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Jules Lermina

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Extrait : "Il deviendra bientôt plus facile de reconstituer l'antique cité des Pharaons ou les capitales des anciens Celtes que de donner aux Parisiens d'aujourd'hui une idée exacte de ce qu'était leur ville, telle que l'habitaient nos pères de 1815. Le Paris du commencement du siècle était vieux comme la société que la Révolution avait balayée, vieux comme les préjugés ; il avait contracté toutes les maladies : engorgement des poumons, hypertrophie du cœur, cancer de l'estomac."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I

Il deviendra bientôt plus facile de reconstituer l’antique cité des Pharaons ou les capitales des anciens Celtes que de donner aux Parisiens d’aujourd’hui une idée exacte de ce qu’était leur ville, telle que l’habitaient nos pères de 1815.

Le Paris du commencement du siècle était vieux comme la société que la Révolution avait balayée, vieux comme les préjugés ; il avait contracté toutes les maladies : engorgement des poumons, hypertrophie du cœur, cancer de l’estomac. Si le cerveau restait sain, la vie ne circulait plus qu’avec difficulté dans ses veines, où l’embolie était à l’état chronique ; grâce aux opérations miraculeuses de la chirurgie civilisatrice, aujourd’hui l’air et la lumière ont pénétré dans ce corps que menaçaient, non l’anémie, mais la pléthore, l’apoplexie.

Avenues, quais, places, squares, autant de soupapes ouvertes à cette activité, jusque-là comprimée, qui se heurtait, grondait, escaladait et retombait, vague vaincue, mais non domptée, sûre de la victoire finale.

Nos enfants, qui n’ont même pas connu le Paris de 1848, ne le peuvent imaginer différent, sauf quelques nuances, de ce qu’il est aujourd’hui.

En 1815, voici : les grandes voies s’appellent rue Saint-Honoré, rue Saint-Denis, rue Neuve-des-Petits-Champs. La rue de Rivoli s’arrête à la place du Palais-Royal, qu’encombre la fontaine du Château-d’Eau.

Dans le périmètre que bornent, au nord et à l’est, les boulevards, la rue du Temple, à l’ouest la butte des Moulins, fangeuse et honteuse, au sud les quais, trempant leurs pieds dans la Seine boueuse, l’enchevêtrement est formidable.

Les rues Chausseterie, Poterie, Friperie, Grogneric, Cordonnerie, Trousse-Vache enserrent la Halle et l’étranglent.

Du quai de Gesvres à la porte Saint-Martin la place aux Veaux, les rues Brise-Miche, du Poirier, Beaubourg, Transnonnain, Frépillon, Lacroix, on ne respire qu’à la rue Mestay.

La rue de Provence s’achève en rue de l’Égout, la rue Saint-Lazare se noie dans la Pologne, ses culs-de-sac et ses guinguettes.

Le centre du Paris disputeur, bravache, impertinent, c’est le Palais-Royal avec sa Rotonde, où les curieux, pour deux sous, lisent les journaux du jour ; avec son café de Chartres, où naguère les cocardes vertes et les cocardes blanches – Montagne et Gironde – ont lutté jusqu’à la mort et où maintenant les coquilles aux champignons – mets exquis – enlèvent au café Hardy la clientèle des gourmets fatigués des rognons qui firent fureur ; avec son café Lemblin, rendez-vous des bonapartistes purs, ses maisons de jeu qui puent l’or et la débauche, son magasin du Bras-d’Or, première maison de confections pour hommes qui ait réalisé la transformation instantanée du paysan en dandy ; avec ses galeries de bois où l’on vend de tout, même des modes ; avec ses frères Provençaux où les heureux du jour dépensent jusqu’à deux louis – 40 francs ! ! ! – pour leur dîner.

Au-delà des boulevards, les Percherons, Coquenard, la Nouvelle-France, Saint-Laurent, les faubourgs entassés, encombrés, venant, en terrains déserts, mourir au pied de l’enceinte, mur noir.

Sur la rive gauche, nous avons connu la rue de La Harpe, serpentant, dans la boue, entre les ruines de d’Harcourt et les murs sombres de Saint-Louis. Sur les plans de 1815, vaniteux et menteurs, Saint-Jacques se détache en une ligne blanche : grande voie ! Du faubourg Saint-Germain, bien délimité par les rues de Seine, de Tournon et du Luxembourg, s’étendent jusqu’à la Bièvre, labyrinthe grumeleux comme un nid de chenilles, les ruelles du Champ-de-l’Alouette, de Croulebarbe, jusqu’à l’hospice des Capucines, cloaque le jour, coupe-gorges la nuit. Le Panthéon semble porté par un animal aux tentacules enchevêtrées.

Parlerons-nous de la Cité et de ses bouges, Draperie, Calandre, Fèves, Marmousets, de l’île Saint-Louis, de l’île Louviers, qui est un désert mal famé.

Paris luxe, espace et lumière, ne commence qu’aux Tuileries et, repoussé par le faubourg Saint-Honoré, se rejette sur les Champs-Élysées, pour se heurter à Chaillot, la ville des chiffonniers. Le Carrousel est mangé par la vermine des baraques, sentines de bas commerce, où l’on vend des perroquets, des médailles, des bouquins, des crocodiles empaillés et de la ferraille, par les hôtels borgnes et les bureaux de gondoles, coucous et tape-culs.

Cherchez Saint-Germain-des-Prés, ce bijou ; Saint-Germain-l’Auxerrois, ce souvenir ; Notre-Dame, cette gloire ! Tout cela disparaît, immergé dans un enlisement de choses sales.

Donc, comblez les boulevards de Strasbourg et de Sébastopol, les rues de Rivoli, du Quatre-Septembre, de l’Opéra, réduisez les grands boulevards de l’épaisseur des anciens remparts, fermez les rues Lafayette, Maubeuge, Dunkerque, les avenues Saint-Michel, Saint-Germain, effacez à l’encre noire tout ce qui est lumineux. Partout où il y a de l’espace, entassez les maisons disparates, les masures boiteuses, les taudis clopinants… c’est Paris en 1815…

Et pourtant ce Paris-là, qui de loin nous paraît si noir, était dès lors et depuis longtemps la lumière du monde. De quelque capitale que l’on vint, on se sentait, à l’entrée dans Paris, enveloppé d’une atmosphère chaude, effluve d’efforts et de pensées, pénétré par cette vitalité intense, par cette force génératrice qui contient tous les germes de l’avenir.

