Pourquoi j'ai refusé la religion de mon mari ? - Alice Bromel - E-Book

Pourquoi j'ai refusé la religion de mon mari ? E-Book

Alice Bromel

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Beschreibung

Comment résister face à la pression religieuse de son époux ?

Alice est une jeune idéaliste quand elle rencontre son futur mari, Karim. Il a la beauté du diable et obtient ce qu'il veut de ses interlocuteurs, qu’ils soient homme ou femme. Elle tombe éperdument amoureuse et l’épouse. Sa vie se voit alors bouleversée quand le jeune homme, qui travaille dans une université et est issu d’une famille de la classe moyenne, se transforme en manipulateur et veut obliger sa femme à se convertir. Pendant des années, elle va résister, intellectuellement et physiquement, à l’endoctrinement et aux lavages de cerveau quotidiens. Elle a le plus grand respect pour la religion musulmane mais elle refuse d’épouser ses dérives. Aujourd’hui, elle prend le risque de raconter ce difficile parcours avec lucidité.

Un récit fort sur l'endoctrinement religieux.

EXTRAIT :

Je me limiterai à vous raconter mon histoire personnelle. C’est ce que j’ai vu et vécu dont je veux témoigner. Mon intention n'est certainement pas de stigmatiser un peuple, une ethnie, une religion - tout au contraire. J’estime que tout exotisme nous abuse, que tout fanatisme nous nuit, et que tout être humain à droit au même respect. De nombreux Arabes, de nombreux musulmans partagent sincèrement mon avis. Ce livre a été écrit en pensant à eux et surtout à elles. Ce que je déplore, ils le déplorent aussi.

Partant du rivage, je vous emmène vers les ténèbres de mes émotions et de mes errements, que je vous livre sans tabou. N’y restez pas et laissez-moi ensuite vous ramener vers un rivage plus éclairé. Mes analyses personnelles seraient vides de sens si je ne vous livrais pas d’abord ce témoignage. Mais celui-ci serait inepte sans la prise de recul qui le suit. Le mélange des deux ingrédients est indispensable. Seul, le premier resterait amer, et le second, fade.

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Pourquoi j’ai refusé a religion de mon mari

Alice Bromel

Merci à Salima Nacer,

admirable oiseau de passage, envolé d’Algérie.

Ta lumière guidera encore longtemps nos pas.

Avertissement au lecteur

« Veuillez donc vous souvenir, en premier lieu, que ce ne sont pas toujours les lois de la raison qui guident les actions humaines ; en second lieu, que nous ne faisons pas une habitude intangible, tant s’en faut – surtout si l’on est une femme –, de porter notre affection sur des objets qui la méritent le plus selon nos amis ; et enfin, que rien n’empêche des personnages que nous n’aurions pas croisés, des événements que nous n’aurions pas vécus pour notre compte, d’être, les uns, parfaitement naturels, les autres, parfaitement vraisemblables »1

Je me limiterai à vous raconter mon histoire personnelle. C’est ce que j’ai vu et vécu dont je veux témoigner. Mon intention n’est certainement pas de stigmatiser un peuple, une ethnie, une religion - tout au contraire. J’estime que tout exotisme nous abuse, que tout fanatisme nous nuit, et que tout être humain a droit au même respect. De nombreux Arabes, de nombreux musulmans partagent sincèrement mon avis. Ce livre a été écrit en pensant à eux et surtout à elles. Ce que je déplore, ils le déplorent aussi.

Partant du rivage, je vous emmène vers les ténèbres de mes émotions et de mes errements, que je vous livre sans tabou. N’y restez pas et laissez-moi ensuite vous ramener vers un rivage plus éclairé. Mes analyses personnelles seraient vides de sens si je ne vous livrais pas d’abord ce témoignage. Mais celui-ci serait inepte sans la prise de recul qui le suit. Le mélange des deux ingrédients est indispensable. Seul, le premier resterait amer, et le second, fade.

J’espère aussi que ce périple intérieur pourra vous servir si un(e) proche vous semble tenté(e) par des promesses de « nouvelle vie » – peu importe la croyance invoquée. Ce livre peut aider d’autres personnes et, si possible, leur éviter ce parcours douloureux.

1. Wilkie Collins, « Seule contre la loi » (préface), 1875, traduction d’Éric Chédaille, Paris, éditions Phébus, 1999.

Du soleil plein les yeux : la rencontre

« L’amour fournit une tunique honorable à l’assassin, à la mère de famille, au prêtre, aux militaires, aux bourreaux, aux inquisiteurs, aux hommes politiques »1

L’entrée en scène

J’avais 24 ans. Je venais de me faire engager comme documentaliste dans un service social pour étrangers. Diplômée en sciences sociales, j’avais déjà travaillé dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile et le domaine m’intéressait. Laissant aux assistants sociaux leur travail d’aide individuelle, je gérais à présent une bibliothèque crasseuse mais bien fournie, ainsi qu’un important centre de documentation. Nous achetions de nombreux journaux et revues en russe, arabe, persan et dans des langues encore beaucoup plus exotiques. La bibliothèque était située juste à côté d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile et elle ouvrait chaque jour de 11 à 16 heures.

J’ai rencontré Karim dans cette bibliothèque. Du lundi au vendredi, il venait à peu près chaque jour pour y lire des journaux en arabe et en français.

La première fois que je l’ai vu entrer dans la bibliothèque, je suis restée muette d’étonnement : il était d’une beauté infinie. Pour ne pas perdre pied, j’ai mis un point d’honneur à ne pas le regarder. Je ne voulais pas qu’on voie l’effet que cet homme produisait sur moi. Surtout, je ne voulais pas qu’il s’en rende compte. Ainsi, pendant les deux premiers mois, jamais je ne l’ai regardé. Je me suis peu à peu habituée à son physique parfait. Enfin, j’ai pu ne rien laisser percevoir de mon admiration et regarder Karim aussi froidement, aussi sympathiquement que j’aurais regardé tout lecteur. Dans mon travail, je voulais absolument traiter tout le monde de façon identique : c’était selon moi une marque de professionnalisme. J’ai toujours détesté le favoritisme que je trouve profondément injuste et révoltant. Mon but était de considérer Karim comme n’importe quel autre lecteur, de ne jamais lui montrer que je le trouvais beau, et même de ne jamais devoir me prémunir contre sa beauté : j’avais attendu qu’elle me soit devenue habituelle.

La vie est faite de contacts humains, et la beauté les facilite. Je voyais hommes et femmes s’écarter, s’arrêter de respirer, s’apprêter à lui faire plaisir lorsqu’il pénétrait dans la pièce. Son apparence incitait les autres à lui être agréable, lui ouvrant portes et armoires. Lorsque je regardais les lecteurs au physique ingrat, je me disais qu’ils devaient toujours mettre beaucoup plus d’énergie et de bonne volonté pour obtenir ce que Karim recevait d’emblée et si facilement.

J’étais intimement convaincue qu’un homme aussi beau ne pouvait qu’être dénué de qualités morales. Je me disais que les beaux savent toujours qu’ils sont beaux ; ils en usent et généralement en abusent, et leur monde est différent du nôtre. Tout leur est plus facile. Ils y sont habitués depuis toujours et ils se font une idée très haute de leur propre valeur. Je m’attendais à ce que Karim soit méprisant, à ce qu’il ne respecte pas les femmes séduites, par exemple. Je prévoyais qu’habitué à être honoré par tous et toutes, il regarderait « naturellement » les autres de haut.

Je me demandais aussi s’il avait déjà fait beaucoup de conquêtes depuis son arrivée en Europe, ce qui était fort probable, ou s’il se contentait de regarder ces pauvres connes d’Européennes tout en se préservant pour de belles vierges arabes.

