Quand j'étais jeune - P. L. Jacob - E-Book

Quand j'étais jeune E-Book

P. L. Jacob

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Extrait : "Ce n'est rien que le jeu d'aujourd'hui auprès du jeu d'autrefois : la révolution a fait passer dans la politique et dans le commerce cette activité ambitieuse qui n'avait naguère que des chances de cartes pour s'occuper, et la Bourse est un tripot honnête sur une grande échelle où l'on perd des millions problématiques, puisqu'on ne joue pas argent sur table."À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARANLes éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes. LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants : • Livres rares• Livres libertins• Livres d'Histoire• Poésies• Première guerre mondiale• Jeunesse• Policier

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La bourse ou la vie

1772

Toutesfois la foiblesse de nostre condition nous poulse souvent à cette nécessité de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin.

MONTAIGNE.

Ce n’est rien que le jeu d’aujourd’hui auprès du jeu d’autrefois : la révolution a fait passer dans la politique et dans le commerce cette activité ambitieuse qui n’avait naguère que des chances de cartes pour s’occuper, et la Bourse est un tripot honnête sur une grande échelle où l’on perd des millions problématiques, puisqu’on ne joue pas argent sur table. Sous l’ancien régime, que je ne défends pas plus que le nouveau, Paris était plein de maisons de jeu et de coupe-bourse, créées par le valet de chambre de M. de Sartines, sous la protection spéciale de la police qui en tirait de grosses sommes et de précieux espionnages. La police ne s’est jamais avisée que l’argent sentît mauvais.

Chaque tripot était administré par une tripotière, soit marquise, soit duchesse, d’un âge mûr, fardée, édentée et maquignonnée, laquelle avait cinquante écus par soirée, une voiture et le logement, à la charge de payer les rafraîchissements et les gazettes. Deux vieux chevaliers de Saint-Louis, honorables par leur titre et leur boutonnière, avaient la direction immédiate du jeu : le plus jeune et le plus matois, les mains chargées de bagues en faux brillants, tenait les cartes, qu’il savait se rendre toujours favorables en filant celles qui pouvaient lui être nuisibles ; c’était le tailleur, ainsi nommé à cause de son adresse à tailler en pièces la bourse des joueurs ; le second, habillé plus simplement, plus silencieux et plus grave, appelé le croupier, payait les gagnants et se faisait payer par les perdants. Il faut avouer que son rôle ne se bornait presque qu’à cette dernière et difficile tâche. L’un et l’autre chevalier d’industrie se contentaient de deux louis par jour, d’une voiture et d’un souper ; mais on avait en eux tant de confiance que le croupier ne devait ni porter des manchettes ni prendre du tabac, moyens d’escamotage fort usités.

Enfin une pareille administration, dont le produit appartenait souvent à d’illustres personnages de la cour, n’était pas complète, si elle n’envoyait à l’Opéra et à la Comédie son docteur Gobélius, c’est-à-dire un homme de langue et d’astuce, qui flairait l’or et les gens crédules, les entortillait de ses paroles et les attirait sous un prétexte quelconque de galanterie ou de bonne chère dans leur caverne, d’où l’on sortait étrillé et plumé. Pauvres pontes, c’est-à-dire pauvres dupes, que le pharaon maltraitait autant que Cythère, représenté en ces lieux diffamés par des quêteuses de brelans, qu’un louis humanisait beaucoup trop pour la santé des victimes ! Si l’on perdait au jeu, Dieu sait ce qu’on y gagnait !

Pour moi, qui avais trouvé dans mes livres la sagesse de l’expérience, je m’étais toujours éloigné de ces dangereuses compagnies, au point de pas voir le célèbre brelan de l’antique marquise de Parabère, dans les bras de laquelle était mort le Régent, et qui vivait du pharaon après avoir vécu de sa beauté. J’ignorais si le prestige du jeu éveillerait en moi une passion qui sommeillait jusqu’à ce moment, et je redoutais l’ivresse du gain plus que le chagrin de la perte : le son titillant de l’or duisait à mes oreilles comme à mes yeux sa couleur éblouissante. Combien de fois la vue de ce métal a-t-elle suffi pour révéler un joueur ! Or, je le confesserai, malgré la simplicité de mes goûts et de mes mœurs, j’avais pour le jeu un penchant inné que je combattais par la nature même de mes occupations, et dont je n’ai triomphé que tard en éprouvant moi-même la joie et la douleur alternatives du jeu.