Un coin de la ville a, plus que tout autre, perdu son originalité d’antan – non regrettable d’ailleurs.

Entre les rues Feydeau et de la Loi – id est Richelieu – jusqu’à la rue Montmartre, pas d’autre communication que des sentiers noirâtres ménagés entre les palissades et les échafaudages abandonnés, autour desquels s’enroule une végétation parasite, dernière poussée du parc qui enveloppait le couvent des Filles-Saint-Thomas.

Commencés en 1809, les travaux de construction de la Bourse ont été délaissés, pour n’être plus achevés que onze ans plus tard. La rue Vivienne se casse à l’angle du bâtiment projeté. Entre les maisons se faufilent des ruelles sans nom qui, à travers des cours, faisant leur trouée, finalement aboutissent dans la rue Notre-Dame-des-Victoires, étroite, sombre, et pourtant d’une animation formidable.

Chevaux piaffants, colliers sonnants, postillons jurants, cornets glapissants, cohue de gens et de bêtes, croisement de caisses et de brouettes, heurtement de roues aux bornes d’encoignures, cris d’appel ou de protestation, querelles ici, embrassades là, des : « Gare ! gare ! » éclatant avec des déchirements de fanfares, désordre bruyant, cliquetis de cris et de ferrailles, ainsi se résumait, en 1815, le Paris voyageur, dans ce centre unique de la cour des Messageries, béante sur la rue Notre-Dame-des-Victoires, qui s’allongeait alors sans interruption de la place des Petits-Pères à la rue Montmartre.

On était au 31 mai de cette année qui avait vu la fin piteuse de la première Restauration et l’étonnant retour de l’île d’Elbe, et, depuis la veille, l’animation prenait un caractère exceptionnel.

C’était le lendemain, 1er juin, que devait avoir lieu la cérémonie du Champ de Mai, la proclamation du plébiscite qui consacrait encore une fois l’autorité impériale, et aussi la distribution des aigles aux troupes sur le point de partir pour la frontière.

Une marée de voyageurs, venus des quatre coins de la province, affluait, s’épandait dans les bureaux, dans les cours des Messageries, se heurtant aux chevaux, aux postillons enrubannés dont les lourdes bottes sonnaient sur le pavé.

À quelques pas de là s’ouvrait un établissement de vieille renommée, le café Loriot, salle d’attente des voyageurs fatigués de faire le pied de grue dans la vaste cour, clientèle de passants toujours renouvelée.

La rue en ce jour béni des Loriot, était trop étroite pour la théorie de passants qui nécessairement refluaient chez eux. La chaleur orageuse pesait sur les faces luisantes, hommes et malles s’écroulaient sur les bancs encombrés.

La porte s’ouvrit, un homme parut sur le seuil et délibérément entra.

De très haute taille, les épaules saillant sous un manteau peut-être un peu lourd pour la saison, le visage à demi couvert d’un feutre rabattu, l’arrivant, avec l’aisance d’un homme qui partout est chez lui, passa droit entre les rangées de bancs et s’approchant du comptoir où trônait la belle madame Loriot :

– La malle d’Angers est-elle arrivée ? demanda-t-il, d’une voix de basse profonde.

– Pas encore, répondit la limonadière, qui était un horaire vivant. Vous avez trente-cinq minutes à attendre.

– Merci, j’attendrai.

– À votre aise.

Il ne semblait pas que l’inconnu eût besoin de cette autorisation, car déjà, s’étant retourné, il avait avisé un coin libre, au bout d’une table, il était venu s’asseoir.

Puis de cette même voix quelque peu rogommeuse :

– De l’eau-de-vie ? dit-il.

Et comme M. Loriot plaçait devant lui, avec un des petits verres en question, un flacon microscopique dont les divisions gravées rentraient dans les fantaisies du calcul infinitésimal :

– Un grand verre et une bouteille, reprit-il, sans colère d’ailleurs et comme s’il excusait cette méprise.

On le regardait beaucoup, ce dont il semblait d’ailleurs fort peu se soucier ; il avait rejeté son manteau sur le dossier de la chaise et était apparu, vêtu d’une casaque de drap brun, sous une redingote longue, retenue au cou par un seul bouton, et dont l’ouverture large laissait voir une ceinture de cuir, ornée d’un couteau qui ne ressemblait en rien à un poignard de comédie. Au flanc une épée. Il avait étendu ses jambes, chaussées de bottes à éperons courts, avait étiré ses bras où les muscles faisaient cordes sous l’étoffe.

Puis comme si, comédien émérite, il eût ménagé ses effets, il avait, d’un geste rond, enlevé son chapeau, montrant une face large, tannée au nez vigoureusement busqué, à narines d’étalon, aux lèvres rouges et charnues, éclairée de deux yeux impudents dont l’audace diogénesque s’augmentait encore du désordre d’une chevelure noire, grisonnante, embroussaillée, dont un Samson eût été fier…

Sans parler d’une cicatrice qui coupait un des sourcils, comme un sentier taillé à la hache dans un buisson.

Reître d’un Barberousse, condottiere d’un Sforza, il y avait de tout en lui, sauf de l’honnête homme.

Et cependant, sur ce visage que les fatigues ou les débauches avaient flétri, était appliqué comme un sceau indélébile de grandeur farouche, de sauvagerie superbe.

La bouteille diminuait, sans qu’une rougeur parût à ses pommettes. Pour boire, il relevait ses longues moustaches d’un geste presque élégant.

Soudain on entendit au dehors un grand bruit, des coups de clairon, des acclamations.

Tout le monde se dressa et courut à la porte.

Une bande d’hommes, à costumes disparates, depuis la redingote serrée au torse, jusqu’à la blouse bleue, s’était enfilée dans la rue étroite et maintenant faisait halte devant la cour des Messageries.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda une voix.

– Fédérés du Mans, répondit une voix.

Le vaillant personnage – qui absorbait si héroïquement la dure eau-de-vie du café Loriot – était venu dresser sa haute taille contre le chambranle de la porte, regardant cette foule avec un sourire de goguenardise non équivoque.