Mon bagage musulman

Je n’ignorais pas tout de l’islam. À l’école, mes camarades de classe étaient catholiques, protestants, juifs ou musulmans. Nous n’en discutions pas beaucoup, car cela allait de soi, mais nous nous nourrissions de cette diversité de croyances et de cultures. Vers l’âge de 15 ans, j’avais demandé à être inscrite aux cours de religion musulmane dans le but d’en apprendre plus sur cette religion, puisque je connaissais déjà relativement bien les deux autres religions du Livre (ma mère était d’origine chrétienne et mon père d’origine juive). Mais le professeur de religion musulmane, visiblement effrayé par ma demande, s’est empressé de refuser. Il prétendait que ses cours étaient uniquement destinés à… prêcher à des convaincus. Qu’il me refuse à son cours était mesquin. Que craignait-il donc de ma part, cet imbécile ? J’avais retiré de ce refus frileux l’impression que, décidément, bien des traits lient les juifs aux musulmans, et la notion de « peuple élu » n’y était pas étrangère.

J’ai compris là la différence notable entre le discours que les croyants donnaient « aux autres » et celui qu’ils tenaient à ne garder que pour eux. Ils semblaient me dire qu’on n’avait pas élevé les cochons ensemble. Or, pour un croyant, suivre des cours de religion est un moyen de s’améliorer et, partant, de s’approcher de la voie vers le paradis. Rendez-vous compte de ce dont ils me privaient volontairement ! Prôner un vague discours d’ouverture et d’œcuménisme, aller chez l’autre pour lui dire qu’on est tous frères, soit ; mais accueillir l’autre chez soi et lui montrer sa cuisine interne, il n’en était plus question. Il y a ce qu’on montre au non-musulman, et ce à quoi il n’a pas droit. Le cours de morale laïque m’apparut, depuis cet épisode, nettement plus humain, car nettement plus courageux : il montrait tout à tous.

Heureusement, un enseignant est totalement superflu lorsqu’il s’agit d’apprendre. Me voyant interdire les cours officiels de religion musulmane, j’ai fait mon éducation « hors-piste ». J’ai énormément lu, vu des documentaires, des fictions aussi. J’ai assisté à des conférences. J’ai vu du monde et des univers. J’ai dévoré de nombreux ouvrages sur le sujet, et tout comme j’avais lu la Bible peu après mes vingt ans (qui peut se vanter d’avoir lu la Bible dans notre monde chrétien ?), j’ai aussi lu le Coran ainsi que pas mal de livres sur le soufisme (l’islam mystique, que j’apprécie particulièrement, car il fait écho en moi), sur l’islam historique, sur la vie au temps du Prophète, ainsi que des recueils de hadiths (les récits et anecdotes relatifs à la vie du Prophète et de ses compagnons). J’ai compris l’importance de lire différentes traductions du Coran, car l’identité du traducteur est cruciale.

Ainsi, j’ai peu à peu compris ce qu’était l’islam en tant que religion (ses concepts, ses principes, son contexte socio-historique), mais j’ai aussi vu l’islam tel qu’il se pratique, ce qui change énormément d’un pays et d’une culture à l’autre. Je sais pour l’essentiel ce qu’un musulman peut accepter ou refuser et j’ai de bonnes notions des différents courants (et « lignes de parti ») musulmans.

L’homme idéal

À ma grande surprise, parler avec Karim s’est vite révélé être un réel plaisir. Il était très intelligent et il avait une voix de crooner. Surtout, il était poli et mesuré dans ses propos, et il avait de l’humour. Pratiquant l’islam de façon très discrète, il n’était ni rigoriste ni intolérant. D’après ce qu’il décrivait de sa vie, il était très « vieille école » dans tout ce que cela pouvait avoir d’agréable, de subtil et raffiné. Je me sentais en bonne compagnie avec lui. Il était souriant, prévenant mais aussi très discret.

Il donnait toutes les apparences d’un homme profondément respectueux et respectable : un plaisir d’homme, le rêve de bien des mères.

Il avait mon âge et semblait pleinement compatible avec mon univers pétri d’humanisme universel. Il semblait penser comme moi : « Paix aux Hommes de bonne volonté ». C’est ce qui ressortait de ses propos et de son attitude dans la bibliothèque. D’ailleurs, il faisait l’unanimité : tout le monde l’appréciait et l’admirait.

Contrairement à ce que faisaient beaucoup de demandeurs d’asile (en grande majorité de jeunes hommes éloignés de leur famille), Karim ne draguait jamais. Il manifestait de la retenue avec tout le monde et ne laissait pas voir ses préférences personnelles. Cependant, il s’autorisait à se montrer plus charmant encore envers les personnes « hors sexualité » selon lui : les hommes et, d’une façon générale, les vieux, les enfants et les mal foutus. Il estimait pouvoir leur donner davantage de chaleur et de charme sans qu’ils ne le considèrent comme séducteur. L’idée de sexe était taboue et Karim craignait le malentendu. Il voulait simplement être aimable, aider et réconforter, offrir une chaleur honorable. En quelques mots, il était bien élevé et donnait l’impression d’exsuder la bonté et l’intelligence. De l’avis de tous et de toutes, il était un homme idéal.

Nuit d’ivresses

L’automne est arrivé. Nous nous connaissions déjà depuis plusieurs mois et une certaine complicité s’était établie entre nous. Nous nous estimions réciproquement, me semblait-il, et nous nous comprenions à demi-mots. Nous étions animés de la même volonté d’aider les autres et de secourir les moins avantagés. Au cours d’un week-end, alors que je me rendais à Paris pour un colloque, j’ai fait une recherche particulière pour Karim : il avait besoin d’un document essentiel dans le cadre de sa demande d’asile et ce document n’était disponible qu’au Centre Pompidou. J’avais fait ce travail supplémentaire sans arrière-pensée particulière, mais pour le plaisir inconscient de voir heureux ce si bel homme, et il le fût lorsqu’il reçut le précieux document de ma main.

Un soir d’automne, nous nous sommes rencontrés hors de la bibliothèque. Un film marocain passait au cinéma : un film d’ouverture prônant la mixité des peuples. J’avais trouvé le thème intéressant et je m’étais dit qu’en parler avec Karim m’apprendrait son opinion à ce sujet. Il prônait la mixité en théorie, mais était-il prêt à la vivre dans sa vie ?

Nous sommes donc allés au cinéma ensemble ; il me dira ensuite que c’était la première fois qu’il allait au cinéma en Europe. Après le film, nous avons prolongé la soirée dans un café où j’ai bu du vin et lui du café. Les heures ont passé.

J’ai été très honnête, comme je le suis toujours. Je n’ai rien caché de ma vie passée. J’avais eu deux amants. J’ai brièvement décrit ces deux relations. Je n’étais pas croyante, mais agnostique. La religion ne m’intéressait pas : seul m’intéressait ce que les personnes en faisaient dans leur vie personnelle. Je buvais du vin, je fumais parfois. J’avais mes petites opinions sur un peu tout et n’importe quoi.

Poli, souriant, montrant de l’intérêt et beaucoup d’empathie, Karim a tout entendu ce soir-là, il a tout su de moi. Nous avons continué à parler de mille choses pendant des heures. Je me demandais quelles seraient ses réactions : je n’ai vu chez lui ni colère, ni dégoût, ni mépris. De mon côté, je n’ai fait aucun mouvement qui puisse être interprété comme « allons plus loin ensemble ». C’est en traversant le parc pour me raccompagner chez moi que Karim a eu, lui, un tel geste. Il m’est tombé dans les bras et m’a serrée contre lui. Il nous était impossible de nous détacher l’un de l’autre, de laisser un seul espace entre nos deux corps. Nous étions faits l’un pour l’autre et un destin heureux nous avait enfin réunis. Nous étions follement heureux. Rien ni personne ne pourrait nous séparer.

