Revue sociétal : éduquer, former, intégrer - Institut de l'Entreprise - E-Book

Revue sociétal : éduquer, former, intégrer E-Book

Institut de l'Entreprise

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Beschreibung

Créé en 1996, sous l’impulsion de l’économiste Albert Merlin et l’inspiration de Bertrand de Jouvenel, Sociétal est la revue de l’Institut de l’Entreprise, qui a pour vocation d’analyser les grands enjeux économiques et sociaux en rassemblant des réflexions d’universitaires, de praticiens de l’entreprise et de dirigeants.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture

ÉDUQUER, FORMER, INTÉGRER

Hippolyte d’Albis

Dylan Ayissi

Frédérique Alexandre-Bailly

Jean-Michel Blanquer

Ryan Burgess

Laurent Champaney

Eric Charbonnier

Laura Chaubard

Monique Canto-Sperber

Cathy Collart Geiger

Pascale Cossart

Steven Daines

François Dubet

Pierre Dubuc

Alice Guilhon

Marc Gurgand

Xavier Huillard

Elyès Jouini

Emmanuelle Larroque

Olivier Lenel

Marion Oury

Muriel Pénicaud

Sébastien Petithuguenin

Patrick Pouyanné

François Taddei

Florence Verzelen

Louis Vogel

Laura Chaubard

Pierre Dubuc

Florence Verzelen

Monique Canto-Sperber

Xavier Huillard

Dylan Ayissi

Juin 2024

La revue de l’Institut

de l’Entreprise

SOCIÉTAL

À propos deSociétal

Créé en 1996, sous l’impulsion de l’économiste Albert Merlin et l’inspiration de Bertrand de Jouvenel, Sociétalest la revue de l’Institut de l’Entreprise, qui a pour vocation d’analyser les grands enjeux économiques et sociaux en rassemblant des réflexions d’universitaires, de praticiens de l’entreprise et de dirigeants.

Il poursuit un triple objectif :

proposer les meilleurs décryptages des enjeux de l’économie et de la société, présents et à venir ;

permettre des échanges nourris entre les mondes académiques et de l’entreprise ;

faire progresser dans le débat public la compréhension d’une économie de marché équilibrée et pragmatique.

Aujourd’hui Sociétal nourrit la mission de l’Institut de l’Entreprise, mieux comprendre et valo-riser le rôle de l’entreprise au cœur de la société ; et contribue à sa raison d’être : rapprocher les Français de l’entreprise.

Les opinions exprimées dans la présente publication sont celles des auteurs.

Elles ne prétendent pas refléter les positions de l’Institut de l’Entreprise ou de ses adhérents.

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3.

4

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Comité éditorial

PRÉSIDENT

Jean-Marc Daniel

COMITÉ

Michel Pébereau, président d’honneur de l’Institut de l’Entreprise

et membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Hippolyte d’Albis, professeur à l’École d’économie de Paris

Emmanuel Cugny, président de l’AJEF

Flora Donsimoni, directrice générale de l’Institut de l’Entreprise et directrice de la rédaction

Vincenzo Esposito Vinzi, directeur général de l’ESSEC

Louis Lalanne, président de Meet My Mentor et de Connexio

Emmanuel Lechypre, éditorialiste à BFM TV et BFM Business

Laurent Marquet de Vasselot, directeur général de CMS Francis Lefebvre

Jean-Luc Placet, administrateur indépendant

Philippe Plassart, vice-président de l’AJEF, rédacteur en chef au Nouvel économiste

Bernard Sananès, président d’Elabe

Blanche Segrestin, professeure en sciences du Management, Mines ParisTech, PSL Research University

Nicolas Tcheng, responsable relations institutionnelles, Projets stratégiques France de Renault Group

Jean-Marc Vittori, éditorialiste, Les Échos

ÉQUIPE

Hortense Chadapaux, directrice de l’Agora de l’Institut de l’Entreprise

Nathalie Garroux, responsable de programmes de l’Agora de l’Institut de l’Entreprise

6

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Édito

Pierre-André de Chalendar

L’éducation, première étape sur le chemin de l’intégra-tion, occupe une place centrale dans ce numéro mais aussi dans les préoccupations de l’Institut de l’Entre-prise. L’école primaire, le lycée, le lycée professionnel, les grandes écoles et les universités sont le terreau fertile où se développent les compétences, mais aussi les valeurs et les aptitudes sociales et émotionnelles qui feront la différence dans le monde professionnel. L’intégration sociale ne saurait pourtant se limiter à l’enceinte académique. Dans le monde de l’entreprise se joue une grande partie de ce processus. Les en-treprises ont un rôle majeur à jouer dans l’accueil, la formation et l’accompagnement des nouveaux talents, quel que soit leur parcours.

Aussi nous vousinvitons à suivre ce triptyque : Éduquer, Former, Intégrer, à travers le témoignage, l’analyse et le partage d’expériences de personnalités marquantes et d’horizons divers.

En tant que dirigeant d’entreprise, je suis convaincu que notre responsabilité ne se limite pas à la perfor-mance économique. C’est d’ailleurs la raison d’être de l’Institut de l’Entreprise. Nous, entreprises, avons dans le prolongement du système éducatif un devoir envers la société dans son ensemble, en contribuant à ouvrir les portes de l’emploi et de l’ascension sociale à tous ceux et celles qui en ont le désir et le mérite.

La mobilité sociale est l’un de ces thèmes fondamen-taux qui interpellent tant les responsables d’entre-prises que les décideurs politiques, les économistes, les acteurs sociaux. Aussi leur avons-nous donné la parole dans ce nouveau numéro de Sociétal, afin de témoigner de la manière dont l’école, l’enseigne-ment secondaire, le lycée professionnel puis l’accès au marché du travail et la possibilité d’y progresser représentent des occasions d’amélioration des condi-tions de vie de chaque enfant, de chaque adulte en devenir.

À travers ces pages, nous vous proposons une ré-flexion sur les différents leviers de l’intégration sociale des premiers pas à l’école primaire jusqu’à la forma-tion continue au sein de l’entreprise. Des constats de l’enquête PISA aux remèdes nécessaires à l’acquisi-tion des savoirs fondamentaux dès l’école primaire, en passant par la complexité de l’orientation, la nécessité d’intégrer les parents à l’école, de mettre en place des critères positifs de sélection vers la filière profession-nelle, de donner plus d’autonomie aux établissements, de promouvoir les carrières scientifiques des filles, de cultiver l’excellence en classes préparatoires comme à l’Université ; les auteurs évoquent autant les qualités individuelles nécessaires à l’apprentissage tout au long de la vie – curiosité et persévérance – que les besoins de changements structurels de notre système.

