Reconnaissance au Maroc - Charles de Foucauld - E-Book

Reconnaissance au Maroc E-Book

Charles de Foucauld

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Beschreibung

Journal de route de Charles de Foucauld sillonnant le Maroc en 1883-1884.

Journal de route du voyage entrepris par Charles de Foucauld au Maroc en 1883-1884. En vue de recueillir les renseignements qui l'intéressaient sans éveiller les soupçons, le jeune explorateur s'était déguisé en rabbin.
Écrit dans un style d'une puissante sobriété, ce journal est une mine d'informations ethnologiques, géographiques, linguistiques et historiques.
Cette édition comporte trois textes qui ne figuraient pas dans l'édition de 1888 : Premières journées de voyage; Histoire de Mardochée Abi Serour; Relations avec les marabouts de Bou el Djad.

Plongez dans ce journal écrit dans un style puissant et sobre, et profitez d'une mine d'informations ethnologiques, géographiques, linguistiques et historiques relatives au Maroc du dix-neuvième siècle.

EXTRAIT

L’Ouad Tisint a en toute saison beaucoup d’eau ; cette eau est salée ; les habitants boivent de préférence celle qui provient de pluie, et qui se conserve en quelques creux de rochers des environs ; ils n’ont pas de citernes. La rivière renferme beaucoup de poissons ; on en pêche qui ont 40 centimètres de longueur. Ces poissons, cette onde abondante et amère donnent lieu à mille légendes : les gens du pays ne doutent pas que l’Ouad Tisint ne tire ses eaux de la mer. Leur opinion tient à une croyance répandue dans les campagnes du Maroc. Les fleuves, les ruisseaux, les sources qui coulent à la surface du globe, ont deux origines principales : les uns, d’eau douce, viennent des nuages du ciel, dont la substance s’emmagasine dans la terre ; les autres, salés, sont produits par l’onde marine, qui s’infiltre sous le sol. Il y a aussi des lits qui ne s’emplissent que durant les pluies : pour ceux-ci, point d’hésitation sur la cause qui les forme. Enfin on voit des cours d’eau d’une quatrième sorte, les plus mystérieux ; ils coulent l’année entière, qu’il pleuve ou non, sans qu’on leur connaisse de source : ils ne viennent ni de la terre, ni de la mer, ni du ciel, mais de Dieu seul. L’Ouad Tisint passe au milieu des dattiers ; ils croissent sur ses bords mêmes et ombragent ses flots ; le lit de la rivière, presque partout rocheux, est au niveau des plantations et sans berges ; il a 100 à 120 mètres de large, dont le quart est couvert par la nappe liquide, d’ordinaire divisée en plusieurs bras. 

À PROPOS DE L'AUTEUR

Explorateur et religieux français, né en 1858 à Strasbourg, mort à Tamanrasset (Algérie) en 1916. Fils d'une famille périgourdine, orphelin dès l'âge de 6 ans, Charles de Foucauld est élevé par son grand-père. Après avoir étudié à Saint-Cyr, il servit quelque temps dans l'armée et combattit l'insurrection algérienne de Bou-Amama (1881). En 1882, il part en expédition au Maroc : il produit une œuvre scientifique importante qui lui vaut un prix de la Société Nationale de Géographie. Après avoir étudié les oasis du sud de l'Algérie, il se sentit attiré par une vocation religieuse et entra dans une Trappe (1890). Puis, il part pour la Syrie, mène une vie très humble en Palestine, et, après son ordination sacerdotale (1901), vit dans le Sud-Algérien, à Beni-Abbès. En 1905, il part vivre en plein cœur du Sahara, à Tamanrasset, dans le Hoggar. C'est là qu'il fut tué, en 1916, probablement parce qu'il était suspecté d'être un espion. Outre sa Reconnaissance au Maroc (1888), de Foucauld a laissé de nombreux documents scientifiques qu'a publiés l'université d'Alger et des Écrits spirituels.

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Couverture

Dans la même collection

SIMOUN

Dans la même collection :

1. Reconnaissance au Maroc

Charles de Foucauld

2. Le culte des grottes au Maroc

Henri Basset

3. Voyage dans l’Empire de Maroc

Jean Potocki

4. Voyage en Turquie et en égypte

Titre

Copyright

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

éditions du jasmin

4, rue Valiton, 92110 Clichy

INTRODUCTION

Au moment de livrer au lecteur le récit de mon voyage, lorsque les événements qui l’ont rempli, les travaux qui l’ont accompagné, passent ensemble devant mes yeux, que de noms, que de choses, que de sensations montent en foule à mon esprit ! Parmi les souvenirs, ceux-ci agréables, ceux-là pénibles, que cet instant évoque, il en est un d’une douceur infinie, un devant lequel tous les autres s’effacent. C’est le souvenir des hommes en qui j’ai trouvé bienveillance, amitié, sympathie, de ceux qui m’ont encouragé, protégé, aidé, dans la préparation de mon voyage, dans son accomplissement, dans les occupations qui l’ont suivi. Les uns sont Français, les autres Marocains ; il en est de chrétiens, il en est de musulmans. Qu’ils me permettent de les unir en un seul groupe pour les remercier tous ensemble et les assurer d’une gratitude trop vive pour que je puisse l’exprimer comme je la sens.

Que celui dont les savantes leçons ont préparé mon voyage, dont les conseils l’ont dirigé, dont la prudence en a organisé l’exécution, que M. O Mac Carthy, président de la Société de Géographie d’Alger, protecteur-né de quiconque travaille pour la science ou pour la grandeur de notre colonie, reçoive le premier l’hommage de ma profonde reconnaissance.

MM. Maunoir et Duveyrier m’ont encouragé avant mon départ, accueilli à mon retour. Je leur dois la brillante distinction qu’à peine revenu, me décernait la Société de Géographie de Paris. Je ne saurais assez les remercier de leur bienveillance.

Hadj Bou Rhim, Bel Qasem el Hamouzi, qui m’avez, au risque de vos jours, protégé dans le danger, vous à qui je dois la vie, vous dont le souvenir lointain me remplit d’émotion et de tristesse, où êtes-vous à cette heure ? Vivez-vous encore ? Vous reverrai-je jamais ? Comment vous exprimer ma reconnaissance et mon regret de ne pouvoir vous la prouver ?

Enfin que tous ceux que je ne mentionne pas, non par oubli, mais parce que leur liste serait trop longue, reçoivent l’hommage de toute ma gratitude.

Paris, octobre 1887.

Vte CH. DE FOUCAULD.

AVANT-PROPOS

A la veille d’entreprendre mon voyage au Maroc se dressaient deux questions : quel itinéraire adopter ? quels moyens prendre pour pouvoir le suivre ?

La première question se résolvait naturellement : il fallait, autant que possible, ne passer que par des contrées encore inexplorées et, parmi celles-ci, choisir les régions qui, soit par leurs accidents physiques, soit par leurs habitants, paraissaient devoir présenter le plus d’intérêt. Partant de ce principe, je me décidai pour l’itinéraire suivant :

Tanger, Tétouan ; de là gagner Fâs par une route plus orientale que celles suivies jusqu’alors ; de Fâs aller au Tâdla en traversant le massif montagneux occupé par les Zemmour Chellaha et les Zaïan ; parcourir le Tâdla, gagner l’Ouad el Abid, passer à Demnât ; franchir le Grand Atlas a l’est des cols déjà explorés, gagner le Sahara Marocain et en connaître autant que possible la vaste portion encore inconnue, c’est-à-dire le versant méridional du Petit Atlas et la région comprise entre cette chaîne, l’Ouad Dra et le Sahel ; puis voir le haut bassin du Dra et les affluents de droite du Ziz ; de là revenir vers la frontière algérienne en franchissant une seconde fois le Grand Atlas et en explorant le cours de l’Ouad Mlouïa : comme dernières étapes, Debdou, Oudjda, Lalla Marnia.

