Pour retrouver l'honneur volé - Marc Berry - E-Book

Pour retrouver l'honneur volé E-Book

Marc Berry

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Beschreibung

À sa sortie de prison où il a passé dix ans de sa vie, Pascal n’a qu’un objectif : démasquer le truand qui l’a fait incarcérer à sa place pour retrouver son honneur, mais surtout se réhabiliter aux yeux de ses parents. Son enquête va le mener en Haute-Loire où il va trouver un emploi pour les fenaisons et un logement chez un couple d’éleveurs, les Bertinet. Il va y faire la rencontre de Claire, leur fille, et de Lucas, un enfant traumatisé par des parents maltraitants, que la jeune femme a pris sous son aile et dont elle espère obtenir l’adoption. Pascal va tomber sous le charme de Claire et de son petit protégé, et ensemble, ils vont se découvrir une passion pour la région et le métier d’éleveur au point de projeter de s’y installer.
Claire va l’aider dans sa tâche d’enquêteur et il finira par confondre le responsable de sa condamnation. Les deux jeunes gens pourront enfin envisager le bonheur et fonder leur famille avec Lucas.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en 1956, Marc Berry est originaire de la région Grenobloise, et a toujours vécu en Auvergne-Rhône-Alpes. Adepte des séjours/randonnés, c'est lors de l'un d'eux qu'il a découvert la Haute-Loire, proche du mont Gerbier-de-Jonc, et c'est en parcourant les chemins au milieu de ces immenses champs pendant les fenaisons que lui est venu l'idée d'en faire un roman.

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Éditions Encre Rouge

®

1.

Maintenant qu’elle a quitté les grands axes et retrouvé les petites routes de campagne, Claire se détend ; elle ouvre les vitres avant de sa voiture pour s’enivrer des odeurs d’une herbe fraîchement coupée et chantonne au volant. Elle est heureuse et se grise de ces senteurs de campagne, tant pis si elle est tout ébouriffée par le courant d’air, fini le stress du cabinet, oubliés les tumultes de la ville et terminés les trajets en tram, coincée parmi les autres voyageurs.

Elle ne se souvenait pas que la campagne puisse être si belle et si paisible. Elle se régale des champs de céréales qui ondulent sous le vent. Tout en gardant un œil sur la route, elle suit des yeux le manège des oiseaux ; la danse des pies à la cime des arbres, le vol rasant des geais à la lisière des forêts, le ballet d’une colonie d’étourneaux qui dessinent des arabesques dans le ciel et même les corbeaux lui semblent de joyeux compagnons de route. Elle s’amuse des vaches qui paissent tranquillement dans les prés en lui jetant un regard curieux à son passage. Plus loin, elle aperçoit deux biches à l’orée d’un bois, sans doute attirées par de jeunes arbres récemment plantés et dont elles raffolent des tendres écorces.

Disséminés dans la campagne, elle redécouvre ces corps de ferme typiques de la Haute-Loire, sombres et massifs. Au loin, il lui arrive d’apercevoir des sucs, ces petits cônes volcaniques de pierre ou de lauzes dont elle en avait gravi les pentes avec ses frères lorsqu’ils étaient encore adolescents.

Un brin de nostalgie la saisit ; mais comment ai-je pu oublier tout ça et pourquoi suis-je partie ? se demande-t-elle. Bah ! C’est le train de la vie qui m’a emmenée ailleurs…

Elle vient de passer Yssingeaux, plus qu’une trentaine de kilomètres et elle sera arrivée.

Elle savoure enfin le goût des vacances : trois semaines de liberté, plus d’obligations et plus de prises de tête. Elle pense à Lucas qu’elle va bientôt retrouver et sent son cœur s’emballer.

Lucas, son petit protégé auquel elle s’est attachée, trop peut-être, et qui lui manque terriblement après ces deux semaines passées loin d’elle, chez ses parents à elle pour les vacances scolaires. Elle s’inquiète de découvrir comment se sont déroulés ces quinze jours et dans quel état elle va le retrouver. Elle se rassure en se disant que s’il y avait eu le moindre problème, sa mère l’aurait appelée.

Penser à lui la ramène huit mois en arrière, quand les services sociaux lui ont amené le petit garçon sur décision du juge pour enfants, pour des troubles comportementaux dus à la maltraitance parentale.

Claire est pédopsychiatre et dans son métier, elle en a vu passer des cas difficiles, des enfants écorchés par la vie, des simulateurs ou des mauvaises têtes, mais dès le premier contact avec Lucas, elle a eu le coup de cœur et s’est tout de suite attachée à lui. Comment n’aurait-elle pas craqué devant la bouille de ce petit bonhomme d’à peine cinq ans, comment ne pas être touchée par ce regard empli de détresse et par ce visage fermé, comme figé dans la douleur… Il gardait les yeux baissés sur le bout de ses chaussures, se tenait en retrait, sans doute pour se faire oublier. Il avait en permanence une posture craintive, sursautant au moindre bruit un peu fort, même pas violent, et semblait se recroqueviller dès qu’il se trouvait en présence d’adultes. Il était constamment replié sur lui-même, comme s’il craignait à tout instant de se faire gronder ou pire, de subir des coups.

L’assistante qui l’avait amené avait expliqué à Claire que le petit garçon avait été maltraité par ses parents. Il avait été insulté, battu et souvent privé de repas. L’enfant n’était pas désiré, le père buvait et la mère était plus préoccupée par ses tenues vestimentaires et ses soins de beauté que par son fils. Lorsque les parents sortaient le soir, ils n’hésitaient pas à laisser leur enfant seul afin de faire l’économie d’une nounou et l’enfermaient dans un placard, pour qu’il ne fasse pas de bêtises…, comme ils l’avaient expliqué aux services sociaux pour justifier leur comportement.