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SOMMAIRE

Edito

Pierre-André de Chalendar

Le regard de…

Éduquer, éduquer

Jean-Marc Daniel

Le grand témoin

Éduquer, c’est, au sens étymologique, mettre sur la bonne voie

Monique Canto-Sperber

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Les inégalités scolaires restent le problème majeur de l’éducation en France

Eric Charbonnier

Whole-child learning to improve holistic and academic outcomes

Ryan Burgess

L’éducation holistique, condition du déploiement du plein potentiel de l’enfant

Ryan Burgess

Les chemins du rebond français pour l’acquisition des savoirs fondamentaux par les enfants

Jean-Michel Blanquer

Créer de la confiance réciproque entre les parents et l’école

Marc Gurgand

Cette période de la massification de l’école, ouverte en 1958, est en train de se clore

François Dubet

La réforme Affelnet de 2021 à Paris : un grand désordre et quelques leçons

Marion Oury

Nous avons besoin de projections équilibrées en genre des métiers scientifiques et du numérique

Laura Chaubard et Florence Verzelen

L’éducation à l’orientation, clef de l’égalité des chances

Frédérique Alexandre-Bailly

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ÉDUQUER

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FORMER

INTÉGRER

Si l’on évolue moins vite que son environnement, on finit par être obsolète avant de s’en rendre compte

Muriel Pénicaud et François Taddei

Pendant longtemps le monde académique et le monde économique se sont ignorés

Louis Vogel

Le modèle pédagogique des classes préparatoires n’est pas la sélection, mais l’émulation !

Alice Guilhon et Laurent Champaney

Le lycée professionnel n’est pas uniquement un sujet éducatif ou d’emploi. C’est aussi un sujet social

Dylan Ayissi

Engagés, ensemble, pour la jeunesse

Patrick Pouyanné

Sciences : on perd la moitié des cerveaux quand on perd les femmes

Pascale Cossartet Elyès Jouini

Les femmes et les métiers d’avenir numériques et techniques : de la formation continue à l’insertion

Emmanuelle Larroque

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Il y avait très peu de diplômés pendant les Trente Glorieuses

Hippolyte d’Albis

La formation à distance, un levier puissant d’accès à l’éducation à tous les stades de la vie

Pierre Dubuc

Nous passons un contrat de confiance avec les jeunes diplômés

Olivier Lenel

Accor : un accélérateur d’opportunités de carrière dans l’industrie de l’hospitalité

Steven Daines

L’image d’ascenseur social de la grande distribution n’est pas le fruit du hasard !

Cathy Collart Geiger

Paprec promeut ces autodidactes qui se hissent à des niveaux d’excellence dans l’entreprise

Sébastien Petithuguenin

L’entreprise est une entité au service de son corps social

Xavier Huillard

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BIOGRAPHIE

Économiste français, professeur émérite à l’ESCP Business School et président de Sociétal. Il se décrit comme étant un libéral classique. Jean-Marc Daniel est chevalier de la Légion d’honneur et titulaire du prix Zerili-Marimo de l’Académie des sciences morales et politiques.

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Éduquer, éduquer

Le regard de Jean-Marc Daniel

On peut évidemment se réjouir de ce que, conformé-ment aux recommandations de Michel Chevalier, la formation soit devenue une référence permanente de nos dirigeants, en particulier la formation initiale sous forme d’éducation scolaire. Cette éducation scolaire est une priorité budgétaire que chaque gouvernement se fait un devoir de répéter et de reconduire, se fixant des objectifs toujours plus ambitieux en termes de gé-néralisation de l’obtention de diplômes. Résultat, ce que les statisticiens appellent la « dépense intérieure d’éducation » ne cesse d’augmenter. Elle est passée entre 1980 et aujourd’hui, en euros constants, de 4 970 euros à 9 000 euros par élève.

Pourtant, malgré cet effort significatif, les doutes se font de plus en plus sentir sur la façon dont est géré le problème de l’éducation. Les évaluations faites par l’OCDE du niveau des élèves de ses membres dans le cadre du programme PISA (acronyme de Program for International Student Assessment) sont pour la France de plus en plus inquiétantes. Recevant à l’occasion de la rentrée scolaire de 2022 les recteurs d’académie, le président Emmanuel Macron en admettait le constat, déclarant d’abord dans son discours à propos du sys-tème scolaire français :

« Il nous faut toutefois être lucides. Malgré le travail exceptionnel des enseignants, des chefs d’établisse-ment, des directrices et directeurs, de toute la com-munauté éducative, de vous toutes et tous, il y a, cer-tains appellent cela “un malheur français”, d’autres diraient “un trouble”, certains un malaise. Force est de constater que tout ne va pas bien dans le meilleur des mondes. »

Puis, s’interrogeant sur la façon de corriger les défauts de ce système, constatant qu’il était manifestement de plus en plus onéreux, il s’interrogeait sur la nécessité d’augmenter encore les crédits consacrés à l’éduca-tion :

« Plus de moyens, nous l’avons déjà fait plein de fois dans notre histoire. Quand le système est mal orga-nisé, [a] mal fonctionné, qu’il repose sur trop de dé-fiance, qu’il est perclus de combats, de doctrines par-fois d’arrière-garde : il ne fonctionne pas mieux. »

Emmanuel Macron concluait par une forme d’appel à une véritable « révolution culturelle ». Il ouvrait ainsi le débat sur le contenu de cette « révolution culturelle » à propos duquel une forme d’unanimité semble se faire jour. Il paraît clair en effet qu’il faut éviter que la volon-té de démocratisation de l’enseignement ne se réduise à une massification associée à la baisse du niveau gé-néral des connaissances.

Le présent numéro de Sociétalse donne comme ob-jectif de participer à ce débat sur les contours de la future « révolution culturelle » éducative, contours dont on peut penser que leur définition réclame une approche plus en qualité et moins en quantité, plus en exigence sur les savoir-faire et moins en distribution quasi automatique de titres et de diplômes.

En juin 1871, Michel Chevalier, économiste de référence de l’époque, prononce en tant que professeur d’éco-nomie au Collège de France sa nouvelle leçon inaugu-rale. Vu les circonstances, il présente dans ce cadre un programme de redressement du pays après la cala-miteuse guerre de 1870 qui vient de se conclure par le traité de Francfort signé le 10 mai précédent. Il termine son propos par les phrases suivantes :

« Ce programme succinct, qui semble emprunté au bon sens de la rue et que pourtant beaucoup d’indivi-dus, et quelquefois les peuples, même les plus civilisés, sont sujets à méconnaître et à oublier, contient toute l’économie politique. La substance de cette science c’est qu’une nation parvient infailliblement à la pros-périté si elle adopte pour base de son économie le pro-gramme que je viens d’esquisser en quelques lignes et qui se résume en ces mots : le travail, l’épargne, l’ins-truction, la liberté.1»

Si la France d’aujourd’hui n’est heureusement pas dans une situation totalement comparable à celle de 1871, les maîtres-mots de son redressement économique, alors que la dette publique y est désormais supérieure en poids de PIB à celle de 1872, restent ceux de Michel Chevalier ; sachant que la liberté pour un économiste est largement assimilable à la logique de l’économie de marché et donc à la promotion systématique de la concurrence.