À la fin de cette soirée, nous avons passé ensemble notre première nuit de couple, suivie par six années et dix jours de vie commune permanente. Puis j’aurais dû mourir.

Joseph ou le bel homme préservé

Nous avons donc passé ensemble une première nuit, sans l’avoir vraiment prévu. Karim a pu, selon ses dires, mettre enfin en pratique tout ce qu’il avait imaginé jusqu’alors. Il m’avait expliqué, en effet, qu’il n’avait encore jamais eu de relations sexuelles de toute sa vie : il s’était préservé. Quelques femmes avaient bien eu l’audace de l’embrasser ou de se presser contre lui, mais le corps féminin, me disait-il, était pour lui un territoire encore totalement inconnu.

Karim avait été durablement impressionné par la vie de Joseph. Selon la Bible et le Coran, Joseph était un homme d’une beauté exceptionnelle. Vendu comme esclave par ses frères jaloux, il s’était retrouvé en Égypte. Il était connu pour ses rêves prémonitoires, comme celui des sept vaches grasses et des sept vaches maigres ; en outre, il n’avait jamais connu le péché de chair car il se préservait pour son futur mariage. C’est ainsi qu’il refusa les avances de la femme de son maître. Celle-ci, furieuse, raconta à son mari que Joseph avait voulu la séduire. Karim s’identifiait fortement à Joseph et il avait, jusqu’à notre rencontre, choisi la même vie faite d’abstinence totale. À ma grande surprise.

L’abandon de Karim fut total durant cette longue nuit. Il découvrit mon corps et l’effet produit sur son corps. Il voulut tout sentir, toucher, goûter. Son corps de fauve était en alerte. Nos deux corps semblaient prévus exactement l’un pour l’autre. Il me pénétra comme s’il l’avait déjà fait des milliers de fois. Cependant, sans que nous ne comprenions pourquoi, du sang apparut sur le drap. La virginité masculine ne fait pourtant pas saigner. Nous y avons vu un symbole. Karim, affamé et curieux, eut quatre orgasmes. Un nouveau monde venait de s’ouvrir à lui et il l’adorait.

Au réveil, je me suis demandé avec un peu d’angoisse s’il ne regretterait pas cette folle nuit. Qui sait ? Peut-être s’était-il laissé emporter par ses sens. Je craignais que le réveil ne soit une douche froide pour lui. Lorsqu’il a émergé de son profond sommeil, je ne l’ai pas quitté des yeux, m’attendant à tout. Mais il s’est montré très poli avec moi et encore plus souriant que d’habitude. Son assurance me rassurait : il ne regrettait donc pas d’avoir couché avec moi.

Je me trompais lourdement. En son for intérieur, Karim se disait, en réalité, qu’il avait été piégé. Il ne comprenait pas au juste de quelle manière je m’y étais prise, mais il était convaincu que je l’avais sciemment détourné de son chemin. Cependant, il ne m’en a rien dit ni montré pendant longtemps. Au bout d’une semaine, il a finalement décidé, toujours sans rien m’en dire, que je pouvais être la femme de sa vie. Jamais il ne me dira ce qu’il avait évalué en moi pour arriver à cette conclusion.

Sommes-nous sur la même longueur d’ondes ?

Pendant les premiers jours de notre relation, nous avons énormément discuté. Il était important pour moi que nous sachions très sincèrement à quoi nous en tenir l’un et l’autre : que veut-on, chacun, de notre vie ? Comment l’imaginons-nous ? Avec des enfants ? Quelle éducation leur souhaite-t-on ? Dans ses réponses, Karim était incroyablement ouvert et progressiste. Il voulait des enfants, élevés à l’européenne puisqu’il habitait désormais ici. Il préférait des filles, qui seraient à l’abri des pratiques patriarcales de son bled2. Si on avait un jour des enfants, ceux-ci iraient à l’école laïque et au cours de morale laïque. Ils n’iraient pas à l’école coranique le samedi : il leur apprendrait lui-même sa religion telle qu’il la comprend et la pratique. Ses éventuelles filles ne porteraient pas le hidjab (le voile ou foulard) sauf si, une fois pubères, elles le désiraient sincèrement. Selon lui, un enfant devait apprendre en toute liberté et faire ensuite ses propres choix, sans la moindre contrainte. De la même façon, il était hors de question que Karim me pousse à me convertir à l’islam. Tous ces propos me confortaient dans l’idée que nous étions d’accord et que nous pouvions vivre une vie de couple heureuse et épanouissante.

Chaque discussion me montrait que si Karim pratiquait l’islam, il n’était jamais rigoriste ni partisan des institutions musulmanes. Il pratiquait sa religion de façon souple, en fonction de sa force personnelle, et il comprenait que chacun avait ses propres faiblesses. Il m’expliqua ses positions explicitement : la religion était une histoire privée, intime, dont les institutions n’avaient pas à se mêler. Chacun devait rester libre de ses choix. Je raconterais à nos enfants ce qui est important pour moi, il leur raconterait ce qui l’est pour lui. Les enfants traceraient leur propre route, et rien ne leur serait imposé. Après tout, une religion est une croyance, et rien ne sert de l’imposer.

Ce qui m’a le plus séduit, et de loin, c’est que Karim se présentait comme un homme de principes. Il se savait beau mais il s’en fichait : il estimait que ceux et surtout celles qui accordaient de l’importance à leur beauté étaient un peu perdus, donnant une valeur à ce qui n’en avait pas. Il tenait un discours qui ne pouvait que me séduire, car je partageais pleinement ce point de vue. Ses propos sur notre possible vie de couple et sur nos possibles enfants étaient sereins, optimistes et très sympathiques.

Évidemment, j’avais mille et une questions, principalement liées à sa pratique de l’islam. Nous avons passé des dizaines d’heures à en parler. Les principes de Karim étaient toujours impressionnants et, de mon point de vue, estimables. Admiré de tous, il était admirable. Nous avons parlé longuement, durant des jours, des heures et des mois.

Nous avons parlé seulement de tout ce qui semblait devoir être abordé en fonction de ce que je savais. Je n’avais certainement pas pensé à tout : j’ignorais, par exemple, que le darwinisme est refusé par de nombreux croyants (tant chrétiens que musulmans) et que le créationnisme, l’idée que Dieu a créé la vie qui n’a pas évolué, était encore crédible pour certains de mes contemporains. Je devais encore découvrir que l’idée que l’homme descend du singe était blasphématoire pour Karim.

Suis-je assez intelligente ?

Karim habitait dans une ville d’Europe en compagnie de son jeune frère Abdallah. Abdallah était beaucoup moins beau, beaucoup moins intelligent et beaucoup moins mature. Il avait des traits grossiers, de grosses mains potelées, des yeux torves, des kilos en trop et une intelligence d’autant plus limitée qu’il n’avait pas conscience de ces limites. Paresseux et arrogant, il était plein de certitudes et de poils dans la main. Lorsque je les voyais ensemble, j’avais du mal à croire qu’ils étaient réellement frères. Depuis leur arrivée en Europe, Karim veillait sur Abdallah, il le conseillait, le surveillait aussi et tâchait de le maintenir dans le droit chemin, malgré l’absence d’autres membres de la famille. Karim fumait devant Abdallah et le contraire était d’évidence interdit. Ainsi s’affirmait la hiérarchie au sein de la fratrie.

Karim m’expliqua qu’il venait d’un bled, une bourgade où tout le monde se connaissait, à l’entrée du Sahara. Il y avait vécu une enfance certes pauvre mais fort heureuse, entouré d’amour et de vie. Il me raconta mille et une anecdotes touchantes ou du moins présentées comme telles. Il avait passé son enfance à se disputer avec l’une ou l’autre sœur, avec l’un ou l’autre frère et il s’entendait à présent très bien avec tous. Il les amusait et les encourageait beaucoup.