L’établissement scolaire, qui s’était rendu compte de la situation, avait alerté les services sociaux qui, après enquête, avaient pu constater la véracité des faits. Les examens médicaux et les radios avaient révélé plusieurs fractures, au bras et aux jambes.

Devant le juge pour enfants, les parents n’avaient exprimé aucun remords ni fourni aucune explication sensée quant à leurs agissements. Ils tenaient des propos incohérents et ne faisaient preuve d’aucune empathie envers leur enfant. Ils semblaient ne pas comprendre pourquoi ils avaient été convoqués dans le bureau d’un juge. Devant les faits qui leur étaient reprochés, ils expliquaient que Lucas était un enfant difficile, turbulent, désobéissant, et que la manière forte était le seul moyen d’arriver à le "dresser"… Face à ce comportement totalement irresponsable, violent et criminel, le juge avait ordonné une mesure de placement d’urgence pour Lucas afin de l’éloigner de ses parents tortionnaires.

Le père, constamment sous l’emprise de l’alcool, était violent même avec sa femme et un soir où il avait bu plus que de raison, sa colère s’était déchaînée et il s’en était pris à la mère du petit garçon qui avait malheureusement succombé aux coups de son mari.

Repenser à ces événements oppresse Claire ; elle se sent le cœur déchiré et au bord des larmes en s’imaginant ce qu’a enduré ce petit bout de chou.

Soudain, un coup de klaxon furieux la fait sursauter. Tout à ses émotions et à ses pensées, elle ne s’est pas rendu compte qu’elle a levé le pied et qu’elle roule maintenant au pas sur cette route ne permettant pas le dépassement. Elle ne sait pas depuis combien de temps un tracteur l’a rattrapée mais elle lui bouche le passage et le ralentit, ce qui ne semble pas plaire à son conducteur.

Quel imbécile ! se dit-elle, il m’a fait peur. Mais elle réalise que c’est elle qui est fautive en bloquant la chaussée et que sa réaction est toute naturelle, aussi, le cœur battant, elle fait signe au conducteur de l’engin pour s’excuser, sans savoir s’il voit son geste ni s’il le comprend, et accélère pour s’arrêter un peu plus loin sur le bas-côté, là où elle ne gêne plus le passage. Elle s’attend à subir sa colère lorsqu’il la dépasse, mais il n’en fait rien et va même jusqu’à lui faire un signe de la main pour la remercier. Elle est agréablement surprise par ce comportement courtois qui la change de ce qu’elle a l’habitude de subir en ville où les gens s’invectivent et s’injurient pour une priorité refusée, un stop marqué trop longtemps, un carrefour pas assez vite dégagé, une allure trop modérée et souvent pour moins que ça.

Les jambes encore tremblantes et le cœur battant après cet épisode, elle décide d’attendre un peu avant de repartir, le temps de se calmer et, toujours assise au volant, reprend le fil de ses pensées.

Elle se revoit, huit mois auparavant, dans le bureau du juge pour enfants à qui elle a demandé audience :

— Je vous comprends, mademoiselle Bertinet, mais vous n’avez pas les agréments pour cela. 

Claire vient de lui demander de lui confier Lucas au titre de famille d’accueil. C’est une décision qui lui est venue tout naturellement dès qu’elle a eu connaissance de l’ordonnance de placement du petit garçon.

— Oui, je sais monsieur le Juge, mais je vous assure que le cas de Lucas est un des plus compliqués qu’il m’ait été donné de rencontrer. Il est traumatisé par ce qu’il a vécu et j’ai pu constater qu’il réagissait très mal au contact d’un entourage trop nombreux, et quand je dis trop nombreux, cela commence à deux ou trois personnes, et particulièrement lorsqu’il se trouvait avec les adultes. Je crains qu’il ne s’adapte pas, ou très mal, dans un nouvel univers qui lui rappelle sa propre structure familiale avec les sévices qu’il est susceptible d’y assimiler, et qu’il ne replonge dans sa terreur passée. Avec moi, il commence à s’ouvrir un peu. Je peux lui offrir un cadre de vie plus tranquille et plus serein, qui sera pour lui plus rassurant et donc plus salutaire car je vis seule. Et puis je pourrais poursuivre avec lui, les soirs, les week-ends et pendant les vacances, la psychothérapie que nous avons entamée au cabinet. Je pourrais l’emmener en vacances chez mes parents qui ont une exploitation agricole en Haute-Loire. Il découvrirait un tout nouveau cadre ; la nature, les animaux, de l’espace et des gens paisibles. Cela pourrait même beaucoup l’aider pour se reconstruire et se réhabituer à un modèle familial plus standard, père, mère et enfant.

— Je vois que vous ne manquez pas d’arguments, mademoiselle. Je vous connais bien et je sais que je peux vous faire confiance. D’un autre côté, je suis conscient que nous sommes en manque de structure d’accueil, et il y a urgence pour ce petit garçon. Je voudrais lui éviter le foyer ; donc, même si ce n’est pas très réglementaire, je vais vous en confier la garde. Tenez-moi au courant de son évolution. On se revoit dans quelques mois pour faire le bilan de la situation.

L’entretien s’était terminé par l’échange de modalités sur les aspects administratifs inhérents à cette nouvelle situation pour le petit garçon. Puis Claire avait quitté le juge qui l’avait chaudement félicitée pour son implication auprès de ces pauvres enfants abîmés par la vie.

Aujourd’hui encore, elle se surprend de l’audace qu’elle a eue pour faire cette demande au juge, mais elle s’en félicite tant elle s’est attachée à Lucas, au point qu’elle envisage à présent une demande d’adoption. En effet, le père, actuellement sous le coup d’une condamnation pour homicide volontaire, faisant preuve d’un total désintéressement voire même d’un évident rejet pour Lucas, en a perdu toute autorité parentale et l’enfant n’a pas d’autre famille.