Un soir que je venais de toucher soixante louis d’une pension que j’avais sur la caisse du Mercure de France, j’allai cuver ma fierté pécuniaire à l’Opéra, ce sanctuaire du luxe et de la mode, où se donnaient rendez-vous les plus jolies femmes et les plus grosses fortunes : cependant je n’avais pas, moi, chétif de désirs et de pouvoir, le caprice fou de rivaliser avec des Turcaret de la ville et de la cour ; je bornais mes modestes espérances à l’acquisition de quelque in-folio portant le millésime du quinzième siècle, et je ne voyais rien au-delà de la découverte d’un bel exemplaire des Baliverneries d’Eutrapel ou du Jeu de la Mère-sotte par Gringoire : ce n’était pas toutefois ce que je cherchais à l’Opéra qui captive tous les sens, excepté l’esprit.

Mademoiselle Arnould jouait Adèle de Ponthieu, et le talent de cette cantatrice-tragédienne faisait valoir les flasques vers de Saint-Marc et la musique pâle de Laborde et Berton. Cet opéra, qui devait son succès à la protection de Monsieur, à la pompe du spectacle et aux applaudissements payés par les auteurs, n’attirait plus que les amateurs obstinés, les provinciaux et les étrangers, les tenants des actrices et les chalands de cette marchandise à tous prix. Je me suis vanté souvent d’aimer l’Opéra, non seulement pour la jouissance des yeux et des oreilles, mais pour le mol égarement d’imagination qui suit un pas de danse ou bien une roulade de chant ; les décors, les costumes, la musique et les ballets ont une influence enivrante sur la pensée que bercent des rêves d’inconstante volupté, qu’échauffent des images lascives et qu’endorment d’ineffables délices venues du paradis ou de l’enfer : l’Opéra est le triomphe de la civilisation sensuelle.

Avant la révolution, qui a changé la face de l’Académie royale de musique comme celle de la France, la danse était plus érotique et l’entrée au parterre coûtait moins cher : deux raisons qui n’en étaient pas une pour m’attirer souvent dans le quartier du Palais-Royal. La mythologie avait droit d’ancienneté sur la scène, et les déesses sont par état légèrement vêtues : la gaze transparente et légère était la livrée de l’Olympe, et Diane elle-même ne s’effarouchait pas de tous les Actéons qui la pourchassaient du regard ; la puissance d’une déesse pouvait se mesurer en raison inverse de la longueur de sa jupe : or Adèle de Ponthieu, pièce chevaleresque où les princesses portaient des robes à queues, ne flattant pas les goûts libertins du public, puisqu’on n’y voyait pas un pauvre petit cul nu d’amour, les habitués seuls y venaient bâiller aussi ouvertement que madame Dubarry à la première représentation sur le théâtre de Versailles.

Je bâillais comme les autres, sans daigner marquer la mesure avec ma canne, et je regardais en pitié cette chevalerie de roses et de fadeurs, que les romans de M. le comte de Tressan avaient repeinte à neuf. Mademoiselle Arnould dissimulait de son mieux la pauvreté de son rôle, et Legros s’époumonait à grossir de sa voix de cathédrale le mérite de cette monotone partition. Je n’étais ni vieux, ni paillard ; et pourtant je me laissais entraîner au courant des illusions, qui mène à l’ancien fleuve du Tendre : je lorgnais des figures, des bras, des jambes et davantage, avec toute l’assurance effrontée d’un marquis prêt à jeter le mouchoir, avec la minutieuse habitude d’un bibliophile feuilletant un livre rare ; je ne sais à quelles fantaisies charnelles s’attachait mon instinct, tellement que, de bras en jambes, j’arrivai à faire trébucher mes soixante louis dans ma poche.

À ce son, plus harmonieux que la musique de Laborde, mon voisin tourna la tête avec vivacité et me serra le coude en m’adressant un de ces regards qui sollicitent la bienveillance et demandent quelque chose : je fus tiré de ma rêverie voluptueuse, et je retombai dans la réalité froide en remarquant un vieillard au teint frais, aux yeux émerillonnés, à la perruque attifée, à l’air prévenant, propret, musqué, pommadé, vêtu de velours noir, avec un gilet de fil d’argent, des bagues à tous les doigts, des diamants en épingle et en boucles. Il me salua du sourire, et m’examina comme s’il eût voulu scruter le fond de ma poche.

– Monsieur, attendez donc ? me dit-il d’un ton guilleret ; mais en vérité, je ne me trompe pas : c’est bien vous. Monsieur, je vous présente mes compliments.

– Vous me prenez pour un autre, repris-je avec politesse ; car je n’ai pas l’honneur de vous connaître, et je vous vois ici pour la première fois, monsieur.