De fait, à l’instar de la France de 1871, celle d’au-jourd’hui a besoin de travailler davantage, de se rendre compte que ses déficits extérieurs traduisent un manque d’épargne globale du pays, et de généraliser la concurrence, notamment en arrêtant de fantasmer au nom de sa souveraineté sur un repli protectionniste qui ne peut être qu’assassin. Elle a également à s’inter-roger sur ce que Michel Chevalier appelle « l’instruc-tion » et qu’en langage moderne nous appelons « la formation ».

1 - Michel Chevalier, « Comment une nation rétablit sa prospérité », conférence au Collège de France le 14 juin 1871, accessible sur le site Gallica de la BnF.

Crédit : André Caty

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Éduquer, c’est, au sens étymologique, mettre sur

la bonne voie

Monique Canto-Sperber

Philosophe

Entretien réalisé par Philippe Plassart

sur un paradoxe, c’est pour cela qu’elle intéresse d’ailleurs tant les philosophes : Pour savoir ce que l’on est soi-même, il ne faut pas rester replié sur soi mais au contraire absorber le plus d’éléments extérieurs. C’est ce que Joachim Du Bellay a appelé « l’innutri-tion » : se nourrir soi-même par apports culturels et scientifiques.

La vision d’Aristote du devenir de l’être en puissance reste-t-elle pertinente de nos jours ?

À l’époque d’Aristote, l’être en puissance deve-nait pleinement lui-même selon un chemin déjà tracé en grande partie. Aujourd’hui ce n’est plus le cas : Par rapport à ce qu’était l’environnement d’un jeune grec du IVesiècle avant l’ère chrétienne, les enfants d’aujourd’hui sont considérablement sollicités, et de multiples façons ; ils sont confrontés à une très grande variété de modèles de vie et à une très grande diversité de sources d’in-formation. Tout cela ouvre le champ des développe-ments possibles. D’autant plus que l’éducation, basée sur l’acquisition des savoirs fondamentaux pouvant servir dans de multiples contextes, ne prescrit pas à l’enfant tel ou tel choix de vie. Pour autant, le type d’enseignement que nous pratiquons dans notre pays laisse largement de côté le développement physique et artistique des enfants – seulement quelques heures par semaine y sont consacrées, et elles relèvent plus du défoulement que d’un véritable apprentissage. Il est évidemment regrettable que l’institution scolaire se concentre autant exclusivement sur la formation intellectuelle générale abstraite laissant aux familles le soin d’ouvrir leurs enfants au sport et aux arts.

Les philosophes réservent une grande place au rôle de l’éducation pour la réalisation du potentiel d’un indivi-du et de son « être en puissance » comme dit Aristote. Qu’est-c’est qu’éduquer ?

Au sens étymologique, éduquer c’est conduire, mettre sur la bonne voie, apprendre à être son propre maître et devenir autonome. C’est une démarche résolument volontariste dont le but est de guider l’enfant lors de son développement, alors que sans cela l’enfant resterait à l’état d’enfant sauvage. Et c’est aussi une forme de pari. Formulé très tôt dès l’Antiquité, l’idéal de l’éducation est d’ame-ner l’enfant vers ce qu’il est lui-même, et cela en le détachant de ses habitudes et de son environnement et en le nourrissant d’autres apports, d’autres réalités ou expériences. Ces apports proviennent de sources variées, d’une culture qui n’est pas nécessairement la sienne, d’une langue qui peut être étrangère, et de techniques formelles comme les mathématiques auxquelles on n’a pas directement accès dans la vie ordinaire. Tous ces éléments qui ex-posent l’enfant à une forme d’altérité vont progres-sivement lui permettre de découvrir ce qu’il est vrai-ment, ce qu’il désire au plus profond de lui-même, et de déployer son potentiel de la façon la plus riche et la plus authentique. En somme, ces apports extérieurs vont lui permettre de donner le meilleur de lui-même. L’éducation, c’est cette gageure qui consiste à ame-ner l’enfant à se retrouver véritablement lui-même en intériorisant par absorption un considérable apport extérieur, historique, culturel, scientifique, produit par des siècles de transmission, mais aussi par les décou-vertes les plus récentes. L’éducation repose finalement

Pour l’ancienne directrice de l’École normale supérieure et l’ancienne présidente de l’université Paris Sciences et Lettres, l’idéal éducatif est d’amener l’enfant à la découverte de ce qu’il est au plus profond pour lui permettre de déployer son potentiel de la façon la plus riche et la plus authentique. Elle prône également une plus grande autonomie des établissements permettant la formation d’une communauté éducative ambitieuse comme remède à l’échec scolaire et aux inégalités.

L’éducation, c’est cette gageure qui consiste à amener l’enfant à se retrouver véritablement lui-même en intériorisant par absorption un considérable apport extérieur, historique, culturel, scientifique, produit par des siècles de transmission, mais aussi par les découvertes les plus récentes.

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sociétés agricoles anciennes à l’habitat dispersé, la population n’était pas incitée à apprendre à lire, faute d’en avoir besoin. De même, la religion juive a-t-elle connu une période de déclin notable à partir du IVesiècle avant notre ère car l’obligation d’éducation du fils aîné qu’elle formulait, pour permettre à ce dernier d’accéder aux textes sacrés, représentait un coût très élevé pour les familles et n’avait aucun débouché éco-nomique dans une société telle celle de la Mésopo-tamie restée jusqu’au VIIesiècle essentiellement agri-cole, où la plupart des gens étaient illettrés. Mais avec l’avènement de la civilisation urbaine à partir du VIIIe siècle, le besoin de personnes sachant lire et écrire est devenu de plus en plus pressant, et c’est bien la pos-sibilité d’un tel débouché économique qui a favorisé l’alphabétisation et la diffusion de la culture écrite, dont la mission était de former des individus capables d’assurer l’administration de la société et la circulation des informations. Dans l’Égypte ancienne existaient déjà des salles de classes avec de jeunes scribes ap-prenant à écrire, ainsi qu’en Grèce antique où un en-seignement mathématique était aussi dispensé en plus de l’apprentissage de l’écriture.

