou la Montée à l’échafaud pour le yarlig..........................................135

La Récolte des cadavres dans le Champ saint..................................141

L’assassin nommé Richard Cœur de Lion........................................147

Louis l’Aragne et la Dame de Beauté...............................................151

La Reine Élisabeth et Diane de Poitiers : la beauté à en crever..........................................................................157

Les Paradoxes de la cosmétique médiévale......................................165

Ivan le Terrible et les Enchantements meurtriers..............................169

L’Antisémite couronné ou les Chasseurs d’unicornes......................179

Comment un volcan du Pérou a failli détruire la Russie..................191

Le « Clan des empoisonneurs » des Médicis.....................................197

L’Arsenal suspect de la reine de France............................................205

Les Poisons de la « sainte famille » Borgia.......................................215

Le Pape et sa Cantarella....................................................................223

Les Chats de Richelieu et les Grandes Empoisonneuses..................231

La « Poudre de succession » et le Pain maudit de l’Hôtel-Dieu.....................................................241

Les Messes noires de La Voisin........................................................253

La Mode des poisons et la Vigilance du Roi-Soleil..........................263

La Mort de l’Achille russe................................................................271

Polar français à la mode pétersbourgeoise........................................277

Les Révélations de Campredon ou Qui a tué Pierre le Grand ?...........................................................289

Le Cœur précieux de la Créole du harem.........................................299

Du poison moscovite pour Napoléon (Épisode 1)............................309

Le Péril de la Grande Armée ou le Piège d’Alexandre.....................317

Les « Ruses des Scythes » et les « Bizarreries » de Napoléon....................................................329

Du poison moscovite pour Napoléon (Épisode 2)............................341

Les Deux Vies d’Alexandre Béni ou la Damnation de Napoléon ?........................................................353

Le Principe toxique de Talleyrand....................................................361

Cixi ou les Poisons de la Cour chinoise............................................369

La Maladie du tsar, trois jours après la conclusion de l’alliance avec la France...............................................................373

Adieu, Poisonland ! (En guise de conclusion)..................................379

Bibliographie.....................................................................................387

Une main qui n’a pas de plaies peut porter du poison, le poison n’affecte pas celui qui n’a pas de plaies. Il n’y a pas de mal pour celui qui n’agit pas erronément.

Siddhãrtha Gautama (Bouddha)

Tout est poison, rien n’est poison ; la dose seule fait que quelque chose n'est pas un poison.

Paracelse

Poisons pour toujours

Ce livre n’est ni un traité scientifique ni un compte rendu de recherche. Ce n’est qu’une opinion mue par un sentiment personnel. Le fantôme d’une blessure qui me chatouille depuis de longues années, depuis un fait très précis de mon histoire personnelle. La place que prend cet évé-nement dans ma réflexion peut paraître prétentieuse ou au contraire passionnante – comme vous voudrez –, mais ne peut être ignorée à la lecture de ce livre. C’est une réalité parallèle toxique, qui m’habite depuis toujours et qui, malheureuse-ment, habite une part violente de l’humanité.

Mes essais et ébauches sur les poisons et empoisonnements ne prétendent pas à l’exhaustivité. Je vous donne seulement matière à réflexion. Les poisons sont un sujet trop complexe pour en parler de manière succincte, sans aller au fond du pro-blème comme – hélas ! – le font souvent mes collègues d’au-

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jourd’hui (souvenez-vous de la tempête médiatique et des réflexions contradictoires et assez récentes en Angleterre concernant ce que l’on appelle l’affaire Skripal).

Un sage a dit : « Il ne faut pas réduire les abominations de la vie à la pathologie. » Ce sont bien les poisons qui font partie de ces « abominations de la vie » non pathologiques et ancrées depuis bien longtemps dans notre existence. Elles sont à notre image. Ce n’est pas un secret : les poisons accompagnaient et accompagnent toujours l’homme depuis l’Antiquité. Pis encore : la vie sur la Terre est née du résultat de l’intoxication de son atmosphère – par l’oxygène. Oui, parfois l’oxygène est toxique. Ce n’est un secret pour personne. Les dérivés réactifs de l’oxy-gène produit dans nos cellules favorisent le vieillissement… Et l’oxygène pur est même dangereux. Si on le respire trop long-temps, il a un effet toxique. Par exemple, les souris de laboratoire et les hamsters n’y survivent que quelques jours.

Ainsi, d’après le sens premier de cette expression, nous tra-versons la vie d’un pas triomphal grâce aux poisons. Cette vie où la frontière entre le vivant et le non-vivant, la chimie et l’histoire, la médecine et la politique est si fragile. Entre la morale et le péché, aussi. C’est à cause de la fragilité de cette frontière que les poisons ont éveillé un intérêt aussi vif à toutes les époques et auprès d’un large public.

Les empereurs et les présidents, les prêtres et les agents secrets, les philosophes raffinés et les simples philistins… tous peuvent succomber de la main d’une crapule armée de poi-sons. Cependant, ces « assassins silencieux » qui nous

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« butent » selon une mauvaise intention ne sont pas toujours ceux auxquels on pense. En effet, au cours des siècles, les gens s’entouraient d’une multitude d’objets sans avoir conscience du danger mortel qui s’y cachait. Ces objets, matières et plantes sont entrés dans notre quotidien et nous sont devenus familiers sans qu’ils perdent leur pouvoir meurtrier… C’est vrai que, parfois, l’enfer est tout proche de nos pénates.

