Revue Sociétal : Le travail - Tome 2 - Institut de l'Entreprise - E-Book

Revue Sociétal : Le travail - Tome 2 E-Book

Institut de l'Entreprise

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Beschreibung

"Sociétal", média de l'Institut de l'Entreprise, a pour vocation d'analyser les grands enjeux de notre société en rassemblant des réflexions d'universitaires, de praticiens de l'entreprise et de dirigeants politiques.

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Olivier Dussopt

La revue de l’Institut

de l’Entreprise

Le travail (tome II)

Jean Agulhon

Hippolyte d’Albis

Patrick Artus

Catherine Barba

Patrick Benammar

Xavier Bertrand

Pierre-Etienne Bidon

Sophie Cluzel

Nicolas Dufourcq

Myriam El Khomri

Maximilien Fleury

Hazel Gavigan

Thibaut Guilluy

Gabrielle Halpern

Daniel Harari

Olivier Dutheillet de Lamothe

Jean-Claude Le Grand

Laurent Marquet de Vasselot

Bertrand Martinot

Thomas Saunier

François-Xavier Selleret

Jean-Dominique Senard

Daniel Suskind

Vincenzo Vinzi

Alexandre Viros

Décembre 2023

Myriam El Khomri

Laurent Marquet de Vasselot

10€

Hippolyte d’Albis

Jean-DominiqueSénard

À PROPOS DE SOCIÉTAL

Créé en 1996, sous l’impulsion de l’économiste Albert Merlin et l’inspiration de Bertrand de Jouvenel, Sociétal est la revue de l’Institut de l’Entreprise, qui a pour vocation d’analyser les grands enjeux économiques et sociaux en rassemblant des réflexions d’universitaires, de praticiens de l’entreprise et de dirigeants.

Il poursuit un triple objectif :

proposer les meilleurs décryptages des enjeux de l’économie et de la société, présents et à venir ;

permettre des échanges nourris entre les mondes académiques et de l’entreprise ;

faire progresser dans le débat public la compréhension d’une économie de marché équilibrée et pragmatique.

Aujourd’hui Sociétal nourrit la mission de l’Institut de l’Entreprise, mieux comprendre et valoriser le rôle de l’entreprise au cœur de la société, et contribue à sa raison d’être : rapprocher les Français de l’entreprise.

Les opinions exprimées dans la présente publication sont celles des auteurs.

Elles ne prétendent pas refléter les positions de l’Institut de l’Entreprise ou de ses Adhérents.

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Comité éditorial

Président

Jean-Marc Daniel

Comité

Michel Pébereau, Président d’honneur de l’Institut de l’Entreprise

et membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Emmanuel Cugny, Président de l’AJEF

Sylvain Henry, Rédacteur en chef d’Acteurs publics

Louis Lalanne, Président de Meet My Mentor et de Connexio

Emmanuel Lechypre, Editorialiste à BFM TV et BFM Business

Laurent Marquet de Vasselot, Directeur général de CMS Francis Lefebvre

Jean-Luc Placet, administrateur indépendant

Philippe Plassart, Vice-président de l’AJEF, Rédacteur en chef au Nouvel économiste

Bernard Sananès, Président d’Elabe

Blanche Segrestin, Professeure en sciences du Management, Mines ParisTech,

PSL Research University

Nicolas Tcheng, Responsable relations institutionnelles, Projets stratégiques France de Renault Group

Jean-Marc Vittori, Editorialiste, Les Échos

Équipe

Flora Donsimoni, Directrice générale de l’Institut de l’Entreprise

Hortense Chadapaux, Directrice de l’Agora de l’Institut de l’Entreprise

Nathalie Garroux, Responsable de programmes de l’Agora de l’Institut de l’Entreprise

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ÉDITO

SOCIÉTAL | Le travail |Tome II

ÉDITO

Pierre-André de Chalendar

Président de l’Institut de l’Entreprise

management. À ce titre, l’appel à une « révolution managériale» auquel invite le second rapport est entendu et traité comme un sujet clef dans la réponse à de nombreuses préoccupations des travailleurs, à commencer par leur quête de sens au travail.