Et par la suite ?

Peu après leur arrivée en Nouvelle-Angleterre, les premiers émigrés ont compris qu’il leur fallait des institutions d’éducation pour former les cadres de leur communauté : C’est ainsi que fut créé le premier collège de Harvard au XVIIesiècle pour former les futurs dirigeants qui allaient œuvrer dans la société. Au fil du temps, les raisons qui rendent nécessaire l’éducation sont restées les mêmes : communiquer, progresser ensemble, échanger les idées et, grâce à la sophistication croissante des savoirs, éduquer les esprits à des techniques plus élaborées. Dans les civilisations où domine l’écrit, les analphabètes et tous ceux qui maîtrisent mal la litteracy, en étant incapables ne serait-ce que de lire un mode d’emploi, sont assez perdus. Aujourd’hui la situation est critique. Nous faisons face à un effet de ciseau avec, d’un côté des technologies qui progressent – songeons aux performances de l’IA générative – et de l’autre côté une éducation dont les résultats sont en

Quels sont les leviers de déploiement du plein potentiel d’un élève ?

Le premier levier est la curiosité, l’aspiration de l’être humain à savoir, à découvrir, à explorer et à partir à la conquête de son environnement. C’est la démarche du tout jeune enfant qui, sauf affections psychologiques ou neurologiques particulières, n’est en rien replié sur lui-même, mais très intéressé par le monde extérieur. Partant à la découverte du monde, il touche tout ce qu’il peut, fixe du regard les choses et les êtres, donnant l’impression de chercher à comprendre ce qui se passe autour de lui. L’autre levier est la nécessité de s’adapter à l’environnement ainsi que la stimulation venant des autres, notamment des éducateurs, les enfants com-prenant vite ce qu’on attend d’eux et comment se faire aimer pour être protégés. Dans nos civilisations de l’écri-ture, cela depuis 2500 ans, l’apprentissage de l’écrit et de la lecture est fondamental. D’où notre éducation qui passe essentiellement par la transmission écrite alors qu’à l’époque des cultures orales, l’éducation relevait de l’imitation, ce qui exigeait une puissante mémoire et une capacité intellectuelle que nous avons largement per-dues. Beaucoup de textes très importants, par exemple l’Odysséed’Homère, ont d’abord été transmis et répétés par voie orale avant d’être fixés par écrit. Mais seul l’écrit permet d’avoir accès au passé, de pouvoir résoudre, par des opérations sophistiquées de calcul, des équations de grande complexité. Les premiers écrits de la civilisation humaine étaient souvent des textes de nature juridique ou administrative, de mesure et d’arpentage qui ser-vaient à établir par exemple une fiscalité foncière, qu’il est difficile de présenter sans se servir de l’écriture. Mais l’avertissement de Platon dans son dialogue Phèdre prédisant que la diffusion de l’écrit nous fera perdre la mémoire s’est en partie vérifié. Plus besoin de nos jours d’apprendre par cœur puisque, point extrême de cette évolution, il suffit de recourir à un moteur de recherche sur Internet pour accéder à ce que l’on veut savoir.

Comment l’institution scolaire a-t-elle répondu à ce besoin d’éducation ?

L’importance plus ou moins grande de l’éducation est liée historiquement à la nature des sociétés. Dans les

Avec l’avènement de la civilisation urbaine à partir du VIIIesiècle, le besoin de personnes sachant lire et écrire est devenu de plus en plus pressant, et c’est bien la possibilité d’un tel débouché économique qui a favorisé l’alphabétisation et la diffusion de la culture écrite, dont la mission était de former des individus capables d’assurer l’administration de la société et la circulation des informations.

LE GRAND TÉMOIN

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baisse alors que nous aurions plus que jamais besoin d’une éducation encore plus efficace pour pouvoir utiliser de façon optimale ces nouvelles technologies. Les outils liés à l’IA sont d’autant plus intéressants qu’ils sont utilisés par des esprits très bien formés qui peuvent s’en servir de manière critique, raisonnée et en en vérifiant les contenus. La priorité devrait donc être de former de manière encore plus exigeante des esprits capables de dominer ces nouvelles technologies. Or malheureusement beaucoup d’individus choisissent d’y recourir par facilité pour ne plus avoir précisément… à se former. Une erreur majeure qui les met en situation de soumission vis-à-vis de ces procédés.

Les déterminismes sociaux et familiaux ne pèsent-ils tout de même pas énormé-ment dans de tels compor-tements ?

Il est certain que l’enfant apprend d’abord par mi-métisme, qui reste la base des premiers apprentis-sages. Si on le stimule à la maison, par exemple en lui parlant avec un riche vocabulaire, il s’exprimera à son tour de la même façon. À l’inverse, les enfants qui ne bénéficient pas de l’attention de leurs parents ou qui sont abandonnés devant les écrans n’ont pas les mêmes chances pour bien démarrer dans la vie. L’édu-cation est en réalité donnée conjointement par l’école et par la famille. L’école qui est obligatoire depuis le milieu du XIXesiècle, et qui fut par la suite gratuite, a certes permis de remédier à l’illettrisme, mais on ne peut se contenter de ce résultat. Car si les enfants is-sus de milieux sociaux favorisés bénéficient d’un bien meilleur capital culturel, qui va au-delà du fait d’aller au musée ou de beaucoup voyager, l’école ne peut guère fournir l’équivalent aux enfants issus de milieux modestes et ne corrige qu’à la marge cet état de fait. L’idéal d’émancipation par l’école est une spécificité française née au début de la IIIeRépublique. Il s’agis-sait alors d’affranchir les individus de leur religion et de leurs appartenances régionales. Mission totalement accomplie puisqu’en imposant la langue française à tous les habitants, les langues locales ont disparu en une dizaine d’années au tournant du XXesiècle – une éradication plus ou moins bien vécue selon les endroits, plutôt très mal en Bretagne solidement attachée à sa culture régionale. À cette période l’école s’apparentait

à une entreprise missionnaire tant sur le plan politique, intellectuel, et même spirituel et civilisationnel. Mais aujourd’hui on ne croit pas à la mission civilisatrice de l’école, sauf les enseignants sans doute et heureu-sement. Il faut bien admettre qu’une telle mission a un sens bien vague dans une société comme la nôtre, tan-dis qu’autrefois la société était bien plus homogène et l’autorité des maîtres était respectée.

Comment, en dépassant la nostalgie de l’école d’hier, répondre aux défis du jour ?