– Fédérés du diable ! grommela-t-il.

On sait que, dans les départements, les citoyens, effrayés de l’invasion possible, s’étaient enrégimentés d’eux-mêmes, réclamant des armes pour la défense du sol. Napoléon n’avait pas encore répondu franchement aux demandes de ces alliés dont il se souciait d’ailleurs assez peu : il promettait des fusils qui devaient toujours être distribués le lendemain. Eux, naïfs, ne supposant pas que l’on eût leur patriotisme en défiance, étaient accourus à Paris, remplissant la ville de leur enthousiasme, avec leurs bâtons ou leurs outils au port d’arme.

Aux questions qu’on leur avait adressées ils répondaient qu’ils étaient venus attendre des amis, de nouvelles recrues qui arrivaient.

À ce moment, se frayant un passage à travers les rangs pressés, une jeune fille, accompagnée d’une femme âgée qui avait toute l’apparence d’une gouvernante, s’efforçait d’atteindre la porte des Messageries.

Blonde, assez grande, d’une taille élégante que drapait un mantelet de soie brune, à franges noires, dont les bouts retombaient sur la jupe droite et courte, d’où sortaient des pieds petits et fins, bien chaussés de souliers puce, la jeune fille dont le front s’abritait sous un chapeau de paille, garni de fleurs des champs, allait, sans peur, souriant à qui encombrait son chemin et s’ouvrant la route à coups de gentilles paroles.

À son chapeau, le bouquet – marguerites, bluets et coquelicots – mettait sa note tricolore.

L’inconnu, toujours à la même place, la regardait, venant vers lui.

Les fédérés, voyant la cocarde patriotique, s’écartaient bienveillamment, avec de bons rires amicaux.

Elle arrivait devant le colosse, sans le remarquer, attirant par la main sa gouvernante, un peu troublée.

L’homme étendit le bras, et de ses doigts, cueillant le bouquet tricolore au passage, en arracha les fleurs bleues et rouges et présentant les marguerites à la jeune fille :

– Aux jolies coquines comme toi, dit-il à haute voix, le blanc fait-il donc peur !…

À la secousse subie par le chapeau, la jeune fille s’était retournée et, voyant l’homme et comprenant l’action, elle allait peut-être répondre hardiment à l’insolent, quand, de l’autre côté de la rue, un jeune homme s’élança et, ramassant la touffe de fleurs qui était tombée à terre, il en souffleta le visage du bravache, disant :

– Aux impertinents on en fera voir de toutes les couleurs.

La jeune fille avec un cri s’était reculée.

Les deux hommes, face à face, échangeaient des provocations.

– Ah ! mon petit monsieur, il vous plaît d’avoir affaire au capitaine Laverdière, s’écria le géant en dégainant.

L’autre avait mis aussi l’épée à la main.

Il portait un costume mi-civil, mi-militaire, l’habit à la française, sans insignes, le chapeau directoire, la culotte blanche et les bas de soie, en demi-bottes de maroquin.

– À votre service, capitaine sans compagnie… et il vous déplaira peut-être fort d’avoir eu affaire au vicomte de Lorys…

– Vicomte d’antichambre, je vais te clouer au mur.

C’était dans la rue un tumulte indescriptible. Le plus grand nombre aurait voulu fuir, mais le cercle s’était fermé, s’agglomérant en muraille. La jeune fille, cernée, comprenant qu’entre ces deux hommes toute intervention serait inutile, regardait son défenseur, la tête haute, en enfant de courage qui admire le courage d’autrui.

Madame Loriot avait fermé la porte de son café, emprisonnant sa clientèle.

Le capitaine Laverdière – puisque tels étaient son nom et son grade – s’était adossé au vitrage. À peine les deux hommes avaient-ils le champ nécessaire, mais ils n’y prenaient pas garde.

Du reste, en quelques secondes, le combat, si étrangement engagé, avait pris un caractère des plus sérieux.

Très mince, les cheveux noirs et bouclés, le visage complètement imberbe, presque féminin, le vicomte de Lorys paraissait à peine vingt ans. Mais il avait vite prouvé qu’il n’était plus un enfant. Nerveux, pâle, mais très maître de lui, il avait engagé le fer, pas assez rapidement cependant, pour que l’autre, avec une traîtrise de bretteur, n’eût failli, en se fendant brusquement, l’atteindre en plein cœur.

Par bonheur le jeune homme par une volte, avait évité l’arme.

– Misérable ! s’écria-t-il, insolent comme un bravo !

Et il poussa à son tour, tandis que Laverdière, en homme sûr de son fait, attaquait à fond.

Cependant, dès les premières passes, il lui fallut en rabattre. Il n’avait pas affaire à un novice, loin de là ; le poignet était solide, le jeu, pour être élégant, n’en était pas moins correct.

Le visage de Laverdière, jusque-là éclairé d’un rire ironique, était devenu tout à coup grave : les mâchoires s’étaient contractées, avec ce mâchonnement inconscient que donne une fureur profonde.

Pas un cri dans la foule : la jeune fille, immobile, les yeux fixes, attendait.

Le vicomte, les yeux ardents, jouait serré, devinant en cet homme un bandit.

Et tout à coup Laverdière, quittant le fer, s’était allongé, couché presque jusqu’à terre, et le coup lancé avait été si net, si imprévu que, malgré l’agilité du jeune homme, le fer l’atteignit au sommet de l’épaule : mais par une riposte foudroyante son épée vint frapper le capitaine en pleine poitrine… Et se brisa, à quelques pouces de la poignée avec un bruit sec.

– Le lâche !… cria le vicomte, il porte une cuirasse…

– Tu en as menti ! hurla l’homme l’épée haute.

Mais la jeune fille s’était jetée entre les deux combattants, en même temps que la foule, prenant tout à coup parti, se ruait sur le capitaine…

Un cri retentit :

– La police !

Laverdière s’était accoté contre le vitrage, la pointe de l’épée menaçant les assaillants… mais le dernier cri parut l’émouvoir tout particulièrement.