Les enjeux démographiques ne sont pas éludés et la question de l’évolution du travail au cours de la vie fait l’objet de recommandations enga-gées : formation tout au long de la vie (a fortioriface aux évolutions technologiques, au premier rang desquelles l’intelligence artificielle), déve-loppement du travail des seniors, inclusion… là encore le sujet est vaste mais les angles traités ici apportent des éclairages utiles.

Des considérations plus techniques sont égale-ment abordées, notamment le statut du salariat, son avenir, et en miroir la place des indépendants et les nouvelles frontières humaines de l’entre-prise. La question juridique de l’évolution de ces différents statuts, et plus largement la question de l’évolution d’un cadre législatif qui ne facilite aujourd’hui pas la flexibilité attendue dans l’en-cadrement du travail, est identifiée comme un point clef de la réflexion.

Si le lien entre ces bouleversements et leurs implications sociales et psychosociales est loin d’être ignoré dans ces travaux, un regret peut-être : l’absence de laboratoire d’épidémiologie ou de santé publique à même de fournir des don-nées sur la santé mentale au travail soulève une vraie question, surtout lorsqu’on considère que le premier poste de dépense de la CPAM est juste-ment celui des maladies psychiatriques avant les cancers et les maladies cardiovasculaires.

Enfin, et c’est essentiel, la nécessité de redyna-miser le dialogue social ne fait plus débat, il doit s’inscrire dans la continuité du dialogue profes-sionnel.

Repenser le travail est un défi collectif, ardu mais néanmoins exaltant face aux opportunités qu’offre l’avenir. J’espère que ces réflexions sau-ront dessiner des pistes d’inspiration et d’action pour chacun d’entre nous.

Composante fon-damentale de nos existences, le tra-vail se transforme et nous en sommes les témoins autant que les acteurs. Le premier tome du numéro de Sociétal consacré au travail a permis d’engager une réflexion qui invite à l’action ; ce second tome forme la même am-bition, en faisant appel à de nouveaux dirigeants politiques, chefs d’entreprise, économistes, phi-losophes et académiques qui livrent leur analyse avec finesse et profondeur.

La tâche n’est pas aisée, car il s’agit d’un sujet protéiforme : économique évidemment, sociolo-gique par essence, philosophique parfois, humain toujours. Nous nous sommes donné pour ambi-tion de nourrir une pensée qui mènera à l’action, car c’est ce qui in fine importera : comment faire vivre cette nouvelle réalité au sein de nos organi-sations et de notre Société en général ?

Notre revue Sociétal s’emploie par la pluralité des voix qu’elle réunit à casser les silos de nos pers-pectives individuelles afin de voir plus haut, plus grand. Elle souhaite modestement inspirer une action collective dans la redéfinition du travail. Ainsi, ce numéro propose des contributions iné-dites qui explorent les différents volets des évolu-tions – récentes et à venir – du travail, en France et à l’étranger.

Ces articles interrogent évidemment le volet le plus visible de la réflexion sur le travail aujourd’hui qu’est la redéfinition de l’organisation du travail : télétravail, semaine de quatre jours, équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle sont l’objet de différentes analyses académiques comme opérationnelles ou politiques.

Dans la poursuite des pistes avancées par les deux rapports portés par Jean-Dominique Senard et respectivement Nicole Notat puis Sophie Thiéry1, les analyses proposées invitent par ailleurs à une action sérieuse en faveur de l’engagement des salariés, dans la lignée de la raison d’être et grâce à des outils renforcés, notamment en matière de

1 - Rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » de Jean-Dominique Senard et Nicole Notat, 2018 ; Rapport des Assises du Travail, « Re-considérer le travail » de Jean-Dominique Senard et Sophie Thiéry, 2023.

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Ce numéro s’articule autour des quatre axes du rapport « Re-considérer le travail », remis à Olivier Dussopt, ministre du Travail, le 24 avril 2023, dont Jean-Dominique Senard et Sophie Thiéry étaient co-garants dans le cadre des Assises du Travail.