Il est paradoxal que nous, pécheurs, nous nous soyons habi-tués et familiarisés à sa présence invisible. Il n’est pas nécessaire de languir longtemps au purgatoire avant de tomber sous la griffe du diable. Ainsi, en 1900, après plusieurs cas d’intoxica-tions collectives, les scientifiques britanniques de Manchester ont vérifié la composition de l’ale, produit national par excel-lence, pour y découvrir un taux d’arsenic dangereux pour la santé. Sa présence était due à la levure industrielle et au malt qui en contenaient… Avant cette découverte, quand les Britanniques s’intoxiquaient avec de la bière, ils croyaient qu’ils avaient trop bu de cette boisson populaire, mais ensuite, ils n’eurent qu’à reconnaître avec chagrin qu’ils avaient été empoisonnés par des malfaiteurs anonymes. C’est bien triste, à vous couper tout désir de prendre une bière… Voici la morale : si tu commandes une bonne ale dans un bar, mieux vaut ne pas penser aux matières toxiques que contiendrait l’alcool ! Nicolas Machiavel avait bien raison d’affirmer à la charnière du quinzième et seizième siècles que « l’inconscience des gens est si grande que souvent ils n’aperçoivent pas le poison dans les choses qui paraissent belles ».

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Tant mieux ! Cela facilite la vie à la majeure partie d’entre nous… Une personne de ma connaissance a commandé un tes-teur de nitrates sur Internet. Dorénavant, il ne va plus au mar-ché le dimanche : tous les fruits et légumes lui semblent être maintenant des bombes à retardement.

Ne parlons plus de ces choses déprimantes ! Revenons plu-tôt au Moyen Âge, à l’époque de l’intrigant italien Machiavel et consorts.

– Quand les Espagnols puis les autres Européens ont décou-vert l’Amérique, ils furent choqués par le bas niveau de déve-loppement des Indiens, m’a expliqué il y a des années Iossif Grigoulevitch, un scientifique éminent, spécialiste de l’Amé-rique latine, qui autrefois était un agent soviétique remarquable, à Rome en tant qu’ambassadeur du Costa Rica au Saint-Siège, en Italie et en Yougoslavie (d’ailleurs, c’est le seul espion illé-gal dans l’histoire des services de reconnaissance qui fut à la tête d’une ambassade d’un État étranger). Les autochtones d’Amérique ne connaissaient ni la roue, ni le pantalon, ni les portes, ni les bottes, ni les chevaux… Mais en revanche, ils savaient tout – à la perfection ! – sur les poisons : ils les extrayaient de plantes et d’animaux avec une adresse éton-nante. Les étrangers venus d’Europe, chrétiens dévoués de surcroît, ont très mal perçu ce savoir, et, ne faisant point de difficultés, ont accusé les peuples et les tribus d’Amérique d’entretenir des relations avec le diable. Ils prétendirent que lui seul, le Malin, était capable d’apprendre aux Aborigènes ce savoir-faire suspect.

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Il est curieux que la révélation des secrets des poisons ait été l’une des toutes premières connaissances de l’homme. Toutes les cultures primitives, de l’Australie à l’Arctique, de l’Afrique à l’Europe, ont activement utilisé les poisons pour leur propre survie. Il y a plusieurs milliers d’années, nos ancêtres savaient empoisonner leurs flèches et lances. L’homme a appris à tuer par le poison bien avant de domestiquer le cheval ou de construire la première maison.

Les exécutions au poison sont aussi beaucoup plus anciennes que la pendaison, l’empalement, la lapidation ou la roue (pour une rai-son incompréhensible, l’invention chez l’Homo sapiens est toujours liée en premier lieu à la création des diverses façons de mettre à mort ses homologues)… Le meurtrier a toujours du poison sous la main : il n’est pas nécessaire de creuser des fosses, de tresser une corde ou de construire une roue… Tu piques celui que tu veux – et voilà, d’un seul geste mortel, c’est fait ! S’il fallait en croire les ethnographes et anthropologues, presque toutes les exécutions anciennes et les sacrifices humains consistaient à jeter la victime d’un rocher, à la noyer ou à l’empoisonner. Convenez que le corps tombé sur les pierres d’une grande hau-teur est un spectacle peu attrayant, pour ne pas dire plus, et puis on est obligé de ramasser les morceaux du cadavre écrasé dans un endroit peu accessible. Ou de chercher en aval le corps gon-flé du noyé dont la langue bleue est tirée… C’est pénible !

C’est beaucoup plus simple de piquer sa proie avec une lance ou un javelot empoisonné. Le corps et surtout le visage restent intacts, ce qui est très important s’il s’agit d’un rite. Le

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sacrifice pour les dieux doit être solennel, et donc beau. Les Grecs anciens sacrifiaient leurs plus beaux garçons (ces enfants voués à l’autel et consacrés à Héra étaient appelés les « héros », ce mot étant dérivé du nom de la déesse-mère), les Hébreux et les Assyriens en faisaient de même…

Vous voulez savoir comment on tuait ces gars ? Ne riez pas (le rire est plutôt déplacé quand on parle de ce sujet) : on piquait le « héros »… au talon ! Et la mythologie antique, passée par la censure de deux milliers d’années après Jésus-Christ, a gardé pour toujours la mémoire de cette mort. Rappelez-vous Achille, ce guerrier invincible qui n’avait qu’une faiblesse : son talon. C’est justement là que Pâris le perfide a tiré sa flèche empoison-née (sic)guidée par Apollon le vindicatif.

Depuis l’Antiquité, l’homme a parcouru un long chemin. Il a appris et acquis une quantité incroyable de connaissances. Cependant, il n’a pas tout à fait réalisé qu’il n’existait pas d’or-ganismes non toxiques sur terre. Par définition, durant les mil-liers d’années d’évolution, chaque plante – par légitime défense – a transformé son corps en laboratoire de production de toxines. Elles sont quand même loin d’être universelles, car chaque plante n’agit que contre une espèce bien définie. Rappelez-vous la bonne odeur des herbes fauchées. En réalité, l’herbe qu’on est en train de détruire se défend : elle projette des toxines sur celui qui l’attaque. Nous, les hommes, n’avons pas peur de ces toxines – à l’exception de ceux qui souffrent du rhume des foins. En revanche, cette odeur poisseuse fait fuir certains insectes ou micro-organismes.