– Du tout, mon cher monsieur, vous me remettrez mieux quand je vous dirai mon nom : le docteur Bouchard, médecin de la princesse douairière de Saxe-Gotha.

– Votre nom m’est complètement inconnu, monsieur, quoiqu’il m’annonce un homme distingué ; et à moins que vous ne m’ayez rencontré chez M. Boutin qui reçoit tout Paris…

– C’est cela, au Tivoli de M. Boutin ; je vous remercie de rectifier mes souvenirs. On parlait de vous chez madame la duchesse de Vollant, rue du Faubourg Saint-Honoré, n° 81.

– On me faisait là plus d’honneur que je ne mérite ; mais je ne connais pas madame la duchesse de Vollant, et je crains que vous ne vous soyez mépris…

– Non, non ; elle vous connaît bien. On a vanté votre esprit, votre conversation, votre figure ; oh ! on vous apprécie infiniment dans cette maison, et vous y serez le bienvenu.

– Je suis tout confus, en vérité. M. Boutin m’honore de son estime et de son amitié ; M. Boutin aura sans doute exagéré la bonne opinion qu’il a de mon faible mérite…

– M. Boutin s’est exprimé souvent sur votre compte en des termes très flatteurs. Madame la duchesse de Vollant serait enchantée de vous avoir. Parbleu ! je veux vous conduire chez elle. Ce soir, l’assemblée sera brillante : venez-y, mon cher monsieur ; il y a des femmes charmantes ; on joue…

– Des proverbes ? M. Carmontelle obtient en ce genre, dont il est le créateur, un succès de vogue, et je ne sais que M. Collé qu’on puisse lui comparer…

– Nous avons M. Collé, lecteur de Monsieur frère du roi. Je vous enlève. Vous aurez beau dire non, je m’en moque : parbleu, vous viendrez !

J’eus beau m’excuser sur mes habitudes sauvages et sédentaires, sur la simplicité de ma toilette, sur un travail à terminer, sur tout ce qui avait couleur d’excuse véritable ; mais j’avais affaire à un terrible homme, qui ne se déconcertait pas de dix refus, et qui redoublait d’instance en raison de ma fermeté à n’accepter pas cette étrange invitation : le docteur Bouchard répondait à tout, et me prouvait très spirituellement qu’il fallait me résigner et m’abandonner à lui : enfin, de guerre lasse et par faiblesse de caractère, je consentis à ce qu’on voulait de moi : je cédai en soupirant, et mon séducteur se frotta les mains, se rit à lui-même et caressa son menton, comme s’il eût remporté une victoire. Je devins triste et silencieux, malgré les bouffantes de mademoiselle Guimard, qui dansait avec un air de hautbois et qui levait le pied au niveau de la ceinture pendant qu’Adèle de Ponthieu aimait Raymond de l’amour le plus tendre.

Mon voisin, qui s’était mis tout à fait à son aise, découvrit par ses questions familières un sujet de conversation que j’étais toujours enclin à ramener, les livres ; il ne manquait pas d’instruction, ou du moins il en avait les semblants : car je le trouvai amusant et ingénieux dans ses réflexions et ses jugements. Il me captiva avec ma propre manie de bibliophile, et pénétra dans ma confiance par cette porte que je lui ouvris moi-même : il citait à tort et à travers les éditions, les auteurs, les imprimeurs, les dates ; mais je relevais ses erreurs bibliographiques, en les rejetant sur le compte d’une mémoire infidèle. Aujourd’hui que je me souviens de la manière adroite avec laquelle ce diable de docteur s’empara de ma personne, je doute si ma bonhomie crédule fut plus étonnante que sa finesse artificieuse : cependant je ne me décidais qu’à contrecœur aux conséquences de ma promesse d’aller le soir chez la duchesse de Vollant.

Sur ces entrefaites, et lorsque le chœur chantait :

Ô malheur effroyable !
Ô moment redoutable !

durant le combat de Raymond et d’Alphonse, j’aperçus dans une loge une femme seule qui ne m’était pas inconnue, quoique depuis longtemps je ne l’eusse pas rencontrée : elle ne se faisait pas moins distinguer par sa grande beauté que par sa grâce et sa mise, bien qu’elle ne portât point de pierreries. Sa coiffure, composée de roses avec des papillons et de petits amours couchés au milieu de chaque fleur, était une nouvelle mode de la cour, qui donnait le nom de pouffe à des sujets de fantaisie, en biscuit peint, souvent fort compliqués, que les dames plaçaient sur leur tête comme un surtout de table.