« Je remercie chaleureusement l’Institut de l’Entreprise d’avoir bien voulu consacrer un numéro de sa revue Sociétal aux recommandations issues des Assises du Travail. Je tiens également à saluer l’ensemble des contributeurs qui ont participé utilement à approfondir les quatre axes de ce rapport. Il nous appartient désormais de nous saisir collectivement de ce sujet, essentiel, du travail ».

Jean-Dominique Senard,

président du Conseil d’administration de Renault Group

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SOMMAIRE

Édito

Pierre-André de Chalendar

Le regard de...

De la manivelle de Sismondi à l’intelligence artificielle

Jean-Marc Daniel

Les grands témoins

Nous sommes à la veille d’une véritable révolution managériale qui repose sur l’écoute et la responsabilisation des salariés

Jean-Dominique Senard et Laurent Marquet de Vasselot

Étirées, plutôt qu’essorées !

Vers de nouvelles vies professionnelles, en transition continue

Vincenzo Vinzi

Aujourd’hui, c’est aux employeurs d’apporter des réponses à la demande

de flexibilité des travailleurs

Alexandre Viros

Transformer les métiers et les compétences pour devenir la prochaine génération d’acteurs de l’automobile

Maximilien Fleury et Patrick Benammar

Organisation du travail : la nouvelle donne

Bertrand Martinot

AXE 1 - Gagner la bataille de la confiance par une révolution des pratiques managériales et en associant davantage les travailleurs

AXE 2 - Adapter les organisations du travail, favoriser les équilibres des temps de vie et accompagner les transitions pour les travailleurs

Le développement du travail des seniors impose une lutte contre les clichés qui les dévalorisent

Hippolyte d’Albis

La révolution du télétravail doit s’accompagner d’une révolution de l’organisation du temps de travail pour tous, y compris les salariés qui ne peuvent pas travailler à distance

Xavier Bertrand

Sens au travail, attractivité et engagement : des réponses au plus près de chaque collaborateur

Jean Agulhon

Un monde sans travail, Comment les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle reconfigurent le marché du travail– Daniel Suskind

Note de lecture

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Le travail indépendant n’est pas suffisamment attractif

Patrick Artus

Nous voulons revenir à l’esprit d’insertion du RMI

Thibaut Guilluy

L’inclusion est un moteur d’innovation, de transformation positive et de créativité

Sophie Cluzel et Jean-Claude Le Grand

Le portage salarial, une nouvelle forme d’emploi entre travail indépendant et salariat

Olivier Dutheillet de Lamothe

L’évolution marquée du monde du travail oblige les acteurs de la sphère sociale

à changer de « logiciel »

François-Xavier Selleret

Tout travailleur est un centaure en puissance !

Gabrielle Halpern

La culture de l’entreprise au cœur des transformations du travail

Daniel Harari

Travailler mieux et non plus : l’émergence de la semaine de quatre jours

/ Work smarter, not longer : The rise of the four-day week

Hazel Gavigan

Conversion et reconversion

Catherine Barba

Le travail, c’est la santé ?

Myriam El Khomri

Préserver la santé physique et mentale des travailleurs, un enjeu

de performance et de responsabilité pour les organisations

Thomas Saunier

Face à l’absentéisme, préserver la santé physique et mentale

des travailleurs

Pierre-Etienne Bidon

Pour votre santé : mangez, bougez, mais surtout, entreprenez !

Nicolas Dufourcq

AXE 3 - Assurer aux travailleurs des droits effectifs et portables tout au long de leur parcours professionnel

AXE 4 - Préserver la santé physique et mentale des travailleurs, un enjeu

de performance et de responsabilité pour les organisations

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De la manivelle de Sismondi

à l’intelligence artificielle

Jean-Marc Daniel

Président de Sociétal

que réclament leurs souffrances, mais également par un raisonnement éco-nomique. Pour lui, l’introduction mas-sive de machines dans le textile prive les ouvriers de travail, ce qui les prive ipso factode revenu, ce qui prive in finele système économique de dé-bouchés et le plonge dans la stagna-tion. Il écrit pour résumer sa pensée et frapper l’imagination :

« Si le machinisme arrivait à un tel degré de perfection que le roi d’Angle-terre pût en tournant une manivelle produire tout ce qui serait nécessaire aux besoins de la population, qu’ad-viendrait-il de la nation anglaise ?»