Il avait beaucoup d’humour et pratiquait aussi l’autodérision. Au contraire d’Abdallah, il était modeste et ne se prenait pas au sérieux. Il adorait les pièces de théâtre comiques, surtout celles avec l’acteur égyptien Adelimam, et les dessins animés de Tom et Jerry. Il aimait les pizzas, la tarte au citron, le ketchup et la mayonnaise.

Il était depuis toujours musulman pratiquant. Tout le monde l’était, dans son bled, sauf les fous qui ne respectent rien et exhibent leurs parties génitales en pleine rue. Habillé à l’occidentale, Karim ne portait jamais aucun habit traditionnel en ma présence ; il semblait d’ailleurs ne pas en posséder. Il se montrait souriant envers les femmes sans en abuser ; pour ce que j’en voyais et qu’il me racontait, son attitude n’était jamais rétrograde ni irrespectueuse. Il ne critiquait jamais mon comportement, il acceptait de me voir boire du vin et fumer en face de lui et il me manifestait de l’estime et beaucoup de sympathie. Par ailleurs, il s’était abstenu rigoureusement de faire quoi que ce soit que je puisse interpréter comme des avances avant notre fameuse première nuit commune.

Le début de notre relation se déroulait de façon bizarre. Cela m’étonnait, mais je n’y voyais pas malice. Chaque soir, Karim venait me chercher devant mon lieu de travail et nous parcourions ensemble le chemin qui me menait vers mes cours du soir. Le court trajet ne durait qu’un quart d’heure. Nous devions sauter dans un tram bondé pour en descendre un arrêt plus loin. Il me posait chaque fois une question au moment où les portes du tram s’ouvraient pour nous accueillir, par exemple : « Deux bergers ont des moutons. Si le premier berger donne deux moutons au second berger, alors le second berger a le même nombre de moutons que le premier. Mais si le second berger donne deux moutons au premier, alors celui-ci a deux fois plus de moutons que l’autre. Combien chacun a-t-il de moutons ? ». Nous descendions du tram à l’arrêt suivant et je lui donnais ma réponse à l’ouverture des portes.

Ce genre de discussion n’était pas romantique, mais cela nous plaisait à tous les deux. Karim tentait visiblement de s’assurer que j’étais intelligente, ce qui m’amusait. Il m’expliqua plusieurs fois qu’il mettait un point d’honneur à épouser une femme intelligente et sensible, et pas une idiote superficielle. J’avais trouvé ça charmant à l’époque. Mes capacités intellectuelles ont certainement beaucoup attiré Karim. Elles m’ont aussi permis de pouvoir lui échapper, ce qu’il apprécia beaucoup moins.

La femme trahie ? La femme trahit !

Karim adorait la poésie. Il pleurait en lisant ou écoutant certains poèmes. Lui-même avait écrit des poèmes révolutionnaires, patriotiques ou parlant d’amour et d’injustice. Il adorait la chanteuse égyptienne Oum Kalsoum qui le mettait dans tous ses états. Cette chanteuse à la pieuse réputation, largement utilisée par le pouvoir égyptien, chantait principalement des histoires d’amours trahis, des évocations de déceptions, des états de tristesse et de solitude. Une femme triste et seule, voilà le modèle à suivre selon Karim. Il adorait aussi Abdelhalim Hafez, un chanteur égyptien contemporain d’Oum Kalsoum et dont la vie relativement tragique était connue de tous3.

Il adorait s’identifier à ces chanteurs trahis aux destins solitaires. Lorsqu’il était adolescent, plusieurs personnes lui avaient dit qu’il ressemblait physiquement à Abdelhalim, ce qu’il considérait comme un grand compliment. À mes yeux, il ressemblait plutôt à Omar Sharif du temps où celui-ci ne portait pas encore la moustache, un homme à la vie bien moins exemplaire qu’Abdelhalim, mais dont Karim reconnaissait tout de même les talents d’acteur. Mais l’acteur n’aurait pu être son modèle.

Mouloud, le cousin préféré de Karim, écrivait lui aussi des poèmes. Mais il menait une vie inacceptable aux yeux de Karim : il était, en effet, un grand séducteur et il avait tâté plus d’une fille au bled. Il racontait souvent à Karim de quelle façon il s’y prenait, ce qu’il arrivait à obtenir de ces jeunes filles, et Karim avait ainsi découvert que bien des filles qu’il croyait prudes et réservées, sous le chaste hidjab qu’elles ne quittaient jamais, avaient en réalité commis avec Mouloud des péchés charnels impardonnables. Dans une culture où la femme doit rester vierge jusqu’au mariage, la sodomie est pratique courante, et de nombreuses filles s’étaient ainsi laissé pénétrer par Mouloud tout en gardant leur hymen préservé pour un futur mariage. Les récits lubriques de son cousin renforçaient Karim dans sa certitude que même la femme la plus sage et pieuse en apparence pouvait être capable de la pire luxure. Dans son esprit paranoïaque, nulle femme ne serait préservée du soupçon.

Durant toute son adolescence, Karim avait vécu amoureux de Latifa, une fille de sa classe. Il ne lui avait pourtant jamais parlé. Ils ne s’étaient jamais trouvés seuls, même en pleine rue en plein jour. Rares furent leurs regards échangés. Ils ne s’étaient jamais touchés, même du bout des doigts. Mais il lui avait écrit un ou deux poèmes qu’il lui avait fait parvenir via un facteur improvisé (un camarade de classe). Et le temps passait, année après année.

Un jour, après des années de cet amour purement mental et onirique, il avait découvert par hasard que Latifa avait commencé une liaison avec le facteur. Karim avait été anéanti par cette double trahison : son ami, qui portait ses poèmes, et la fille qu’il aimait. Cet événement douloureux explique son attrait pour les chansons d’Oum Kalsoum et d’Abdelhalim. Il faisait confiance à cette fille, et elle l’avait trahi. Elle avait poussé le vice jusqu’à accepter de se faire palper par le facteur, vous imaginez un peu ! Il ne lui pardonnerait jamais (il était d’une rancune impitoyable). Il avait vécu toute cette histoire comme une humiliation, une blessure intime. Cela, il ne le pardonnerait jamais à aucune femme : elles porteraient toutes cette culpabilité collective. Car Karim en avait conclu, une fois pour toutes, que la femme trahit.

Bien plus tard encore, Ahmed, un autre homme du bled, était venu le prévenir : il voulait épouser Latifa. Il savait, comme tout le village apparemment, qu’ils avaient été épris l’un de l’autre des années auparavant, et il semblait vouloir prévenir une possible concurrence ou altercation avec lui. Il était venu lui en parler ouvertement, d’homme à homme. Karim lui a alors souhaité tout le bonheur possible ; il lui a certifié qu’il ne voyait pas le moindre obstacle à ce mariage et que, d’ailleurs, jamais rien ne s’était passé entre Latifa et lui. Il a ajouté, sachant que c’était faux, que Latifa était une fille sérieuse. Il n’a fait nulle mention de l’aventure du facteur, une aventure dont Ahmed ignorait tout. Curieuse absence d’honnêteté et de solidarité masculine… car Karim ne tentait pas, par son silence, de sauver la réputation de Latifa : il la méprisait tout comme il méprisait l’homme qui envisageait de l’épouser.

En réalité, sous des dehors charmeurs, Karim était depuis toujours méfiant et isolé. Il se contentait depuis longtemps d’observer à distance le malheur des autres, mais ne s’y impliquait pas véritablement. Il observait, jugeait et condamnait, mais jamais il ne prévenait ni ne sauvait quelqu’un, car il ne s’était, en définitive, jamais lié à personne. Par contre, beaucoup (dont moi) ont cru, et croient souvent encore, s’être liés intimement à lui. Mais il ne faisait que nous côtoyer. Il n’a, en réalité, pas d’amis, mais seulement des connaissances qui le considèrent comme un véritable ami.