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Dans la nature, les poisons ont été banalisés depuis bien longtemps. Alors, pourquoi s’étonner s’ils demeurent un phé-nomène régulier dans notre société ? « Je ne remettrai à per-sonne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initia-tive d’une pareille suggestion », dit le serment d’Hippocrate. Mais c’est comme prêcher dans le désert, car il faut prendre en compte l’existence de près de huit millions de matières chimiques dont plus de cent mille conviennent pour empoison-ner l’homme ! Le problème n’est pas que l’on a tenté d’empoi-sonner Skripal, l’ancien espion : lui et sa fille seront sans doute oubliés dans quelques jours. Mais le fait que l’on ait employé des poisons comme moyen de résoudre les problèmes (« Pas d’homme, pas de problème », comme disait le camarade Staline) restera bien dans les mémoires. Et c’est justement cette idée qui fait peur.

Les poisons dans la lutte pour le pouvoir. Les poisons dans les querelles d’héritage. Les poisons comme moyen de ven-geance conjugale. Les poisons utilisés comme instrument pour résoudre les conflits de business… Et Dieu sait quoi encore !

Ce livre n’est pas un résumé de l’histoire des empoisonne-ments. C’est juste un voyage passionnant et – heureusement – sans aucun danger, sur une planète que l’on ne trouvera pas sur les cartes célestes, mais qui est pourtant bien réelle : « Poisonland ».

Le sort a voulu qu’elle soit la mienne.

Bienvenue à bord !

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Le Novitchok aux origines ouzbèkes

Je ne le connaissais pas. Je ne l’ai jamais rencontré de ma vie. C’est certain. Oui, je l’affirme, je n’ai jamais vu cet homme avant… Ou plutôt ce qu’il restait de lui.

D’ailleurs, non ! Je ne l’ai jamais vu ainsi : desséché, petit, ressemblant à un garçon vieilli prématurément, la peau jaune comme du parchemin, couverte d’étranges taches sombres et de croûtes de sang séché, une tête complètement chauve, des lèvres fines aux contours prononcés, et ce nez… Effilé, long, on aurait dit un bec de rapace, et non un nez.

Cependant, ce vieillard laid, copie conforme d’une momie égyptienne, couché devant moi dans la morgue de l’Institut de recherches en secours d’urgence Sklifosovsky, était encore, peu de temps auparavant, mon père. Il y a six mois seulement, il m’avait accompagné pour mon vol à Paris à l’aéroport Chérémétiévo. Il était grand, désinvolte comme à son habitude, sûr de soi, embaumé d’une eau de Cologne chic. Et maintenant, au lieu d’un bon vivant,

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d’un fin gourmet incorrigible – cent quarante kilos de son vivant ! –, je voyais dans le cercueil un cadavre squelettique… Je voulais croire que j’étais sur le plateau de tournage d’un film d’horreur, où pour une raison incompréhensible je jouais le premier rôle, qu’il allait se terminer et que je sortirais sain et sauf de tous ces cauchemars. (Avec le temps, je ressentirai encore plusieurs fois cela, malheureusement, à cause des revers de fortune et des trahi-sons des ex-amis, mais à cette époque-là, c’était une première, et ce sentiment était donc particulièrement fort.)

Tous les événements qui sont survenus durant ces trois jours de printemps sont ancrés dans ma tête et me reviennent sous forme d’images monotones d’un film en noir et blanc. Il y avait un contraste macabre et vertigineux dans cette histoire. De très bonne humeur, je venais de revenir au bureau parisien d’un journal soviétique, où je travaillais à cette époque-là en tant que correspondant particulier, après une interview magnifique avec le charmant Jean-Paul Belmondo (qui par la suite est entré dans mon livre Confessions des stars dans lequel je parle mes impressions lors de mes rencontres avec des célébrités). J’avais longtemps cherché à rencontrer cette mégastar du cinéma, et voilà que notre conversation avait eu lieu et que tout s’était très bien passé. À peine m’étais-je assis devant mon bureau pour dépouiller l’enregistrement de mon dictaphone, que l’appa-reil a soudain sonné. C’était un appel de Moscou. J’entendis la voix de mon collègue, un journaliste connu, un proche ami de moi et de mon père : « Boria n’est plus. Il est mort subitement d’une maladie, il est décédé aujourd’hui. Viens pour l’enterrement,

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prends un vol en urgence. » Ce fut comme un coup de gourdin sur ma tête !

… Et voilà – un scénario funèbre bien réglé. Des phrases de circonstance dans la salle des adieux, une musique mélan-colique, des couronnes de « sa famille et ses proches, ses amis et la société ». L’an 1985 venait juste de commencer, il était alors impensable qu’une cérémonie religieuse à des funérailles ait lieu dans l’Union soviétique d’avant la peres-troïka. Ma mère, sans une seule larme aux yeux, se tenait à côté de la deuxième femme de mon père, mannequin jadis svelte, qui avec le temps était devenue flasque et, à en juger par l’odeur de l’alcool, s’était bien imbibée en ce jour triste. Ma mère et mon père avaient divorcé au début des années 1960, mais, comme je voulais le croire, elle avait conservé de l’amour pour son mari infidèle. En tout cas, elle ne s’était pas remariée et n’avait pas amené de beau-père dans notre appart de deux pièces.