La manivelle de Sismondi est deve-nue depuis la référence de tous ceux que le progrès technique inquiète. Mais simultanément, elle est la cible des réfutations des défenseurs de la croissance et de l’innovation. Pour prendre un exemple, il suffit de lire ce qu’en dit Charles Gide. Il écrit à la fin du XIXesiècle, à une époque où la France décide de donner un statut nouveau à la science économique. Si elle a connu des économistes bien avant, c’est à lui, Charles Gide – l’oncle du célèbre écrivain André Gide –que revient l’honneur et le mérite d’avoir été le premier profes-seur d’économie délivrant son ensei-gnement dans le cadre universitaire. Il implante en effet l’enseignement de l’économie dans les facultés à comp-ter de 1877. Charles Gide va jouer un rôle clé dans l’histoire en faisant naître un enseignement structuré de l’économie en France. Il est donc sur-tout resté dans l’histoire pour avoir été un pédagogue hors pair. Il aborde dans son enseignement tous les as-pects de la science économique et notamment son histoire dont il tire un livre en collaboration avec Charles Rist.

LE REGARD DE...

Vanité

du combat luddite

Faisons un saut dans le temps et retrou-vons-nous en 1811, en Angleterre. Des ouvriers courent les usines pour y casser les machines qu’ils accusent de détruire leurs emplois. On les appelle les luddites, en référence à Ned Ludd qui a brisé en 1782 des métiers à tisser le coton et qui aurait été leur chef. Précisons néanmoins que l’on n’est pas sûr que ce Ned Ludd ait réellement existé. Si les bandes qui cassent les machines sont bien réelles, les autorités britanniques se persuadent dans un premier temps qu’elles sont encadrées et manipulées par les services secrets français. Cependant, une fois Napoléon Ier vaincu, bien que moins intense, la révolte luddite se poursuit. L’idée se forme et se perpétue que la machine et le progrès évoluent comme indépendamment des hommes et contre eux.

Dans la foulée, un économiste d’origine italienne va imaginer une métaphore qui va servir aux ré-quisitoires contre le progrès technique. Il s’agit de Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi (1773-1842). En 1819, il publie des Nouveaux principes d’économie politique, où il confirme son adhésion aux convictions luddites. Il y an-nonce que la concurrence entre les ouvriers, qui conduit à des salaires stagnants et donc à la sous-consommation, la concurrence entre les entreprises, qui les pousse à vendre à perte, et l’incertitude qui paralyse les investissements pu-blics vont détruire l’économie de marché telle qu’elle est en train d’émerger au Royaume-Uni.

Ce qui nous intéresse plus précisément dans sa démarche est son soutien aux luddites bien qu’il en condamne la violence. Il justifie en effet ce soutien non seulement par la solidarité morale

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LE REGARD DE...

SOCIÉTAL | Le travail |Tome II

Retrouvez Alfred Sauvy

En 1976, au lendemain du premier choc pétrolier, Alfred Sauvy publie un livre intitulé L’économie du diable ; et pour lui, le diable est clairement luddite !

Il est à l’époque un personnage déjà reconnu. Dans les milieux internationaux, on parle de lui pour être le premier prix Nobel français d’économie. Jouant des deux centres d’intérêt qui sont les siens, à savoir l’analyse conjoncturelle et la démographie, il affiche des positions originales qu’il définit comme « socialistes libérales ». En termes de chômage, il considère que les politiques préconisées par les économistes de baisse des coûts et de gestion de la demande sont trop globales.