Karim ne s’était jamais remis de la trahison de Latifa et il considérait depuis lors que les femmes arabes étaient fourbes, toujours enclines à trahir les hommes. Il ne leur ferait jamais confiance et n’épouserait pas une Arabe. « Les Arabes trahissent », disait-il souvent. Il avait décidé depuis l’adolescence qu’il épouserait une Européenne. Musulmane, ça va de soi.

Mariage religieux

Sa grande surprise ne fut donc pas d’épouser une Européenne, mais une non-musulmane. Une vie de concubinage, par contre, lui posait de graves problèmes de conscience. Je ne voulais pas que Karim vive dans le péché et je constatais qu’il vivait très mal le fait d’avoir fauté avec moi. Il avait arrêté ses prières et vivait dans la crainte de la colère divine.

Un musulman peut épouser une non-musulmane pour peu qu’elle soit croyante, plus particulièrement croyante d’une des religions du Livre, donc juive ou chrétienne (voir sourate 5.5 du Coran). Vu de très loin, j’étais un peu des deux. Pour en convaincre un imam, il me suffirait de lui montrer un miroir aux alouettes et de lui dire ce que je savais qu’il espérait entendre. Ayant pris mes renseignements et constaté qu’un mariage religieux musulman ne m’engageait que face à Dieu, j’avais rapidement accepté d’épouser Karim selon le rite musulman. Tous ces engagements religieux n’avaient à mes yeux aucune importance, puisqu’on s’y engage devant un dieu auquel je ne crois décidément pas. Après quelques discussions à couteaux tirés avec l’imam de service, il est apparu que, vu sous un certain angle, je pouvais passer pour chrétienne, et que, par conséquent, un mariage était tout à fait possible.

De mon côté, je m’étais assurée que rien ne m’obligerait jamais à adopter la foi de Karim : je voulais me prémunir contre toute obligation, proche ou lointaine, de conversion à l’islam. Or, le Coran le stipule à plusieurs endroits : « Point de contrainte en matière de religion » (sourate 2.256). Ma foi ne concernerait jamais que moi et aucun musulman, mon mari inclus, ne pourrait me forcer à adopter sa foi ni à renier la mienne (puisque j’étais supposée en avoir une).

Ainsi, un samedi maussade, dans un appartement quelconque, Karim et moi avons été mariés religieusement par un imam assez atypique.

Hassan était glabre ; il s’habillait à l’européenne, il était souriant et plein d’humour et paraissait aussi ouvert que Karim. Ils avaient sympathisé dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile et rapidement réalisé qu’ils venaient du même bled.

Lorsque je l’ai connu, Hassan n’exerçait pas en tant qu’imam en Belgique. Simplement, il était imam car son père l’était. Au bled, il avait suivi des études religieuses et on l’estimait suffisamment bon musulman que pour pouvoir faire fonction d’imam. Il était cependant encore fort jeune et, surtout, il n’était pas marié, ce qui est un inconvénient lorsqu’on est imam. En effet, tout comme les protestants et les juifs, les musulmans exigent que leur imam soit un modèle vivant au sein de leur communauté. Il doit partager tous les aspects importants de la vie de cette communauté et assumer ce que tout bon croyant assume. La vie maritale est un aspect fondamental de la vie des croyants et l’imam se doit de l’assumer lui aussi.

Le jour de notre mariage, Hassan était tellement inquiet que nous avions convié celui que j’appelais « l’imam de secours » au cas où Hassan se sentirait mal. Hassan manquait, en effet, de pratique et, surtout, il s’agissait de son premier mariage mixte. Il avait longtemps craint de prononcer un mariage qui serait contraire à l’islam (dans son bled, la question du mariage mixte lui avait semblé plutôt théorique et il ne s’y était guère attardé). J’avais eu quelques entretiens approfondis avec lui. Je l’avais convaincu que je n’étais pas athée, mais il marchait tout de même sur des œufs… J’avais répondu de façon relativement honnête : mon miroir aux alouettes avait finalement peu servi.

Alouette, gentille alouette

Dans ce tableau charmant dépeint par Karim, destiné à me plaire et à me rassurer, il n’y avait aucune fausse note. Les premières dissonances furent volontairement inaudibles : je ne devais rien entendre.

Durant ses premiers moments de solitude dans mon appartement, Karim a pourtant fouillé de fond en comble ma salle de bains, sans rien m’en dire. Il n’y a pas trouvé de maquillage, ce qui l’a rassuré, car, comme il me l’a un jour expliqué, il pense qu’une femme qui se maquille est superficielle et, par conséquent, inintéressante. Lorsqu’il habitait encore au bled, il prenait plaisir à barbouiller de sa main le visage de ses sœurs juste avant qu’elles ne quittent la maison pour se rendre à un mariage, alors qu’elles avaient passé beaucoup de temps à se maquiller. Il ne m’a avoué avoir fouillé ma salle de bains que des années plus tard. Il avait bien fait les choses : je ne m’en étais pas du tout aperçue.

À plusieurs reprises, il m’a longuement raconté sa vie en Algérie. Il mettait en évidence le côté rigolo des anecdotes grâce auxquelles il me brossait un portrait rassurant de sa famille et de lui-même. Il me présentait en fait sa vie par le biais d’un morceau de miroir : un miroir aux alouettes4, et l’alouette, c’était moi.

Le principe était le suivant : Karim se basait sur une anecdote authentique mais il ne m’en présentait qu’un angle de vision, un aspect souvent très partiel et très élaboré destiné à me plaire. Je ne voyais de l’histoire qu’une facette charmante reflétée sur son miroir aux alouettes. Le but était de m’attraper comme le chasseur attrape l’alouette. Il me montrait uniquement ce que j’étais prête à accepter, et de mon côté je ne me méfiais pas.

À vrai dire, je ne demandais qu’à le croire. Pourquoi me mentirait-il ? Qui serait assez bête que pour mentir à la femme avec laquelle il s’apprête à passer le reste de sa vie ? Cela me paraissait inimaginable. N’est-ce pas le menteur qui prend tous les risques ? Puisque je partageais la vie de Karim, il ne pouvait pas me raconter de mensonges. J’allais un jour rencontrer toutes ces personnes : il aurait été stupide de me mentir puis de me présenter à ceux qui pourraient innocemment rétablir la vérité. Naïve, je croyais que c’était le menteur qui prenait des risques. En réalité, le chasseur ne risque rien dans l’affaire : c’est l’alouette qui passe à la casserole. C’était moi, flouée et abusée, qui allais risquer ma santé physique et mentale, et ma vie.

Au début de notre vie commune, je n’ai pas du tout compris que j’avais été piégée par des miroirs aux alouettes. Je ne l’ai pas imaginé un seul instant, et il avait d’ailleurs tout fait pour que je ne m’en aperçoive pas. Tout cela faisait partie de ses plans.

Il avait tablé sur mon usure au fil des ans et ne m’a dévoilé la réalité que peu à peu. Il croyait que ma vie intérieure avait, entre-temps, été totalement écrasée puis remodelée par lui et que j’étais devenue « prête » à accepter ce qui était inacceptable au début de notre relation.

Ainsi, après plusieurs années de vie commune, Karim m’a glacé le sang en me racontant à nouveau ces mêmes anecdotes, mais cette fois sous un angle autrement plus violent et inquiétant. Il avait jeté le miroir aux alouettes et je découvrais avec horreur les autres facettes de la réalité.