Je me rappelai que cette jeune femme était fille d’une de mes anciennes amies ; que je l’avais vue tout enfant, et que depuis ma retraite du monde et la mort de sa mère, elle avait épousé M. de Foulange, riche et noble héritier d’une famille de magistrats : le billet de faire-part ne m’avait pas fourni d’autres renseignements. Je pensai aussitôt à profiter de cette occasion pour échapper à l’ennui et à la fatigue d’une réunion d’étiquette. Mais dès que je me levai, le docteur, qui me gardait de près, se leva aussi.

– Vous faites bien de sortir avant le dénouement de cette pitoyable tragédie lyrique, me dit-il en marchant sur mes pas : c’est preuve de goût, mon cher, et nous tâcherons de vous divertir ce soir. Vous jouez le pharaon, je parie…

– Pardonnez-moi, monsieur ; je me propose de cultiver votre aimable connaissance : mais je vais aux loges saluer une dame ; et comme elle est seule, il est possible que je sois forcé de la reconduire : c’est madame de Foulange. Vous m’excuserez…

– Parbleu ! je connais parfaitement Foulange : un joli garçon, un beau joueur ! Je vous prêterai mon équipage : mais je vous tiens, et ne vous lâche pas.

– Ah ! vous connaissez M. de Foulange ? répliquai-je fâché de perdre cette dernière chance de salut : moi, je ne connais que sa femme.

Le docteur Bouchard n’était pas embarrassé de se présenter à celle-ci sous mes auspices, et il m’accompagna dans la loge, où je fus accueilli avec l’empressement d’une ancienne amitié. Nous eûmes en peu de mots rétabli le cours de nos relations interrompues depuis plusieurs années ; madame de Foulange, qui était toujours pour moi la petite Claudine que j’avais fait sauter sur mes genoux, me reprocha d’oublier mes amis, et me pria de lui conserver l’affection que j’avais eue pour sa mère. J’étais trop sensible à cet accueil cordial pour n’y pas mettre beaucoup du mien, quelque gêne que la présence d’un étranger laissât entre nous. Claude l’édine était pâle et semblait préoccupée, écoutant le bruit des corridors et des escaliers pour y démêler celui qu’elle attendait, espérant à chaque instant que la porte de sa loge s’ouvrirait, et tournant sans cesse les yeux de ce côté-là.

Je m’informai de sa position, qu’elle m’assura être heureuse et brillante par suite de son mariage : M. de Foulange l’aimait avec tendresse ; et elle n’aurait eu rien à désirer au monde, si… Cette réticence n’eut lieu que par l’incommode voisinage d’un tiers : celui-ci souriait. Claudine m’apprit que son mari l’avait conduite à l’Opéra, et l’avait quittée pour une affaire urgente, en promettant de la rejoindre avant la fin du spectacle ; mais comme il ne revenait pas, et que le chœur des troubadours couronnés de plumes de paon chantait le final :

L’amour est le prix de la gloire,
L’amour est l’appui des vertus !

je proposai à madame de Foulange de la ramener chez elle dans la voiture du docteur Bouchard : ce qu’elle hésitait à accepter, dans l’espoir que son mari serait de retour d’un moment à l’autre. Mais elle se rendit à mes représentations et prit mon bras, en regardant parmi la foule qui s’écoula devant elle : ses yeux étaient gros de larmes, et son silence exprimait des chagrins que je respectai.

– Il ne viendra pas, dit-elle avec un soupir de conviction. Partons, M. Jacob : il est allé chez le chancelier, et ces assemblées finissent si tard !

L’Aboyeur de la porte, qui avait une voix de bassetaille digne de l’Opéra, fit retentir le nom et les qualités du docteur Bouchard, médecin ordinaire de la princesse douairière de Saxe-Gotha, et un carrosse doré, à trois grands laquais, s’avança au galop de ses chevaux fringants. Madame de Foulange s’y plaça, et, pendant que nous montions après elle, mit la tête à la portière : elle réitéra plusieurs fois ce manège durant la route, et prononça quelques mots à peine, étouffés de sanglots : en arrivant à son hôtel, elle nous remercia de l’avoir accompagnée, balbutia une espèce d’excuse en faveur étrange absence de son mari, et me fit promettre de la venir voir le lendemain.

– À nous deux maintenant ! me dit le docteur en me retenant par le bras. Nous arriverons chez la duchesse pour le souper : parbleu ! j’en suis aise.