Il vit le danger : les foules sont des forces aveugles contre lesquelles toute résistance est impossible ; alors d’un coup d’épaule, il enfonça la porte du café Loriot, culbuta, se redressa et, en un dernier effort, bondissant à l’intérieur, disparut, protégé d’ailleurs par madame Loriot qui craignait la casse.

La jeune fille avait couru au vicomte :

– Ah ! monsieur ! fuyez… votre lâche adversaire se dérobe… on vous arrêterait… mais vous êtes blessé…

En effet, quelques gouttes de sang apparaissaient sur le frac à la hauteur de l’aisselle.

– Ce n’est rien, mademoiselle, une égratignure ! Quant à fuir, non pas ! et bien que je n’aie plus qu’un tronçon d’épée, malheur à qui porterait la main sur moi !…

Et le jeune homme, dont la colère se fût volontiers accommodée d’une nouvelle querelle, regardait fièrement autour de lui.

Mais aucun danger ne le menaçait plus : le flot avait repris son mouvement, et quant à la police, il n’était pas certain qu’il en eût été jamais question.

Au contraire, des patriotes se rapprochaient du vicomte avec les intentions les plus conciliantes :

– C’est bien, cela, dit une voix, de défendre les couleurs françaises…

– Et de forcer un vieux chouan à respecter le drapeau.

Le vicomte se retourna vivement :

– Hein ! fit-il, qu’est-ce que ces félicitations ?… Croiriez-vous d’aventure, messieurs de la fédération, que je suis de votre bord ?

La jeune fille intervint vivement :

– Offrez-moi votre bras, je vous en prie, pour arriver jusqu’à la cour… j’ai grand-peur…

La voix était si douce, la prière si gracieuse que le vicomte, oubliant son nouveau grief, se hâta d’obéir.

Les autres avaient mal entendu la réplique et, croyant que le jeune homme leur donnait une nouvelle preuve de civisme en se montrant galant avec celle qu’il avait protégée au péril de sa vie, le saluèrent d’un nouveau cri de : « Vive la nation ! »

– Ah çà ! que me veulent ces gens ? murmura Lorys.

La jeune fille dit :

– Ces gens (et elle prononça le mot avec une légère ironie) vous remercient, ce que j’aurais dû faire plus tôt moi-même…

– Oh ! mademoiselle, un mot de vous me suffit et au-delà !…

– Je vous remercie pour moi-même, reprit-elle doucement, ceux-là vous savent gré d’avoir tiré l’épée pour défendre les couleurs de la France…

Le vicomte eut un léger soubresaut.

– Pardon, mademoiselle, mais je ne puis laisser subsister un pareil malentendu…

– Que voulez-vous dire ?…

– Avez-vous donc cru, mademoiselle, que c’était pour les bluets et les coquelicots que je me suis mis si fort en colère ?

– Mais pourquoi pas ?

– Je me ferais scrupule de vous tromper. J’ai tenté de corriger un manant qui insultait une charmante personne… Quant au bouquet tricolore je vous dois toute la vérité… je ne l’ai jamais défendu, ni ne le défendrai jamais…

Elle tressaillit et une expression de tristesse se répandit sur son visage.

– Le drapeau français est tricolore, dit-elle doucement.

– J’ai de mauvais yeux, fit le vicomte en s’inclinant, je l’ai toujours vu blanc…

Ils étaient arrivés à l’entrée de la cour, encombrée et d’où sortaient à tout instant des flots de voyageurs.

Ils s’étaient arrêtés, embarrassés tous deux, elle de sa reconnaissance qui ne pouvait pas être complète, lui de la franchise dont il n’avait pas dû se départir.

– Monsieur, dit-elle surmontant son embarras, je sais votre nom, mais vous ne savez pas le mien… Je m’appelle Marcelle, Marcelle Carthame… je suis patriote, non par fantaisie d’enfant, mais par conviction, par devoir… je ne voudrais pas que vous fussiez mon ennemi…

– Votre ennemi, dit le vicomte en souriant… dites tout au plus un adversaire… et non point de vous… car j’estime que vos convictions ne vous entraîneront sur aucun champ de bataille…

Elle eut un mouvement de redressement presque orgueilleux :

– Monsieur de Lorys, dit-elle, vous voyez que je n’oublie pas le nom d’un ami, ne fût-il que l’ami d’un instant, ne raillez pas plus mes convictions que vous ne permettriez à quiconque de railler les vôtres… j’aurais été heureuse… oh oui ! bien heureuse que l’intérêt que vous m’avez témoigné fût lié à celui de notre cause… Vous parlez de champ de bataille, il en est un sur lequel nous pouvons nous retrouver, c’est quand il s’agira de défendre le pays menacé… Les femmes ne portent pas l’épée, mais partout où les honnêtes gens se dévouent, il y a place pour elle… et c’est là que nous pouvons nous rencontrer. Je suis sûre que là nous ne nous trouverons pas dans des camps ennemis… puisqu’il n’y a qu’une patrie pour vous comme pour moi…

Marcelle avait dit cela d’une voix grave, pénétrante, naturellement, sans déclamation.

Le vicomte, plus ému qu’il ne voulait le paraître s’en tira encore par une demi-plaisanterie.

– En tout cas, fit-il gaiement, engageons-nous à nous épargner mutuellement…

– Je fais plus, répartit Marcelle, je m’engage, moi, si jamais cela devenait nécessaire, à vous rendre ce que vous avez fait pour moi, c’est-à-dire à me dévouer pour vous… J’eusse aimé, je l’avoue, que vous fussiez tout à fait des nôtres…

– J’ai, moi aussi, mes convictions, mon devoir et mon honneur, dit plus gravement le jeune homme.

Il tenait la main de Marcelle :

– Et je vous jure que, comme vous, j’aime passionnément mon pays.

– À la bonne heure… Adieu donc, monsieur, au revoir peut-être !

À ce moment, au tintement cuivré d’un cornet, une diligence arrivait dans la cour.

– C’est la malle d’Auxerre ! s’écria Marcelle.

– Vous attendez quelqu’un ?

– J’attends mon grand-père, et, tenez, le voici…

Et, adressant à Lorys un dernier signe de tête, elle s’élança au-devant d’un vieillard, bourgeoisement vêtu, qui, d’un pas alerte, descendait de la voiture.