C’est « l’économie du diable», dont l’aberration vient de l’erreur tendant à considérer qu’il y a un chômage incompressible et que le progrès tech-nique a tendance à l’accroître. En théorie, ce chô-mage incompressible est appelé chômage natu-rel. Mais pour Sauvy, la mission de l’économiste est de réfuter cette notion de chômage naturel qui peut dans les faits être économiquement éle-vé et socialement insupportable et de proposer des réformes en profondeur réduisant le chô-mage au chômage frictionnel, celui des gens qui quittent un emploi et prennent leur temps pour en prendre un nouveau. En revanche, il faut com-battre la part du chômage soi-disant naturel qui est la conséquence des blocages psychologiques fondés sur une dévalorisation implicite du travail.

Cette dévalorisation se concrétise d’abord par le culte des loisirs et une demande de la réduction de la durée du temps de travail déconnectée des évolutions du progrès technique et de la produc-tivité induits, et ensuite par un discours sur la formation et la généralisation des diplômes qui masque un mépris dommageable du travail ma-nuel. Il identifie des pénuries dans certains mé-tiers qui expliquent tant le cumul d’inflation et de chômage des années 1970 que l’incapacité au rebond économique qu’avaient connu les années 1930. Contre le luddisme qui pointe de nouveau son nez, il écrit que se faire à l’idée que les ma-

Dans cet ouvrage dont la première édition paraît en 1909, il écrit à propos de Sismondi :

« L’économiste Sismondi, il y a un siècle, disait que l’invention des machines « rendait la population superflue » (c’est le titre d’un des chapitres de son livre Nouveaux Principes d’Économie Politique).

Charles Gide détaille ensuite l’image de la « mani-velle de Sismondi » avant de donner son opinion :

«Sismondi a été conspué par tous les écono-mistes. Soucieux de prouver, qu’il ne saurait exister dans notre organisation économique de contradiction entre l’intérêt social et les intérêts individuels, les économistes ne pouvaient faire moins que d’affirmer que les machines procurent aux ouvriers plus de travail et plus de bien-être. »

Et il poursuit :

« Grâce à la multiplication des livres depuis l’in-vention de l’imprimerie, combien plus d’ouvriers typographes aujourd’hui que de copistes au Moyen Âge ! Grâce aux chemins de fer, combien plus de voyageurs et par conséquent combien plus d’employés de chemins de fer dans les services de la traction et de l’exploitation qu’il n’y avait autrefois de postillons, palefreniers et maîtres de postes ! Grâce aux métiers mécaniques, combien plus d’ouvriers employés dans l’industrie textile qu’autrefois de tisserands ! »

Fermez le ban… !

Et pourtant, la crainte subsiste et va au-delà de la simple angoisse sur la quantité d’emplois dispo-nibles après l’introduction des machines. En 1921, un écrivain tchèque fait jouer à Prague une pièce où des automates se substituent aux hommes pour accomplir la plupart des tâches nécessaires à la production industrielle. Il oppose cette main-d’œuvre par nature sans volonté à l’homme, lais-sant sous-entendre que l’existence de ces ma-chines va contraindre les hommes eux-mêmes à abandonner toute forme de volonté. Il donne à ses machines un nom qui signifie en tchèque main-d’œuvre servile, à savoir Robot… Le robot voit son nom introduit dans le langage courant à partir de l’idée qu’il est l’adversaire potentiel de l’homme.

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chines entretiennent le chômage naturel va finir par imposer le remplacement des camions par des brouettes. Il écrit dans l’Économie du diable :

« En remplaçant les camions par des brouettes, il faudrait pour assurer le même travail 2 500 fois plus de travailleurs. Même réduit à 800, pour tenir compte des heures consacrées à la construction des deux véhicules, le gain en emplois serait considérable. Qui de nous ne jugerait cette méthode monstrueuse ? Ce n’est pas seulement par l’impression de déchéance, de retour en arrière qu’elle suscite ; nous sentons bien à cette échelle, que le moyen serait inefficace ».

Il plaide que le progrès ne supprime pas les em-plois mais en change la nature.

