Pour un revenu sans condition - Baptiste Mylondo - E-Book

Pour un revenu sans condition E-Book

Baptiste Mylondo

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Beschreibung

Un ouvrage nécessaire qui éclaire et alimente le débat sur l'idée du revenu inconditionnel.

L’idée d’instaurer un revenu inconditionnel réapparaît régulièrement dans le débat public français. Lors de la dernière campagne présidentielle, plusieurs personnalités politiques ont évoqué cette idée encore trop méconnue du grand public. Pour un revenu sans conditions reprend, en la complétant substantiellement et en l’actualisant, une partie de l’argumentation de l’ouvrage du même auteur, Un revenu pour tous, aujourd’hui épuisé.
Ce livre se donne pour objectif d’éclairer et d’alimenter le débat en traitant la plupart des questions que le revenu inconditionnel soulève. Comment le financer ? Qui voudra encore travailler ? Faut-il craindre une immigration massive ?... Autant de questions techniques qui appellent des réponses économiques, juridiques et sociologiques. Cet ouvrage n’élude pas le problème du caractère supposé utopique d’un tel projet. Peut-on raisonnablement en envisager une mise en œuvre prochaine ? Au-delà de ces questions, c’est aussi celle de la justice sociale qui est traitée. Est-il juste de verser un revenu sans condition ni contrepartie ? Peut-on être payé à ne rien faire ? Le revenu inconditionnel est alors questionné et comparé à d’autres projets de transformation sociale, alternatifs ou complémentaires : monnaies locales, salaire à vie, droit opposable à l’emploi, etc. La dernière partie de l’ouvrage recense une multitude de petits pas qui nous permettraient de nous rapprocher d’un revenu inconditionnel : droit au temps libre, développement de l’économie sociale et solidaire, multiplication des espaces de gratuité, etc.

Une analyse en prodonfeur des changements sociétaux impliqués par la mise en place du revenu universel.

EXTRAIT

En France, aujourd’hui, on compte plus de quatre millions de pauvres, et même plus de huit millions si l’on change de mode d’évaluation de la pauvreté. Cela signifie que, parmi nous, plus de huit millions de personnes vivent avec un niveau de vie inférieur à 950 euros par mois, et que plus de quatre millions doivent composer avec un niveau de vie inférieur à 800 euros. Quatre millions, huit millions, et ces chiffres ne cessent d’augmenter depuis le début des années 2000...

À PROPOS DE L'AUTEUR

Baptiste Mylondo est l’auteur de Des caddies et des hommes (La Dispute, 2005), Ne pas perdre sa vie à la gagner : pour un revenu de citoyenneté (Homnisphères, 2008), Un revenu pour tous (Éditions Utopia 2010).

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Introduction

« Nous sommes tellement habitués aux grandes inégalités sociales et économiques que nous avons tendance à ne pas nous en émouvoir. Mais alors que chaque individu a la même importance que tout autre, il est consternant de constater qu’au sein des systèmes sociaux les plus efficaces que nous ayons été capables de concevoir, tant d’hommes naissent dans des conditions de dénuement telles qu’elles anéantissent toute possibilité de mener une vie décente, alors que tant d’autres, nantis dès la naissance, en viennent à contrôler des ressources considérables et jouissent en toute liberté d’avantages bien supérieurs aux normes de la simple décence. [...] On ne peut ignorer les difficultés que l’on rencontre pour sortir de cette situation, mais ce n’est pas une raison pour ne pas l’abhorrer. »

Thomas Nagel, Égalité et partialité, 19911.