Il reçut sa petite-fille dans ses bras et l’enleva de terre pour l’embrasser.

Lorys, par discrétion, s’était dissimulé dans l’angle de la salle d’attente.

Maintenant le vieillard donnait des ordres à un commissionnaire qui se chargeait d’un sac de voyage.

Il le voyait bien en face, et, malgré lui, il était frappé de la beauté mâle et rude de ce visage, aux traits largement modelés, à l’expression énergique ; en ce septuagénaire, dont la vigueur résistait aux années, il devinait une nature d’exception, ardente et intrépide.

– Vois donc, dit quelqu’un derrière lui, l’ancien ami de Barère… qui fut membre du comité de Salut public.

Lorys se retourna vivement :

– C’est de ce vieillard que vous parlez ? Pouvez-vous me dire son nom…

– Certainement… Pierre Carthame… Robespierre l’estimait fort.

Lorys resta un moment immobile : maintenant Carthame causait avec un homme à tournure militaire qui tenait les mains de Marcelle dans les siennes… et il éprouva un sentiment si bizarre de dépit, presque de colère, qu’il se plongea dans la foule et disparut.

Justement, à ce moment, Marcelle, se haussant sur la pointe des pieds, cherchait du regard son chevalier, sans doute pour le présenter à son aïeul.

Il n’était plus là.

II

Dépité, irrité même contre son propre don quichottisme, contre ce pseudo-capitaine qui savait si bien se mettre à l’abri des surprises de l’épée, contre ces fédérés, cause de tout le mal, et dont il avait pour sa part une sincère horreur, contre cette jeune fille qui avait le triple tort d’être adorablement jolie, d’arborer les couleurs révolutionnaires et exécrées, enfin d’appeler grand-père un des plus farouches suppôts de la Terreur, septembriseur et fournisseur de la guillotine, le vicomte Georges de Lorys maudissait le hasard qui l’avait attiré en ces parages dont, sous peine de se commettre avec la canaille, un homme de qualité devait soigneusement s’écarter.

Le hasard ? Était-ce bien le hasard ? En y réfléchissant mieux, Lorys se souvint qu’il avait reçu une mission, peu importante, il est vrai – il s’agissait tout simplement d’un renseignement sur le service de la malle de Bretagne – mais que, dans l’émotion de la bagarre, il avait totalement oublié.

Et c’était, de sa part, faute d’autant moins excusable que cette mission lui avait été donnée par très gracieuse et très aimée marquise de Luciennes, à laquelle, par sa faute niaise, il ne saurait quelle excuse fournir.

Car, de lui raconter l’aventure, il ne pouvait être question.

Retourner sur ses pas ? il n’y fallait pas songer… C’était assez d’imprudences… Il n’aurait eu qu’à rencontrer encore cette petite jacobine et son effroyable grand-père !

Pourquoi aussi se mêler d’un incident qui, en somme, ne le regardait nullement ? Que cette petite fille fut malmenée par un rustre, en quoi ceci le touchait-il ? Après tout ne s’était-elle pas exposée de gaieté de cœur à cette malencontre ? Quel besoin avait-elle – cette petite buveuse de sang – d’arborer si audacieusement un symbole qui, trois mois auparavant, tandis que le roi légitime était aux Tuileries, eût été parfaitement séditieux ?

Pour s’être conduit comme un manant, ce capitaine… Lavallière… Lambertière… au diable le nom !… n’avait-il pas donné la preuve d’un ardent loyalisme ? N’avait-il pas agi, comme l’eût fait le vicomte lui-même, si la cocarde maudite l’eût provoqué, nargué à la boutonnière de quelque officier de Buonaparte ? Il est vrai que la jeune Marcelle – oui, c’était bien Marcelle qu’elle s’appelait – avait montré une délicieuse crânerie, mieux que cela même, une sorte d’exaltation dont – si elle eût appartenu au parti des honnêtes gens – Lorys eût été enthousiasmé… et puis… et puis… quiconque outrage une femme est un être digne de châtiment… un lâche qu’on soufflette, qu’on tue au besoin…

Ainsi, dans sa tête, le vicomte plaidait le pour et le contre avec la même énergie, s’éloignant d’ailleurs avec le plus de hâte possible, comme s’il eût été poursuivi ; il ne s’arrêta qu’en plein Palais-Royal, en ce jardin où les statisticiens du temps comptaient quatre cent quatre-vingt-huit arbres, autour desquels rôdait l’infatigable cohorte des castors, demi-castors et castors fins, appellation bizarre, dont les curieux pourront trouver l’explication dans le Dictionnaire de Trévoux et qui servait à désigner les divers degrés du monde de la galanterie. Du reste, depuis que le prince Lucien Bonaparte, en réintégrant le palais, avait attiré autour de lui la fleur du bonapartisme militant, le jardin présentait à certaines heures l’aspect d’une cour de caserne : ce n’étaient qu’uniformes et grosses moustaches, avec, aux boutonnières, les larges rubans rouges. Des groupes, que surmontaient des shakos démesurés, des colbacks étranges, des plumets, des aigrettes, des queues de coq, obstruaient les allées, envahies par les colporteurs de nouvelles, les prophètes bavards ou les pessimistes silencieux.

Lorys, sans savoir pourquoi il restait, passait et repassait au milieu de cette foule, agacé, piétinant, prêt à surprendre le moindre regard déplaisant.

C’est qu’aussi le vicomte de Lorys était bien le gentilhomme le plus passionné et le moins raisonnable du royaume… pardon ! de l’empire.

Il avait vingt-cinq ans ; né en 1790, aux premiers jours de l’émigration, il était resté orphelin de très bonne heure et s’était trouvé, au premier âge de raison, à l’étranger, sous la tutelle d’un oncle, le baron de Tissac, tête brûlée et cerveau mal équilibré, qui l’avait entraîné à travers l’Europe, au milieu de cette tourbe de frelons qui, de loin, bourdonnait, sans jamais s’approcher pour le piquer, autour de ce Napoléon dont l’insolente fortune fournissait chaque jour pâture nouvelle à leurs prudentes fureurs, état-major in partibus qui rêvait de plans infaillibles, de décisives victoires et qui, enregistrant ses défaites, n’en conservait pas moins une foi indéracinable dans les chances du lendemain. En somme, il vient toujours une heure où le joueur le plus heureux se voit trahi par le sort. Tout ce monde attendait. Il n’y avait qu’à ne pas se laisser mourir.