Il est d’abord impératif de prendre l’école au sérieux. La priorité est de renouer avec l’idéal d’une école de la transmission des savoirs par le biais de programmes ambitieux et une pédago-gie rigoureuse. Et que l’on cesse de dire que tous les enfants n’en sont pas ca-pables ! Les enfants nés dans des familles défavo-risées y aspirent tout au-tant que les autres. Il est vrai que nombre de professeurs sont confrontés à des problèmes de discipline et d’acceptation de l’autorité scolaire. Pour remédier à cette situation, il faudrait un engagement très fort des parents en faveur de l’édu-cation, une ferme application des principes d’autorité disposant de moyens pour les faire respecter, et enfin une plus grande autonomie laissée aux établissements.

Quels seraient les bénéfices de cette autonomie ?

Il s’agirait d’une autonomie responsable. Après avoir passé un contrat avec l’État et la collectivité territo-riale concernée, contrat qui définit les objectifs et les moyens, l’établissement aurait une réelle autonomie pour gérer sa communauté d’élèves. Bien évidemment des contrôles réguliers devraient avoir lieu, mais ils se-raient réalisés a posteriori. Le plus étonnant à propos du récent projet de mise en place des groupes de ni-veau, au-delà de la dissension des premiers jours entre le Premier ministre et la ministre de l’Éducation, est que l’on n’ait pas demandé l’avis des chefs d’établissements et des professeurs. Or, s’il y a très certainement des classes pour lesquelles les groupes de niveau sont une excellente idée, il y en a d’autres où compte tenu de la sociologie et du niveau des élèves ils n’ont guère de sens ; il faudrait d’abord savoir quelle est la nature des lacunes des plus faibles pour trouver le moyen le plus

Aujourd’hui la situation est critique. Nous faisons face à un effet de ciseau avec, d’un côté des technologies qui progressent – songeons aux performances de l’IA générative – et de l’autre côté une éducation dont les résultats sont en baisse alors que nous aurions plus que jamais besoin d’une éducation encore plus efficace pour pouvoir utiliser de façon optimale ces nouvelles technologies.

Il faudrait un engagement très fort des parents en faveur de l’éducation, une ferme application des principes d’autorité disposant de moyens pour les faire respecter, et enfin une plus grande autonomie laissée aux établissements.

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efficace d’y remédier. Cet exemple illustre l’absurdi-té de chercher à appliquer une solution unique à tout le monde alors que la diversité des situations est très grande. Il ne s’agit pas bien sûr d’imposer l’autonomie à tous les établissements, certains d’entre eux préfére-ront rester sous la supervision du ministère. Mais l’idée forte de l’autonomie est de fonder une véritable com-munauté éducative qui, avec le chef d’établissement et les enseignants, décide de définir un projet éducatif ambitieux. Le recrutement des enseignants se ferait, à l’échelon régional, sur la base de ce projet. Cette solution d’autonomie mérite selon moi d’être expéri-mentée pour deux raisons : D’abord parce que toutes les autres tentatives de réformes menées jusqu’ici ont en partie échoué – il n’y qu’à regarder les piètres résultats de notre sys-tème scolaire pour s’en convaincre –, ensuite parce que le bon sens plaide pour construire des stratégies éducatives spécifiques te-nant compte de l’environ-nement social et culturel des élèves et des établissements – particulièrement pour les moins favorisés d’entre eux, ce que l’uniformi-sation actuelle n’autorise pas. Bien sûr les objectifs de formation resteraient les mêmes pour tous et seraient définis par l’État, mais la stratégie des moyens pour-rait être différente d’un établissement à l’autre. Aucun chef d’entreprise n’impose à ses différentes usines le même management. En France, on est très attaché à l’égalité scolaire et l’on considère que tout élément de différenciation est source d’inégalités majeures. Mais dans les faits, nous cumulons et la standardisation des moyens et les inégalités dans les résultats. L’autonomie des établissements a fait ses preuves à l’étranger. Les charter schools aux États-Unis, les free schools en An-gleterre ont de très bons résultats, et lorsque certains de ces établissements autonomes ont des résultats décevants comme ce fut parfois le cas en Suède, on sait expliquer ces échecs grâce à l’analyse effectuée sur trente années d’expérience. Le plus étonnant est de constater que lorsque les fondements de notre sys-tème scolaire furent définis en France, au début de la IIIeRépublique, notamment avec la grande réforme du lycée moderne en 1902, celui qui était alors ministre de l’Instruction publique, Léon Bourgeois, semblait avoir reconnu la valeur de ce principe d’autonomie puisque, dans ses directives, il accordait une grande liberté

aux professeurs pour organiser leurs enseignements. Cette orientation libérale n’a pas résisté à la massi-fication scolaire des années soixante et suivantes, ce qui allait conduire après la crise de 1968 au renforce-ment de la centralisation, de l’uniformisation et de la bureaucratisation.

Le port de l’uniforme va être expérimenté dans un certain nombre d’établissements. Y êtes-vous favo-rable ?

Une telle mesure ne me paraît pas prioritaire, mais pourquoi pas ? L’uniforme scolaire se porte dans beaucoup de pays. Il peut donner un esprit de corps, une fierté d’apparte-nance à l’école. C’est une condition peut-être nécessaire pour amélio-rer l’adhésion à un projet éducatif, mais sûrement pas suffisante. En tout état de cause, le coût d’une telle disposition devrait être financé par l’État, et cette mesure doit relever du choix de l’éta-blissement dans le cadre de son autonomie et ne pas être imposée.

Éduquer les jeunes, c’est aussi, dites-vous, leur in-culquer optimisme et confiance en l’avenir. En quoi l’école peut-elle y contribuer ?

Pour que l’éducation puisse donner confiance aux jeunes – d’abord en eux-mêmes, puis dans la certitude qu’ils ont un avenir –, il faut avant tout qu’ils soient les premiers convaincus de la valeur de leur éducation. Quand un jeune sait qu’il est bien formé et bien édu-qué, il est sûr de lui, il ne craint pas l’avenir. Face à son futur employeur, il peut revendiquer d’occuper tel ou tel poste, car il sait qu’il pourra prouver sa compé-tence. C’est une source de grande confiance, compa-rativement au sentiment de n’avoir pas été assez bien formé et à la peur de se retrouver à découvert. Une bonne éducation donne des cartes, des atouts à jouer. Avoir un diplôme est décisif pour les jeunes, à condi-tion que ce diplôme corresponde à une formation so-lide. Les études sont un bien appartenant en propre aux individus qui ne peut leur être enlevé car il leur est définitivement acquis. Avoir une solide formation de base est un atout considérable dont on bénéficie

Il s’agirait d’une autonomie responsable. Après avoir passé un contrat avec l’État et la collectivité territoriale concernée, contrat qui définit les objectifs et les moyens, l’établissement aurait une réelle autonomie pour gérer sa communauté d’élèves.