En attendant, Claire continue depuis huit mois la reconstruction de Lucas. Il a pu intégrer une classe en cours d’année aidé par une AVS, aide à la vie scolaire, et a accepté de passer ses vacances d’été chez les parents de Claire. La chose n’a pas été simple, non pas que le petit garçon était réticent, mais parce qu’il n’arrivait pas à s’imaginer ce que pouvait être une grande maison avec des animaux. Pour lui, les animaux étaient ceux qu’il voyait à la télévision et dans les livres : des lions, des éléphants, des girafes… Alors que les poules, les lapins et les vaches, c’étaient ceux qu’il trouvait dans son assiette.

Aujourd’hui elle se félicite d’avoir insisté, car Lucas a rapidement été emballé par l’univers de la ferme. Contrairement aux appréhensions de la jeune femme, il n’a montré aucune crainte envers ces animaux qu’il voyait en vrai pour la première fois et qu’il pouvait même toucher.

L’autre satisfaction a été le lien qui s’est créé au premier contact entre Lucas et ses parents. Ceux-ci, d’un naturel très doux et débonnaire, ont su accepter sans a priori ce petit garçon de la ville, ignorant des pratiques campagnardes. Et les pâtisseries préparées par la mère de Claire pour l’occasion ont achevé de l’apprivoiser.

Ces dernières pensées lui rendent un peu de sérénité et c’est le cœur plus léger qu’elle reprend la route, maintenant pressée d’arriver. Heureusement elle n’est plus très loin, encore quelques kilomètres et son voyage sera enfin terminé. Elle a quitté Strasbourg ce matin et, après deux petites haltes pour faire le plein et pour déjeuner, la voilà en vue du Mont-Gerbier-de-Jonc, le berceau de son enfance.

Lorsque Claire franchit le portail de la propriété, elle aperçoit Lucas près des cages à lapins, sous la surveillance de sa mère. Il tient dans ses bras un lapereau et le caresse doucement en prenant bien soin de ne pas lui faire mal. Un élan de tendresse la saisit, qui la conforte dans sa décision pour l’adoption. Elle croise les doigts pour que son projet aboutisse.

La ferme de France et Mathias Bertinet, les parents de Claire, est une bâtisse typique de la région. Elle est située tout près des Estables, en Haute-Loire, près de l’Ardèche. Elle est construite en pierres d’un brun foncé, presque noir, qui contrastent avec les joints larges et clairs. Elle comprend d’un seul tenant le corps d’habitation mitoyen avec l’étable et sa grange au-dessus. L’ensemble est construit à flanc de coteau, on y accède par un chemin privé qui, en contournant la bâtisse, distribue par-devant le niveau habitation et l’étable et par le côté la grange. Cette configuration permet d’engranger directement sans avoir à utiliser de moyens de levage.

À droite de la bâtisse principale, un grand hangar ajouré fait office d’abri pour le matériel agricole. À l’arrière et à l’abri du vent, le potager s’étale sur une belle surface, offrant aux occupants de nombreux légumes appétissants et savoureux. On reconnaît au premier coup d’œil toute l’attention apportée à ce carré de culture parfaitement entretenu.

Dans la cour trône un immense mûrier-platane sous lequel est installée une grande table entourée de ses chaises et d’un banc. On devine dans cet endroit convivial, un lieu de détente et de retrouvailles pour la famille, lorsque le temps le permet, ce qui est le cas presque tous les jours en cette saison. On imagine les longues soirées paisibles de discussions autour d’un café, d’une infusion ou d’une liqueur.

De l’autre côté de la cour, un cabanon dans un enclos abrite un poulailler et des clapiers. C’est là que Claire rejoint sa mère et le petit Lucas.

Lorsqu’il l’aperçoit, un sourire illumine son visage. Il tend le petit lapin à la mère de Claire et se précipite dans ses bras. Elle est tout émue par ce geste de tendresse auquel elle n’est pas habituée. Certes, depuis le début de la thérapie, le comportement de Lucas s’est amélioré et le petit garçon est devenu moins distant, du moins avec Claire, car avec les personnes étrangères c’est encore une autre histoire, mais il n’avait jamais montré de telles marques d’affection. Il semblerait que ces deux semaines de séparation aient été aussi longues pour lui que pour elle. Cela la touche beaucoup et en le serrant fort contre elle, elle a les larmes aux yeux. Elle l’embrasse sur les deux joues puis lui demande :

— Bonjour mon chéri. Alors, comment se passent ces vacances ?

— Super ! France et Mathias sont très gentils.

Elle note au passage qu’il ne dit pas ta maman ou ton papa ou tes parents, sans doute à cause des séquelles de son traumatisme et du rejet de ceux qui lui ont fait du mal.

— Et tu sais quoi, j’ai le droit de caresser les lapins et de ramasser des œufs avec France.

Il en a les yeux qui pétillent de joie et Claire se dit qu’il en faudrait peu pour qu’il ait une vie "normale", comme tous les enfants de son âge ; elle maudit en son for intérieur tous ces gens qui détruisent le bonheur, et trop souvent, la vie des enfants.

— Bonjour ma chérie, tu as fait bonne route ? demande France qui vient les rejoindre après avoir remis le lapin dans sa cage.

— Bonjour maman. Dans l’ensemble ça s’est bien passé, un peu long le trajet, mais en partant tôt ce matin, j’ai évité pas mal de trafic. Et puis j’avais tellement hâte d’arriver…

Elle tente de reposer Lucas à terre, mais il s’accroche à elle et ne semble pas vouloir la lâcher.