J’essayai de nouveau, mais inutilement, de me soustraire aux honneurs qu’on voulait me faire malgré moi ; et je prétextai encore le sommeil, le travail, le négligé de ma mise, un mal de tête, que sais-je ? un frisson de fièvre. Le docteur me tâta le pouls en ricanant, et me jura que si ses malades se portaient aussi bien que moi, il changerait son diplôme de la faculté contre un brevet de cuisinier. Nous roulions avec une effrayante rapidité, comme si c’était le diable qui m’emportât ; le bruit éclatant des roues sur le pavé m’assourdissait, et le rire goguenard de mon guide m’allait jusqu’au cœur, qui se brisait en battements terribles ; j’avais la main clouée dans ma poche et les doigts crispés sur mon or, comme si je craignais d’être dévalisé. La voiture s’arrêta devant un hôtel de splendide apparence, illuminé par deux ifs de lampions, entouré d’un insolent tumulte de laquais, et annoncé de loin par une double file de carrosses : des valets en livrée apportèrent des flambeaux et nous précédèrent dans les appartements.

J’étais si troublé que je n’opposai aucune résistance, et me laissai conduire par le docteur Bouchard, qui entra le premier dans un magnifique salon où il y avait un cercle de femmes, encore jolies quoique sur le retour, la plupart fardées et toutes éblouissantes de parure. La plus vieille et la mieux fournie en bijoux, éraillée, ridée, parfumée, recrépie de blanc et de rouge, s’empressa pour nous recevoir : son sourire grimaçant me montra qu’il ne lui restait que des échantillons de ses dents ébréchées et noires ; le vent de sa robe m’offensa l’odorat d’une odeur de musc insupportable ; et le mouvement de sa démarche fit remonter sa fausse gorge vers ses épaules : mais je fus moins attentif à ces observations particulières qu’au murmure des voix et au résonnement de l’or dans les salons voisins, dont j’apercevais la longue enfilade rayonnante de bougies, de lustres et de glaces, décorée d’un somptueux ameublement et encombrée d’hommes groupés autour des tables de jeu.

– Venez donc, cher docteur, dit la maîtresse de maison en minaudant et en grasseyant ; on n’attend plus que vous pour souper.

– Madame la duchesse, reprit mon introducteur d’un ton assez leste, je vous présente enfin M. Jacob, que vous souhaitiez tant connaître et qui est en effet prodigieux d’érudition : je l’ai trouvé à l’Opéra et je l’amène ici de force. Oh ! vous serez contente de lui.

– Il y a longtemps que j’ai entendu faire l’éloge de monsieur, répliqua la vieille sirène en jouant de la prunelle à me faire rougir, Monsieur est fort bien, et on se sent prévenu pour lui en le voyant. C’est M. Jacob, mesdames, ajouta-t-elle en se tournant vers sa compagnie.

On me salua, on me cligna de l’œil, on me sourit, on me fit asseoir, on s’informa de ma santé, on me demanda si j’avais la main heureuse, sans que je comprisse le but de cette question. Tout le monde avait l’air de me connaître, et ma timidité ne tint pas contre les aimables prévenances dont chacun m’accablait : néanmoins, je ne perdais pas de vue la pendule qui me conseillait de fuir les jardins d’Armide, lorsqu’on avertit que le souper était servi. Une coquette aux yeux noirs et au minois agaçant s’était accrochée à mon bras, au moment où je cherchais pour m’esquiver mon chapeau, qui avait disparu. On passa dans la salle à manger, où le couvert était servi en argenterie et en vermeil. Plus de cent personnes prirent place à une table en fer à cheval, et je m’assis machinalement comme les autres auprès de ma coquette.

Celle-ci avait ce jargon facile d’entregent qui ressemble souvent à de l’esprit en déshabillé. J’écoutai l’enchanteresse qui répétait son rôle de tous les jours, et je lui répondis dans le diapason de ses engageantes paroles. Les fronts soucieux et nuageux s’éclaircissaient aux feux des cristaux, aux fumées des vins, aux vapeurs des mets. La conversation ne devint pas générale, mais s’établit de proche en proche. J’avais affaire à forte partie ; on me fit parler et boire plus que de raison, pendant que le langage des pieds et des mains ne cessait pas sous la nappe : cela devait me mener loin. Le docteur Bouchard applaudissait des yeux aux séductions de ma voisine qui était une franche effrontée.

Enfin le souper finit, sans que j’eusse observé les figures, et particulièrement un personnage chamarré de croix, qu’on appelait marquis, lequel faisait les honneurs de la table, de concert avec la duchesse. En rentrant dans les salons, j’entendis nommer M. de Foulange ; et lorsque je m’approchais de la personne à qui ce nom fut adressé, je ne sais comment on m’attira dans un salon écarté où, pareil à un somnambule qu’on éveille, je m’étonnai de me voir devant un tapis vert et vis-à-vis de ma coquette, plus câline et plus drôlesse que jamais.