Ma conscience enregistrait automatiquement tout ce qui se passait autour de moi. Mon cerveau s’était déconnecté, en lais-sant le soin à la vue et surtout à l’ouïe de capter les événements. Une dame imposante derrière le dos de ma mère lui recomman-dait d’un ton soucieux, d’une manière quasi intime : « Ne regar-dez pas le cercueil, Tamara ! Juste le portrait ! » Et à ma droite, deux écrivains connus discutaient et se demandaient pourquoi on n’avait pas envoyé une couronne de l’Union des écrivains de l’URSS… Soudain, par le plus grand des hasards, des bribes d’une discussion de deux amis journalistes sont venues jusqu’à

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moi : « Il paraît que Boria a été empoisonné… Il a brûlé comme une allumette en moins d’un mois… Oh, cet Ouzbékistan ! Le poison vient de là-bas, ça, c’est sûr… »

Plus tard, j’apprendrai que mon père fut l’une des victimes de l’affaire dite « ouzbèke ». Sous ce nom se cache un scandale autour des données statistiques des récoltes de l’or blanc, comme on appelait alors le coton, falsifiées d’une manière systématique et en masse (selon les juges d’instruction) et entrées dans l’his-toire des dernières années de l’URSS. Selon une opinion répan-due, le coton est la matière première de l’industrie textile. Et c’est vrai. Mais le coton est avant tout un composant important dans la production d’agents propulseurs, dont celui destiné à la conquête spatiale. Dans le contexte de la course aux armements qui a marqué les dernières années du pouvoir soviétique, le Kremlin demandait de plus en plus de cette matière précieuse à l’Ouzbékistan, le premier producteur de coton de l’URSS. La république était alors dirigée par Sharof Rashidov, un leader charismatique qui contrôlait les clans locaux (une histoire tout à fait normale en Orient). Étant l’un des rares hommes politiques communistes vraiment bien instruits, car il est journaliste pro-fessionnel et écrivain, Rashidov a réussi à faire de cette périphé-rie sauvage de la Russie des tsars, puis des bolcheviks, une « vitrine internationale » de l’Asie soviétique. Rusé et calcula-teur, ce padichahsoviétique avait une grande autorité non seule-ment dans la région asiatique où, en 1966, il avait réussi à récon-cilier l’Inde et le Pakistan qui guerroyaient à Kashmir, mais aussi – et surtout ! – à Moscou. Le secrétaire général Léonid

Brejnev adorait rendre visite à l’Ouzbékistan où il était toujours accueilli dans une ambiance de fête nationale.

Dans l’empire construit entre la Byzance des dictateurs-basi-leus avec son administration policière et la Mongolie de Gengis Khan avec sa sauvagerie, la mort ou le renversement du chef de l’État s’associait inévitablement à toutes les époques à l’élimi-nation de ses compagnons d’armes et de leurs « équipes ». L’époque de Brejnev, le maréchal surnommé « ventre d’or » à cause des innombrables médailles et ordres qu’il adorait porter, ne fait pas exception à la règle. Et mon père, un homme de lettres génial – journaliste, écrivain et scénariste – était dans « l’équipe » de Rashidov pour qui il écrivait des discours et des ouvrages (aujourd’hui, on dirait un sherpa1). Il a dû payer pour sa collaboration, immédiatement. Selon la pratique asiatique, tuer un homme, c’est une affaire de rien du tout… Cela aurait pu se passer ainsi : le soir, il aurait pris un thé avec du melon sucré qu’on aurait bourré la veille de n’importe quoi, et au petit matin, il serait parti directement chez ses aïeux.

Au xvesiècle, le grand poète ouzbek Alicher Navoï prévenait déjà l’humanité : « Le poison apporte aussi la mort comme un coup d’épée. » Le sage avait raison : tout comme les poignards, les revolvers et les bombes, les poisons ont plusieurs fois modi-fié le cours de l’Histoire sur tous les continents et à toutes les époques, selon la logique empoisonnée des lâches et des gredins qui dictent ainsi leurs lois à leurs victimes et leurs descendants. Cette épreuve pour le genre humain a commencé il y a fort long-

1Sherpa est le surnom donné aux représentants personnels des chefs d’État et de gouverne-ment des États membres du G7 puis du G8, puis du G7 à nouveau.

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POISON

temps, avant Jésus-Christ ! Et, comme l’Histoire le démontre, chaque époque a non seulement ses héros, ses ordres et ses chansons, mais aussi… son poison ! Chaque poison caractérise une époque ! En tête de cette procession funèbre : les poisons d’origine végétale et animale.

Mithridate Eupator et la Noblesse du Celte

–Tue-moi, Bitoyt !

D’un geste brusque, Mithridate enleva sa cuirasse en cuir pour découvrir son cou bronzé.

– Tue-moi !

– Je n’ose pas, Sire…

– Comment ? Tu me contredis, esclave ! Transperce-moi !

– Pardonne-moi, mon roi, mais je n’obéirai pas… C’est plus fort que moi.

Bitoyt, le capitaine de la garde celte de Mithridate, baissa sa tête rasée d’un air coupable et, la main sur son épée au fourreau, se mit à l’écart. Il était le seul guerrier du roi du Pont resté avec lui à l’heure de l’ultime épreuve.

Du sommet de l’acropole de Dionysos, érigée sur un rocher, Mithridate regardait Panticapée qui semblait dorée sous les rayons du soleil2. La richissime ville des marchands, des

2Aujourd’hui Kertch en Crimée. (NdA)

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pêcheurs et des artisans semblait s’être figée sur la côte en attendant sa chute dans des nuages de fumée : sa glorieuse flotte, dont les navires faisaient naguère peur aux trières romaines, était en feu. Mithridate entendit les cris joyeux des soldats saouls – des anciens esclaves qui faisaient serment de fidélité à Pharnace, leur nouveau roi. Il vit des légionnaires romains en train de charger les charrettes avec les stocks de grains récoltés cet automne-là à Chersonèse, à Théodosie, à Phanagoria…

« Sois maudite, Rome ! C’est parce que j’ai massacré quatre-vingt mille Romains quand j’occupais la Bithynie et la Cappadoce que tu te venges… Oh, Pharnace, mon fils Pharnace ! Tu as cru aux belles paroles de ces lâches Romains. Tu as cédé aux promesses du rusé Pompée et tu m’as trahi… Tu as voulu devenir roi toi-même. »

Pendant plus d’un demi-siècle, Mithridate avait dirigé d’une main de fer toutes les côtes du Pont-Euxin3. Le roi, impitoyable, ayant transformé le Bosphore4et la Colchide5en dernier rempart de la civilisation hellénique, avait mené trois guerres sanglantes en Hellade et en Asie Mineure avec les généraux romains les plus célèbres : Sylla, Lucullus, Pompée… Et le voici victime d’un lâche complot : son propre fils, Pharnace, devenu déserteur romain, avait incité les soldats à la trahison.