— Tu veux qu’on aille voir les lapins ?

— Oui, je vais te montrer celui qui est devenu mon copain.

Devant les cages, Claire pose Lucas à terre et sa mère prend un petit lapin qu’elle met doucement dans ses mains ; il le présente aussitôt à Claire.

— Tu vois, je l’ai appelé "Jeannot" comme celui du livre que tu m’as offert quand tu m’as emmené chez toi.

Puis il s’assoit sur un seau retourné, pose délicatement le petit animal sur ses genoux serrés et le caresse en lui parlant à l’oreille.

Claire entraîne sa mère un peu à l’écart tout en gardant un œil sur Lucas.

— Dis maman, on dirait que ça ne se passe pas trop mal avec Lucas.

— Avec ton père et moi ça va, mais avec les autres, c’est plus compliqué.

Les "autres" dont parle sa mère, ce sont les deux frères de Claire ; Luc, son frère aîné, sa femme Mireille et leurs deux fils Adrien et Paul, et Alain, le plus jeune de la fratrie, qui lui est célibataire comme elle. Tous se sont retrouvés à la ferme pour passer des vacances en famille, chose qui n’était pas arrivée depuis des lustres.

— Il ne joue pas beaucoup avec tes neveux, quant à leurs parents, il semble les craindre, il se replie sur lui-même dès qu’ils se trouvent à proximité et reste dans nos jambes. En dehors de ça, c’est un petit garçon adorable, gentil et très doux. Il s’intéresse à tout et pose des tas de questions. Il fait peine à voir avec cet air tristounet et il n’a pas cessé de te réclamer.

— C’est normal qu’il soit un peu sauvage, il est encore sous le coup du traumatisme que lui ont causé ses propres parents. Il a un regard très craintif sur les adultes, mais il a beaucoup progressé depuis le premier jour où je l’ai rencontré. Si tu avais vu dans quel état il était…

Les deux femmes sont interrompues par l’arrivée d’un convoi agricole dans la cour, un tracteur équipé à l’avant d’une "pince à balle" et tractant un "plateau fourrager" chargé à bloc de balles de foin. Claire reconnaît le tracteur de son père, mais ce n’est pas lui qui est au volant. C’est un homme en bermuda et torse nu, plutôt jeune, qui saute à terre.

Elle a à peine le temps de s’interroger qu’elle voit Lucas se relever, poser le petit lapin dans les mains de France et courir vers cet homme pour se jeter dans ses bras. Ce dernier le fait tournoyer, le lance en l’air pour le rattraper, tandis que le petit garçon hurle de joie et crie des encore, encore, en veux-tu en voilà. Elle jette un coup d’œil à sa mère et constate qu’elle regarde leur manège d’un air attendri, mais nullement surprise. Quand elle voit Lucas mettre ses bras autour du cou de l’homme et poser sa tête sur son épaule, Claire les observe, incrédule. Jamais elle n’a vu Lucas témoigner une telle affection à quelqu’un, même à elle, et sent pointer une once de jalousie. Elle pensait être la seule avec qui Lucas aurait pu avoir ce genre de tendresse. Elle devrait pourtant se réjouir car cela signifie qu’il a fait un grand pas dans sa relation aux autres et plus particulièrement aux adultes, mais elle ne peut s’empêcher de trouver son comportement étrange vis-à-vis d’un parfait inconnu.

Lorsque Lucas lui murmure quelque chose à l’oreille, l’homme au bermuda sourit, opine de la tête et se tourne vers les deux femmes. Claire réalise alors que c’est le conducteur avec qui elle a eu un petit "incident" sur la route. Elle ne peut s’empêcher de le détailler, un peu trop peut-être. Grand, large d’épaules, les cheveux bruns et bouclés en bataille, le teint bronzé, il dégage une impression de tranquille sérénité. Pas mal le mec ! ne peut-elle s’empêcher de constater.

À cause du soleil, ses yeux plissés ne laissent pas deviner leur couleur, mais ils semblent profonds et clairs. Il ne paraît pas gêné d’être torse nu, ni de la sueur qui coule sur sa peau couverte de brins de foin. Mais ce que Claire remarque, c’est son sourire, franc et taquin, qui illumine son visage.

En le voyant approcher, Lucas perché sur ses épaules, elle réalise qu’il a lui aussi le regard braqué sur elle et semble la sonder. Se sentant rougir, elle lève les yeux sur Lucas et constate qu’il rayonne de bonheur. Cela lui fait chaud au cœur et elle reporte son attention sur l’inconnu qui ne laisse rien paraître de ses pensées. Lorsqu’il est tout près, c’est à sa mère qu’il s’adresse, semblant l’ignorer :

— Bonjour France, comment allez-vous ? Et votre mari, ça va mieux aujourd’hui ?

Puis se tournant vers Claire, il la salue d’un bref signe de tête. En retour, Claire lui bredouille un bonjour à peine audible, mais le jeune homme s’est déjà tourné vers France qui lui répond :

— Bonjour Pascal, oui, ça va très bien, merci. Je te remercie de te soucier de Mathias. Il ronchonne encore un peu mais il se remet vite. Bien sûr, pas autant qu’il le voudrait, tu le connais…

Le dénommé Pascal éclate de rire, ce qui fait rigoler Lucas à son tour. En voyant le regard de sa mère pétillant de joie devant ces deux lurons, Claire s’interroge sur ce qui se passe et prend seulement conscience de ce qui a été échangé entre sa mère et l’inconnu. D’ailleurs pas si inconnu que ça, lui semble-t-il, elle n’a jamais vu sa mère tutoyer quelqu’un si facilement. Elle réalise aussi que depuis qu’il est là, Lucas a le sourire et semble heureux. Mais son attention revient sur la conversation : et puis c’est quoi cette histoire avec mon père ? se demande-t-elle. Serait-il malade ? Lui serait-il arrivé quelque chose ? Maman me l’aurait dit quand même ! Elle n’ose pas aborder le sujet maintenant devant le jeune homme qui pose justement une question :

— Lucas voudrait venir avec moi décharger le foin. Est-ce qu’il peut ?