Et c’était surtout de ce côté que le baron de Tissac, un des rares émigrés qui avait su mettre à l’abri une fortune considérable, tournait toutes ses habiletés. Le premier devoir d’un gentilhomme était, selon lui, de se tenir toujours prêt à faire bonne figure à la cour : aussi avait-il pris soin, avant tout, de persuader à son neveu que l’escrime, la danse et la révérence constituaient le fonds et le tréfonds de toute éducation.

Avec la haine furieuse du jacobinisme et le profond mépris des brigands qui suivaient Napoléon, un de Lorys pouvait prétendre à tout.

Quelle instruction avait reçue le jeune vicomte ? De-ci de-là, entre deux relais de poste, sur la route d’Angleterre ou de Russie, selon que le caprice du baron de Tissac l’entraînait à tel ou tel des points cardinaux, le précepteur de Georges de Lorys lui donnait quelques rapides leçons.

Curieux personnage que ce précepteur, ancien abbé de cour et que des revers de politique et de fortune avaient réduit à cette position subalterne. Peu correct d’ailleurs, point confit en dévotion, fort guilleret même, il avait reçu du baron l’ordre formel d’élever le vicomte en l’horreur la plus profonde de la philosophie et de la Révolution. Et voici comme il s’y prenait :

Dès que les hasards de la locomotion le lui permettaient, il s’emparait de son élève, tirait un volume de sa poche et lui disait :

– Monsieur le vicomte, apprêtez-vous à frissonner : je vais vous lire quelque chose d’horrible, une page de ce brigand de Jean-Jacques Rousseau…

Ou bien :

– Ceci est une monstruosité… un extrait de l’Essai sur les mœurs, de cet épouvantable Voltaire…

Seulement il lisait, très clairement, avec une complaisance d’artiste, et il concluait après un temps d’arrêt :

– N’est-il pas vrai, monsieur le vicomte, que l’homme qui a dit que nous étions tous égaux était digne de la potence ?

Ainsi de l’histoire de la Révolution et des campagnes de l’Empire :

– Bandits, les soldats de Valmy, de Jemmapes, d’Austerlitz, de Wagram…

Seulement, il enlevait de vigoureuse façon le récit de la bataille, criant à pleins poumons :

– Vive la République ! ou Vive l’Empereur !

Puis, très posément, il ajoutait :

– Ainsi se battent ces criminels qui sont la honte de l’humanité !

L’abbé de Blache – comme il s’appelait – obéissait ainsi aux ordres reçus, et, de fait, il avait consciencieusement enrichi le vocabulaire du jeune homme de toutes les injures imagées que son imagination lui avait fournies pour flageller les ennemis de la légitimité ; seulement, dans son zèle, sans doute, il ne s’apercevait pas que le plus souvent elles tombaient à faux : si bien que, dans le cerveau du jeune homme, c’était le chaos le plus complet, le fouillis moral le plus inextricable qui se pût concevoir.

À dix-huit ans – le baron l’avait alors entraîné à la cour de Suède – le jeune homme se trouva seul. L’abbé n’avait pu se résigner à cette excursion en terre polaire, et, de ce moment, les idées de son élève prirent une direction plus nette. Lorys versa dans le fanatisme royaliste.

Il était temps, car déjà le baron de Tissac avait ouvert parfois de grands yeux en entendant son neveu proférer des phrases comme celle-ci :

– Il est étonnant que ce misérable d’Alembert ait dit si justement…

Ou bien :

– Ces va-nu-pieds de Valmy avaient bien du courage…

Comme tous les jeunes gens, Lorys avait besoin de s’enthousiasmer. Jusqu’ici, à tout dire, le parti royaliste avait donné peu d’aliments à ses aspirations admiratrices, et pourtant il voulait se dévouer, instinct d’abnégation : des enseignements de l’abbé il ne lui restait que des verbosités de haine. Le fonds manquait. Quelques belles dames de l’émigration vinrent fort à propos pour canaliser ces torrents de passion, encore sans direction précise. L’enseignement d’une jolie bouche, appuyé de regards charmeurs, décida de ses convictions : il devint intraitable royaliste, ultra, et M. de Blacas lui parut tiède. Il vit de très bonne foi la France souillée, déshonorée, et se jura de lui rendre l’honneur, Persée d’une Andromède vouée au monstre.

Une fois lancé, il alla plus loin que les plus intransigeants, mettant à reculer dans le passé la fougue qu’en un autre milieu il eût déployée pour aller en avant. Rêvant les temps héroïques de la féodalité, il proféra contre le Progrès le serment d’Annibal.

Avec cela, courageux jusqu’à la témérité, doué d’un sens moral auquel parfois il lui était difficile d’imposer silence, et jeune quand même, vraiment Français.

Comme il déambulait donc à travers le jardin du Palais-Royal, ennuyé de la foule et pourtant ne se décidant pas à s’en évader, pris de cette indolence qui suit les surexcitations violentes, il se sentit tout à coup touché à l’épaule, tandis qu’une voix lui disait :

– Eh ! vicomte ! à quoi rêvassez-vous ainsi ?

Il se retourna brusquement, ayant éprouvé quelque douleur de la pression, si légère qu’elle eût été, et prêt à une nouvelle incartade.

Mais, voyant celui qui s’était permis cette familiarité et qui n’était autre qu’un des aides de camp de M. de Bourmont :

– Ah ! c’est vous, mon cher Trémoville. En vérité, tout autre que vous aurait eu mauvaise grâce à me tirer aussi brusquement de mes réflexions !

Trémoville se mit à rire.

– Bah ! fit-il, songeries d’amoureux ! C’est de votre âge. Vous plairait-il prendre avec moi une bavaroise, en quelque coin où nous puissions causer quelques instants à l’aise…

– Je suis à vos ordres, commandant… et justement, puisque l’occasion s’en présente, je ne serai pas fâché de vous adresser de mon côté quelques questions.

– Venez donc.

Un instant après, les deux jeunes gens s’installaient à une table, en plein air, à côté de la Rotonde, dans l’angle adossé à la galerie.