L’épisode du maquillage de ses sœurs, par exemple, n’était plus le portrait d’un petit frère rieur et insouciant, se moquant de la préciosité de ses sœurs, mais devenait la manifestation agressive de l’interdiction totale de sexualisation faite par Karim à ses sœurs. Elles ne pouvaient pas rappeler leur sexe féminin, nulle part, jamais ; et pourtant, cette sexualité était omniprésente dans le corps et la tête de Karim. Lorsque ses sœurs se rendaient à un mariage, c’était pour n’y rencontrer que des femmes… car la séparation des sexes est très stricte dans son bled lors d’une cérémonie de mariage. Mais l’intransigeance de Karim était telle que même dans ce cas, il agressait ses sœurs qui voulaient se montrer féminines. Devant cette nouvelle version des faits, je découvrais non seulement avec horreur la violence de la réalité qu’il m’avait volontairement cachée jusqu’alors ; je réalisais aussi, avec un même degré d’horreur, qu’il m’avait volontairement manipulée.

Je me suis alors rendue compte de sa malhonnêteté envers moi. Les écailles me sont tombées des yeux et j’ai enfin vu que Karim m’avait abusée systématiquement, implacablement, dès le départ et durant plusieurs années de vie commune. Cette découverte incroyable m’a glacée d’effroi. Que m’arrivait-il ? Pourquoi ? Je n’y comprenais rien. Mon univers s’écroulait.

Il avait insisté à plusieurs reprises sur le fait que dans son bled, les femmes ne portaient pas de foulard (le hidjab). De tels propos me rassuraient. Il m’avait raconté cela pour me convaincre que je n’avais rien à craindre de lui, qu’il venait d’un endroit progressiste et très européanisé. En réalité, si elles ne portaient pas le hidjab classique, les femmes de son bled portaient bien pire : un imposant drap (le haïk) ne laissant qu’un seul œil visible. Ce miroir-là avait été particulièrement déformant. Lorsque Karim m’a appris la vérité, je me suis sentie non seulement perdue mais aussi sale, abusée et méprisée. Karim m’avait menti sur à peu près tout. Il avait tablé sur mon immense naïveté et il avait eu raison puisque j’étais toujours tombée dans le panneau. Comment ne pas m’écrouler lorsque je découvre que l’homme qui partage ma vie, l’homme à qui j’ai tout donné n’a jamais eu pour moi le moindre respect ?

Le détournement de la situation objective vécue par les femmes de son bled, qui, à strictement parler, ne portaient en effet pas de hidjab, est un bon exemple de la façon dont Karim s’y prenait pour me manipuler : il choisissait habilement l’angle sous lequel il pourrait me raconter une histoire. Il n’inventait pas : après tout, je risquais d’en parler un jour avec sa famille et ses connaissances. Comme beaucoup de manipulateurs, il avait toujours la possibilité d’invoquer « un malentendu » qui m’abaisserait et me questionnerait. J’avais mal compris, il n’avait pas menti. Il me menait habilement en bateau et tablait sur ce que j’allais déduire en toute bonne foi en regardant ce miroir aux alouettes. Le respect le plus élémentaire, l’honnêteté étaient absents depuis le premier jour, mais je n’en ai rien su pendant des années. Je n’aurais jamais pensé une telle tromperie possible… et si cela ne m’était pas arrivé personnellement, peut-être n’y croirais-je toujours pas aujourd’hui.

1. Henri Laborit, « Éloge de la fuite », Paris, éditions Laffont, 1976, p. 20

3. Comme indiqué sur Wikipédia, on raconte qu’il ne s’est jamais marié. Jeune homme, il serait tombé amoureux d’une jeune fille qu’il voulait épouser, mais les parents n’ont pas donné leur accord. Quatre ans plus tard, ils ont enfin autorisé le mariage, mais la jeune femme est morte de maladie juste avant le mariage tant attendu. Abdelhalim ne s’est jamais remis de ce drame et il y a consacré ses plus tristes chansons.

4. Un miroir aux alouettes est composé d’une planchette mobile munie de petits miroirs que l’on fait tourner et scintiller au soleil pour attirer les oiseaux. Par extension : ce qui trompe, ce qui fascine, leurre, piège (définition du Petit Robert).

Derrière le mirage : la réalité d’un mariage mixte

Famille omniprésente

J’ai épousé un homme ; j’ignorais qu’en réalité, j’épousais toute sa famille.

Lorsque j’ai connu Karim, seul son frère Abdallah habitait, lui aussi, en Europe continentale. Leur sœur Smina s’était installée en France peu après, en venant directement d’Algérie. Elle ne pouvait pas voyager jusqu’à nous, car elle attendait ses nouveaux titres de séjour. Karim avait aussi deux frères en Grande-Bretagne, mais eux aussi devaient rester sur place en attendant des documents les autorisant à voyager dans d’autres pays de l’Union Européenne.

En effet, tout demandeur d’asile renonce à utiliser son passeport national pour des raisons évidentes : à la base de toute demande d’asile, une personne dit avoir fui son pays par crainte de persécutions et ne pas pouvoir compter sur les autorités de son pays pour la protéger. C’est très précisément pour cela qu’elle demande la protection d’un autre pays. Par conséquent, puisqu’elle dit craindre les autorités de son pays, elle ne peut et ne doit avoir aucun contact avec elles ; elle ne peut donc pas non plus se servir du passeport que ces autorités nationales lui auraient éventuellement délivré.

Karim et Abdallah étaient eux-mêmes encore en séjour précaire en Europe et ils n’avaient pas le droit de quitter leur pays d’accueil ni d’y inviter leur famille. Résultat : chacun restait dans son pays, que ce soit en Europe ou en Algérie, et je n’ai pu (et donc dû) leur rendre visite et, surtout, les accueillir que plus d’un an après notre mariage religieux. Nous venions de nous marier civilement, une grave erreur de ma part.

Une fois les documents obtenus, toute ma belle-famille en a fait un usage intensif.

Les visites de ma belle-famille m’exaspéraient. Elles phagocytaient l’entièreté de mon univers, elles en modifiaient tout. Je devenais, à temps plein, la domestique d’un caravansérail. Imaginez-vous un homme qui a 10 frères et sœurs, des dizaines d’oncles et de tantes, des centaines de cousins et un devoir d’accueil permanent. On ne peut refuser personne, même si on les hait, même s’ils nous haïssent.

Les visites de la famille de Karim transformaient toujours notre logement en campement bédouin. Des tapis, matelas et couvertures étaient étalés un peu partout et envahis par des corps avachis.

Karim, en frère et fils idéal, mettait un point d’honneur à donner le meilleur à sa famille. Et pour lui, le meilleur était non pas ce qu’ils aimaient le plus, mais ce que nous-mêmes aimions le plus : notre lit, notre salle de bains, nos objets les plus précieux. La vertu était dans le sacrifice, pas dans la recherche de ce qui convenait le mieux à nos invités. Il ne s’agissait finalement pas de leur faire plaisir en leur donnant ce qu’ils souhaitaient, mais de leur montrer que nous souffrions pour eux. Du coup, que j’aille dans sa famille ou l’inverse, personne n’était jamais satisfait, mais tout le monde faisait un effort. Quelle stupidité ! Tout le monde y perdait tout le temps.

Tout cela, dès le début, je l’ai très peu supporté. Voire pas du tout. Le comportement ridiculement sacrificiel de Karim m’exaspérait, avant tout parce que personne ne lui demandait d’avoir un tel comportement. Sa famille ne voyait d’ailleurs le plus souvent pas ce bel héroïsme. Cela m’insupportait aussi parce que tout au long du séjour de sa famille, il scrutait tout ce que je faisais ou ne faisais pas, puis il m’en faisait d’amers reproches durant nos brefs moments de solitude, c’est-à-dire durant la nuit, ce qui aggravait d’autant mon manque de sommeil déjà considérable.