Tel fut le but que je me proposai. Restait la seconde question : quel moyen employer pour l’atteindre ? Pourrait-on voyager comme Européen ? Faudrait-il se servir d’un déguisement ? Il y avait lieu d’hésiter ; d’une part, me donner pour ce que je n’étais pas me répugnait ; de l’autre, les principaux explorateurs du Maroc, René Caillé, MM. Rohlfs et Lenz, avaient voyagé déguisés et déclaraient cette précaution indispensable : c’était aussi l’opinion de nombreux Musulmans marocains que je consultai avant mon départ. Je m’arrêtai au parti suivant : je partirais déguisé ; une fois en route, si je sentais mon travestissement nécessaire, je le conserverais ; sinon, je n’aurais qu’à le jeter aux orties.

Ce premier point arrêté, restait à faire un choix parmi les déguisements qu’on pouvait prendre. Il n’y a que deux religions au Maroc. Il fallait à tout prix être de l’une d’elles. Serait-on Musulman ou Juif ? Coifferait-on le turban ou le bonnet noir ? – René Caillé, MM. Rohlfs et Lenz avaient tous opté pour le turban. Je me décidai au contraire pour le bonnet. Ce qui m’y porta surtout fut le souvenir des difficultés qu’avaient rencontrées ces voyageurs sous leur costume : l’obligation de mener la même vie que leurs coreligionnaires, la présence continuelle de vrais Musulmans autour d’eux, les soupçons même et la surveillance dont ils se trouvèrent souvent l’objet furent un grave obstacle à leurs travaux. Je fus effrayé d’un travestissement qui, loin de favoriser les études, pouvait y apporter beaucoup d’entraves ; je jetai les yeux sur le costume israélite. Il me sembla que ce dernier, en m’abaissant, me ferait passer plus inaperçu, me donnerait plus de liberté. Je ne me trompai pas. Durant tout mon voyage je gardai ce déguisement et je n’eus lieu que de m’en féliciter. S’il m’attira parfois de petites avanies, j’en fus dédommagé, ayant toujours mes aises pour travailler : pendant les séjours, il m’était facile, dans l’ombre des mellahs, et de faire mes observations astronomiques et d’écrire des nuits entières pour compléter mes notes ; dans les marches, nul ne faisait attention, nul ne daignait parler au pauvre Juif qui, pendant ce temps, consultait tour à tour boussole, montre, baromètre, et relevait le chemin qu’on suivait ; de plus, en tous lieux, j’obtenais par mes “cousins ”, comme s’appellent entre eux les Juifs du Maroc, des renseignements sincères et détaillés sur la région où je me trouvais. Enfin j’excitais peu de soupçons : mon mauvais accent aurait pu en faire naître ; mais ne sait-on pas qu’il y a des Israélites de tous pays ? mon travestissement était d’ailleurs complété par la présence mes côtés d’un Juif authentique : le rabbin Mardochée Abi Serour, connu par son séjour au Soudan. Je l’avais pris à mon service et le gardai durant tout mon voyage ; parti d’Alger avec moi, il y revint de même. Son office consistait, d’abord, à jurer partout que j’étais un rabbin, puis à se mettre en avant dans toutes les relations avec les indigènes, de manière à me laisser le plus possible dans l’ombre ; enfin à me trouver toujours un logis solitaire où je pusse faire mes observations commodément, et, en cas d’impossibilité, à forger les histoires les plus fantastiques pour expliquer l’exhibition de mes instruments.

Malgré tant de précautions, je ne prétends pas que mon déguisement ait été impénétrable. Dans les quatre ou cinq points où je séjournai longtemps, ni mon bonnet noir, ni mes nouâders, ni les serments de Mardochée ne servirent de rien : la population juive s’aperçut tôt ou tard que j’étais un faux frère ; mais une seule fois, et pour des raisons toutes particulières, cela pensa me mettre en un sérieux péril ; en général, les Juifs marocains, tous commerçants, appelés fréquemment par leurs affaires soit dans des ports où ils trouvent nos consuls, soit en Algérie, ont avantage à être en bonnes relations avec les Chrétiens, surtout avec les Français. Aussi gardaient-ils religieusement le secret qu’ils avaient découvert ; rien ne transpirait hors du mellah ; même avec moi, ils étaient fort discrets ; rien ne changeait dans leurs manières, sinon qu’ils devenaient plus prévenants encore et plus disposés à fournir tous les renseignements que je demandais. Quant aux Musulmans, il ne m’arriva que bien rarement de leur inspirer des soupçons.

Il y a une portion du Maroc où l’on peut voyager sans déguisement, mais elle est petite. Le pays se divise en deux parties : l’une soumise au sultan d’une manière effective : (blad el makhzen), où es Européens circulent ouvertement et en toute sécurité ; l’autre, quatre ou cinq fois plus vaste, peuplée de tribus insoumises ou indépendantes (blad es siba), où personne ne voyage en sécurité et où les Européens ne sauraient pénétrer que travestis. Les cinq sixièmes du Maroc sont donc entièrement fermés aux Chrétiens ; ils ne peuvent y entrer que par la ruse et au péril de leur vie. Cette intolérance extrême n’est pas causée par le fanatisme religieux ; elle a sa source dans un autre sentiment commun à tous les indigènes : pour eux, un Européen voyageant dans leur pays ne peut être qu’un émissaire envoyé pour le reconnaître ; il vient étudier le terrain en vue d’une invasion ; c’est un espion. On le tue comme tel, non comme infidèle. Sans doute la vielle antipathie de race, la superstition, y trouvent aussi leur compte ; mais ces sentiments ne viennent qu’en seconde ligne. On craint le conquérant bien plus qu’on ne hait le Chrétien.

ITINERAIRE DE CHARLES DE FOUCAULD

Mon cher François1, laisse-moi t’offrir avec cet exemplaire de mon ouvrage les quelques pages manuscrites que j’y ai jointes ; elles ont été écrites pour toi seul. Ajouter à un in-quarto est téméraire. Mais tu ne seras point obligé de lire. La seule chose que je te demande, mon bon François, c’est de voir en ceci une faible marque de la très tendre et très profonde affection de ton cousin le plus dévoué.

Je vais te raconter mes premières journées de voyage, qui donnent l’idée de toutes les autres ; puis je te dirai quelques détails sur le rabbin Mardochée mon compagnon ; dans le cours du volume j’ajouterai des explications sur une famille de marabouts qui m’a fait bon accueil.

PREMIÈRES JOURNÉES DE VOYAGE.

Le 10 juin 1883, à 5 heures du matin, j’entre dans une vieille maison du quartier juif d’Alger : c’est le domicile du rabbin Mardochée. Mon compagnon y vit dans une seule chambre avec sa femme et ses quatre enfants ; il m’attend, je dois quitter chez lui mes vêtements européens et prendre le costume israélite. Une longue chemise à manches flottantes, un pantalon de toile allant jusqu’au genou, un gilet turc de drap foncé, une robe blanche à manches courtes et à capuchon (djelabia), des bas blancs, des souliers découverts, une calotte rouge et un turban de soie noire sont préparés pour moi ; cela forme un costume juif mi-algérien mi-syrien qui convient aux rôles, peut-être divers, que j’aurai à jouer. Je m’habille, et Mardochée, sa femme, ses enfants et moi sortons et descendons les ruelles en escalier qui conduisent au port, où est la gare d’Oran. Nous partirons pour Oran à 7 heures du matin par le chemin de fer. Je demande deux billets en mauvais français, pour être d’accord avec mon costume, Mardochée fait ses adieux à sa famille, et nous voici tous deux assis dans une voiture de 3e classe. Le temps est admirable, le wagon est plein d’ouvriers arabes, nous partons entourés de gaieté et inondés de soleil.