Mutation du travail et ubérisation

Pour Alfred Sauvy, ce qui est important, c’est de comprendre que le travail ne disparaît pas mais change de forme au gré de l’évolution des techniques. C’est ce qu’il appelle le « déverse-ment économique ». Les champs d’hier se sont vidés tandis que se remplissaient les usines. Aujourd’hui, les usines se vident tandis que se remplissent les bureaux. Bientôt les bureaux vont se vider tandis que les appartements des au-toentrepreneurs vont se multiplier. À l’exode rural d’hier qui a nour-ri la croissance succède l’exode industriel d’au-jourd’hui qui est porteur de la croissance de de-main.

Ce changement de la na-ture du travail conduit à une mutation qui s’in-carne dans l’ubérisa-tion. Celle-ci a plusieurs conséquences.

La première est que le progrès technique ne peut pas être assimilé à un simple processus de « des-truction créatrice» tel qu’on l’entend en général en reprenant l’expression de Schumpeter. Des produits nouveaux apparaissent, des gains de productivité sont faits, mais alors que dans sa description de la « destruction créatrice » Schum-peter théorise la capacité de l’entrepreneur en avance sur ses pairs de dégager des surprofits – on parle alors de « rente d’innovation » –, le

monde actuel est celui de l’imitateur,qui concur-rence sans cesse l’entrepreneur et le force à bais-ser ses prix et à renoncer très vite à toute rente d’innovation. Le progrès technique actuel qui ne crée que partiellement des rentes d’innovation détruit les possibilités d’émergence de monopole. Il rejoint les thèses de l’économiste néo-classique Léon Walras sur la dynamique de croissance por-tée par la concurrence et la baisse des prix.

La croissance obéit désormais à un schéma struc-turel « ubérisation - renforcement de la concur-rence - baisse des prix - redistribution du pouvoir d’achat par cette baisse des prix». L’ubérisation signifie l’émergence d’une société où le salariat sera en recul, où de plus en plus de personnes pourront se porter sur certains marchés. Par exemple, dans le cas des transports, les nouvelles technologies favorisent à la fois le covoiturage et l’apparition de nouvelles formes de taxis.

La deuxième est que les refus de l’évolution du travail liée à l’ubérisation et à la généralisation de l’Intelligence artificielle vont unir les deux formes traditionnelles de résistance aux réformes : la résistance de ceux qui considèrent que leur mé-tier même est menacé de dispa-rition par le pro-grès technique - résistance que nous qualifions de « luddite » ; ré-sistance de ceux qui considèrent que leur revenu est menacé par la concurrence – ré-sistance que nous pouvons qualifier de rentière. Au dé-but du XIXesiècle, David Ricardo avait distingué les deux. Il proposait de ne pas céder aux ennemis de la concurrence car celle-ci abolit les rentes – les rentes étant por-tées à son époque par la noblesse - mais de com-prendre les luddites - ceux-ci étant des ouvriers vivant dans la misère. Aujourd’hui, il est difficile voire impossible de faire une distinction précise entre les deux, dans la mesure où le progrès tech-nique issu de l’intelligence artificielle et la concur-rence portée par l’ubérisation agissent ensemble et se nourrissent l’un l’autre. La résistance peut être qualifiée de « luddite-rentière ».

Pour Alfred Sauvy, ce qui est important, c’est de comprendre que

le travail ne disparaît pas mais change de forme au gré de l’évolution des techniques. C’est ce qu’il appelle le « déversement économique». Les champs d’hier se sont vidés tandis que se remplissaient les usines. Aujourd’hui, les usines se vident tandis que se remplissent les bureaux. Bientôt les bureaux vont se vider tandis que les appartements des autoentrepreneurs vont se multiplier. À l’exode rural d’hier qui a nourri la croissance succède l’exode industriel d’aujourd’hui qui est porteur de la croissance de demain.

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emplois mais surtout de faire disparaître tout un art de vivre, celui de la merry old Englanddu XVIIIesiècle. Leurs émules d’aujourd’hui qui ac-cablent l’intelligence artificielle et l’ubérisation, clament leur nostalgie des « jours heureux » de l’industrialisation à outrance.

Et pourtant la société du salariat se développant dans des usines aux cheminées qui fument était une société de tensions sociales multiples, avec des grèves souvent violentes, et une société de l’insouciance écologique, insouciance dont nous payons aujourd’hui le prix.