1. Thomas Nagel, Égalité et partialité, Paris, Presses universitaires de France, 1994 (1991), pp. 70-71.

1. Une question de principes

1.1. Garantir l’accès aux biens et services essentiels

En France, aujourd’hui, on compte plus de quatre millions de pauvres, et même plus de huit millions1 si l’on change de mode d’évaluation de la pauvreté2. Cela signifie que, parmi nous, plus de huit millions de personnes vivent avec un niveau de vie inférieur à 950 euros par mois, et que plus de quatre millions doivent composer avec un niveau de vie inférieur à 800 euros. Quatre millions, huit millions, et ces chiffres ne cessent d’augmenter depuis le début des années 2000…

En France, aujourd’hui, près de 700 000 personnes sont privées de logement, qu’elles soient sans domicile fixe, hébergées par des proches ou contraintes à vivre dans un habitat de fortune. Près de trois millions de personnes souffrent de mal-logement, vivant dans des habitations trop petites, insalubres, voire sans eau courante ou sans chauffage. En 2006, 14 % des adultes déclaraient avoir renoncé au moins une fois à se faire soigner pour des raisons financières3, un chiffre en légère augmentation depuis 1997 (il était alors de 12 %). Chaque année, un Français sur quatre ne part pas en vacances faute de revenus suffisants. Un enfant (moins de 16 ans) sur dix souffre de privations diverses : alimentation inappropriée, manque d’activités de loisir, manque de vêtements, de chaussures, etc4. Et un enfant sur six est en situation de pauvreté (moins de 60 % du revenu médian).

On pourrait poursuivre longtemps cette liste édifiante, en accumulant un peu plus les chiffres peu glorieux. Alors posons un principe simple : dans un pays aussi riche que le nôtre, chaque individu doit avoir accès aux biens et services essentiels. Personne ne doit être privé d’un logement décent, d’une alimentation de qualité, d’un accès suffisant à l’eau, à l’énergie, aux soins, à l’éducation, à la culture, aux transports, aux moyens de communication et à tout autre bien ou service que nous jugerions bon, collectivement, d’ajouter à cette liste qui ne se veut pas exhaustive.

1.2. Rechercher l’égalité

Mais ce n’est pas tout. Car depuis une dizaine d’années, en France, les écarts de niveau de vie se creusent et la répartition du patrimoine témoigne d’inégalités flagrantes. Ainsi, tandis que les 10 % les plus riches possèdent près de la moitié (48 %) du patrimoine national (soit plus 1 200 000 euros par ménage en 2010), les 10 % les moins riches doivent se partager moins de 1 % de ce même patrimoine (soit moins de 1 500 euros par ménage). Une autre statistique ? Si l’on met de côté les 10 % les plus riches, peu partageurs on l’a vu, les inégalités sont à peine moins criantes : les cinq premiers déciles – les 50 % les moins riches – possèdent en effet moins de 13 % du patrimoine restant, quand les 6e, 7e, 8e et 9e déciles en cumulent 87 %.

Voilà pour les inégalités économiques. Il est bien sûr difficile d’en évaluer toute la portée sociale, d’isoler leur impact sur les inégalités en termes d’espérance de vie, d’accès à la culture, d’accès aux postes de pouvoir, aux positions sociales privilégiées. Reste que si le niveau et les inégalités de revenu n’en sont assurément pas les uniques déterminants, leur rôle est malgré tout indéniable. Il en ressort en outre une distorsion dans l’égalité démocratique. Tous les citoyens sont peut-être libres et égaux en droits, mais à l’évidence certains sont plus égaux que d’autres. Car enfin, de quelle égalité parle-t-on lorsque Bernard Arnault, PDG franco-belge du groupe LVMH, pourrait, avec son salaire5, s’attacher les services à plein temps d’une suite de 240 smicards ? De quelle liberté parle-t-on lorsqu’on sait que ces 240 smicards n’auraient vraisemblablement pas la possibilité de lui refuser leurs services, de refuser de le servir… ?

Posons donc un second principe : dans une société démocratique, et qui entend le rester, les écarts de revenu doivent être strictement encadrés. Il convient de lutter contre les inégalités de départ et de viser, bien au-delà d’une égalité des chances méritocratique, une égalité de résultat, une communauté de situation.

1. Sauf mention contraire, les chiffres cités dans cette introduction sont tirés du hors-série d’Alternatives Économiques consacré aux inégalités sociales (« Les inégalités en France », Alternatives Économiques, hors-série poche n° 56, septembre 2012).

2. Généralement, on retient deux seuils de pauvreté différents, l’un fixé à 50 % du revenu médian (le revenu qui partage la population en deux parties égales), l’autre à 60 % du revenu médian. Le nombre de pauvres augmente évidemment lorsqu’on passe du premier seuil au second.