J’ai mis longtemps à prendre conscience du fait que je dormais toujours trop peu. Les mois puis les années passant, je dormais de moins en moins longtemps et de moins en moins bien. Une fois passée la première année, je me trouvais déjà, sans toutefois en avoir pris conscience, dans un manque constant de repos récupérateur. Les visites familiales aggravaient encore cet état de manque, car les horaires étaient incompatibles avec mon activité professionnelle.

Quelles que soient les personnes séjournant chez nous, elles n’avaient pas le même horaire que moi. Je me levais vers sept heures du matin, je prenais seule un petit-déjeuner en passant entre les corps endormis, puis je partais rapidement travailler et je revenais au domicile en fin d’après-midi. Là, je trouvais tout le monde éveillé : ils s’étaient tous levés vers midi et avaient pris un énorme repas (que je venais de rater) en milieu d’après-midi. Le repas suivant ne s’annoncerait que vers minuit. Une heure beaucoup trop tardive pour moi. Vers 22 heures, j’avais déjà tellement faim que mon estomac s’était depuis longtemps recroquevillé comme un vieux chewing-gum au fond de mon ventre, me rendant impossible toute absorption de nourriture. Par conséquent, je mangeais ce que je trouvais (et que je m’étais habilement planqué dans le frigo ; j’ai vite appris !) vers sept heures du soir, tout en commençant les préparatifs du menu officiel.

Quand j’étais dans le logement (tout comme quand je n’y étais pas d’ailleurs), la télévision arabe était toujours branchée et tout le monde la regardait lorsque la famille nous rendait visite. Le contenu ne variait pas d’un iota : un peu d’informations (seule la chaîne Al Djezeera offre réellement une information), mais surtout de vieux films en noir et blanc et de ridicules feuilletons à l’eau de rose. Des séries égyptiennes à la pelle.

Karim me faisait des scènes si je ne regardais pas (sans rien y comprendre, puisque je ne parlais pas arabe !) la télévision avec sa famille. Selon lui, ma présence était requise et même indispensable, car il s’agissait d’un grand moment de bonheur familial. Moi, ça m’emmerdait profondément et je préférais me consacrer à la tâche acceptable de ranger, de cuisiner, bref de m’affairer en ayant l’air de vaquer à d’indispensables tâches ménagères, ce qui empêchait Karim de me rappeler près de la télévision. J’en profitais pour souffler un peu. En fin de soirée (autant dire en milieu de nuit), je montais me coucher après avoir quand même regardé un peu cette télévision imbécile. Karim était immanquablement outré lorsqu’il me voyait partir vers minuit pour un peu de repos alors que, bien entendu, toute ma belle-famille s’apprêtait à regarder la télévision jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Moi, je n’en pouvais plus. Mon manque de sommeil s’accumulait implacablement.

Certains invités m’irritaient plus que d’autres. Mes beaux-parents étaient les moins casse-pieds, ce qui ne les empêchait pas, bien évidemment, d’avoir des mœurs et horaires fondamentalement incompatibles avec les miens. Par contre, je haïssais carrément mes innombrables neveux qui étaient élevés à défaut d’être éduqués et se préparaient clairement à leur future vie de mâles tyranniques à qui rien ne serait jamais refusé. Ce qui rendait les choses encore plus compliquées pour moi, c’était l’entêtement de Karim à constamment nous mettre en scène et à jouer à la famille idéale sans tenir compte, en réalité, des désirs d’autrui (étant bien entendu que je faisais partie des « autrui »).

Face à cet envahissement que je ne supportais pas, j’ai commis l’erreur – naturelle et fréquente – de choisir des tactiques d’évitement. Par rapport à l’envahissante famille que j’étais assurée de trouver devant la télévision, je veillais à devoir rester au maximum sur mon lieu de travail. Ne pas endurer ma belle-famille vingt-quatre heures sur vingt-quatre était indispensable à mon fragile équilibre mental. Travailler me donnait toutes les excuses du monde pour rester absente, pour profiter hors de chez moi d’indispensables moments de solitude, pour ne pas les voir, ne pas devoir sourire ou écouter sans comprendre. En un mot, mon boulot me reposait. Je ne faisais jamais autant d’heures supplémentaires que lorsque ma belle-famille était là. Les excuses, je les trouvais par dizaines. Sans rien en savoir, mon méchant patron me servait toujours d’alibi en béton.

Lors d’une visite survenue à un moment où je ne travaillais qu’à mi-temps, j’en étais arrivée à m’inscrire à la bibliothèque du quartier pour éviter de passer mon temps libre chez moi. J’allais me réfugier dans la salle de lecture pendant des heures. Mon horaire de travail restait volontairement flou pour me permettre un maximum d’heures passées hors de chez moi.

Quand viennent-ils ?

Un élément stressant de plus dans ma vie quotidienne, c’était la possibilité permanente de voir débarquer chez moi l’un ou l’autre membre de cette énorme famille. Ils n’avaient véritablement aucun sens de l’organisation. Ils rêvaient, prévoyaient de venir en février et débarquaient finalement en novembre. Durant tout ce temps, j’étais supposée les attendre d’un jour à l’autre, ayant toujours un couscous sous le coude au cas où. Le couscous, obligatoire pour souhaiter la bienvenue, c’est aussi une journée de préparation : un vrai plat de femme au foyer.

Il m’était bien sûr totalement interdit de prévoir ou même de prendre ne fût-ce qu’une semaine de congé alors que nous étions dans l’attente de leur obsédante venue : et si les beaux-parents débarquaient ? Serais-je donc un monstre pour ne penser qu’à moi et risquer d’être ailleurs alors qu’ils allaient venir ? Oui, mais s’ils ne venaient pas ? Et de fait, ils ne venaient pas. Et moi, je restais là sans pouvoir jamais partir nulle part en vacances, sauf au prix de reproches éreintants et d’une pression telle qu’il s’avérait en définitive plus reposant pour moi de rester chez moi et de continuer à travailler. Les visites de ma belle-famille planaient sans cesse comme autant de vautours qui tournaient sans répit autour de mon logement durant des mois avant de soudainement piquer droit sur la porte d’entrée, juste au moment où je commençais à me persuader qu’ils ne viendraient plus.

Non seulement on ne pouvait jamais prévoir quand l’un ou l’autre débarquerait, mais on ne pouvait jamais s’enquérir de la date de leur hypothétique départ. Leur poser une question à ce sujet aurait constitué le comble de l’impolitesse. Alors, pour information, sachez qu’un visa donne droit à trois mois de séjour, et trois mois, ce n’est plus long, c’est interminable.

Voir arriver ma belle-famille était d’autant plus cauchemardesque que même si je n’avais aucune certitude, il était très probable qu’elle resterait chez moi en permanence durant ces trois longs mois. Cette possibilité s’est très souvent transformée en réalité. Trois mois de pets et de ronflements dans toutes les pièces, de télévision arabe, de nourriture imbouffable et d’horaires invivables.

Autant de mois durant lesquels Karim dépensait sans compter, afin, entre autres, de remplir les énormes valises de sa famille. Je tentais d’anticiper (une autre erreur, avec l’évitement) en achetant tout au long de l’année, quand je tombais dessus, l’un ou l’autre objet bon marché qui, je le savais, plairait à ma belle-mère. Lorsqu’enfin elle arrivait, fort gentiment par ailleurs, ses énormes valisent contenaient des cadeaux pour ses enfants, petits-enfants et autres qui viendraient tous chez nous pour les recevoir et rencontrer cette dame. Elle ne nous avait pas oubliés et je recevais mon lot, le plus souvent des robes qui grattent et du beurre rance de mouton. Karim se chargeait de remplir à nouveau les quarante kilos autorisés pour le voyage de retour. Si je n’y veillais pas, la moitié de mes bibelots préférés y passait. Et l’entièreté du salaire de Karim y passait de toute façon.