En France, on est très attaché à l’égalité scolaire et l’on considère que tout élément de différenciation est source d’inégalités majeures. Mais dans les faits, nous cumulons et la standardisation des moyens et les inégalités dans les résultats.

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tout au long de sa vie professionnelle, en particulier si l’on doit amorcer une reconversion. Il n’y a pas meilleur investissement pour avoir confiance en soi.

Dans notre monde en perpétuel changement, quelles sont les facultés à mettre au programme de la forma-tion des esprits ?

Le paradoxe est que plus le monde évolue vite, plus la formation intellectuelle de base doit être solide. Ce qui est essentiel pour aborder une vie active, qui durera peut-être une cinquantaine d’années, c’est, au-delà de l’acquisition de connaissances qui deviendront sans doute obsolètes au cours de plusieurs décennies de carrière professionnelle, la formation fondamentale : Savoir comment aborder un problème, réagir à la nouveauté, appliquer les connaissances apprises ; autant d’aptitudes qui ne cessent de se cumuler et de se sédimenter tout au long de la vie. La professionnalisation des études de plus en plus tôt dans des métiers dont on n’est pas certain qu’ils existeront encore dans une vingtaine d’années est peut-être nécessaire pour trouver des débouchés immédiats, mais elle ne doit pas être faite au détriment de la formation générale.

Que signifie « professer » aujourd’hui ? Quelle est la relation maître/élève encore possible ?

« Professer » vient du latin profiteri, qui signifie « pro-mettre ». Cela s’apparente à une déclaration de foi. Par une alchimie assez mystérieuse, un enfant finira, au cours de ses études, par se révéler à lui-même à travers la mise à jour de son potentiel. À cet égard, l’apprentissage des disciplines comme le français, les langues anciennes, les langues étrangères, les ma-thématiques, etc., éduque incontestablement l’esprit. Par-delà leur contenu, ces matières sont des stratégies de développement de l’esprit. Ainsi l’histoire : Au-delà de savoir ce qui s’est passé, son enseignement permet d’acquérir petit à petit un sens historique, c’est-à-dire

la capacité de mettre les choses en perspective tem-porelle. Aujourd’hui, certains jeunes sont incapables de se représenter que l’on ait pu vivre par le passé diffé-remment d’aujourd’hui et, pour la majorité des élèves, l’histoire commence à la Seconde Guerre mondiale, celle-ci ayant été précédée par un long Moyen Âge d’une durée indéfinie. D’où les aberrations actuelles qui circulent sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, on ne peut que regretter l’amoindrissement de l’autorité des maîtres et l’affaiblissement de la qualité de leur forma-tion qui les met parfois en situation de vulnérabilité. Les élèves ayant souvent glané toutes sortes d’informations un peu partout ne s’en laissent pas conter et prétendent en savoir plus que le maître. Quant aux familles, elles sont souvent prêtes à par-tir au combat contre les enseignants. Un tableau si désolant appelle des me-sures urgentes car si l’on n’y remédie pas les fractures au sein de la société ne pourront que croître.

Finalement, vous paraissez plutôt pessimiste …

Il est difficile d’être optimiste quand un quart des en-fants qui entrent au collège ne maîtrise pas la lecture et l’écriture. Avec de telles carences, ces jeunes vont traverser leurs études en grande difficulté. On les fait parfois redoubler mais cela ne permettra pas de re-dresser la situation si on ne les aide pas à remédier de façon ciblée à leurs lacunes. Un faux-semblant total ! Le plus désespérant est qu’il y a sûrement parmi eux des enfants talentueux. Certains arrivent à s’en sortir, mais c’est assez rare. Il faudrait un suivi individualisé, l’indi-vidualisation de l’enseignement allant de pair avec l’au-tonomie des établissements que j’appelle de mes vœux. Une équipe pédagogique autonome, soucieuse d’avoir de bons résultats, accordera une attention plus soute-nue et des moyens pédagogiques supplémentaires aux enfants qu’il faut aider. Le problème de l’uniformisation est qu’elle applique la même méthode d’enseignement à tous les élèves de façon indifférenciée. Il faudrait sor-tir de ce carcan.

Les études sont un bien appartenant en propre aux individus qui ne peut leur être enlevé car il leur est définitivement acquis.

Le paradoxe est que plus le monde évolue vite, plus la formation intellectuelle de base doit être solide.

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BIOGRAPHIE

Monique Canto-Sperber a dirigé l’École normale supérieure (ENS) de 2005 à 2012 puis a créé et présidé l’université Paris Sciences et Lettres (PSL) de 2012 à 2014.

Elle est membre du Comité national d’éthique et présidente du think-tank GenerationLibre. Elle a travaillé la pensée grecque, la philosophie morale, l’éthique des relations internationales et le renouveau de la pensée libérale. Elle a publié une vingtaine d’ouvrages dont Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (1996), Éthiques grecques (2001), Pour une morale internationale, Paris, (2010), L’oligarchie de l’excellence (2017), La fin des libertés (2019), Sauver la liberté d’expression (2021) et Une école qui peut mieux faire(2022).

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ÉDUQUER

Les inégalités scolaires restent le problème majeur de l’éducation en France

Eric Charbonnier

Whole-child learning to improve holistic and academic outcomes

Ryan Burgess

L’éducation holistique, condition du déploiement du plein potentiel de l’enfant

Ryan Burgess

Les chemins du rebond français pour l’acquisition des savoirs fondamentaux par les enfants

Jean-Michel Blanquer

Créer de la confiance réciproque entre les parents et l’école

Marc Gurgand

Cette période de la massification de l’école, ouverte en 1958, est en train de se clore

François Dubet

La réforme Affelnet de 2021 à Paris : un grand désordre et quelques leçons

Marion Oury

Nous avons besoin de projections équilibrées en genre des métiers scientifiques et du numérique

Laura Chaubard et Florence Verzelen

L’éducation à l’orientation, clef de l’égalité des chances

Frédérique Alexandre-Bailly

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Les inégalités scolaires restent le problème majeur

de l’éducation en France

Eric Charbonnier

Analyste Éducation à l’OCDE

Propos recueillis par Benoît Georges

dans le monde professionnel, soit on est un élève en difficulté, or le système français a toujours eu du mal à prendre en charge les élèves en difficulté. Ce que montrent les études PISA, c’est que la France a souvent été au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE pour la proportion d’élèves qui s’en sortent très bien. Mais elle a aussi beaucoup plus d’élèves en difficulté. Cela a été mis en avant dès les premières études interna-tionales, au début des années 2000. L’Allemagne, qui était dans une situation comparable à la France sur ce point, a réagi beaucoup plus vite.