La société du salariat industriel était celle des re-lations économiques fondées sur la hiérarchie, la soumission à l’autorité avec, comme pendant, sa contestation et une vie sociale en perpétuel rap-port de forces. Dans la société ubérisée de l’In-telligence artificielle, les relations seront contrac-tuelles, les tensions seront concurrentielles et les différends seront réglés par une justice en pra-tique largement arbitrale.

Biographie de Jean-Marc Daniel

Économiste français, professeur émérite à l’ESCP Business School et président de Sociétal.

Il se décrit comme étant un libéral classique. Jean-Marc Daniel est chevalier de la Légion d’honneur et titulaire du prix Zerili-Marimo de l’Académie des sciences morales et politiques.

LE REGARD DE...

SOCIÉTAL | Le travail |Tome II

Elle s’exprime notamment et va s’amplifier pro-bablement dans les monopoles encore étatiques. Prenons le cas de l’URSSAF. Celle-ci a engagé à compter de 2016 un bras de fer avec Uber et les plates-formes qui s’en inspirent. Elle a annoncé son intention de requalifier le travail des chauf-feurs Uber pour les assimiler à des salariés et ré-clamer des cotisations.

Ce combat de l’URSSAF contre Uber n’est pas un combat contre la fraude mais plutôt un combat d’arrière-garde contre le progrès. Pourquoi l’URSSAF essaie-t-elle de contrecarrer le mouvement de l’histoire ? Deux explications sont possibles. La première est qu’il est difficile pour tous de s’adapter à un monde qui évolue très vite. L’URSSAF, en retard d’une modernisation, servirait en fait de repère aux luddites. La seconde est que les ruptures technologiques auxquelles nous assistons ont comme conséquence de remettre en cause le confort et la routine des monopoles et singulièrement des monopoles publics. C’est donc au sein de ces monopoles que naît le luddisme contemporain. C’est pourquoi, l’URSSAF et la Sécurité sociale dont elle fait partie, qui sont en situation de monopole, sont en passe de devenir plus encore qu’un repère pour les luddites, un repaire de luddites. En attaquant Uber, l’URSSAF ne cherche pas à préserver notre modèle social, mais à préserver ses rentes. Si elle cherche à casser Uber comme les luddites de 1811 cassaient des machines à tisser, c’est que l’ubérisation la menace dans son principe même.

La troisième est la possibilité de fournir sur Internet sa force de travail et ses compétences. Cela modifie la capacité de toute personne au chômage de retrouver du travail. Elle peut désormais en France contourner le monopole de Pôle emploi. Auparavant, ceux qui le faisaient relevaient en général d’une logique de travail au noir. Aujourd’hui, le statut d’auto-entrepreneur, créé en 2008, permet à des gens de plus en plus nombreux de quitter cette logique. Il rend licite la multiplication des relations de travail ayant cessé d’être des relations salariées hiérarchiques pour être des relations contractuelles, fondées sur des attentes et des exigences en termes de production et non plus de temps de présence. Ainsi on observe en France depuis 2008, une hausse de la part relative des non-salariés dans la population employée, et ce malgré une diminution qui se poursuit du nombre de petits commerçants et du nombre d’agriculteurs.

Conclusion : Les luddites anglais des années 1810 qui cassaient les machines justifiaient leur action en les accusant non seulement de supprimer leurs

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Nous sommes à la veille d’une véritable révolution managériale qui repose sur l’écoute et la responsabilisation des salariés

Entretien entre Jean-Dominique Senard

et Laurent Marquet de Vasselot

Propos recueillis par Hélène Lemoyne et Benoît Georges

Jean-Dominique Senard, vous avez déclaré après la remise au gouvernement du rapport des Assises du Travail, rédigé par Sophie Thiéry et vous, avoir la conviction que les travailleurs ont besoin d’écoute, de respect, de reconnaissance, et que les managers doivent l’entendre. Qu’est-ce que cela signifie pour l’entreprise ?