Je m’appelle le rabbin Joseph Aleman, je suis né en Moscovie d’où m’ont chassé les récentes persécutions, dans ma fuite j’ai été d’abord à Jérusalem, après y avoir pieusement passé quelque temps j’ai gagné le nord de l’Afrique, et maintenant je voyage à l’aventure, pauvre mais confiant en Dieu ; une estime réciproque me lie à Mardochée Abi Serour, comme moi savant rabbin, et qui a passé de longues années à Jérusalem. Mardochée porte un costume pareil au mien, cela nous donne un air de famille, il me déclare que je lui ressemble et qu’à l’occasion il me fera passer pour son fils. Nous avons peu de bagages, un sac et deux boîtes ; les boîtes renferment, la première une pharmacie qui me permettra au besoin de me dire médecin, l’autre un sextant, des boussoles, des baromètres, des thermomètres, du papier et des cartes. Le sac contient un costume de rechange et une couverte pour chacun de nous, des ustensiles de cuisine et des provisions. Comme argent, j’emporte trois mille francs, partie en or et partie en corail. C’est dans cet équipage que nous sommes entraînés vers Oran. Je vais à Oran parce que je veux entrer au Maroc par terre : mon projet est de me rendre de Tlemsen à Tétouan en traversant la région du Rif laquelle forme tout le littoral entre la frontière algérienne et Tétouan. D’Oran j’irai à Tlemsen ; là je m’informerai des moyens de voyager dans le Rif.

Nous arrivons à Oran à 6 heures du soir. La gare est hors de la ville ; de moitié avec deux Juifs qui étaient dans le train, nous prenons un fiacre qui nous porte à un hôtel fréquenté des Israélites. Nous louons une chambre à raison de deux francs par jour et, tirant nos provisions, nous faisons en tête à tête notre premier repas du soir. Etrange maison que l’hôtel où nous sommes ! J’ai eu un moment de surprise en m’entendant tutoyer par le valet ; en Algérie on tutoie les Juifs.

11 juin. – Ce jour est le premier de la fête de Sbaot (Pentecôte) dans laquelle on célèbre le don de la Loi fait à Moise sur le Sinaï ; défense aux Israélites de voyager aujourd’hui ni demain. Je reste dans ma chambre, Mardochée va à la synagogue et en revient à la nuit avec un de ses coreligionnaires ; ils se mettent à causer, j’apprends que mon compagnon se livre à la recherche de la pierre philosophale, l’autre Juif est un compère alchimiste ; longtemps je les vois discuter, faiblement éclairés par une bougie, leurs ombres dessinant sur les murs d’énormes silhouettes ; je m’endors sur ma paillasse bercé par ces étranges discours.

12 juin. – Vers 5 heures du soir nous montons en diligence et partons pour Tlemsen. En me rendant à la voiture, j’entends un passant dire à son voisin, en me montrant : « Savez-vous d’où ça nous vient, ça ? Ça nous arrive en droite ligne de Jérusalem. »

13 juin. – Arrivée à Tlemsen à 9 heures du matin. Nous nous mettons aussitôt en quête de Juifs du Rif. A une heure nous n’en avons pas trouvé un qui ait pu nous renseigner utilement ; fatigués nous achetons du pain et des olives et nous nous mettons à déjeuner assis par terre sur une place ; pendant que nous sommes ainsi, passe à deux pas de moi une bande d’officiers de Chasseurs d’Afrique sortant du cercle, je les connais presque tous, ils me regardent sans soupçonner qui je suis. Notre après-midi est plus heureuse que la matinée ; nous découvrons un certain nombre d’Israélites rifains ; ils viendront nous trouver à 8 heures du soir dans une chambre que nous louons et on discutera en réunion les moyens de traverser le Rif. Plus d’hôtel juif ici, nous louons une chambre à une famille israélite.

A 8 heures tout est prêt pour recevoir notre monde : dans une pièce de 2 mètres de large sur 5 de long dont les murs, le sol et le plafond sont peints en gris, ont été placés sur un escabeau une bougie, une bouteille d’anisette et un verre. Les uns après les autres, une dizaine de Juifs, la plupart à barbe blanche, entrent discrètement et nous voici tous assis par terre en cercle autour de la bougie ; Mardochée remplit le verre d’anisette, l’élève et dit : « A la santé de la Loi ! à la santé d’Israël ! à la santé de Jérusalem ! à la santé du Pays Saint ! à la santé de Sbaot ! à vos santés à tous, ô docteurs ! à ta santé, rabbin Joseph (moi) ! » Il trempe ses lèvres dans le verre et le passe à son voisin qui le vide ; puis le verre fait le tour et chacun des Juifs le vide d’un trait. Mardochée prend la parole : « il s’appelle Mardochée Abi Serour et naquit au fond du Maroc, une ferveur et un amour de l’étude précoces lui firent quitter presque enfant son pays natal ; allant de ville en ville, s’arrêtant partout où enseignait un rabbin célèbre, altéré de la parole de Dieu et fréquentant les hommes pieux, il parvint à dix-huit ans à Jérusalem ; il y passa plusieurs années en compagnie des plus saints docteurs ; ayant recueilli, sans que sa soif fût apaisée, tout ce que l’Orient et l’Occident possédaient de science théologique, il voulut revoir ceux qui lui avaient donné le jour et, franchissant les mers, il regagna le foyer paternel. De tristes changements l’y attendaient ; il avait laissé son père opulent, il le trouva ruiné. Bon fils, il se consacra à ce père âgé et malheureux. Abandonnant ses livres et le projet de retourner dans la Ville Sainte, il se jeta dans le commerce ; les affaires de son père se rétablissaient difficilement, il se dit : « Il faut que j’ouvre un chemin nouveau. » Tous les ans de riches caravanes arrivaient dans son pays, venant d’une ville mystérieuse où jamais Juif n’était entré, Timbouktou, patrie de la poudre d’or, de l’ivoire, des plumes d’autruche, où le négoce, disait-on, rapportait vingt pour un. « J’irai à Timbouktou » dit-il. De son pays à cette ville il y avait trente jours de marche à travers le désert. Il les fit, entra à Timbouktou le premier de sa race, et ouvrit aux Juifs cette voie nouvelle ; en un an il gagna une fortune considérable qu’il apporta à son père ; durant plus de dix années il continua ce commerce ; il traversa quatorze fois le grand désert, ses richesses étaient immenses, ses parents vivaient dans l’abondance, ils avaient des jardins d’orangers, sa mère possédait une caisse pleine de pierres précieuses. Un jour cette prospérité diminua, plusieurs caravanes chargées de ses marchandises furent pillées, ses parents moururent pendant son absence, et des frères s’emparèrent de tout leur héritage fruit de son travail. Affligé de tant de malice, il laissa le commerce et ramassant les débris de sa fortune, dit une seconde fois adieu à sa patrie. Depuis lors il vécut dans diverses villes du Maroc et, en dernier lieu, s’étant marié, s’établit à Alger. Il y vit en paix et dans la crainte de Dieu, ayant trop connu les richesses pour ne les pas mépriser, se trouvant heureux dans l’aisance, partageant ses jours entre l’étude des livres divins et l’éducation de ses enfants. Mais depuis deux ans une infortune domestique trouble ce bonheur. Sa femme avait un jeune frère qu’elle adorait ; il avait toujours vécu avec elle et l’avait suivie sous le toit de son mari ; il y a deux ans, à la suite d’une discussion avec Mardochée, ce jeune homme quitta la maison, depuis on ne l’a pas revu et on n’en a reçu aucune nouvelle : de ce moment la femme de Mardochée ne fait que pleurer, à deux reprises même le chagrin l’a rendue malade. Or il y a quelques jours on lui a dit que son frère était dans le Rif, exerçant le métier de bijoutier, sans pouvoir préciser en quelle ville. Aussitôt elle a supplié son mari d’aller à la recherche du fugitif ; et lui, bon époux, pour rendre le repos et la santé à sa femme, s’est décidé à ce voyage ; il est donc résolu à explorer le Rif, village par village s’il le faut, pour retrouver son beau-frère. C’est ce qui l’amène aujourd’hui à Tlemsen. Pour ce jeune israélite qui l’accompagne, et qu’on l’entend nommer rabbin Joseph, c’est un pauvre rabbin moscovite qui se rend au Maroc, pays des Juifs pieux, pour quêter des aumônes ; Mardochée l’a emmené avec lui et a payé son voyage jusqu’à Nemours par pure pitié. Maintenant il supplie ces docteurs, qui tous ont habité le Rif, de recueillir leurs souvenirs et de lui apprendre s’ils n’ont point connu celui qu’il cherche, un Israélite blond et pale, âgé de vingt-deux ans, nommé Juda Safertani. Quel présent ne fera-t-il pas à celui qui dira où il se trouve ? » Les assistants réfléchissent, cherchent, discutent, mais en vain, aucun d’eux ne connaît Juda Safertani. Mardochée soupire et les prie de lui donner au moins des renseignements sur le Rif : par où y pénètre-t-on ? comment y voyage-t-on ? en quels lieux y a-t-il des Juifs ? Quels sont les hommes influents du pays ? La conversation reprend sur ce sujet, l’anisette l’anime, de nouvelles bouteilles remplacent la première, le verre fait nombre de fois le tour du cercle, on parle très haut et la discussion devient vive sur les meilleurs moyens de parcourir le Rif. Quand nos « cousins » se retirent, il est convenu que nous partirons le lendemain pour Lalla Marnia ; de là nous gagnerons Nemours, d’où nous entrerons, s’il plaît à Dieu, dans le Rif.