« Je ne capitulerai pas tant que je serai en vie ! Dommage

3Les Grecs antiques appelaient ainsi la mer Noire. (NdA)

4La Crimée d’aujourd’hui. (NdA)

5La côte caucasienne de la mer Noire. (NdA)

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qu’aucun poison ne me tue. Ne craignant pas la mort sur le champ de bataille, depuis mes vingt ans je me suis préparé à ce que les Romains entreprennent une tentative d’assassinat. J’ai avalé des petites doses des poisons les plus terribles, afin de me prémunir contre ce que je croyais être la pire chose de toutes : l’empoisonnement. J’ai essayé sur moi plus d’une cinquantaine des plus forts poisons ! J’ai goûté l’opium, le venin de serpent, le sang des canards de Colchide qui se nourrissent de fruits des marais… Imbécile ! Avec mon corps puissant et mon esprit indomptable, je me croyais être un dieu, un immortel ! Et voilà que je suis victime d’une histoire banale dans la vie d’un roi : la trahison de mes enfants… D’ailleurs, non ! Mes filles restent avec moi. Et resteront. »

Mithridate Eupator6, le dernier des rois gréco-byzantins qui ne s’était pas soumis à Rome délia son précieux petit sac qu’il portait toujours sur sa poitrine et en sortit sur sa large paume des boulettes séchées de ciguë. Il versa du vin dans un gobelet et y jeta une pincée du poison.

– Buvez-le, mes filles ! Que Dionysos soit avec vous !

Deux filles qui auraient dû devenir les épouses des rois de Chypre et d’Égypte tombèrent mortes devant celui que les Romains nommaient le roi de l’Asie. Descendant maternel d’Alexandre le Grand, Mithridate VI appartenait aussi à la dynastie perse des Achéménides, les aïeux de son père. C’était de ce symbole – l’aigle à deux têtes menaçant à la fois l’Ouest et l’Orient – qu’il avait fait ses

6« bien-né », « noble » en grec. (NdA)

Mithridate Eupator et la Noblesse du Celte

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armoiries. Il est bien douteux que le maître de la mer Noire de cette époque-là, même s’il passait chez ses contemporains pour un magicien et un thaumaturge (et pour cause), soit capable de prévoir, la veille de sa mort en 63 av. J.-C., que sa Crimée natale, la pomme de discorde de l’Antiquité, deviendrait le point d’intersection des intérêts des civilisations du xxie siècle. Comment aurait-il pu deviner que ses armoiries, brûlées selon l’ordre de Pompée, seraient pendant deux millénaires le sym-bole administratif de deux grandes puissances, d’abord Byzance, puis l’Empire russe ? Encore aujourd’hui, l’aigle à deux têtes plane sur Moscou !

Des hauteurs de l’acropole de Dionysos, son protecteur divin, Mithridate regardait la foule enragée tuer son cheval préféré, les soldats de Pharnace s’approcher de l’enceinte du temple, la seule chose qui le protégeait à présent… Le roi versa dans le reste du vin tout le contenu de son sac à poison et avala la boisson amère d’un trait. Mais la mort hésitait à s’emparer de Mithridate.

– Bitoyt, prends mon épée et tiens-la bien fort, ordonna Mithridate au chef des mercenaires celtes. Comme ça ! Que la lame pointe ma poitrine !

Mithridate le Grand, dernier guerrier hellénique, comparé par ses contemporains à l’invincible Hannibal, ce héros légen-daire semblable à Achille, capable de couper son ennemi en deux d’un seul coup, se jeta en un élan sur son épée qui lui perça le cœur. On dit que Pompée aurait ordonné d’enterrer son pire ennemi en lui rendant les honneurs dignes d’un roi.

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Où ? Personne ne s’en souvient. En revanche, la montagne à Kertch où s’est suicidé le célèbre dirigeant a reçu son nom : Mithridate. De même que la méthode qui consiste à avaler de petites doses de poison pour s’immuniser contre celui-ci, grâce à laquelle le roi de Crimée fut devenu aussi résistant aux empoisonnements : c’est la mithridatisation. En Europe, les antidotes – les contrepoisons – ont longtemps été appelés les « mithridates ». Par exemple, au xvie siècle, le célèbre médecin Ambroise Paré mentionnait le « mithridate » qu’on vendait en apothicaireries au Moyen Âge.

Mithridate VI Eupator était un roi typique de son époque : rusé, violent, avide de pouvoir. De ses aïeux grecs, il avait hérité d’une intelligence exceptionnelle, et ce patron des artistes parlait – selon Plutarque – « toutes les langues du monde ». Ses ancêtres perses lui avaient donné l’amour du luxe et du mysticisme. En plus des dieux helléniques, il véné-rait les divinités anciennes des Hittites, des Sumériens et des Égyptiens. Dans ce panthéon ancestral à moitié oublié, la pre-mière place était occupée par la « maîtresse de la Nuit », Gula, déesse des Poisons.

Mithridate Eupator et la Noblesse du Celte

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Gula, la maîtresse de la Nuit antique

« O Gula ! Dame ! Sorcière ! Reine de toutes les femmes ! Le poison mortel t’est familier. Il peut être injecté dans le corps n’importe quel jour de sa vie. Le sang et le pus, comme l’eau, Gula peut mettre à son service. » Une multitude d’incantations semblables ont été trouvées dans la légendaire bibliothèque d’Assurbanipal, le dernier grand roi d’Assyrie. Lors de fouilles en Mésopotamie, on a découvert les plus anciennes sources écrites connues, rédigées il y a près de trois mille ans et évoquant les poisons dans la vie des hommes de cette époque-là. La médecine assy-ro-babylonienne se développait dans les temples, ou plus exac-tement dans les sanctuaires des divinités locales. D’ailleurs, dans le panthéon mésopotamien, il n’existait pas de dieu de la Médecine comme l’Asclépios grec. En revanche, on vénérait Gula, dont le nom signifie « grande ». Une patronne des méde-cins cruelle : en Assyrie, on leur coupait les mains en guise de

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sanction – s’ils traitaient mal leurs patients.