C’est à France qu’il s’adresse, mais au lieu de répondre, celle-ci se tourne vers sa fille et lui confie :

— Ma chérie, je te présente Pascal. Ton père l’a embauché pour nous aider à la ferme. Il s’occupe de la fenaison et un peu des bêtes.

Puis se tournant vers Pascal, elle lui déclare simplement :

— C’est ma fille Claire.

Claire qui s’est un peu reprise se tourne vers Pascal et lui tend la main en souriant. Quand il la lui serre, Claire, qui s’attendait à une main rugueuse et calleuse comme celles des travailleurs de la terre, est surprise par la douceur et la chaleur de ce contact. Elle lève les yeux sur son visage et peut enfin admirer ses yeux, d’un brun gris incroyable. Des yeux qui la transpercent et semblent lire en elle. Elle sent un trouble l’envahir. Pour masquer sa gêne, elle tente une petite pointe d’humour :

— Enchantée ! Oh, mais on se connaît déjà ! Et continuant à l’intention de sa mère qui lève un sourcil interrogateur : on s’est croisés plus tôt sur la route, dit-elle en décochant un petit sourire à Pascal ; enfin, on a essayé de se croiser, car j’étais un peu "envahissante"… J’espère que je ne vous ai pas trop retardé.

— Non, pas du tout, et moi j’espère que je ne vous ai pas fait trop peur ! Excusez-moi, je ne vous avais pas reconnue. Du haut de la cabine, on ne voit pas bien avec les reflets du soleil sur les vitres. Je suis enchanté aussi ! Alors c’est donc vous qui… dit-il avec un sourire en coin

— C’est moi qui quoi…

Le ton est sec, Claire a réagi au quart de tour et ne l’a pas laissé terminer sa phrase, elle ne sait même pas pourquoi. Maintenant elle se sent idiote et confuse par sa réaction trop vive et absurde. Heureusement, elle est tirée de l’embarras par Lucas qui s’impatiente, toujours perché sur les épaules de Pascal :

— Alors on y va ? France, s’te plaît, dis oui ! J’ai trop envie de faire du tracteur.

— Maintenant que Claire est là, c’est à elle de décider. Puis se tournant vers sa fille, elle précise : ils ont largement le temps, tes frères ont emmené toute la clique se baigner au lac d’Issarlès et ne seront rentrés qu’en fin d’après-midi.

— Mais il n’est pas trop petit pour monter sur cet engin ? Ce n’est peut-être pas très prudent. 

— J’ai aménagé un petit siège avec une ceinture pour l’attacher, lui répond Pascal. Il ne risque absolument rien, je m’en porte garant.

— Allez, Claire, dis oui ! s’impatiente encore le petit, sinon, je tire les cheveux de Pascal.

— Je vous en supplie, gémit l’intéressé, dites oui ou bien il va me scalper.

Et il fait mine de rentrer la tête dans ses épaules pour se protéger. Lucas lui attrape alors les cheveux en riant et fait mine de tirer dessus, ce qui arrache des faux cris de douleur au supplicié. Claire est soudain très inquiète de ce petit jeu car elle craint que cela ne replonge Lucas dans la violence dont il a été victime de la part de ses parents il n’y a pas si longtemps et qu’il reproduise cette violence. Mais le petit garçon ne semble pas y faire cas, il prend cela comme un jeu et rit aux éclats. Avec Pascal, ils ont vraiment l’air de beaucoup s’amuser. En le voyant ainsi, elle ne peut que constater qu’il a l’air d’un enfant normal qui jouerait avec son père, qui chahute et qui se bagarre comme le font tous ceux de son âge. Elle ne reconnaît pas le petit garçon chétif, craintif et replié sur lui-même qu’elle a laissé à la ferme il y a quinze jours, il ne semble plus tourmenté par son terrible passé. Encore un progrès, se dit-elle. Comme j’aimerais ne pas me tromper dans mon jugement.

Pascal lui fait un clin d’œil complice et en voyant son petit bonhomme si heureux, elle décide de ne pas intervenir, même si elle est contre toute forme de violence.

Elle est encore réticente, mais elle voit bien que Lucas en meurt d’envie et qu’il serait terriblement déçu de ne pas pouvoir faire ce petit tour de tracteur. Et puis sa mère à l’air d’approuver ce projet. Elle finit par se résigner et finalement, donne son aval :

— Bon, c’est d’accord. Mais je compte sur vous, Pascal, pour faire très attention.

Celui-ci dépose Lucas au sol puis s’adresse à Claire pour la rassurer, un tantinet contrit :

— Bien M’dame, je vous assure que tout se passera bien, et puis on ne va pas loin, juste derrière la ferme pour décharger les balles de foin.

Il a réussi à se retenir devant le manque de confiance de cette fille qui arrive d’on ne sait où, il lui a répondu d’une voix calme, mais il est un peu vexé par son attitude. Comme si je ne savais pas ce que je faisais…, ne peut-il s’empêcher de ronchonner dans son for intérieur. De son côté, Claire se rend compte de son manque de tact et ne sait quoi répliquer sans passer pour une gourde. C’est encore Lucas qui, déjà arrivé près du tracteur, lui sauve la mise en interpellant Pascal :

— Allez, papa, on y va ou quoi ?