14 juin. – Une diligence nous emporte de Tlemsen à 9 heures du matin et nous arrête à 6 heures du soir dans la bourgade de Lalla Marnia. Nous nous installons pour la nuit dans la synagogue ; elle présente l’image de tous les temples juifs que je verrai au Maroc, c’est une salle rectangulaire avec une sorte de pupitre au milieu et, dans le mur, un placard. Le pupitre sert à appuyer le livre de la Loi aux lectures publiques qu’on en fait deux fois par semaine ; dans les communautés riches il est sur une estrade et parfois sous un dais, dans les villages il consiste en une pièce de bois horizontale soutenue par deux poteaux. Le placard contient un ou plusieurs exemplaires de la Loi (Sifer Toura) écrits sur parchemin et roulés sur des cylindres de bois (comme les volumen romains, avec cette différence qu’ils sont roulés sur deux cylindres au lieu d’un), ces doubles rouleaux ont 0,50 centimètres de haut et sont couverts de trois ou quatre enveloppes superposées des plus riches étoffes. Telle est la synagogue ; un banc appuyé au mur en fait le tour et la complète. Nous finissions d’y dîner lorsqu’entrent les uns après les autres trente ou quarante hommes ; ils s’asseyent sur les bancs et causent à voix basse ; ce sont les Israélites du lieu qui viennent faire en commun la prière du soir ; à un signal tous se dressent, se tournent vers l’orient et commencent leur prière, bas ou à mi-voix ; embarrassé, je les regarde pour faire comme eux et, les imitant, je me balance en mesure comme un écolier qui récite sa leçon, tantôt muet tantôt faisant entendre un bourdonnement nasillard. Au bout de huit ou dix minutes chacun fait en même temps un grand salut ; c’est la fin. Les Juifs se mettaient en mouvement pour sortir quand, à ma vive surprise, Mardochée les prie de rester et de l’entendre : il est, dit-il, un pauvre rabbin établi à Alger qu’un malheur oblige à quitter sa femme et ses enfants pour faire, âgé et souffrant, le lointain voyage du Rif. Il va parcourir cette province à la recherche de son beau-frère…, il raconte les histoires d’hier, le désespoir et les maladies de sa femme…, enfin, et voici le comble des maux, il croyait le voyage plus facile qu’il n’est et, si loin encore du terme, il manque déjà d’argent… Ici il se met à verser des larmes et, d’une voix entrecoupée, il supplie ses frères de Lalla Marnia d’avoir pitié de lui et de lui faire quelque aumône. Ils lui répondent sèchement de s’adresser au consistoire d’Oran. Aussi étonné que mécontent de cette comédie, j’en demande, dès que nous sommes seuls, l’explication à Mardochée : « C’était pour m’habituer à mentir », répond-il.

15 juin. – Départ de Lalla Marnia à 4 heures du matin, par la diligence. Arrivée à 10 heures du matin au petit port de Nemours. Nous louons une chambre dans une maison juive et nous nous mettons en quête de renseignements sur le Rif.

Ici notre histoire varie, la mienne surtout. Mardochée raconte sur soi la même chose qu’à Tlemsen, en ajoutant que des gens de cette ville lui ont affirmé avoir connu son beau-frère dans le Rif. Pour moi, je suis un grand médecin et un savant astrologue ; j’ai fait des cures merveilleuses ; les maux d’yeux sont mon triomphe, je guéris les yeux les plus malades, j’ai rendu la vue à des aveugles de naissance. Cette grande science et ces étonnants succès m’ont attiré l’envie des médecins chrétiens, à tel point qu’ils m’eussent fait un mauvais parti si j’étais resté dans mon pays ; j’ai dû fuir et je me suis décidé à aller exercer ma profession au Maroc où, sur la foi de Mardochée, j’espère faire de beaux bénéfices. Mardochée raconta cela en arrivant ; lui ayant défendu de répandre l’histoire sous cette forme, il la répéta les jours suivants en supprimant l’envie des médecins chrétiens et les dangers causés par leur haine.

16 et 17 juin. – Nous cherchons en vain le moyen de pénétrer dans le Rif ; beaucoup d’Israélites rifains consultés déclarent qu’on ne peut y entrer par Nemours qu’avec la protection d’un certain chikh (chef) marocain qui viendra ici peut-être dans quinze jours ou un mois, peut-être plus tard ; et ce moyen même serait incertain ; autant, ajoute-t-on, il est difficile de traverser le Rif en partant d’ici, autant cela est facile en partant de Tétouan, où des hommes influents peuvent donner des recommandations efficaces. Je ne veux pas attendre quinze jours ou un mois à Nemours ; mieux vaut gagner Tétouan par mer et commencer de là mon voyage : je partirai pour Tanger par le prochain paquebot.

18 juin. – Un vapeur paraît en rade. Il va à Tanger par Gibraltar. Je m’y embarque avec Mardochée. Juifs, nous prenons la dernière classe et nous faisons la traversée sur le pont en compagnie d’Israélites et de Musulmans. Départ à 9 heures du matin par un assez mauvais temps.

19 juin. – Je m’éveille en rade de Gibraltar. Le paquebot restera à l’ancre toute la journée, je descends à terre et je visite la ville ; Mardochée demeure à bord, un petit Juif de dix-huit ans qui sait l’espagnol m’accompagne, pour moi j’ignore toute langue hors l’arabe ; mon excursion aura un but pratique, on nous donne dans le paquebot une eau très sale, j’emporte une grande marmite de fer que je rapporterai pleine d’eau. Je me promène cinq heures à Gibraltar ma marmite à la main, je pousse jusqu’à un village espagnol situé à un kilomètre de la ville ; en franchissant la frontière je vois des sentinelles anglaises et espagnoles monter la garde à 60 mètres de distance, autant les premières sont bien tenues, autant les secondes le sont mal.

20 juin. – Quitté Gibraltar à midi ; arrivé à Tanger à 2 heures 45 minutes.