3. Haut Conseil de la santé publique, Les inégalités sociales de santé : sortir de la fatalité, rapport publié en décembre 2009.

4. Peter Adamson, Bilan Innocenti 10. Mesurer la pauvreté des enfants, Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF), Florence, 2012, p. 2.

5. C’est-à-dire sans compter ses stock-options, ses dividendes et autres avantages…

2. Pour un revenu sans condition

Comme le philosophe égalitariste américain Thomas Nagel, « on ne peut ignorer les difficultés que l’on rencontre pour sortir de cette situation », mais cela ne doit pas nous empêcher d’y réfléchir et d’essayer. Alors essayons. Et si l’on proclamait un droit au revenu ? Et si l’on versait à chaque citoyen une allocation de base, sans aucune condition ni contrepartie ? Sans qu’il soit nécessaire, pour en bénéficier, de chercher un emploi, de signer un contrat d’insertion, de s’adonner à un quelconque travail d’intérêt général ou de faire état de sa misère aux guichets de la solidarité nationale. Sans qu’il soit même nécessaire de demander cette allocation ! Un revenu suffisant, versé à tous, de la naissance à la mort. Un revenu forfaitaire, identique pour tous, quels que soient la situation familiale, professionnelle, le salaire ou la fortune personnelle, et cumulable avec tout autre revenu. Un revenu versé à titre individuel pour donner la possibilité à chacun de choisir librement ses activités. Un tel revenu, versé au titre de la participation de tous à la création de richesse sociale, permettrait tout à la fois d’éradiquer la pauvreté, de réduire les inégalités et injustices sociales et d’émanciper l’individu.

Éradiquer la pauvreté d’abord car, étant versé automatiquement à chaque citoyen, ce revenu inconditionnel n’entraînerait aucune exclusion de fait (connaissance des aides disponibles, épreuve du guichet) ou de droit (conditions d’attribution), contrairement aux minima sociaux aujourd’hui en vigueur. Et si l’on fixait son montant à un niveau égal ou supérieur au seuil de pauvreté, le revenu inconditionnel permettrait mathématiquement d’éradiquer la pauvreté dans sa définition statistique.

Plus efficace que les minima sociaux, un revenu inconditionnel concrétiserait surtout un authentique droit au revenu, quittant le champ de la solidarité et de l’assistanat pour celui de la justice sociale. Il entraînerait ainsi la disparition de la stigmatisation liée au versement des minima sociaux et autres allocations versées au titre de la solidarité nationale. Mieux, étant versé au titre de la participation de tous à la création de richesse sociale, ce revenu inconditionnel entraînerait une inversion de la dette. En effet, alors que les minima sociaux placent leurs bénéficiaires en position de débiteurs, c’est bien la société qui serait débitrice dans le cas d’un revenu inconditionnel. C’est parce qu’elle reconnaîtrait l’utilité sociale de tous les citoyens, quelles que soient leurs activités, qu’elle aurait en retour le devoir et même intérêt à leur verser un revenu minimum suffisant.

L’instauration d’un revenu inconditionnel permettrait également de réduire les inégalités. D’un point de vue purement mathématique d’abord. Financé principalement par les contribuables les plus aisés, et profitant d’abord aux citoyens les plus pauvres – nous y reviendrons plus loin – un revenu inconditionnel entraînerait mathématiquement une réduction des écarts de revenus (pour s’en assurer, on ne saurait d’ailleurs que conseiller l’instauration parallèle d’un revenu maximum). Ce faisant, il permettrait également de favoriser l’égalité d’accès à l’éducation, à la culture, et aux loisirs en général. Versé dès la naissance, il permettrait en outre de favoriser l’égalité des chances en réduisant les inégalités de départ.

Enfin, ce revenu inconditionnel serait un facteur d’émancipation des individus dont il favoriserait l’autonomie sociale et financière. Libéré du souci constant de la survie et de la contrainte de l’emploi, chaque citoyen pourrait se consacrer aux activités de son choix et donner libre cours à ses envies.