Il y a soixante ans, et j’en rougis encore comme si c’était hier ! Je n’avais pas l’expérience des femmes, et surtout des femmes galantes. Cette fine mouche m’avait trop accordé pour que j’eusse le droit de lui refuser de jouer un louis au pharaon ; je gagnai, quoiqu’elle tînt les cartes ; je gagnai une seconde fois, et voulus lui restituer l’argent ; mais elle s’en défendit comme offensée de ma proposition, et me conseilla, puisque j’avais une si bonne chance, de tenter la fortune à la table du marquis où le jeu s’était élevé à des sommes énormes. Quelqu’un dit tout haut que M. de Foulange avait perdu dix mille écus sur deux cartes ; un autre ajouta qu’on apprendrait sans doute le lendemain un malheur, car il était sorti désespéré avec des armes.

Je n’eus ni le temps ni la présence d’esprit de relever ce propos en l’air, pendant que le croupier promenait son râteau sur la table pour ramasser le gain du banquier ; je n’étais pas d’ailleurs assez maître de mes souvenirs et de ma réflexion pour attacher à ce nom de Foulange un intérêt de longue durée. L’accent clair et monotone du tailleur qui appelait les cartes changea la direction d’idées qu’un nom m’avait imposée ; et sans que la détresse et la rage des pontes qui perdaient balançassent les perfides conseils de mon mauvais génie féminin, je m’installai au tapis vert où la ruine de plus d’un joueur laissait des places vacantes, et je couchai un louis sur une carte. La coquine dont j’étais dupe s’appuya au dossier de mon fauteuil pour me fermer la retraite, et le docteur Bouchard se posta en riant derrière le tailleur.

Les deux louis, que j’avais gagnés à la joueuse, furent soudain absorbés dans la récolte sonnante du croupier. Une fausse honte me retint à ma place, et j’entamai en soupirant mes soixante louis, en calculant les précieux volumes que je livrais aux incertitudes du hasard ; mais dès que le râteau de la banque eut fait brèche à ma somme, je m’acharnai à combler un vide qui s’augmentait à mesure que je doublais mon jeu ; chaque pièce d’or qui s’en allait de ma poche semblait un lambeau de ma chair qu’on arrachât avec des tenailles ; j’éprouvais au cœur une douleur cuisante, à la tête un vertige fébrile ; j’avais des éblouissements, des tintements d’oreilles, des nausées et des chaleurs intolérables ; je rougissais ou pâlissais alternativement, l’œil enflammé, la bouche béante, la main prête. L’impassible tailleur gagnait toujours. J’eus un sentiment de stupeur et de réveil, lorsque je fouillai dans ma poche, après la perte de mon dernier louis. Ma traîtresse conseillère et le docteur s’étaient éclipsés en même temps. Je remuai plusieurs fois ma poche légère avant de croire à une déconfiture complète, avant de reprendre courage et de me faire un front d’airain.

Ah ! combien je maudis ma crédulité et ma condescendance aux intrigues des fripons ! combien je me repentis d’avoir mis le pied dans cette caverne ! combien je corroborai ma sagesse pour l’avenir ! Mais je ne pouvais m’accoutumer à mon piteux rôle de perdant, et l’or qui roulait sous mes yeux me rendait plus pressant le regret de mes soixante louis. Alors j’étais joueur, joueur insatiable ; je plongeais dans l’or mes regards et ma pensée ; je me flattais de retrouver dans un coin de mon gousset quelque menue pièce de monnaie qui me servît à rétablir mon jeu. Je rêvais déjà la ruine de la banque et des joueurs, quand le fausset du croupier, invitant à faire les mises, me rappela que ma bourse était à sec, et qu’il fallait pour ma revanche attendre le prochain quartier de ma pension du Mercure. Je trouvai mon chapeau sous ma main comme par enchantement, et sans prendre congé de la duchesse de Vollant, je me faufilai hors de cette maudite maison. Il paraît que ma mauvaise fortune était écrite sur mon visage défait : car les valets d’antichambre me rirent au nez, et les cochers de fiacre ne me proposèrent pas leurs services.