Gula symbolisait la guérison, mais aussi la mort. Cette déesse des Drogues et des Poisons, cas unique dans l’histoire de la mythologie, disait : « La drogue prise en quantité trop élevée peut facilement devenir poison mortel. Elle peut t’offrir la vie ou bien te prendre l’âme… » Du fait de sa connaissance des propriétés des plantes médicinales et toxiques, on appelait Gula la « maîtresse des poisons ». En dehors de l’Assyrie, il n’existe aucune entité semblable dans le monde ! (À l’excep-tion, peut-être, en Chine. En effet, les Chinois attribuaient la connaissance des poisons à l’empereur mythique Shennong qui aurait vécu cent quarante ans entre 2838 et 2699 av. J.-C. et était vénéré comme le dieu des Apothicaires. Les empereurs du Céleste Empire mouraient en buvant des boissons qui – comme ils le croyaient – étaient censées leur apporter la vie éternelle, et non la mort.) L’animal sacré de la grande déesse était le chien noir qui emmenait les âmes des morts dans le monde des ombres. Ce symbole apparente Gula à Asclépios.

Les prêtres de la Mésopotamie antique connaissaient le secret de la fabrication des poisons, savoir que les Européens n’ont acquis que plus de deux mille ans plus tard. L’acide cyanhydrique en est un exemple. En Occident, c’est le génial chimiste suédois Carl Wilhelm Scheele qui l’a obtenue au xviiie siècle (et ce fut l’acide cyanhydrique qui le tua, ce mal-heureux qui, selon une tradition des alchimistes du Moyen Âge, a goûté sa création la veille de son mariage longtemps attendu). Les médecins assyriens signaient un serment du

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silence sur une feuille de pêcher en promettant de ne pas découvrir les secrets des noyaux de pêche. En effet, c’est de ces noyaux qu’on extrayait l’acide cyanhydrique. Honni soit qui trahira son serment et confiera le secret aux profanes ! Le premier corps de lois du roi babylonien Hammurabi dit : la déesse Gula envoie des maladies horribles sur le parjure. Autrement dit, on l’empoisonnait avec ce même extrait de noyaux des pêches.

À l’époque du haut Moyen Âge, l’Europe a emprunté de nombreuses recettes et même des incantations à la civilisation assyro-babylonienne. Ce fut Byzance qui servit d’intermé-diaire pour transmettre ces connaissances, y compris celles dans le domaine des poisons. Certes, le culte de la cruelle Gula appartient au passé. Cependant, les alchimistes d’Occident en ont gardé la mémoire. Les incantations qu’ils prononçaient en préparant des décoctions (« Hilka ! Becha ! ») n’étaient rien d’autre que des phrases en sumérien à moitié oubliées (dans la Mésopotamie, cette langue a joué le même rôle que le latin dans l’Europe du Moyen Âge) adressées aux esprits malins : « Partez ! Disparaissez ! Ayez honte ! »

Gula, la maîtresse de la Nuit antique

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La Ciguë, poison d’État

Parmi les drogues de Mésopotamie qui étaient facile-ment utilisées en tant que poisons en cas de nécessité, les plantes occupaient la première place. Le mot cham-mousignifiait à la fois « herbe » et « drogue ». Dans cette caté-gorie, il y avait aussi la « tige des champs », autrement dit, la ciguë. Oui, la ciguë qui – selon Sénèque, philosophe stoïcien romain et homme d’État – « a donné à Socrate sa grandeur… Il a bu le jus de la ciguë pour devenir immortel ».

… Pendant les jours venteux de février 399 av. J.-C., un bruit a agité Athènes : un certain Mélétos a déposé une plainte au conseil d’État contre le philosophe Socrate, âgé de soixante-dix ans et très pauvre, en revendiquant sa mort. Le texte de l’accusation disait, en particulier : « Socrate est coupable de la négation des dieux reconnus par la ville et de l’introduction de nouvelles divinités ; aussi est-il coupable du détournement des jeunes. »

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Cinq cent cinquante juges ont pris part au procès, dont trois cents ont condamné à mort le sophiste qui fut le premier à par-ler du problème de la coexistence paradoxale de l’homme et de l’esprit. En tant que citoyen libre d’Athènes, qui ne pouvait pas être exécuté par un bourreau, Socrate devait boire un gobe-let de jus de ciguë, le poison d’État de la Grèce antique. C’était la première sentence d’Athènes quand on punissait non pour les actes, mais pour les idées. Il faut avouer que Socrate, héros de guerre et personnage populaire dans son pays, aurait pu payer l’amende, obtenir la grâce ou bien s’enfuir avec l’aide de ses disciples. Mais il a déclaré aux juges à sa manière provo-cante : « Ce n’est pas la vie, mais la bonne mort qui est le bien le plus grand pour l’homme. » Et c’est justement la procédure d’exécution de Socrate, ou plutôt de son empoisonnement, qui nous intéresse le plus.