Une utopie ? Sans doute, mais une utopie qu’il ne tient qu’à nous de réaliser ! Car il s’agit bien d’une utopie réaliste, comme nous aurons l’occasion de le voir en passant en revue les principales objections « techniques » opposées aux partisans du revenu inconditionnel (chapitre IV). Une utopie réaliste, qui doit nous inciter à l’être également en envisageant une multitude de petits pas qui nous rapprocherons de ce revenu inconditionnel, en attendant une mise en œuvre que l’on espère prochaine (conclusion). Mais dans un premier temps, c’est le caractère souhaitable d’une telle mesure qui doit être discuté, en s’interrogeant notamment sur l’ampleur et les limites de la transformation sociale dont elle pourrait être porteuse (chapitre I, II et III).

Un revenu inconditionnel de gauche

Il est malheureusement nécessaire de le rappeler, mais le revenu inconditionnel est une idée de gauche. Il est bien nécessaire de le rappeler car, pour beaucoup de militants de gauche, le revenu inconditionnel serait une idée libérale, de droite. Et pour cause, Milton Friedman, ponte du néo-libéralisme, ne l’a-t-il pas défendue aux États-Unis dans les années 1960 ? Qu’y aurait-il de bon à attendre d’une mesure disposant d’un tel soutien ? Cela suffit souvent à pousser les militants de gauche à passer leur chemin, ou à s’opposer vigoureusement à toute idée de revenu inconditionnel.

Pourtant le revenu inconditionnel est de gauche. Ou plutôt il peut l’être… En effet, si certains soutiens sont loin d’être engageants, les apparences sont parfois trompeuses. Ainsi, si l’on regarde de plus près et que l’on insiste sur quelques points essentiels, on peut découvrir que le revenu inconditionnel dont il est question ici n’est non seulement pas de droite, mais est aussi, précision utile, bien de gauche !

1. Donc pas de droite…

Quel est le point commun entre Yves Cochet, député vert et objecteur de croissance, et Alain Madelin, ministre de l’économie de Jacques Chirac et ancien président de Démocratie Libérale ? Le « revenu d’existence ». L’un comme l’autre militent en effet pour l’instauration de ce qu’ils nomment un revenu d’existence. Le point commun entre Alain Caillé et Alain de Benoist ? Le « revenu de citoyenneté ». Le fondateur du MAUSS (le mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) et le chef de file de la très à droite Nouvelle Droite adhèrent tous deux à cette idée…

Mais, soyons honnêtes, cette idée, de Benoist l’emprunte à Caillé, emprunt éhonté dénoncé d’ailleurs par ce dernier1. De plus, si la formule est la même, le revenu de citoyenneté de Caillé n’est pas celui de Benoist, tout comme le revenu d’existence de Cochet n’a rien à voir avec celui de Madelin. En effet, le revenu inconditionnel a beau être défendu, à droite comme à gauche, et leurs promoteurs ont beau partager les mêmes formules, leur projet n’est assurément pas le même. Cette proximité terminologique masque en fait de profondes divergences sémantiques. Revenu d’existence, revenu universel, revenu social ou encore revenu de base n’ont ainsi pas la même signification à droite et à gauche. Il convient donc d’expliciter les diverses interprétations que l’on peut en faire pour éviter que des formules équivoques ne conduisent à renvoyer dos à dos des mesures radicalement différentes.

1.1. Revenu de citoyenneté et revenu de citoyenneté

Commençons d’ailleurs par cet ambigu « revenu de citoyenneté ». Sous la plume de Benoist, une telle formule ne présage rien de bon… Et que penser de cet autre « revenu citoyen » promu par l’Institut Turgot, think tank de l’économiste libéral Pascal Salin ? Début 2011, c’est au tour de Dominique de Villepin de reprendre à son compte cette formule. De fait, la citoyenneté de Villepin et de Benoist n’est pas celle à laquelle nous aspirons. Ainsi, le revenu citoyen de Villepin, par exemple, est un revenu réservé aux seuls citoyens, dans le sens le plus strict du terme, le plus « national ». C’est une logique d’exclusion qui est à l’œuvre, logique que l’on retrouve dans nombre de prestations sociales aujourd’hui.