Je me sauvais à toutes jambes, comme si le pharaon me poursuivait ; et, pour regagner mon faubourg Saint-Germain, le cœur gros de tout ce qui manquait à ma bourse, je m’aventurai dans les Champs-Élysées avec l’intention de les traverser. Les Champs-Élysées ont de tout temps été fameux par les vols et les assassinats qui s’y commettaient la nuit, malgré les corps-de-garde et les patrouilles : mais j’avoue que je n’avais pas le mérite de la bravoure téméraire à m’exposer seul et sans armes dans cet endroit dangereux ; je ne songeais pas même aux périls que ma vie pouvait courir : car ma bourse n’avait plus rien à craindre, grâce au pharaon. Je marchais d’un bon pas en silence, les mains dans les poches.

Tout à coup, un homme caché derrière un arbre s’élança vers moi au passage, me posa un pistolet sur la poitrine, et me cria d’une voix sourde : la bourse ou la vie ! J’étais si peu préparé à cette rencontre que je ne répondis pas d’abord et reculai d’un bond en arrière ; mais aussitôt ma surprise se transforma en dépit, en colère : je regardai comme une épigramme cet attentat contre ma bourse défunte, et sans réfléchir aux résultats d’une résistance inégale contre un pistolet braqué sur mon sein, remarquant une sorte d’hésitation dans l’attaque de ce malfaiteur, je détournai vivement le canon du pistolet, dont je m’emparai après une lutte d’un instant ; puis prenant l’offensive à mon tour, je saisis mon adversaire par sa cravate et lui appuyai à la gorge l’arme avec laquelle il m’avait menacé : cette défense imprévue, qu’une subite résolution et un coup de main déterminé avaient fait réussir, étonna tellement mon homme qu’il resta muet et tremblant devant moi, n’osant demander grâce ni chercher à s’enfuir.

– Coquin ! lui dis-je par une de ces boutades nées de la circonstance, c’est toi qui me donneras ta bourse pour remplacer la mienne : donne ou je te tue !

– Tuez-moi, monsieur, tuez-moi, je vous en conjure, reprit-il d’une voix étouffée et cachant sa figure : je suis un misérable, mais je n’ai rien : j’ai tout perdu !

Je n’ajoutai pas foi à ces serments négatifs ; et, dans l’opinion qu’un voleur devait toujours avoir ses finances en bon état, je fouillai dans les poches de mon voleur, qui se laissait faire en silence, et qui eut l’adresse de m’échapper, en m’abandonnant pour rançon une petite bourse de perles où les rayons de la lune firent briller de l’or : je me l’appropriai avec joie, et, dans la crainte d’être volé du bien d’autrui, je me mis à courir plus vite que mon voleur vers la rue Saint-Honoré et vers le tripot auquel je gardais rancune : le démon du jeu me tourmentait, et le bibliophile n’aimait plus que les cartes.

– Sans doute j’hérite de quelque pauvre volé, disais-je en moi-même ; mais je ferai bel usage de cet argent, et je donnerai aux pauvres une partie de mon gain.

En rentrant à l’hôtel de la duchesse de Vollant, j’examinai la bourse sous le réverbère du portier : elle était de soie violette, portant le nom de Claudine en broderie, et contenait quatre pièces d’or. Ce nom-là m’inspira un remords et un rapprochement que je repoussai comme injurieux à madame de Foulange ; d’ailleurs l’heure convenait peu à des élégies, et cette somme, quelle que fût son origine, m’était nécessaire, quitte à la restituer ensuite. Il est des circonstances hasardées où la conscience la plus serrée se fait large à volonté : je me persuadai de mon droit en me répétant qu’il était permis de voler un voleur. Fort de ce paradoxe, je sentis cette confiance du véritable joueur, qui ne doute jamais du sort tant qu’il a de quoi jouer.

Ma réapparition dans le salon de jeu causa quelques chuchotements et quelques sourires : mais la chance se déclara pour moi avec autant d’éclat que de persévérance ; je gagnai à toutes les mises, que j’avais soin de doubler chaque fois ; car je jouais en grand seigneur qui compte sur la fortune comme une sujette, et le banquier s’effraya de mon audace comme de mon bonheur : un instant m’avait rendu mes soixante louis, et les intérêts s’élevèrent à plus de vingt mille livres en espèces que je jetais dans mon chapeau en guise de coffre-fort. Le tailleur, dont la friponnerie était en défaut, appelait si bas les cartes, que le croupier eût volontiers refusé d’entendre ; car il fallait me payer par poignées d’or : l’envie animait les visages des joueurs, la consternation était peinte sur les traits des familiers du tripot. Le grand jour et le sommeil motivèrent mon départ, qui fut vainement gourmandé par le tailleur ; la duchesse de Vollant essaya de me retenir et me somma du moins de fréquenter sa maison. J’emportais mon chapeau plein de louis, et ma sortie n’eut pas l’air d’une fuite : Valets de s’incliner, cochers de m’offrir leurs carrosses, tous de me féliciter.