Le 20 juin 1883 commença vraiment mon voyage, qui dura jusqu’au 23 mai 1884. Pendant ce temps, ma prétendue histoire ne varia guère, j’étais un rabbin d’Alger allant, aux yeux des Musulmans quêter des aumônes, m’enquérir du sort et des besoins de mes frères aux yeux des Juifs. Mardochée était de Jérusalem, pour les Musulmans il demandait la charité, pour les Juifs il remplissait la même mission que moi. Il ne fut plus question de Juda Safertani ni de médecine ; celle-ci avait un double inconvénient : les Marocains pour qui tout Chrétien naît médecin étaient disposés, par cette profession, à soupçonner ma race ; puis la boîte de médicaments inspirait la convoitise, une boîte suppose un trésor et on disait que j’avais deux caisses d’or avec moi. A Fâs, dans le courant du mois d’août, instruit par l’expérience des premiers jours de route, je me défis de mes remèdes et je modifiai mon bagage et mon costume ; les boîtes furent remplacées par un sac en poil de chèvre, je supprimai dans ma tenue ce qui rappelait le Juif d’Orient, c’est-à-dire la calotte rouge, le turban noir, les souliers et les bas, et j’adoptai la calotte noire, le mouchoir bleu et les belras (babouches) noires des rabbins marocains ; je laissai pousser des nouader, mèches de cheveux placées à côté des tempes qui tombent jusqu’aux épaules ; mon costume était dès lors celui de tous les Juifs du Maroc ; il ne varia plus, si ce n’est qu’au début de l’hiver j’y ajoutai un khenif (bernous noir à laine jaune). A Fâs j’organisai définitivement mes moyens de transport ; jusque-là j’avais loué des mulets, j’en achetai deux qui nous portèrent Mardochée et moi, avec notre bagage, pendant dix mois, jusqu’à notre retour à la frontière algérienne.

Les premiers jours de mon voyage, j’avais trouvé gîte tantôt en des chambres louées dans des maisons juives, tantôt dans les synagogues. A Tanger et à Tétouan je louai des chambres, au delà de Fâs cela ne m’arriva plus. A partir de là je passai mes nuits à la belle étoile dans le désert, sous des abris fournis par l’hospitalité juive ou musulmane dans les lieux habités. Lorsqu’on faisait halte dans un endroit habité, groupe de tentes ou village, s’il n’y résidait pas de Juifs mon escorte me gardait avec elle et me faisait donner l’hospitalité par la famille à qui elle-même la demandait ; lorsqu’il y avait une communauté israélite, l’escorte me conduisait à la synagogue où Mardochée et moi déchargions nos mules et nous installions provisoirement, en attendant que le rabbin et les Juifs du lieu vinssent nous offrir l’hospitalité. Notre qualité de rabbins nous donnait droit à l’hospitalité complète, abri et nourriture ; l’entretien des docteurs de passage pèse sur toutes les familles, un tour règle l’ordre dans lequel elles y participent ; dans les lieux pauvres les rabbins gardent pour logis la synagogue, l’hospitalité porte sur les seuls aliments, et le « tour » n’exige de chaque famille qu’un jour ou qu’un repas, de sorte qu’on va successivement chez tous les habitants ; dans les localités riches l’hospitalité comprend le logement et dure deux jours, quatre jours, huit jours ; le tour astreint à nourrir un rabbin, de sorte que chez les Juifs, Mardochée et moi étions d’ordinaire séparés pour les repas, mais on admettait que nous logeassions ensemble chez l’un des deux hôtes. Dans de rares endroits nous fûmes reçus ensemble et pour un temps illimité, en dehors du tour, par des familles riches ; en quelques lieux misérables les Juifs nous tournèrent le dos, nous sachant à la synagogue, ils n’y vinrent pas et se passèrent d’y faire leur prière pour se dispenser de nous recevoir, nous dûmes retourner à notre escorte et demander un abri à des Musulmans. Chez les Musulmans comme chez les Juifs, l’hospitalité est gratuite, je remerciai par un cadeau consistant en sucre ou en thé, parfois en corail ou en un mouton.

MARDOCHÉE ABI SEROUR.

Mardochée Abi Serour, fils de Iaïs Abi Serour, originaire de Mhamid el Rozlân, naquit au sud du Maroc dans l’oasis d’Aqqa, vers 1830. Agé de moins de quatorze ans, il quitta son pays pour compléter ses études théologiques. Il étudia à Merrâkech, à Mogador et à Tanger où il s’embarqua pour la Palestine. Après être demeuré un ou deux ans en terre sainte et y être devenu rabbin sacrificateur, il gagna l’Algérie où il passa quelques mois à Philippeville comme rabbin officiant, puis, se souvenant de sa patrie, il fit voile pour le Maroc et retourna à Aqqa. Il n’avait pas vingt-cinq ans. Séduit par la perspective d’une fortune rapide, il se jeta dans une entreprise audacieuse : le premier de sa race, il entra à Timbouktou. Son arrivée au Soudan et les débuts de son séjour furent entourés de cent périls, il se maintint à force de courage et de ruse ; son négoce prit bientôt une grande prospérité, avec la fortune vinrent la sécurité, le crédit, la puissance même. En peu de temps, il fut le marchand le plus considérable de Timbouktou ; il y eut alors pour lui dix ou douze ans de prospérité et de bonheur ; son commerce consistait dans l’échange des produits du Maroc et du Soudan, le désert était sillonné des caravanes qui portaient ses marchandises, sa fortune s’élevait à deux cents ou trois cent mille francs, son nom était honoré à Timbouktou et à Mogador et connu de toutes les tribus du Sahara. Chaque année il venait passer deux ou trois mois au Maroc ; vers 1865 il s’y maria. Il projetait d’emmener sa femme au Soudan et d’y fonder une communauté israélite lorsque sa brillante étoile se voila soudain. En revenant des environs de Mogador où s’était célébré son mariage il reçut à Aqqa la nouvelle que plusieurs caravanes qui lui appartenaient venaient d’être enlevées par des pillards ; quelques jours après, des Musulmans arrivant de Timbouktou lui rapportent qu’en son absence un de ses frères, laissé à la tête de sa maison, était mort et qu’aussitôt le chef de la ville avait confisqué le contenu de la demeure du défunt, sous le prétexte de dettes prétendues. Prévoyant de graves difficultés Mardochée laisse sa femme à Aqqa, chez son père, et se hâte de partir seul pour le Soudan. Tous les ennuis l’y attendaient. Le chef refusa de rendre ce qu’il avait confisqué et devint malveillant, l’envie longtemps contenue des concurrents se déchaîna à la vue de la disgrâce et du malheur et éclata en hostilité bruyante. Mardochée sentit que pour le moment, la résidence de Timbouktou ne lui était pas possible, il réunit les débris de sa fortune, quarante mille francs, et quitta le Soudan.