Ce n’est évidemment pas à cette acception étriquée de la citoyenneté que renvoie la conception de gauche du revenu citoyen. Il ne s’adresse pas aux seuls citoyens, mais à tous les résidents, tous les membres de la communauté politique, tous ceux qui contribuent à son enrichissement économique et social. Soyons clair, il n’est pas besoin d’être naturalisé pour participer à l’enrichissement de la société ; mais contribuer à cet enrichissement fait indéniablement naître une citoyenneté de fait (et espérons-le, de droit) qui – nous y reviendrons – doit donner droit au versement d’un revenu de citoyenneté.

L’objectif n’est donc pas de réserver un droit particulier aux nationaux, mais bien de donner à tous ceux qui le souhaitent les moyens de prendre part à la vie de la communauté. Cela permettrait d’ailleurs de réserver un meilleur accueil aux nouveaux arrivants, d’offrir un accueil digne de ce nom à nos hôtes destinés à devenir nos pairs… En outre, suivant cette logique, la citoyenneté ne saurait se limiter à un territoire donné. Pour l’heure, par réalisme politique, il semble plus raisonnable de militer pour l’instauration d’un revenu de citoyenneté national, voire régional ou municipal. Et pourquoi pas européen ? Mais l’horizon de ce revenu ne doit certainement pas s’arrêter aux frontières nationales, ni même continentales. À l’instar de ceux qui revendiquent une citoyenneté mondiale, c’est un revenu inconditionnel planétaire qu’il faut conserver comme idéal. Un revenu « universel », au sens premier du terme : sur une planète aussi riche que la nôtre, chaque humain doit pouvoir accéder aux biens et services essentiels.

1.2. Un revenu universel

Mais un revenu universel, c’est aussi, plus simplement, un revenu pour tous. Pour les citoyens comme les résidents, on l’a vu, pour les mineurs comme les majeurs, pour les actifs comme les « inactifs », pour les travailleurs comme les chômeurs, pour les pauvres comme pour les riches. Voilà sans doute une autre ligne de fracture entre droite et gauche : le refus de la stigmatisation.

Le revenu de citoyenneté ne doit pas être un revenu pour pauvres et miséreux. Nous ne pouvons continuer plus longtemps à pointer du doigt les plus démunis, à exiger de leur part qu’ils endurent l’humiliante épreuve du guichet. Par souci économique, et parfois par conviction politique, certains auteurs sont en effet tentés de promouvoir un revenu différentiel, versé sous condition de ressources. La démarche est parfois généreuse, mais il ne doit pas être question de générosité, de solidarité, ni bien sûr de charité ici. On risquerait sinon de retomber dans le piège de l’assistanat.

C’est par exemple l’une des interprétations que l’on peut faire de la formule « revenu social » parfois utilisée à gauche. Le revenu social c’est un revenu de solidarité. C’est un revenu versé à ceux qui n’en ont pas. Certains promoteurs d’un revenu social garanti justifient leur position par la persistance d’un chômage de masse, qui semble inéluctable. N’est-il pas inhumain de persister à exiger des chômeurs de longue durée qu’ils recherchent activement un emploi que la société leur refuse ? Mieux vaut en effet leur garantir un niveau de vie décent et les libérer de cet impératif aussi absurde que cruel.

Générosité maladroite à gauche, cynisme pragmatique à droite. Car verser un revenu de charité à ceux qui n’en ont pas, cela peut aussi être une manière d’acheter la paix sociale, de conforter les inégalités en rendant l’exclusion plus supportable. Cette dernière variante d’un revenu qui n’a plus grand-chose d’inconditionnel s’inscrit en fait dans une logique de « tititainement », « ce cocktail de divertissement et d’alimentation suffisante [permettant] de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète »2. C’est cette logique qui était à l’œuvre dans la proposition de Dominique de Villepin qui, sous couvert d’accès à la dignité, cherchait surtout à calmer la colère légitime des exclus de l’opulence en leur versant une modeste aumône. Voilà le véritable fondement des versions de droite. Loin de reconnaître la contribution de tous à la création de richesse sociale, elles cherchent surtout à protéger le capitalisme des tensions qu’il génère.