J’étais, depuis le début, et jusqu’au dernier jour de notre relation, la colonne vertébrale financière de notre ménage.

J’y suis, j’y reste

Un grand principe de base de ma belle-famille en matière de voyage était qu’une fois à destination, on ne bouge plus de la maison. Donc, quand ils venaient chez moi, ils ne bougeaient pas de chez moi. Jamais. Et quand j’avais le malheur d’aller chez eux, ils ne me montraient que leur logement (cuisine et salle à manger) que j’étais vivement priée de ne pas quitter.

Ils n’avaient aucun autre intérêt. Les femmes pouvaient éventuellement envisager une virée shopping dans des boutiques pour ménagères, mais en pratique, elles ne s’y risquaient pas. Inutile de leur parler des richesses architecturales de la ville, d’expositions ou de quoi que ce soit d’autre. Moi qui aime tant les musées, les villes et les découvertes, j’en étais arrivée à me « sacrifier » pour laisser Karim se rendre seul à Londres ou à Paris, deux villes que j’adore et dont je n’ai vu que des cuisines étouffantes et des salles à manger sales durant toutes ces années. En restant chez moi à jamais, je gagnais ainsi parfois un week-end ou une semaine de repos relatif, sans Karim.

Un autre principe de base, quand il s’agissait d’accueillir ou d’être accueilli par ma belle-famille, c’était l’obligation de loger les uns chez les autres. Peu importe si la famille habite sous tente ou dans une caravane, on loge chez elle et pas à l’hôtel. Donc, quand j’allais avec mon pauvre dos chez l’une ou l’autre de mes belles-sœurs, je devais en général dormir sur un tapis qui me garantissait une sinusite allergique et des courbatures pour la semaine. Ces séances pour fakirs n’ont certainement rien fait pour améliorer mon dos et j’y ai souvent repensé lorsque j’ai dû subir une lourde opération de la colonne vertébrale à 32 ans. Dans ces inconfortables bivouacs, une pièce était consacrée au logement des femmes et une autre (s’il y avait deux pièces) au logement des hommes. Bonjour les ronflements, la promiscuité et les cauchemars de Karim qui hurlait comme un diable au milieu de la nuit !

Bon appétit !

Les journées s’écoulaient à leur rythme et non au mien. On se levait à midi, on envisageait le premier repas à seize heures (avec un peu de chance, ça tombait au moment où j’avais réussi à imposer à Karim ma seule sortie du séjour pour faire les boutiques) et le repas suivant, souvent le premier pour moi, arrivait vers minuit. Outre le fait que je détestais la cuisine algérienne, ce qui rendait pénibles les moments de repas, ces horaires où l’on ne fait de toute façon rien de sa journée à part regarder la télévision et discuter dans une langue que je comprenais à peine me pesaient. Ces « vacances » me liquidaient très rapidement et j’y ai très vite renoncé pour le plaisir de rester chez moi.

Lorsque ma belle-mère était là, c’est le plus souvent elle qui cuisinait des plats qui plaisaient à son fils, mais certainement pas à moi. Bravement, je l’aidais en cuisine. Mais même lorsque c’était moi qui cuisinais, je ne mangeais quasi rien lors des repas communs : voir tout le monde manger et parler bouche ouverte tout en reposant les déchets à moitié mastiqués sur la table me soulevait le cœur et m’ôtait tout appétit.

J’aime savoir ce que je mange, et de façon générale je mange peu de viande ; j’achetais depuis longtemps de la viande bio, refusant d’entretenir l’industrie qui maltraite les animaux dont elle nous vend ensuite la viande. Alors que le traitement correct des animaux est prescrit par l’islam, en l’absence de toute boucherie halal bio, plus j’en ai appris à ce sujet1, plus la viande halal me dégoûtait. Toute personne un tant soit peu intéressée par le bien-être des animaux devient végétarienne si la seule alternative est une boucherie halal telle que je les connaissais. Je découvrais dans de nombreuses enquêtes qu’en plus, la viande n’est même pas halal du tout : elle est simplement achetée à très bas prix à n’importe quel marchand de pauvres bêtes élevées puis véhiculées dans des conditions atroces d’un pays à l’autre et achevées n’importe comment. Les animaux étaient maltraités durant leur existence et jusque dans leur abattage, rituel halal ou non. Rien ne justifie cela, évidemment. De mon point de vue, acheter de la viande dans une boucherie halal telle celles de ma ville équivaut à acheter des jouets fabriqués à bas prix en Chine : les prix nous y incitent et nous fermons hypocritement les yeux sur le processus de fabrication et de transformation des produits que nous achetons et consommons.

Confronté à cet argument, Karim s’en tirait en expliquant que si le boucher lui vendait pour halal une viande qui ne l’était pas, c’est le boucher qui avait péché, et pas son client. Je trouvais inacceptable ce manque de courage et d’honnêteté de la part du consommateur pourtant averti plus d’une fois (de nombreux articles et enquêtes avaient déjà été publiés à l’époque).

Je ne pouvais pas manger cette viande en sachant ce que j’en savais (et je ne savais certainement pas tout) : refusant l’hypocrisie de Karim, j’ai finalement choisi d’être végétarienne. Je le suis restée durant toutes ces années.

Comme pour tous les aspects de notre vie commune, Karim n’avait pas exigé d’emblée que la viande soit exclusivement halal, bien au contraire : ici aussi, l’exigence est venue peu à peu, tout comme l’agressivité. Il se mettait dans des colères de plus en plus impressionnantes si je cuisinais une viande non halal. Jusque dans ma cuisine, l’étau s’est resserré lentement sur ma vie et sur les libertés.

Avoir faim au bled

Karim avait dix frères et sœurs, deux ans séparant chacun du suivant. Pour moi qui étais enfant unique née d’enfants uniques, la différence était considérable.

La grand-mère de Karim était encore bien vivante et la mère de Karim était déjà devenue grand-mère à 36 ans. Lorsque je l’ai connue, elle en avait 58 et semblait en avoir 75. À titre d’exemple, elle avait perdu une dent par accouchement ; elle me l’a expliqué sans détours en me montrant l’intérieur de sa bouche et en identifiant chaque trou par le nom de l’enfant concerné.

Le père de Karim était un brave homme, illettré et ardent travailleur manuel. Il n’avait jamais eu l’occasion d’aller à l’école. Il construisait sa maison petit à petit de ses propres mains et avait pu fournir une bonne éducation à tous ses enfants. Une de ses plus grandes fiertés était qu’un de ses fils soit devenu ministre et l’ait emmené à La Mecque faire le pèlerinage du hadj.

Nourrir une si grande famille n’était certes pas facile et Karim se souvenait avec joie des rares fois où les parents ramenaient une banane dont chacun autour de la table (sauf les parents qui se privaient) recevait une rondelle.

Sa famille, comme beaucoup d’autres familles de par le monde, avait pour habitude de ne jamais manger que les fins de marché et les fins de saison. Pour nourrir autant de bouches avec si peu d’argent, on n’achète jamais les premières aubergines : on attend que tous les marchands en aient et que les prix aient baissé. On n’achète jamais la salade à sept heures du matin : on l’achète en fin de matinée, parmi les invendus défraîchis dont les prix ont baissé. Ces économies constantes donnent une toute autre allure à la tablée et l’on est loin de nos pratiques culinaires actuelles en Europe où l’on consulte souvent une recette avant d’en acheter les ingrédients manquants. Au bled, on regarde toujours quels sont les ingrédients du jour et l’on ne cuisine qu’en fonction de cela. Ce sont les ingrédients qui décident du menu, et on les accueille en fonction des promotions.