Cela vient contredire le récit, encore très présent, d’une école républicaine donnant la même chance à tous…

La France vit avec ce mythe de l’égalité des chances, qui figure dans notre devise Liber-té, Égalité, Fraternité. Mais nous sommes aus-si très influencés par la période de Napoléon. Nous avons un système très élitiste, qui reste très attaché à ses filières prestigieuses. Les grandes écoles, par exemple, n’existent qu’en France, alors que dans les autres pays les filières les plus prestigieuses se trouvent à l’université. Le statut d’enseignants « haut de gamme », les agrégés, est aussi une particularité française. D’ailleurs, en France, quand on commu-nique sur la baisse de niveau des meilleurs élèves, l’écho médiatique est très fort, alors que quand on parle des inégalités scolaires, le niveau d’inquiétude n’est pas le même.

En raison de cet élitisme, la France a sans doute ou-blié d’investir dans les autres aspects : elle dépense

Vous travaillez à la Direction de l’éducation de l’OCDE, qui publie plusieurs des études statistiques les plus mé-diatisées sur l’état de l’enseignement dans le monde. Quel regard portez-vous sur la situation française ?

La France fait partie des pays où l’intérêt de la popu-lation pour l’éducation est particulièrement fort. Tout le monde, à commencer par le personnel politique, a un avis sur le sujet. Au cours des vingt-cinq dernières an-nées, j’ai aussi constaté une évolution dans la façon dont on parle de l’éducation en France : les performances ont assez peu évolué, les élèves français étaient dans la moyenne en 2000, lorsque la première étude PISA a été menée, et ils le sont toujours aujourd’hui, mais le discours ambiant sur le système éducatif est deve-nu beaucoup plus négatif. Dans les premiers temps, les résultats de PISA ont été très contestés, parce que l’idée générale était que la France avait l’un des meil-leurs systèmes d’éducation au monde. Aujourd’hui, à l’inverse, on a l’impression que tout est catastrophique, ce qui n’est pas vrai non plus. Dans ce débat sur l’édu-cation, le rôle de l’OCDE est d’essayer de prendre de la hauteur et de mettre en avant les points qui marchent plutôt bien et les points de vigilance qui sont les mêmes depuis vingt ans. C’est notamment le cas des inégalités scolaires.

Quelles sont les spécificités françaises dans ce do-maine ?

La France a un système un peu dichotomique. Soit on est un bon élève et on a une trajectoire qui se passe très bien jusqu’aux études supérieures et à l’insertion

Eric Charbonnier est analyste, expert en éducation depuis 1997 à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) au sein de la Direction de l’éducation et des compétences. Il participe à la publication annuelle de Regards sur l’éducation, dont il est l’un des rédacteurs, et publie tous les trois ans les résultats de l’étude PISA. Son regard quantitatif et distancié dans le temps et la géographie nous permet de faire un état des lieux objectif de la situation de la France en matière d’éducation, d’attractivité du métier d’enseignant, d’impact des politiques publiques.

Ce que montrent les études PISA, c’est que la France a souvent été au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE pour la proportion d’élèves qui s’en sortent très bien. Mais elle a aussi beaucoup plus d’élèves en difficulté.

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sant est que le Portugal a voulu mesurer les progrès. Or quand une réforme est votée, la mise en œuvre, l’appropriation par les enseignants et l’évaluation des progrès font toute la différence. Cela évite que l’on re-vienne en arrière quelques années plus tard.

Vous évoquez l’importance d’agir dès le plus jeune âge pour lutter contre les inégalités scolaires. Quels seraient les principaux leviers d’amélioration ?

En France, la scolarisation universelle a lieu dès l’âge de 3 ans, ce qui est positif, mais nous avons aussi la taille des classes la plus élevée des pays de l’OCDE, avec 23 élèves par classe de maternelle contre 14 en moyenne. Cela peut nuire à la mise en place d’une pédagogie un peu plus différenciée, en passant plus de temps avec les élèves qui ont besoin d’aide pour l’entrée dans la lecture. Les études in-ternationales montrent que la taille des classes n’est pas le facteur premier dans le secondaire, mais qu’elle est très importante chez les plus jeunes. Un autre pro-blème, qui n’est pas spécifique à la France, est la dif-ficulté à recruter des enseignants : il y a une perte de la qualité d’enseignement parce que le métier souffre d’une trop faible attractivité.

Dans ce domaine, comment la France se situe-t-elle quant à la rémunération des enseignants par rapport aux autres pays de l’OCDE ?

La situation s’est améliorée depuis 2015, sauf pour les enseignants en milieu de carrière. Si l’on compare la situation de la France et de l’Allemagne, la rémuné-ration varie environ du simple au double, quelle que soit l’ancienneté. En dehors de l’Allemagne, le salaire des enseignants français en début de carrière est as-sez proche de la moyenne de l’OCDE, mais la progres-sion est très lente : un enseignant en milieu de carrière gagne environ 20 % de moins. Cela joue sur l’attracti-vité, mais ce n’est pas l’unique levier. La valorisation du métier, les questions de sécurité, la faible mobilité des carrières constituent également un frein par rapport à d’autres secteurs.

Le métier d’enseignant semble aussi avoir peu évolué d’un point de vue technologique, alors que de nou-veaux outils, comme les tablettes numériques, sont parfois présentés comme pouvant aider les appren-tissages. Est-ce le cas ?

Il y a deux aspects. D’un côté, l’addiction aux écrans devient un véritable problème, notamment avec les plus petits. La Suède, où tous les manuels scolaires étaient proposés sur des tablettes, vient de revenir aux manuels sur papier dans les écoles élémentaires après avoir constaté que le numérique pouvait avoir des effets négatifs, notamment sur la concentra-

beaucoup pour le système éducatif dans son ensemble, mais relativement peu pour les premières années de scolarité – la maternelle et l’élémentaire – par rapport au secondaire. Or toutes les recherches internationales montrent que les inégalités de niveau débutent en fait dès le plus jeune âge.