Claire est estomaquée. A-t-elle bien entendu ? Lucas a bien appelé le dénommé Pascal "papa". Elle se tourne vers sa mère qui n’a pas réagi et se dit qu’il est grand temps d’avoir une conversation avec elle, car il s’est passé trop de choses bizarres ici pendant son absence ; ce mec qui ne ressemble pas du tout à un fermier et qui est comme chez lui, son père qui semblerait être malade et Lucas beaucoup trop proche et intime avec l’inconnu.

Elle n’a pas le temps de réagir que déjà Pascal se dirige vers le tracteur d’un pas rapide, attrape Lucas au passage et l’installe sur une petite plateforme qu’il a aménagée pour lui. Puis, sans un regard pour les deux femmes, il démarre et conduit le convoi derrière la ferme.

— Maman, il faut qu’on parle.

Elle attrape gentiment sa mère par le bras et l’entraîne vers le banc à l’ombre de l’immense mûrier-platane.

— Tu ne veux pas d’abord décharger tes affaires et t’installer ?

— Non, ça va, ça peut attendre.

— Tu boiras bien quelque chose, tu dois avoir soif avec cette chaleur et le trajet que tu as fait depuis Strasbourg.

— Je veux bien, c’est vrai qu’il fait un peu chaud. De la citronnade, si tu en as.

— Oui, il y en a au frais. Je vais nous en chercher deux verres.

Claire regarde sa mère se diriger vers la bâtisse tout en se replongeant dans ses réflexions sur le comportement de Lucas. Bien sûr, elle devrait être heureuse qu’il ait autant évolué dans ses relations avec autrui, mais elle ne peut s’empêcher d’être déstabilisée par ses derniers mots, cela va trop loin et le dénommé Pascal ne semble pas se rendre compte des conséquences que peuvent avoir les paroles du petit garçon. Sa mère non plus, d’ailleurs, et c’est bien ce qui l’inquiète.

France, qui est revenue entretemps, lui tend son verre.

— Alors que veux-tu me dire ma chérie ?

— Maman, je ne sais pas par quoi commencer. D’abord, j’ai entendu ce type sous-entendre que papa n’allait pas bien et je ne reconnais plus Lucas tant son comportement a changé. Et puis l’autre qui se fait appeler papa, c’est du grand n’importe quoi, s’énerve-t-elle au fur et à mesure qu’elle parle.

— Je t’en prie ma chérie, appelle-le Pascal. Je t’assure qu’il est vraiment très bien, sérieux, travailleur et tellement gentil avec le petit. On peut compter sur lui sans retenue et c’est bien ce qu’il nous faut en ce moment.

— Pourquoi, qu’est-ce qui se passe ? Papa est malade…, il a eu un accident ? Ce n’est pas grave au moins ?

— Non, rassure-toi, c’est juste qu’il s’est cassé le bras en voulant débourrer la presse à balles. Du coup, il ne peut plus rien faire ou presque, et ça le rend fou. Tu connais ton père, tu vois ce que ça peut donner. Par chance il avait embauché Pascal. Au départ, c’était pour un mi-temps pour l’aider. Il l’avait initié au maniement des engins, lui avait montré les parcelles qui nous appartiennent et comment s’occuper des bêtes. Après l’accident, Pascal a tout de suite proposé de travailler à plein-temps. Et c’est une chance pour nous car ici et à cette époque, on ne trouve plus personne pour aider, et ce ne sont pas tes frères qui auraient proposé leur aide, tu penses bien.

— Mais tu aurais pu m’appeler pour papa.

— Et tu aurais fait quoi, hein ? Juste t’inquiéter alors que tu étais à des kilomètres d’ici. Et puis tu devais venir de toute façon. Non, je t’assure, Pascal s’occupe de tout, et presque tout seul. On peut dire qu’il ne compte pas ses heures. Je n’ai pas peur d’affirmer qu’il nous a sauvés de la faillite.

— C’est arrivé quand ? Et il est où papa ?

— Là maintenant, ton père est avec les bêtes. Il ne peut rien faire, d’ailleurs il n’y a rien à faire pour elles, mais d’être avec ses vaches, il se sent moins inutile. Il passe son temps comme ça quand il ne peut pas accompagner Pascal.

— Mais ça lui est arrivé quand ?

— Il y a un peu plus d’une semaine. Depuis, ce n’est pas facile pour lui, tu sais à quel point il déteste dépendre de quelqu’un, alors rester là sans pouvoir rien faire, ça l’a démoli. Encore une fois, Pascal l’aide beaucoup à surmonter son désespoir en le faisant participer à certains travaux. Même s’il sait quoi faire, il demande l’avis de ton père pour qu’il se sente utile, voire même indispensable, il lui rend compte des tâches journalières et prépare les plannings avec lui. Vraiment, sans lui…

— Oui, je sais, j’ai compris. Il n’y en a que pour ce monsieur Pascal. On ne sait même pas d’où il vient. Il n’a pas l’air d’un travailleur des champs. Mais ce qui me fait le plus peur, c’est la relation qu’il a avec Lucas. Il y a deux semaines, j’ai laissé mon bout de chou avec la crainte qu’il replonge dans son mutisme du fait de mon absence, je pensais, plutôt j’espérais que ça se passe bien avec papa et toi et je le retrouve tout guilleret dans les bras d’un inconnu qu’il appelle "papa". Tu te rends compte !

— Oh, ces deux-là se sont bien trouvés. Pascal a su trouver les mots qu’il fallait et ça a tout de suite accroché entre eux. Il faut dire que Lucas est à croquer et Pascal est tellement gentil…

— Enfin maman, s’insurge Claire, un petit garçon n’appelle pas un homme "papa" pour rien, surtout après ce qu’il a vécu ! Il n’a pas encore cinq ans, comment va-t-il réagir quand Pascal partira, ou à la fin des vacances lorsqu’il reviendra à Strasbourg. Un enfant de son âge ne peut pas comprendre ça.