Et pourquoi s’arrêter là ? Poussons plus avant le cynisme ! Pourquoi ne pas réclamer une contrepartie de la part des bénéficiaires de ce revenu de subsistance ? La réalisation d’un travail d’intérêt général par exemple. Après tout, ils nous doivent bien ça, ces parasites assistés. Ils nous doivent bien ça, à nous qui les faisons vivre. Et qu’importe si c’est notre société qui les exclut, si c’est notre richesse qui fait leur pauvreté… Le workfare3 anglo-saxon séduit de plus en plus en France et une droite « sociale » décomplexée n’hésite pas à en faire un thème de campagne, dénonçant l’assistanat comme « le cancer de la France » !

1. Voir la lettre ouverte d’Alain Caillé à Alain de Benoist : « Lettre ouverte à Alain de Benoist, précisant une fois pour toutes que le Mauss n’a rien à voir avec la Nouvelle Droite… », disponible sur le site de la revue du Mauss (www.revuedumauss.com).

2. Il semble que nous devions cette formule triviale (la formule est un mélange du mot anglais « entertainement », qui signifie divertissement, et de « tit », expression argotique que l’on peut traduire par « nichon », en référence au sein maternel) à Zbigniew Brezinski, conseiller politique du président américain Jimmy Carter (voir Hans-Peter Martin et Harald Schumann, Le piège de la mondialisation, Paris, Babel, 1997, pp. 18-19).

3. Système de protection sociale suivant lequel le versement d’une prestation d’assistance sociale, relevant donc de la solidarité nationale, est conditionné à la réalisation de certaines activités d’intérêt général ou à l’acceptation d’emplois à bas salaire.

2. Donc inconditionnel

Encore une ligne de fracture. Car le revenu social est un revenu socialisé. Une part de la richesse économique est répartie entre tous les membres de la société, au titre de leur contribution à la production de richesse sociale. Ainsi, comme le revenu de citoyenneté signifie l’appartenance à la communauté politique, le revenu social peut aussi être conçu comme le signe de l’appartenance à la société ; comme la reconnaissance de la contribution de chacun de nous, quelles que soient nos activités, à la création de richesse sociale. Inutile alors d’exiger un travail d’intérêt général en échange du revenu social, car c’est bien ce dernier qui est la contrepartie de la participation de tous à la société.

Ce revenu social serait donc en fait un « salaire social », un « salaire à vie », comme l’appelle Bernard Friot, venant rétribuer la création de richesse sociale. Bernard Friot part d’un constat très juste : le travail ne se réduit pas à l’emploi. Il est donc absurde de limiter le salaire à ce dernier. Les retraités travaillent, les bénévoles travaillent, les étudiants travaillent. Eux aussi ont donc droit à un salaire. Mais le revenu social va bien au-delà de la rétribution salariale ou de l’échange marchand. Plus que d’échange, c’est de réciprocité qu’il s’agit. Pas question de rémunérer la production de richesse sociale. D’ailleurs, quelle serait sa valeur marchande ? Le revenu social vient simplement l’encourager, la faciliter, et surtout la reconnaître. Suivant un processus de don et de contre-don, l’individu donne à la société qui, dans un second temps, accepte et reconnaît sa contribution avant de lui retourner son don en lui permettant de poursuivre sa libre activité. Nul besoin de contrepartie donc, le revenu social doit être « inconditionnel ». Doublement inconditionnel même : absence de contrepartie d’une part, absence de condition d’autre part, pour faire disparaître toute exclusion, et toute stigmatisation.

2.1. Sans condition, donc sans exclusion

La double inconditionnalité du revenu inconditionnel, c’est une question d’efficacité, mais c’est aussi une question de principe. Une question d’efficacité d’abord car, soumise à condition, la protection contre la pauvreté laisse trop d’individus de côté. Le filet de sécurité sociale est trop lâche, troué même, et au final, ce sont les dispositifs de lutte contre la pauvreté eux-mêmes qui, en cherchant à lutter contre l’exclusion sociale, excluent malgré tout des bénéficiaires potentiels.