Mais je n’étais point aveuglé par mon heureux destin de joueur, je remerciai poliment et saluai tout le monde, jurant à part-moi que je n’exposerais plus un louis dans un tripot. J’avais repris machinalement le chemin des Champs-Élysées, qui étaient à peine sûrs en plein jour, et le trésor qui était dans mon chapeau faillit me rendre poltron. Je hâtai le pas, non sans éclairer ma route de tout côté et le pistolet au poing. Je croyais voir un ennemi dans chaque arbre, et le bruit de l’or dans ce rapide trajet émut mon imagination, qui se figura une main plongeant dans mon chapeau. Mon voleur et mon vol me revinrent à l’esprit, et je souhaitai découvrir celui qui fut la cause involontaire de cet énorme gain : c’était une dette de reconnaissance, la restitution d’un dépôt, quelque chose de sacré qui effaçait à mes yeux le caractère vil de mon bienfaiteur.

J’aperçus couché dans un fossé un homme dont les vêtements annonçaient une condition élevée dans la société, quoique couverts de boue ; il paraissait mort ou endormi, mais il leva la tête à mon approche, et stupéfié, foudroyé, il n’eût que la force de joindre les mains en fixant sur moi ses regards suppliants. Il me reconnaissait et souffrait de honte plus que de crainte. Je crus le reconnaître aussi, et j’éclatai de rire, ce qui acheva de le déconcerter ; des larmes ruisselèrent sur ses joues, et il regarda autour de lui pour se ménager une retraite qu’il jugeait prudente.

– C’est donc vous qui cette nuit ?… lui dis-je de bonne humeur. Cependant, monsieur, on ne vous prendrait pas, à vous voir, pour ce que vous êtes…

– Ah ! monsieur, répondit-il en gémissant, ayez pitié de moi ; si je vous ai fait le moindre tort, je veux, je puis le réparer ; mais, au nom du ciel, ne me perdez pas !…

– Qu’est-ce que vous me contez là ? Je suis charmé de vous avoir retrouvé pour vous remercier du service que vous m’avez rendu…

– De grâce, monsieur, ne m’accablez pas. Je voudrais me cacher à cent pieds sous terre. Pardonnez-moi un crime que je pleurerai toute ma vie !

– Que je vous pardonne ! vous ne devinez pas ce que je vous dois ? Si vous ne m’aviez point demandé la bourse ou la vie, je ne serais pas si riche à présent !…

– Monsieur, je ne suis pas un voleur, je vous proteste, je suis… Ô mon Dieu ! j’ai déshonoré ma famille, ma femme, que je chéris par-dessus tout, ma femme pour qui j’ai volé, pour qui j’ai voulu voler ! Je ne sais pourquoi je survis à cette abominable action, puisque je puis être jugé, condamné, flétri !… Et ma femme ! c’est elle seule que je plains ! Vous auriez dû me tuer, monsieur ? Je me tuerai : il le faut !

En écoutant les lamentations de ce malheureux qui s’était approché en baissant la voix comme s’il redoutât d’être entendu, je retirai le mouchoir qui couvrait mon chapeau rempli de louis : il tressaillit à cet aspect et recula pensant que je lui tendais un piège ; puis, attiré par ce métal puissant qui l’avait fait coupable, il s’arrêta en admiration.

– De l’or ! dit-il d’un air avide et d’un accent frémissant, oh ! de l’or ! monsieur, éloignez cet or, ôtez-le, il éveille en moi d’affreuses idées !

Prenez-le, mon ami, car il vous appartient excepté soixante louis qui sont les arrérages de ma pension du Mercure.

– Cet or m’appartient ! Avez-vous le cœur de plaisanter ainsi ? Je mérite cette punition et davantage… Ah ! si cet or était à moi !…

– Il est à vous, je vous promets, puisque j’ai joué en votre nom et avec votre argent. Ne vous ai-je pas pris une bourse de soie brodée au nom de Claudine ? Je connais une Claudine à qui vous auriez pu voler cette bourse, si vous étiez voleur.

– C’est ma femme !

– Quoi ! vous seriez M. de Foulange ? vous !

– D’où me connaissez-vous ? j’espérais au moins vous cacher mon nom et ma famille ! monsieur, de ce secret dépend la vie d’une femme que j’estime et que j’aime ! Elle mourrait de me savoir infâme ! Monsieur, je suis homme d’honneur.