— Tu ne penses pas que ton petit protégé a besoin d’avoir quelqu’un qui s’apparente pour lui à un papa ? lui rétorque sa mère en lui posant la main sur son bras pour la calmer. J’ai l’impression qu’il s’est tissé un lien très affectif entre ces deux-là, et que ça a été très vite.

— Justement, c’est ce qui me fait peur quand je pense au traumatisme que cela va lui causer lors de leur séparation. Ce type ne sera pas toujours là !

— Tu as certainement raison ma chérie, pourtant, depuis qu’ils se sont trouvés, Lucas est devenu beaucoup plus serein, il est souvent plus gai et plus ouvert. Peut-être qu’il faut laisser faire le temps.

— Je ne sais pas, j’avoue que je suis un peu dépassée. Je crois qu’il faut que j’en discute avec ton fameux Pascal.

Tout semble être au mieux, Claire devrait se réjouir, alors pourquoi ressent-elle une crainte qui lui vrille l’estomac. Peut-être parce que ça ne correspond pas aux thérapies qu’elle a l’habitude de mettre en place pour ses petits patients, loin de là, mais surtout parce que la relation entre Lucas et Pascal la dépasse et lui fait peur. C’est trop fulgurant, trop intime, elle est persuadée qu’un attachement profond est en train de se créer entre eux deux et que tôt ou tard, ils seront séparés et ce sera une déchirure violente pour Lucas. Il faut absolument qu’elle en parle à Pascal, il ne doit pas se rendre compte de la portée de ses actes. Elle pressent que ça ne va pas être facile d’aborder le sujet. De même qu’elle se demande pourquoi le fait de penser à lui la met en colère. Une petite voix lui susurre qu’il y peut être un fond de jalousie et qu’elle aimerait bien partager ce genre de relation avec Lucas.

Elle n’a pas l’occasion de poursuivre ses réflexions plus longtemps car son père entre dans la cour, un bâton d’une main et un plâtre à l’autre bras, retenu par un foulard noué autour du cou. À cette vision, elle sent son cœur se serrer et se précipite pour l’embrasser.

— Bonjour ma fille, ça y est, te voilà rendue. Ta mère t’a dit pour mes conneries ? Je suppose que oui. Elle a bien fait. Je suis en pétard…, en pleine fenaison, tu te rends compte. Faut-il être con pour en arriver là.

— Papa, c’était un accident, tu veux y faire quoi ? Et puis ça aurait pu être plus grave.

— Je retrouve bien là l’optimisme de ma petite fille, mais ça tombe vraiment mal.

Claire est tout émue que son père l’appelle encore "ma petite fille" à près de trente-deux ans. Elle le serre contre elle en faisant bien attention de ne pas trop écraser son bras blessé.

— Profites-en pour te reposer et te détendre, elles remontent à quand, vos dernières vacances avec maman ? Prends ça comme un avant-goût de ce que sera ta future retraite.

— Oh, mais tu ne crois pas si bien dire. Même si je suis un vieux grincheux et que la situation me fait râler, je dois bien avouer que j’y trouve un certain plaisir. Je me repose entièrement sur Pascal. Il connaît son affaire. Tu sais, je ne suis pas encore sénile, je vois bien qu’il essaie de me rendre indispensable, je ne suis pas dupe, mais on s’entend bien tous les deux, alors je joue le jeu. Il y arrive bien tout seul et il ne ménage pas sa peine. C’est un bon gars.

Voyant que la discussion revient encore sur ce maudit Pascal, Claire tente de faire diversion en changeant de sujet. De la tête, elle montre le panneau à l’entrée de la cour qui fait la publicité du "Fin Gras du Mézenc".

— Dis-moi papa, ça consiste en quoi, cette appellation ?

— Viens, on va s’asseoir sur le banc, on sera mieux pour parler. Eh bien tu vois, avant de m’y mettre, j’étais un peu septique, mais c’est une bonne chose. Pour une fois, nos technocrates ont eu une idée intelligente. Au lieu d’avoir des gros cheptels de bêtes nourries avec n’importe quoi, et bien souvent avec de la saloperie, ici, chaque éleveur n’a qu’un nombre limité de bêtes. Elles sont mieux traitées, voire même bichonnées, mais faut pas leur faire bouffer n’importe quoi…, ah ça non. Nos bêtes ne mangent que le foin de nos alpages. Il y a une plante qui pousse en quantité par ici, le "Fenouil des Alpes", y’en a partout et il donne un goût particulier à la viande. C’est ce qui a donné l’appellation "Fin Gras du Mézenc". Ça commence à être connu et très recherché. Mais attention, les bêtes ne doivent manger que ça et c’est contrôlé. Dans leurs dernières années, les bêtes restent plus longtemps à l’étable où elles sont engraissées lentement, ce qui nous contraint de constituer un gros stock de foin, parce qu’il est hors de question d’en faire venir d’ailleurs en cas de manque. Alors la fenaison monopolise tout le monde en cette période, tu le verras, de partout sur le plateau, ça fane. Et c’est pour ça que mon accident tombe si mal. Bon Diou, ce que j’m’en veux…

— A priori vous avez trouvé la solution avec Pascal. Non ?

— Ah ben oui, il est bien tombé celui-là. Et puis c’n’est pas un fainéant, tu le verras pas souvent sans rien faire.

— Et votre affaire, c’est rentable ?

— Si c’est rentable… je pense bien oui, et même plus qu’avant. Seulement, faut jouer le jeu et faire ça dans les règles.