Il reprenait triste et découragé cette route du Maroc qu’il avait si souvent parcourue plein de joie et d’espoir ; seuls un Juif, un esclave noir et un guide arabe très sûr nommé El Mokhtar l’accompagnaient ; tous quatre étaient montés sur des chameaux de course (meharis) et marchaient vite, sans bagages ; Mardochée avait converti tout son avoir en poudre d’or, deux petites outres contenaient le trésor, il en portait une, le Juif l’autre. Ce n’est pas sans danger qu’une aussi faible troupe s’engage dans le Sahara, d’ordinaire on le franchit en nombreuse caravane, mais les caravanes mettent trente jours pour exécuter le trajet et, monté comme il l’était, Mardochée espérait le faire en vingt et un ; plusieurs fois il avait ainsi traversé le désert, toujours avec succès. Les dix-huit premiers jours de route se passèrent heureusement, les voyageurs ne rencontrèrent pas un être humain, El Mokhtar les conduisait en dehors des directions suivies et les arrêtait à des points d’eau connus de lui presque seul. Ils venaient de faire halte à l’un d’eux que Mardochée voyait pour la première fois, c’était un petit marécage bordé de gazon caché au fond d’un cirque de dunes, les deux Juifs commençaient à s’y reposer le cœur plein de joie et d’actions de grâces, car ils se voyaient au terme de leurs périls, trois journées les séparaient d’Aqqa et ils faisaient leur dernière provision d’eau. Tout à coup, El Mokhtar qui était allé faire le tour du marécage arrive en courant, l’air très inquiet, il vient d’apercevoir à l’autre bord les traces fraîches de nombreux chameaux, plus de quatre-vingts se sont désaltérés ici il y a quelques heures ; reviendront-ils ? de quel côté sont-ils allés ? il y va de la vie de le savoir : El Mokhtar s’élance sur son mehari et vole en reconnaissance dans la direction des traces. Mardochée le suit des yeux et le voit s’éloigner dans les dunes, paraissant et disparaissant entre les vagues de sable. Pour lui, il prend à la hâte ses mesures en prévision d’une surprise : des vêtements musulmans et une pacotille de parfumerie avaient été apportés par précaution ; en un clin d’œil les deux Juifs se déshabillent, se travestissent en Musulmans, enfouissent la poudre d’or au pied d’un gommier ; « Tu t’appelles Moulei Ali et je m’appelle Moulei Ibrahim, dit Mardochée à son compagnon ; nous sommes deux chérifs du Tafilelt qui allons au Sahel faire le commerce des parfums ». Une question se pose s’ils sont pillés, leur esclave dira d’où ils viennent et avouera la présence de l’or ; il faudrait le tuer ; mais ce malheureux n’a pas vingt ans et il a été nourri chez Mardochée dès son enfance ; après des hésitations la pitié l’emporte, on ne le tuera pas. Ils se remettent à scruter l’horizon mais n’aperçoivent plus El Mokhtar. Soudain, il apparaît sur une crête rapprochée, arrivant à toute bride et leur faisant avec le pan de son bernous des signes désespérés. Ils courent aux montures ; c’était trop tard : El Mokhtar n’avait pas avancé de cent mètres qu’au milieu d’une violente poussière une nombreuse troupe de meharis se profile, lancée à la poursuite du guide : des coups de feu retentissent : El Mokhtar tombe, il était mort, une balle l’avait atteint à la tête. Un instant après Mardochée était entouré de soixante Arabes : sans dire un mot, ils éventrent les sacs qui contiennent les effets ; n’y découvrant rien de valeur, ils saisissent les deux Juifs et les déshabillent ; Mardochée a beau crier, les appeler mécréants, dire qu’il s’appelle Moulei Ibrahim, turban, bernous, chemise volent en un instant ; « Impies ! enlèverez-vous le pantalon à un enfant du prophète ? » Il n’avait pas achevé et le pantalon avait suivi le chemin du reste. Les vêtements arrachés sont fouillés, retournés, examinés dans tous les sens, on n’y trouve rien. Furieux, les pillards se retournent vers les deux hommes qui sont nus sur le gazon : « D’où viennent-ils ? qui sont-ils ? demandent-ils tous à la fois. Ils ne sont pas là sans motif. Ils ont des marchandises ! Ils doivent venir du Soudan ! Ils ont de l’or ! Où est-il ? Qu’ils avouent ou, par Dieu, on les tue sur l’heure. » En criant, ils les poussent, les tirent et brandissent leurs armes… Or à leur langage Mardochée a reconnu des Arabes du Sahel, région peu éloignée de sa patrie, à l’instant il change de plan et se mettant à rire : « Ia ! que ne dites-vous que vous êtes des Regibat ? Je suis des vôtres. Que Dieu maudisse Moulei Ibrahim et Moulei Ali ! Nous nous appelons Mardochée et Isaac et nous sommes des Juifs d’Aqqa ! vous ne ferez pas de mal à de pauvres Juifs vos serviteurs. Comment aurions-nous de l’or ? Nous revenons d’Aqqa et nous nous rendions dans votre tribu même vous vendre des parfums, voyez notre pacotille. Ce discours jette le doute dans l’esprit des pillards, l’accent et le visage des deux hommes sont ceux d’Israélites, les boîtes de parfums semblent indiquer qu’ils disent vrai : ils fouillent une seconde fois les bagages. Mardochée avait changé de plan parce qu’il sentait que s’il persistait à se dire chérif on prendrait ce qu’il avait et on le tuerait pour éviter les représailles ; Juif, on lui prendrait tout mais peut-être lui laisserait-on la vie, n’ayant pas de vengeance à redouter de lui. A aucun prix il n’avouerait avoir de l’or, ce qui accroîtrait son péril. Les Arabes ne trouvaient définitivement rien, et tout leur montrait la sincérité de Mardochée ; ils se disposaient à emmener les meharis et l’esclave avec le bagage et à laisser les deux Juifs se tirer d’affaire comme ils pourraient ; nus, sans nourriture, sans guide, ils regagneraient Aqqa ou mourraient en route, à la grâce de Dieu. Mardochée gémit, pleure, supplie qu’on lui laisse au moins un chameau et une outre, on le repousse durement. Il s’attendait à ce refus, sa demande était une comédie : en réalité il était content ; il gardait la vie et son or et, connaissant le pays, atteindrait facilement Aqqa ; dans moins d’une heure, quand les Arabes auraient disparu, il partirait. Ses spoliateurs chargent ses meharis et quelques-uns déjà se mettent en marche. Tout à coup l’un d’eux, en consolidant le bât d’un des quatre animaux, aperçoit par une déchirure des brins de paille du rembourrage ; il en tire un : « Ia ! revenez ! Ia, revenez ! s’écrie-t-il. De la paille du Soudan ! Le Juif a menti : il vient du Soudan. » En moins de deux minutes tous les Arabes se pressent sur Mardochée : « L’or ! l’or ! » est le seul cri qu’on entende. « Par Dieu ! je n’en ai pas. Par notre seigneur Moïse ! je n’en ai pas. O Messeigneurs, je n’en ai pas, je n’en ai pas ! » Plus d’histoires, on lui met un poignard sur la gorge : « Où est-il ? – Je n’en ai pas. » On enfonce un peu l’arme, le sang coule : « Je n’en ai pas ! » murmure-t-il à demi-évanoui. La question recommencera lorsqu’il sera remis, pendant qu’il reprend ses sens on passe à l’autre Juif ; il voit couler son sang sans avouer. On le laisse pâmé et on court à l’esclave : « D’où viens-tu ? – De Timbouktou. – Tes maîtres ont-ils de l’or ? – Non. » A son tour il sent la pointe d’une lame s’appuyer sur sa gorge, le pauvre nègre tremble : « J’ignore s’ils ont de l’or, gémit-il, mais ils ont creusé tout à l’heure au pied de cet arbre, voyez… » C’était inutilement que Mardochée et son compagnon s’étaient laissé blesser et presque égorger, leur secret était découvert, Mardochée était ruiné, et probablement on le tuerait pour empêcher toute vengeance après un vol aussi considérable. Pour la seconde fois en ce jour la sécurité faisait place à un danger suprême… Il ne fallut pas longtemps pour déterrer le trésor. Qui peindra l’allégresse des Arabes à la vue de tant d’or ? Il ne fut plus question de partir ; on tua un chameau et on ne pensa plus qu’à manger pour fêter une telle prise. Les deux Juifs passèrent cette journée et la nuit au milieu du cercle des Arabes, assistant à leur réjouissance sans savoir ce qu’ils deviendraient.