Quand ils furent servis :

– À vous d’abord, mon cher Lorys, dit Trémoville. J’attends vos questions.

– J’ai eu tort de mettre le mot au pluriel, reprit Lorys. Ma question est unique et résume toutes celles que je puis me permettre de vous adresser.

– J’écoute, prêt à répondre.

– Je vous avertis cependant qu’elle est un peu délicate.

– Tant mieux, entre hommes de notre sorte, on se comprend au besoin à demi-mot.

– Eh bien, mon cher commandant, comment se peut-il faire que je puisse, en vous parlant, employer ce terme qui m’étonne ?

– Quel terme ?

– Je dis… mon cher… commandant…

– C’est mon grade, en effet.

– Et voilà justement ce qui me surprend si fort…

– Décidément, c’est plus que délicat, c’est quintessencié.

– C’est pourtant fort simple, fit Lorys avec une certaine amertume… je m’étonne qu’à l’heure présente, un Trémoville porte épaulette…

Trémoville fit un mouvement ; mais avec le plus grand calme, il reprit :

– De grâce, expliquez-vous en toute franchise.

– Eh bien ! s’écria Lorys, je m’étonne, oui, que le comte de Trémoville, honoré de la confiance, je dirai même de l’amitié de Sa Majesté, n’ait pas brisé son épée !… J’ai appris, ce matin même, que le quatrième corps des armées de Buonaparte se trouvait déjà en observation à peu de distance de la frontière et que l’ordre avait été donné aux officiers et au détachement appelé à Paris pour cette mascarade du Champ de Mai de rejoindre immédiatement… Tout cela est-il exact ?…

– Absolument… Continuez…

Lorys avait rougi légèrement, ce qui lui arrivait souvent quand il cherchait à ne point pâlir.

– Je ne me reconnais pas, reprit-il, le droit de juger ni même de discuter les actes de M. de Bourmont, lieutenant général de par le roi, aujourd’hui au service de M. de Corse… Et s’il a cru devoir accepter de Buonaparte le grade de général, je me souviens que Sa Majesté ne lui a pas tenu rigueur. Mais qu’il ait encore une fois franchi le seuil des Tuileries, envahies par la tourbe révolutionnaire, qu’il se résigne à porter les armes contre nos alliés, contre les amis, les défenseurs du roi, voilà ce que j’ai peine à comprendre. Je me tais et je passe. Mais vous, mon cher ami, qu’allez-vous faire dans cette galère ? Comment se peut-il que vous vous commettiez avec cette canaille, vous exposant à combattre à côté d’un Ney, ce traître des traîtres, et de tant d’autres marqués pour le peloton d’exécution !…

M. de Trémoville était de quelques années plus âgé que Lorys. Front bas, yeux petits et bridés, lèvres pâles, il avait une de ces physionomies qui préviennent peu en leur faveur.

Il avait écouté, en souriant à demi, le discours embarrassé du jeune homme, qui, évidemment, s’était contenu pour ne pas s’écarter des termes d’une parfaite courtoisie.

– Mon cher Lorys, dit-il, cette question, je me la suis adressée moi-même.

– Et y aurait-il indiscrétion à vous demander, ce que vous vous êtes répondu ?

– Ceci tout simplement : je hais et je méprise l’usurpateur autant que vous pouvez le haïr et le mépriser vous-même.

– Et vous le servez ?

– Je sers M. de Bourmont.

– Si bien, s’écria Lorys, que M. de Bourmont, aidant à la fortune de Buonaparte, livrera la France à ces hordes criminelles. Le roi a été trompé.

– Est-ce là votre fidélité ? demanda Trémoville avec une sorte de dureté. Vous oubliez qu’en la vieille France il est un axiome : le roi n’a jamais tort. Donc mon ami, cessez de vous troubler l’esprit de ces inquiétudes ; l’inexplicable d’aujourd’hui sera l’expliqué de demain.

Lorys eut un élan impatient :

– Mais, enfin, nierez-vous que si Buonaparte est vainqueur, vous aurez, vous et vos amis, car vous n’êtes pas seul à agir de cette étrange façon, vous aurez, dis-je, aidé à son triomphe, c’est-à-dire à la ruine de toutes nos espérances ? Vous aurez condamné votre roi à l’exil.

Trémoville fronça le sourcil :

– Vous êtes tenace en vos soupçons. Aussi bien, j’estime maintenant qu’il était inutile à moi de vous aborder pour vous prier de prêter quelque attention, aux propositions que je vous apportais.

– Des propositions, à moi !

Par-dessus la table qui les séparait, M. de Trémoville tendit sa main ouverte.

– Me tenez-vous, en dépit de vos scrupules, que je comprends, pour un gentilhomme incapable de commettre une basse action ?

– Certes !

Et Lorys, entraîné malgré lui, mit sa main dans celle de Trémoville, qui la serra vigoureusement. Lorys laissa échapper un léger cri :

– Vous ai-je fait mal ? demanda Trémoville avec inquiétude.

– Un peu seulement. Une égratignure que, tout à l’heure, j’ai reçue à l’épaule et qui n’a pas encore été pansée.

– Un duel !

– Une escarmouche… contre un manant qui insultait une charmante fille… et que j’ai mis à la raison.

– Ah ! chevalier errant… toujours flamberge au vent pour les dames !… Mais si certaine marquise que point ne veux nommer apprenait cette belle prouesse ?

– Prouesse bien sotte, d’ailleurs, car je me reproche d’être intervenu.

En deux mots, il conta l’aventure.

Trémoville éclata de rire.

– Et vous nous reprochez de servir… à notre façon M. de Buonaparte, quand vous, l’intraitable, vous vous constituez le champion des couvées de Robespierre… Pardieu ! vicomte, vous vous commettez encore en plus mauvaise compagnie que nous !

Lorys rougit encore : cette fois, il lui déplaisait que Marcelle – dont, d’ailleurs, il n’avait pas prononcé le nom – fut traitée aussi cavalièrement.

– N’en parlons plus, fit-il. Et, pour expier ma faute, je suis prêt à écouter sans protestation ce que vous avez à me dire.