Ces inégalités de niveau scolaire viennent reproduire des inégalités sociales : le parcours et le niveau d’édu-cation des parents sont un prédictif particulièrement fort du niveau scolaire des élèves…

Oui, et cela se constate même avant l’entrée à l’école. Il y a un déficit de crèches dans les zones les plus défa-vorisées, et les enfants qui vont en crèche ont souvent des parents plus éduqués et qui ont des revenus plus élevés que les autres. Cela se poursuit tout au long de la scolarité. Au-delà des in-dicateurs de l’OCDE, on le voit très bien dans les évaluations nationales qui sont faites en CP, en CE1 ou à l’entrée au collège. Les iné-galités commencent dès le plus jeune âge, et s’accen-tuent tout au long de la scolarité. C’est pour cela que, même si l’étude PISA se concentre sur les élèves de 15 ans, nos recommandations sont d’investir le plus tôt possible. En France, on a tendance à trop faire porter à l’Éducation la responsabilité de problèmes beaucoup plus larges de reproduction des inégalités, d’accès à l’information, de différences entre les grandes villes et les zones rurales… Or la lutte contre ces inégalités n’est pas seulement la responsabilité de l’école : les endroits qui s’en sortent le mieux, chez nous comme à l’inter-national, sont ceux qui mettent en place des politiques plus inclusives, en associant les acteurs de l’éducation, les municipalités, les services sociaux, les familles…

Quelles mesures concrètes, à l’international ou en France, permettent de lutter efficacement contre ces inégalités sociales ?

Il faut créer de la mixité sociale entre les établissements, pour éviter que les élèves défavorisés ne se retrouvent tous scolarisés ensemble. C’est ce qu’a réussi la ville de Toulouse, en fermant certaines écoles enclavées et en développant le transport scolaire pour permettre aux élèves d’être mélangés : cela s’est traduit par une amé-lioration des résultats, notamment un meilleur taux de réussite au brevet. Il faut aussi impliquer les parents dans la lutte contre l’échec scolaire et dans la maîtrise des savoirs fondamentaux, avec l’appui des acteurs sociaux. Cela a très bien fonctionné au Portugal, qui a mis en œuvre une grande réforme multifactorielle : les enseignants ont été formés à mieux repérer les élèves en difficulté et à mettre en place un enseignement dif-férencié, les municipalités ont rapproché les acteurs sociaux des enseignants, des incitations financières ont permis aux écoles en difficulté de bénéficier des en-seignants les mieux formés… Un autre aspect intéres-

Toutes les recherches internationales montrent que les inégalités de niveau débutent en fait dès le plus jeune âge.

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tion. L’étude PISA montre aussi qu’à l’âge de 15 ans, le mieux est d’avoir une utilisation du numérique modé-rée. Cela demande aussi un savoir-faire des ensei-gnants, car certaines mé-thodes sont plus efficaces que d’autres pour travailler avec les outils numériques. Dans le même temps, les tablettes ou les ordinateurs peuvent être utiles, par exemple pour faire travailler plusieurs groupes de la classe séparément, mais ils ne remplaceront jamais les enseignants. Le numérique doit être un outil parmi d’autres.

Au cours des quinze dernières années, la France a multiplié les grandes réformes de l’Éducation, mais sans résultats probants – et même parfois avec un effet inverse sur les résultats des élèves. Est-ce que l’Éducation nationale souffre de trop d’instabilité ?

Ce que l’on constate, c’est un manque de cohérence dans ces réformes, et une approche très quantitative des mesures mises en place. Souvent, on a l’impres-sion qu’il suffit d’augmenter le nombre d’heures de mathématiques, de réduire la taille des classes ou de passer de cinq à quatre matinées d’école dans l’élémentaire pour que le système éducatif s’amé-liore. Sur le fond, cela peut y contribuer, mais à condition d’y associer des me-sures qualitatives. Comment va-t-on travailler avec les élèves dans des classes plus réduites ? Comme éviter une surcharge cognitive et privilégier une approche personnalisée si on augmente les heures de maths ? Ces aspects sont souvent absents de la réflexion…

Récemment, l’attention s’est beaucoup portée sur la création de groupes de niveau, au collège et au ly-cée, pour améliorer les résultats et réduire les inéga-lités. Est-ce une approche qui a fait ses preuves dans d’autres pays ?

Il est toujours délicat de comparer des systèmes édu-catifs différents, mais il y a quand même une recherche internationale sur le sujet et quelques résultats dans les études PISA. Le regroupement par niveau est une pratique assez courante, notamment dans le monde anglo-saxon, et ce que l’on constate, c’est que quand ces groupes de niveau sont concentrés sur quelques matières, les élèves regroupés par niveau ne montrent pas un niveau de performance inférieur aux autres. En revanche, tout l’enjeu est que ces groupes ne soient pas stigmatisants, et surtout qu’ils soient très flexibles, avec la possibilité de changer rapidement la compo-sition des groupes selon les sujets ou les progrès des élèves. Ce qui est surtout problématique dans la ré-forme française, c’est que l’on ne passe pas d’abord

par une phase d’expérimentation, au niveau d’une académie ou dans des établissements volontaires, afin d’évaluer ses effets avant de la généraliser. En France, on brûle souvent les étapes sans prendre le temps d’évaluer et de corriger une réforme. On l’avait déjà vu avec les rythmes scolaires dans les années 2010.

La dernière étude PISA a suscité beaucoup d’inquié-tude à propos du recul du niveau en mathématiques. Comment l’expliquer et y remédier ?

L’écho médiatique était en partie lié au fait que, sur cette édition, les mathématiques étaient le domaine majeur, et que c’est un sujet très sensible en France. Pour autant, le déclin observé dans la plupart des pays de l’OCDE par rapport à 2018 était prévisible, notamment en raison de l’épidémie de Covid-19. Et, dans le cas de la France, d’autres études internationales, comme TIMSS (Trends in International Mathematics and Science Study) au niveau CM1, faisaient le même constat depuis une dizaine d’années, donc ce n’est pas une surprise de le retrouver chez les élèves de 15 ans. D’autres pays ont réussi à limiter la chute de niveau, comme le Japon, la Corée du Sud, la Suisse ou l’Estonie. Souvent, on constate que ce sont des pays où les élèves ont eu le sentiment d’être soutenus par leurs enseignants, et de bénéficier d’une aide personnalisée. Le rapport entre élèves et enseignants joue beaucoup sur les résultats et la confiance en soi, or en France, les élèves se sentent davantage pénalisés pour leurs erreurs.

La dernière édition de l’étude Regards sur l’éducationde l’OCDE, consacrée à l’enseignement professionnel, notait que l’alternance emploi-études au niveau du lycée est bien moins répandue en France que dans la moyenne des autres pays. La réforme qui vient d’être annoncée peut-elle y remédier ?

Elle marque une volonté de réformer et de valoriser les filières professionnelles, et dans ce domaine la France part en effet de très loin. Cette réforme cherche aussi faire coopérer le monde de l’éducation avec celui de l’entreprise, ce qui est une bonne chose. Pendant trop longtemps, ces filières ont constitué une sorte de sélection par l’échec, avec beaucoup de jeunes issus de milieux défavorisés. Souvent, elles ne permettent ni de