Voici comment l’ami de Socrate, le philosophe Platon, décrit sa mort :

« En voyant cet homme [le geôlier], Socrate dit : “Eh bien, mon brave, comme tu es au courant de ces choses, dis-moi ce que j’ai à faire. – Pas autre chose, répondit-il, que de te prome-ner, quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes s’alourdir, et alors de te coucher ; le poison agira ainsi de lui-même.” Socrate porta la coupe à ses lèvres, et il la vida jusqu’à la dernière goutte avec une aisance et un calme parfaits. Après avoir marché, il dit que ses jambes s’alourdissaient et il se cou-cha sur le dos, comme l’homme le lui avait recommandé. Celui qui lui avait donné le poison, le tâtant de la main, examinait de

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temps à autre ses pieds et ses jambes ; ensuite, lui ayant forte-ment pincé le pied, il lui demanda s’il sentait quelque chose. Socrate répondit que non.

Il lui pinça ensuite le bas des jambes et, portant les mains plus haut, il nous faisait voir ainsi que le corps se glaçait et se raidissait. Et le touchant encore, il déclara que, quand le froid aurait gagné le cœur, Socrate s’en irait. Déjà la région du bas-ventre était à peu près refroidie, lorsque, levant son voile, car il s’était voilé la tête, Socrate dit, et ce fut sa dernière parole : “Nous devons un coq à Asclépios ; payez-le, ne l’oubliez pas.” »

Par tradition, les Grecs antiques sacrifiaient un coq au dieu de la Médecine en signe de reconnaissance pour une guérison. Il semble que, pour Socrate, la mort est synonyme de commen-cement d’une vie nouvelle. Sans même le vouloir, le philo-sophe a rendu la ciguë célèbre pour les siècles suivants. Et moi, j’ai pris connaissance de cette plante redoutable, répan-due partout sur le continent eurasien, au début de mes pre-mières années d’école. Pendant mes premières vacances d’été, nous jouions aux « cosaques et brigands » avec mes amis à la campagne de la région de Moscou. Moi et deux autres « bri-gands » avons décidé, au lieu de fuir les cosaques à notre pour-suite, selon les règles du jeu, de nous cacher dans un ravin et d’en faire notre « base ». Mais il fallait créer un dépôt pour le ravitaillement ! Pour cela, nous avons cassé des tiges de plantes aux ombelles foisonnant de petites fleurs blanches. Mon pote Seriozha a remarqué que les tiges épaisses laissaient couler du

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jus et l’a goûté : « Pas mal ! C’est comme de l’eau sucrée ! »

Heureusement, il n’a pas goûté la racine charnue de la ciguë – c’est elle qui contient le plus de toxines. Une fois rentré, Seriozha s’est senti mal. Par bonheur, sa mère était infirmière. Elle a questionné son fils et a vite compris de quoi il s’agissait. Elle lui a fait un lavage d’estomac et lui a fait avaler une quan-tité énorme de charbon de bois qu’elle avait sorti directement du poêle refroidi. Ensuite, il a bu de l’eau tiède et salée, ce qui l’a sauvé… Bref, le garçon a eu de la chance : il n’est pas devenu un deuxième Socrate. Ou un deuxième Hannibal.

La Mort d’Hannibal

Les historiens discutent toujours de l’empoisonnement du grand général. Le fait que sa mort fut provoquée par le poison n’éveille pas de doutes, mais quelles étaient les origines de ce poison : romaines ou non ? D’ailleurs, le mot venenum, « poison » (d’où le venin en français), a évidemment des origines romaines : leur déesse de la Beauté, de la Fertilité et de la Prospérité, Vénus, était selon les mythes la mère du héros Énée, le légendaire aïeul des Romains. Le plus grand des Phéniciens connaissait l’oracle qu’il avait reçu dans sa jeu-nesse : « Terre Lybisse engloutira le corps d’Hannibal. » Le général croyait certainement qu’il s’agissait de la Libye afri-caine et de son enterrement dans sa ville natale de Carthage. Mais le destin parsemé d’embûches du grand stratège et homme politique en a décidé autrement.

En Bithynie, ce pays d’Asie Mineure qui après de nombreux conflits militaires est devenu une province romaine, il y avait

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un village nommé… Lybissa ! C’est justement là qu’Hannibal a dû s’enfuir après les guerres puniques qu’il avait perdues – en grande partie à cause de nombreuses trahisons. Le roi de Bithynie, Prusias, qui s’est avéré être une marionnette de Rome, pour gagner les bonnes grâces de celle-ci, a indiqué aux légionnaires le lieu où Hannibal se cachait. Ce dernier pressen-tait la trahison et s’était préparé la fuite : il avait creusé sept tunnels menant à des endroits où il croyait être en sécurité. Cependant, quand le Phénicien vit que Prusias, par anticipation, avait mis sa garde devant les sorties de tous les tunnels, il a décidé de se suicider puisqu’il n’avait plus aucune échappatoire.

Hannibal s’est empoisonné. Certaines sources disent qu’il aurait bu du sang de bœuf fermenté par la chaleur (comme l’auraient fait le roi mythologique de Phrygie, Midas, et le célèbre général athénien, Thémistocle). Cependant, je crois que cette hypothèse est loin d’être satisfaisante, le sang fer-menté n’étant pas un produit dont la consommation provoque une mort immédiate, qui était le but d’Hannibal pour échapper aux humiliations de la part des Romains qui le haïssaient. D’autant plus que la majorité des textes évoquent une poudre que le grand général a dissoute dans un gobelet d’eau. Il s’agi-rait sans doute de la ciguë elle-même, un poison toujours effi-cace. Ou plus exactement, son suc séché concentré contenu dans la bague du Carthaginois. Hannibal a pris le poison en disant : « Bon, allons débarrasser les Romains de leur grande peur s’ils croient trop dangereux d’attendre la mort du vieillard

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qu’ils haïssent… Ils n’arriveront pas à remporter une victoire éclatante digne des Romains d’autrefois. Ce jour montrera clairement au monde à quel point les mœurs romaines sont devenues basses. »