– À la bonne heure… Eh bien ! mon cher vicomte, voici ce dont il s’agit. Comme vous le savez, nous devons, aussitôt après cette pasquinade du Champ de Mai, prendre la poste pour aller rejoindre M. de Bourmont.

– Assisterez-vous donc à ce que vous appelez une pasquinade ?

Trémoville ricana :

– Nous sommes commandés, mon cher, et le soldat ne connaît que sa consigne. Nous devons figurer à notre rang. Il y aura là le marquis de Trézec, le baron de Vaudeval, Guichemont, tous vos amis en un mot ; mais il en est un pourtant qui manquera à l’appel.

– Quelqu’un qui partage sans doute mes opinions, qui s’est ravisé.

– Point !… Quelqu’un qui est mort.

– Et qui donc ?

– Le chevalier de Chambois, lieutenant de la quatrième compagnie.

– Pauvre garçon… un brave.

– Qui a été tué en duel, il y a trois jours.

– Lui ! une de nos meilleures lames… et par qui ?

– Par un officier de lanciers.

– Mais il faut venger notre ami !

– C’est fait, l’officier a été tué ce matin.

– Vous vous êtes battu.

– Moi ! fit Trémoville en haussant les épaules, me commettre avec ce jacobin, car c’en était un de l’eau la plus malpropre !

– Chambois s’était battu, lui !

– Et il avait eu tort…, on a du monde pour bâtonner ou tuer ces gens-là… Justement, nous avions sous la main un bon chouan, qui s’est chargé de la besogne ; je vous le ferai connaître.

– Merci, dit sèchement Lorys, je fais mes affaires moi-même.

Décidément il était peu de points sur lesquels il se trouvât d’accord avec son interlocuteur… Il déplaça la conversation.

– Je vous ai interrompu… donc Chambois est mort.

– Tous ces préambules étaient nécessaires. Chambois n’est plus là… nous avions pleine confiance en lui, et nous savions que, l’heure venue, Sa Majesté trouverait en lui le dévouement le plus complet, le plus soumis, le… moins raisonneur, ce qu’il nous faut. Ainsi en doit-il être dans le corps d’officiers qui entoure M. de Bourmont. J’ai vu ce matin le ministre de la guerre et, sur la demande expresse de notre général, j’ai obtenu une commission de lieutenant, sur laquelle il ne reste plus qu’à écrire un nom… le vôtre si vous voulez.

Et tirant de sa poche une feuille aux allures officielles, Trémoville la plaça sous les yeux du jeune homme.

Celui-ci eut un mouvement de recul.

– Vous voulez, dit-il lentement, que, reniant tous les enseignements de ma jeunesse, toutes les traditions de ma race, je me mette, moi, vicomte de Lorys, à la solde de l’usurpateur ?

– Monsieur de Lorys, dit gravement Trémoville, le père de M. de Trézec est mort à Nantes, sur l’échafaud. Le père de M. de Vaudeval a été auprès de Cadoudal, exécuté en place de Grève. Guichemont, il y a un mois encore, se battait en Vendée, Moi, comte de Trémoville, j’aidais, il y a dix ans, en 1805, à l’évasion de M. de Bourmont, détenu par Buonaparte, et je me suis battu contre dix gendarmes lancés à sa poursuite. Croyez-vous, monsieur le vicomte de Lorys, que nous soyons d’assez bonne maison pour que vous ne dérogiez pas en venant parmi nous ?

Lorys frappa de la main sur la table :

– Eh bien ! non ! cent fois non ! si honorables que soient les motifs qui vous font agir, je ne les comprends pas et ne me sens pas le courage de vous imiter. Je ne sais pas aimer et haïr à la fois… je ne veux pas m’exposer à me battre contre nos alliés, contre le roi… et je ne vendrai pas mon épée.

– Nous accusez-vous de nous être vendus ? dit Trémoville en se levant à demi.

D’un geste, Lorys le contraignit à se rasseoir.

– Excusez la vivacité de mes paroles : je ne sais pas dissimuler. Votre offre heurte mes sentiments intimes, je vous en prie, n’insistez pas. Je ne voudrais pas que mon refus laissât subsister entre nous-même l’ombre la plus légère. Serrons-nous la main, comte, et servons notre cause, chacun à notre façon… Je ne sais encore ce que je ferai moi-même, mais soyez certain que je ne resterai pas inactif. Je suis jeune, avez-vous dit. Je le sais. Je sens en moi des forces que je veux employer au salut de mon roi, à la ruine de ceux qui lui ont volé le trône et ont mis le pied sur tout ce que j’aime et respecte… soldat de Buonaparte… me voyez-vous me faisant tuer pour lui !

Et il éclata d’un rire nerveux.

Trémoville l’avait écouté attentivement.

– Nous ne comprenons pas, murmura-t-il.

Il s’arrêta comme s’il retenait des paroles prêtes à s’échapper de ses lèvres. Puis il reprit d’un ton léger :

– N’en parlons plus. J’avais espéré annoncer à nos amis un bon compagnon pour remplacer celui que nous avons perdu… j’y renonce. Surtout gardez-moi le secret. Je serais assailli de demandes, car nombre de gens verraient peut-être plus haut et plus loin que vous, et nous tenons à choisir… et puis qui sait si c’est là votre dernier mot ?

Et, sans attendre une nouvelle protestation du jeune homme :

– Nous nous reverrons sans doute ce soir chez madame de Luciennes.

– Je crois, en effet, que j’aurai l’honneur de me présenter ce soir chez madame la marquise. Je viendrai peut-être un peu tard, ajouta Lorys en rougissant légèrement de cette formule dubitative qui cachait un gros mensonge, car il était attendu bien avant les indifférents dont faisait partie Trémoville, et vous me prouverez, ajouta-t-il encore, que vous ne me gardez pas rancune.

– À dieu ne plaise ! À ce soir donc, cher ami.

– À ce soir. De votre côté, le silence, n’est-il pas vrai ? sur mon incartade…

– Soyez tranquille… et n’oubliez pas votre égratignure.

Et les deux gentilshommes se séparèrent.

– Brave garçon, murmura Trémoville en s’éloignant, mais un peu niais… Comme s’il s’agissait de se battre pour Buonaparte !

Il paraît que Lorys n’avait pas compris.