— C’est bio le Fin Gras du Mézenc ?

— En théorie oui, parce que les bêtes ne mangent que de l’herbe naturelle qui n’est pas cultivée, donc pas d’engrais, pas de pesticide… Restent les traitements, vaccins et médocs. Faudrait voir, mais ça ferait encore plus de contraintes et plus de contrôles. En tout cas, par ici, personne n’y est allé.

— Pourtant le bio c’est dans l’air du temps, tout le monde en parle et beaucoup en demandent.

— P't’être bien, mais c’est pas eux qui le font, avec les emmerdes qui vont avec. 

Claire souhaiterait aborder un autre sujet, un peu délicat, avec son père mais ne sait pas trop comment s’y prendre. Après quelques instants d’hésitation, elle se lance :

— Je voudrais avoir ton avis au sujet d’un truc. Est-ce que maman t’a parlé de mon projet avec Lucas ?

— Quel projet ? Tu fais tellement de choses que je m’y perds.

— Eh bien voilà, j’ai commencé à constituer un dossier d’adoption pour Lucas. C’est un peu compliqué car je vis seule, mais j’ai bon espoir car je côtoie les enfants au quotidien. Je connais un peu le juge pour enfants avec qui le cabinet travaille souvent, c’est lui qui m’a confié la garde de Lucas, et je compte bien sur lui pour appuyer ma demande.

— Oui, oui, elle m’en a parlé et c’est une bonne idée. Je suis fier de toi. On en a discuté avec ta mère et on s’est dit que ce pitchoun avait bien besoin d’un peu de bonheur. C’est une misère ce qui lui est arrivé. On devrait les guillotiner, ces monstres.

— Je suis soulagée que vous m’approuviez, ça m’encourage pour me battre de vous savoir à mes côtés. J’en ai parlé avec Luc et Alain, mais ils n’avaient pas l’air d’être très chauds. Ils pensent que le fait que je vive seule est un gros obstacle et que je ferais mieux de me constituer ma propre famille, avec un mari et nos enfants.

— Fais comme tu le penses ma fille. C’est ta vie, pas la leur. Et puis tu trouveras bien un mari, jolie comme tu es. D’ailleurs, il y en a un pas mal dans la grange à côté.

— Papa !

— Je te taquine…, mais vas-y, fonce.

Claire ne sait pas à quoi s’en tenir sur cette dernière réflexion et préfère l’ignorer. Elle met un terme à leur discussion pour aller récupérer ses affaires dans la voiture et s’installer dans sa chambre.

2.

En arrivant dans la grange, Pascal réalise qu’il n’a pas cessé de penser à Claire depuis qu’il l’a laissée avec sa mère dans la cour de la ferme. Cela l’étonne car il ne l’a vue que quelques minutes, et pourtant elle lui prend la tête. Certes, il a été un peu vexé de son manque de confiance mais dans le fond, elle avait raison de s’inquiéter. Lucas est encore un petit garçon et les engins agricoles sont impressionnants.

Contrairement à ce qu’il lui a dit tout à l’heure, il l’avait très bien reconnue suite à leur première rencontre. Même qu’il s’était dit que c’était un beau brin de fille. Mais il a d’autres projets plus importants et plus urgents que s’attarder à la bagatelle, surtout que le travail de la ferme lui prend beaucoup de temps, plus qu’il ne le voulait au départ, et que cela le retarde dans ses recherches. Mais il ne peut pas faire faux bond à France et Mathias maintenant, ils ont trop besoin de lui d’autant qu’il s’est attaché à eux. Et puis il y a Lucas. Il est tombé raide dingue de lui dès qu’il l’a vu. Il a tout de suite compris que le petit sortait d’une expérience dramatique. Tout le montrait dans son comportement, pas la peine d’être psychologue. France et Mathias ne lui ont pas dit grand-chose, mais il sait que Lucas suit une thérapie avec leur fille. Cela confirme son premier jugement, le petit a dû beaucoup souffrir.

Il n’a de cesse de vouloir lui apporter du réconfort et de transformer son quotidien en joie. Bien sûr, il reconnaît que le laisser l’appeler papa n’est peut-être pas la meilleure idée qu’il ait eue, mais il a le sentiment que c’est important pour Lucas et que cela lui fait du bien. Au fond, il comprend la réaction de Claire ; dans quelques semaines ils devront se séparer, mais il n’a pas le cœur de l’en empêcher. Peut-être qu’il faudrait qu’il en parle avec elle.

Mais pour le moment, il doit vite décharger le foin qu’il a transporté car ce soir, il projette de faucher un pré et il doit faire le point de la journée avec Mathias.

Il se tourne vers Lucas et lui demande :

— Tu veux rester avec moi dans le tracteur pendant que je décharge ou tu préfères t’installer sur le banc là-bas dans le coin de la grange ?

— Je reste avec toi.

— Pourtant, tu verrais mieux de là-bas.

— Oui, mais je préfère rester sur le tracteur.

— OK, comme tu voudras, c’est parti, dit-il en faisant un clin d’œil à Lucas. Accroche-toi bien et surveille la manœuvre, il faut que tout rentre et soit bien rangé, sinon Mathias ne va pas être content.

Cela fait rigoler Lucas et les voilà partis pour la manœuvre de déchargement. Lucas se prend au jeu et conseille Pascal dans ses mouvements ; à gauche, à droite, recule, vas-y, pose-la là. À un moment, Pascal fait mine d’aller trop loin et heurte volontairement le mur avec une balle de foin, ce qui fait hurler de rire Lucas qui le critique sur sa conduite. Pascal est conscient qu’il avance moins vite dans sa tâche, mais le plaisir du petit garçon compte plus que tout pour lui.