Il faut dire que l’arrivée d’Hannibal en Bithynie n’était pas accidentelle. Rome, tel un poulpe géant, entortillait dans ses « tentacules » militaires et économiques de plus en plus de grands territoires du monde antique. Le grand général, ayant perdu sa patrie, Carthage, errait dans la Méditerranée, en pro-posant ses services aux dirigeants ne voulant pas céder à Rome. Ainsi, le vainqueur de la bataille de Cannes s’est fina-lement retrouvé en Bithynie : son roi, Prusias, était depuis longtemps en affaire avec son voisin Pergame, encore un royaume hellénique de l’Asie Mineure. Pergame était un fidèle vassal de l’Empire romain. Hannibal a repris courage et s’est mis avec joie à la tête de l’armée de Bithynie qui a rapidement écrasé les troupes du roi de Pergame. Il ne s’agit pas ici du dernier triomphe du grand stratège, mais plutôt de la ville de Pergame. En effet, la capitale qui aurait été construite, selon un mythe par Apollon et Poséidon eux-mêmes, au iiesiècle avant J.-C., était non seulement la ville du parchemin, matériau qui a remplacé le papyrus, mais aussi, à la charnière du iiieet du iie siècles av. J.-C., un centre important de la propagation des poisons dans la Méditerranée. D’autant plus qu’après la conquête paisible de Pergame par les Romains, ils n’ont pas détruit la ville grecque, mais l’ont aménagée et en ont fait la capitale de leur province d’Asie.

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Attale III Philométôr, dernier roi de Pergame, fut l’initiateur de la « spécialisation » en poisons de la cité. Son règne fut court, cinq années seulement, et il s’intéressait plus à l’étude des plantes médicinales et toxiques qu’à la direction de son pays. Dans ses jardins royaux, il a créé toute une collection de poisons redoutables. Il cultivait la ciguë et la jusquiame, l’aco-nit et l’hellébore… Attale testait leur pouvoir mortel sur ses esclaves et prisonniers de guerre. Malgré les efforts de Plutarque, de Diodore de Sicile et d’autres auteurs antiques, nous n’avons pas de témoignages dignes de foi sur la fermeté du roi de Pergame : envoyait-il ses plus puissants rivaux ad patres ou non ? Mais là n’est pas l’essentiel. Le plus important, après la conquête de la Perse et de l’Inde par Alexandre le Grand, c’est justement que Pergame est devenue la porte d’en-trée de la culture orientale en Méditerranée, ce qui englobe la fâcheuse pratique de transformer les médicaments en poisons mortels.

La Perse a été très créative dans son interprétation des pré-ceptes de Gula, la maîtresse des poisons. « Nulle part ailleurs, le poison ne cause autant de morts et de maladies », écrivait Xénophon, le disciple de Socrate, de la patrie de Cyrus le Grand. C’est justement à la Cour du roi des rois que l’on a goûté pour la première fois dans l’histoire les mets et les bois-sons destinés au roi. Xénophon dit qu’au vie siècle av. J.-C., les échansons du dernier roi des Mèdes, Astyage, le prisonnier de Cyrus, versaient quelques gouttes de vin sur leur main gauche et les buvaient avant de servir le vin à leur seigneur.

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Personne ne croyait personne à la Cour des monarques perses, les mets empoisonnés faisant souvent partie des intrigues du palais. Parysatis, la mère à moitié babylonienne du roi Artaxerxès II, qui a régné à la charnière du ve et ive siècles av. J.-C., est devenue un personnage quasi légendaire de son vivant. C’est l’une des héroïnes d’une saga orientale parlant des poi-sons…

Parysatis, femme volontaire et énergique, ne s’entendait pas du tout avec sa belle-fille, la reine Stateira. Elle était jalouse d’elle, car Artaxerxès, selon les chroniques antiques, « a com-mencé à moins aimer sa mère et a offert toutes ses pensées à sa femme ». La reine mère a donc voulu détruire sa chanceuse rivale, mais ne savait pas comment faire. Stateira était trop sage et sentait bien le danger émanant de sa belle-mère : elle évitait de partager ses repas avec elle et ne goûtait jamais les mets offerts par Parysatis. Mais cette dernière a tout de même trouvé un moyen de se débarrasser de la rivale.

Avant un festin où Stateira fut obligée de venir, Parysatis a couvert un côté de son couteau d’un poison puissant (dont la nature nous est inconnue). À table, la mère du roi a coupé un morceau de poulet – du côté propre de la lame ! – et a passé le couteau à sa belle-fille. Cette dernière, sans rien soupçonner, a suivi l’exemple de sa belle-mère, a mangé son morceau de viande et, quelques minutes plus tard, est morte d’une mort affreuse… Cependant, cette victoire s’est retournée contre la perfide reine : avant de trépasser, Stateira a pu persuader son mari que sa mère était coupable de son empoisonnement. Le

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roi des rois (il avait trois cent trente-six femmes et concubines) aimait Stateira et n’a pas pardonné à la meurtrière : il a exilé Parysatis dans sa Babylone natale pour ne plus jamais la revoir.

Après la mort d’Artaxerxès II qui a régné près d’un demi-siècle, au milieu du ive siècle av. J.-C., le vaste empire fut dirigé par Artaxerxès III, le fils du roi et de Stateira. Pour se protéger des potentiels rivaux, le monarque, digne représen-tant héréditaire de sa grand-mère, a commencé par empoison-ner ses frères de sang, et ensuite, en un jour seulement, s’est débarrassé de tous les autres descendants du roi des rois de la même manière « raffinée ». Et il faut dire que ceux-ci étaient nombreux : quatre-vingts personnes.

L’horrible prédiction s’est réalisée ! En effet, juste après son couronnement, des mages perses ont prédit le début de l’ère des abondantes moissons et des exécutions sans limites. Pour les massacres, les prophètes avaient raison : Artaxerxès a effectivement abondamment arrosé les terres de l’empire des Achéménides avec du poison et du sang. Même son propre fils, Arsès, fut tué selon ses ordres, à tout hasard, puisque c’était un prétendant possible au pouvoir. Quelques années après ce crime, presque toute la famille royale avait été exterminée.