Le lendemain, les Arabes voulurent diviser l’or entre eux. Ils étaient soixante cavaliers ; ne sachant comment faire soixante parts égales, ils ordonnèrent à Mardochée de faire le partage : on mit entre ses mains la petite balance trouvée dans ses bagages et, durant deux journées, il dut peser son propre or sous les yeux de ses ravisseurs et s’ingénier à leur en composer soixante parts semblables. Le malheureux regardait cela comme un répit, il s’attendait à être égorgé dès qu’il aurait achevé sa besogne. D’ailleurs n’allait-il pas périr de faim ? tout aliment lui était refusé, il se nourrissait d’herbe depuis sa captivité. La plupart des pillards étaient des Regibat, quelques Oulad Deleïm les accompagnaient, le second jour du partage Mardochée entendit un des hommes qui l’entouraient parler de la tribu des Chqarna comme en faisant partie : « Y a-t-il aussi des Chqarna parmi vous ? » demanda Mardochée. – « Oui, nous sommes cinq Chqarna ici, un tel, un tel, un tel… ». Quelques heures après les Arabes s’étaient disséminés pour faire la sieste, Mardochée se dirigeait vers le Chqarni2 qui lui avait parlé et tombait à ses pieds la main attachée à son bernous : « Par Dieu et votre honneur ! Dieu me met sous votre protection, ne me la retirez pas. J’ai une debiha3 sur les Chqarna, je m’appelle Mardochée Abi Serour, un tel d’entre vous est mon seigneur. Par Dieu et votre honneur ! sauvez-moi, montrez que les Chqarna défendent leurs clients et que leur sauvegarde n’est pas vaine. » Le Chqarni se trouvait parent du seigneur de Mardochée, il répondit que pour l’or il ne pourrait pas le faire rendre, d’autant plus qu’on l’avait pris avant la connaissance de la debiha, mais qu’il garantirait la vie des deux Juifs, il ne pouvait prendre d’autres engagements à cause du petit nombre de Chqarna présents au rezou4. Le soir du même jour, le partage terminé, les Arabes tinrent conseil ; on discuta ce qu’on ferait, il fut résolu qu’on battrait le désert dans la même région, puis on parla de Mardochée, la plupart étaient d’avis de le tuer avec son compagnon ; les cinq Chqarna s’y opposèrent : Mardochée, reconnu client de leur tribu, était désormais, déclarèrent-ils sous leur protection. Une discussion violente s’engagea, le chef du rezou, un Regibi5, voulait la mort des Juifs, ses Regibat criaient avec lui. Les Chqarna furent fermes, et quand on les vit prêts à combattre plutôt que d’abandonner les suppliants on leur céda.

Mardochée mena une triste vie pendant la semaine qui suivit : le rezou avait repris ses courses ; il parcourait souvent 50 kilomètres par jour, à une allure rapide, les deux Juifs couraient nus à côté des montures des Chqarna dont ils n’osaient s’éloigner, la faim les tourmentait, leurs protecteurs n’ayant que le strict nécessaire ne pouvaient rien leur donner ; des herbages, les os que jetaient les Musulmans tout impurs qu’ils étaient, une pincée de thé obtenue par charité furent pendant cette période la seule nourriture de Mardochée et de son compagnon. Combien de temps se prolongerait cette existence ? Mardochée se le demandait accroupi près d’un puits où l’on campait le huitième jour : en vain il avait prié les Chqarna de le conduire à Aqqa, ils lui avaient répondu que s’ils se séparaient du rezou, celui-ci, le pacte d’union rompu, les poursuivrait et les attaquerait après leur départ, l’objection était fondée et Mardochée n’insista pas ; d’où viendrait donc la délivrance ? arriverait-elle à temps ? Les Arabes étaient disséminés par petits groupes, dormant, se reposant, réparant les harnachements, apprêtant le repas du soir, les chameaux paissaient à l’aventure dans la large vallée où était le puits. Soudain un tourbillon de poussière apparaît au bout de la vallée, il approche comme un ouragan, quelques Arabes se lèvent effarés, aucun n’a encore saisi ses armes et le nuage est là, s’arrête et montre deux cents cavaliers montés sur des méharis. Un homme en sort et marche aux Regibat, son chameau blanc se couche, il pose sur la tête de l’animal un de ses pieds chaussés de hauts brodequins, et mettant en joue le chef des Regibat : « Que Dieu maudisse les Regibat et Sidi Hamed le Regibi leur patron ! Que Dieu fasse brûler vos pères et vos ancêtres ! Vous avez opprimé nos frères et voulu mettre à mort nos clients, à cette heure vous êtes à notre merci. Ia, femmes ! qui n’avez de cœur que contre les Juifs, vous allez apprendre ce qu’est la parole d’hommes ! »

C’était le chef des Chqarna qui parlait ainsi ; célèbre dans le Sahara pour son éclatant courage, on le reconnaissait de loin à sa blanche monture, mieux dressée que le meilleur cheval et instruite à obéir à sa voix. L’homme qui avait pris Mardochée sous sa protection avait envoyé un serviteur l’avertir des dangers que couraient les Chqarna et leurs protégés et il venait tirer ses frères des mains des Regibat.

Les Chqarna n’usèrent de leur avantage que pour emmener les leurs et les deux Juifs. Mardochée, renvoyé à Aqqa sous bonne escorte, retrouva enfin sa maison. Quant au rezou, cette aventure lui porta malheur ; étant allé attaquer une fraction des Berâber, il fut si vigoureusement reçu que son chef et la plupart des cavaliers furent tués et que très peu revinrent ; le Sahara se souvient encore, après vingt ans, du désastre de ce rezou.

Mardochée était de retour à Aqqa qu’il avait cru ne jamais revoir, mais il revenait ruiné et un plus grand chagrin l’attendait : pendant son absence son père et sa mère avaient quitté ce monde. Leur héritage aurait dû être considérable, il se trouva peu de chose. Mardochée, froidement accueilli par ses frères, qui avaient sans doute soustrait une partie de la succession, résolut d’abandonner un pays où il avait trouvé tant de tristesses. Vendant ce qui lui restait, il alla une dernière fois sur la tombe de ses parents, en détacha un petit fragment, relique qui ne devait plus le quitter, et partit avec sa femme pour Mogador.

Là commence une nouvelle période dans la vie de Mardochée, période remplie par ses relations avec les Européens et qui embrasse le reste de son existence. A Mogador il fut découvert par M. Beaumier, consul de France, orientaliste consciencieux et membre zélé de la Société de Géographie. M. Beaumier le mit en rapport avec cette Société laquelle le fit venir deux fois à Paris et le chargea de missions dans le Maroc méridional. Dans ses voyages en France Mardochée entra en relations avec l’Union israélite universelle et avec divers savants tels que le docteur Cosson qui, par les secours qu’ils lui donnèrent et les missions rétribuées qu’ils lui confièrent, l’aidèrent à vivre pendant quelques années. Mardochée fit ainsi, de 1870 à 1878, deux ou trois itinéraires pour le compte de la Société de Géographie et plusieurs collections de plantes pour le docteur Cosson ; ces travaux ne répondirent pas à ce qu’on avait attendu, car à la fin de ce temps on cessa de lui en confier. Sur ces entrefaites M. Beaumier mourut. Le gagne-pain et le protecteur disparaissaient en même temps. Sans moyens d’existence à Mogador, où il était mal vu de ses coreligionnaires, Mardochée s’embarqua pour l’Algérie avec sa femme et ses enfants et, appuyés par la Société de Géographie, demanda au gouvernement français une place qui lui fournît de quoi vivre. On le nomma rabbin instituteur à Oran, puis à Alger.

Un jour de février 1883, j’étais à la bibliothèque de cette dernière ville, causant avec le conservateur M. Mac Carthy, lorsque nous vîmes entrer un Juif de cinquante à soixante ans, grand, fort, mais voûté et marchant avec l’hésitation de ceux qui ont mauvaise vue ; quand il fut près je vis qu’il avait les yeux rouges et malades ; il portait une longue barbe noire mêlée de poils blancs ; sa figure respirait plutôt la bonhomie et la paix qu’autre chose. Il était vêtu à la mode syrienne : un caftan grenat serré par une ceinture lui tombait jusqu’aux pieds, par-dessus pendait un manteau de drap bleu de même longueur ; il était coiffé d’une calotte rouge entourée d’un turban noir ; à sa main était une tabatière où il puisait continuellement ; ses habits autrefois riches, étaient vieux et malpropres et toute sa personne révélait un homme pauvre et négligent. « Qui est ce Juif ? demandai-je. – C’est votre affaire, un homme qui a passé toute sa vie au Maroc, est né à Aqqa, a infiniment voyagé, a été plusieurs fois à Timbouktou et peut vous donner des renseignements précieux ; c’est ce rabbin Mardochée dont il est question dans les bulletins de la Société de Géographie. » j’allai à Mardochée et le questionnai, jugeant qu’il pouvait me fournir de bonnes indications, je pris son adresse et allai le voir. Un Musulman de Mascara avec qui je devais partir pour le Maroc m’ayant écrit sur ces entrefaites qu’il ne pourrait m’accompagner par suite d’affaires de famille, je proposai à Mardochée de l’emmener à sa place ; il y consentit, à la condition que je prendrais le costume israélite. Je ne vis que des avantages à ce déguisement. Restait à faire mes conventions avec Mardochée. M. Mac Carthy, muni de mes pouvoirs, se chargea de la négociation et, après de longs débats, rédigea en écrit que Mardochée et moi signâmes et qui resta à la bibliothèque d’Alger. En voici le résumé :

« Mardochée laisserait à Alger sa femme et ses enfants durant tout mon voyage. Il m’accompagnerait et me seconderait fidèlement en tous les lieux du Maroc où il me plairait d’aller. De mon côté je lui donnerais 270 francs par mois ; 600 francs lui seraient remis avant le départ, le reste au retour : si mon absence durait moins de six mois, il recevrait cependant six mois d’appointements. L’entretien de Mardochée durant le voyage serait à ma charge. Si Mardochée m’abandonnait au cours du voyage, sans ma permission, il perdait par là même ses droits à toute rémunération pour le temps passé avec moi, quelle que fût la durée de ce temps, et il devenait lui-même débiteur envers moi des 600 francs qui lui avaient été donnés d’avance. »

L’obligation pour mon compagnon de laisser sa famille à Alger me garantissait contre toute idée de trahison de sa part. L’article par lequel il perdait sa rémunération en me quittant malgré moi m’assurait qu’il ne m’abandonnerait pas. Ces deux clauses, inspirées à M. Mac Carthy par sa connaissance des Juifs algériens sauvèrent le succès de mon voyage et probablement ma vie ; que de fois Mardochée voulut me laisser ! et que de fois les conditions souscrites le retinrent seules !

Ces conventions furent signées en mai 1883 ; quelques jours après, le 10 juin, Mardochée et moi partions ensemble pour le Maroc.

J’ai peu parlé de Mardochée dans la relation de mon voyage, à peine l’ai-je mentionné. Sa part fut grande pourtant, car il était chargé des relations avec les indigènes et tous les soins matériels retombaient sur lui : discours aux Juifs et aux Musulmans, explications sur les motifs du voyage, organisation des escortes, recherche du logis et de la nourriture, il s’occupait de tout cela ; je n’intervenais que pour approuver ou dire non. Intelligent, très et trop prudent, infiniment rusé, beau parleur et même éloquent, rabbin assez instruit pour inspirer de la considération aux Israélites, il me rendit de grands services ; je dois ajouter qu’il se montra toujours vigilant et dévoué à veiller à ma sûreté. Si j’ai tu tant de services c’est parce que celui qui me les rendit fut en même temps par sa mauvaise volonté un obstacle constant et considérable à l’exécution de mon voyage ; tout en contribuant au succès de mon entreprise il fit, du premier jour jusqu’au dernier, tout ce qui fut en lui pour la faire échouer. En quittant Alger Mardochée, qui ne connaissait du Maroc que les environs d’Aqqa et le littoral, croyait partir pour un voyage facile et sans dangers. Je lui avais détaillé les lieux que je voulais visiter, mais comme il ne connaissait même pas les noms de la plupart, cette énumération n’éveilla aucune idée dans son esprit. Au reste, il se disait sans doute qu’une fois au Maroc il ferait ce qu’il voudrait d’un compagnon si jeune et modifierait à son gré mes projets. Or la route se trouva pleine de périls et il ne put rien changer à mes desseins. Il y eut là une double déconvenue pour lui ; les conditions du voyage furent en fait très différentes de ce qu’il les avait pensées. Il ne s’y résigna pas sans lutte, de là nos démêlés. Dès Nemours nous eûmes de graves discussions et il parla de retourner à Alger ; le Rif en était cause ; aux premiers mots des dangers de cette région il déclara ne pas vouloir y entrer ; je lui ordonnai de chercher les moyens d’y pénétrer et je les cherchai moi-même. A Tétouan la même querelle dura quinze jours ; à Fâs elle se renouvela avec une violence extrême et là Mardochée fut réellement sur le point de me quitter, tant il redoutait la route qui me conduisit à Bou el Djad. Depuis Fâs la dispute ne cessa pas ; deux motifs la faisaient renaître chaque jour : Mardochée ne voulait pas suivre l’itinéraire que j’avais fixé, et il voulait voyager lentement ; j’étais décidé, au contraire, à exécuter exactement mon plan primitif, et je tenais à marcher sans perte de temps. Sur le premier point je ne cédai jamais à partir de Fâs et mon itinéraire s’exécuta selon ma volonté. Sur le second point je n’eus pas le même succès et, malgré mes reproches, nous avançâmes avec une grande lenteur jusqu’à mon départ de Tisint pour Mogador ; si la fin de mon voyage s’exécuta plus vite c’est que je promis à Mardochée une gratification si nous étions à Latta Marnia le 25 mai. Entre ces deux parties de mon voyage je faillis me séparer de Mardochée. Lorsque j’allai à Mogador je le laissai à Tisint et partis avec un Musulman, le Hadj Bou Rhim, excellent homme dont je ne puis assez me louer ; je voyageai avec lui du 9 janvier au 31 mars 1884 ; de retour à Tisint, je lui proposai de remplacer Mardochée et de m’accompagner jusqu’en Algérie ; il avait accepté et j’avais déjà donné à Mardochée son certificat et la somme nécessaire pour regagner Alger quand un obstacle empêcha le Hadj Bou Rhim de partir. Je repris Mardochée qui en fut trop heureux.

Si j’eus à me plaindre de la mauvaise volonté de Mardochée, il est juste de dire qu’elle ne fut inspirée par aucune intention désobligeante à mon égard : la crainte du péril causa son opposition à mon itinéraire ; l’amour du repos et l’intérêt qu’il avait à prolonger des services payés au mois entretinrent sa lenteur.

Après son retour du Maroc, en 1884, Mardochée ne sortit plus d’Alger. Usé par les labeurs de sa carrière aventureuse, il ne devait plus vivre longtemps ; le mois de mars 1886, mon compagnon quitta ce monde.

1  Les pages 15 à 35, spécialement rédigées par Ch. de Foucauld pour son cousin, n’ont pas figuré dans l’édition de 1888.

2  Singulier de Chqarna : un Chqarni, des Chqarna.

3  La debiha est l’acte par lequel on se place sous la protection perpétuelle d’un homme ou d’une tribu. C’est une anaïa prolongée.

4  On appelle rezou des troupes de partisans qui se réunissent pour exécuter des coups de main, razia. Les rezous n’ont pour but que le pillage ; ils opèrent soit contre les caravanes et les voyageurs, soit contre des tribus ennemies.

5  Singulier de Regibat : un Regibi, des Regibat.

I DE TANGER A MEKNAS

1°. – DE TANGER A TÉTOUAN.

Je débarquai à Tanger le 20 juin 1883, accompagné du rabbin Mardochée. N’ayant aucune chose nouvelle à voir en cette ville, qui est connue par maintes descriptions, j’avais hâte de la quitter. Ma première étape devait être Tétouan. Je m’informai, aussitôt arrivé, des moyens de m’y rendre. Il y avait une journée de marche ; de petites caravanes partaient quotidiennement de Tanger ; la route était sûre : inutile de prendre d’escorte. Je décidai le départ pour le lendemain.

Malgré le peu de temps que je passai à Tanger, c’en fut assez pour que le ministre de France, M. Ordéga, à qui M. Tirman, gouverneur général de l’Algérie, avait bien voulu me recommander, me fît, avec une bienveillance et une bonne grâce sans égales, préparer des lettres pour ses agents, m’en fît donner une de Moulei Abd es Selam, le célèbre cherif d’Ouazzân, ordonnant à quiconque était son ami de me prêter aide et protection, enfin me munît de toutes les recommandations qui pouvaient m’être utiles au cours de mon voyage. Il n’en fut pas une qui ne me servît par la suite ; aussi eus-je plus d’une fois à me souvenir, avec reconnaissance, de la sollicitude dont j’avais été l’objet.

21 juin 1883. –