Jean-Dominique Senard :

Le concept de base, pour moi, c’est celui de raison d’être de l’entre-prise. De mon point de vue, c’est aujourd’hui la réponse évidente à ce que l’on appelle la « quête de sens », un élément qui doit être au cœur de toute l’analyse qui a été faite sur la question du travail. La raison d’être est une étape absolument essentielle chaque fois que l’on veut énoncer une stratégie dans une entreprise ou un organisme, quel qu’il soit. Il s’agit en fait de caractériser l’entreprise, et surtout de lui donner ce que j’ap-pelle « l’étoile polaire », c’est-à-dire une orientation générale qui dessine son avenir. Le concept revient de loin, il remonte à un autre rapport, celui que j’avais écrit en 2018 avec Nicole Notat1. C’est à ce moment-là que le concept de « raison d’être » est né, et il a ensuite fait l’objet de dispositions légales dans la loi PACTE2.`

La raison d’être est essentielle ; mais le plus important c’est le travail d’éla-

INTERVIEW

Si le concept de raison d’être de l’entreprise est né et s’est propagé, jusqu’à être intégré à la loi PACTE en 2019, c’est en grande partie grâce à Jean-Dominique Senard. À la tête de Michelin, puis de Renault, il y voit la réponse à la quête de sens des travailleurs, auquel l’entreprise doit répondre par la responsabilisation et un véritable dialogue professionnel de proximité. Un constat partagé par Laurent Marquet de Vasselot, directeur général de CMS Francis Lefebvre et membre du bureau de l’Institut de l’Entreprise, pour qui les mutations du travail et les défis de notre société commandent une évolution de notre modèle de relations professionnelles et sociales.

1 - « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », Jean-Dominique Senard et Nicole Notat, rapport remis aux ministres de l’Économie et des Finances, de la Transition écologique et solidaire, du Travail et de la Justice, mars 2018.

2 - Loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, 22 mai 2019

Maximilien Fleury

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LES GRANDS TÉMOINS

SOCIÉTAL | Le travail |Tome II

start-up, une jeune entreprise, peut-elle la construire ?

Jean-Dominique Senard :Je ne suis pas sûr qu’il y ait une grande différence dans la manière de construire une raison d’être. La seule ap-proche pour le faire de façon solide est d’intégrer complètement le corps social dans la réflexion autour de cette raison d’être. Tout ce qui est dé-fini sans passer par le travail de terrain n’a que peu de valeur ; cela ressemble alors à ce que l’on voit dans le monde anglo-saxon : un énoncé de valeurs plus ou moins floues, qui sont davantage affichées que respectées – un slogan marketing en quelque sorte.

La seule façon de le faire, c’est d’associer pleine-ment l’ensemble du corps social de l’entreprise, en prenant le temps nécessaire. Pour Michelin, cela a duré près de trois ans, à une époque – autour de 2015 – où le digital était moins utili-sé qu’aujourd’hui, et ce n’était pas plus mal car cela obligeait à des rencontres physiques, sur le terrain. Nous avions mené ces rencontres en Eu-rope comme en Chine, en Amérique latine ou aux États-Unis, et c’était extraordinairement puis-sant. La raison d’être de Michelin est devenue une norme incontournable de cette entreprise, et rien ne se fait sans y référer. Dans le cas de Renault, nous avons mis un peu moins de temps, en utilisant le digital afin de pouvoir faire par-ticiper le plus de monde possible, et cela a été massif. Avec cela, nous sommes arrivés à une raison d’être qui reflète le cœur de l’entreprise, son ADN, et autour de laquelle tout le monde se retrouve très facilement.

Laurent Marquet de Vasselot, il a fallu in-carner juridiquement cette notion de raison d’être, et cela a été fait avec la loi PACTE de 2019. Mais comment cela se traduit-il au quotidien dans les entreprises ?

Laurent Marquet de Vasselot : La raison d’être est en droit une notion juridiquement nouvelle puisque qu’elle a été introduite dans notre corpus législatif par la loi du 22 mai 2019.

boration qui constitue en lui-même un élément fondamental dans la cohésion de l’entreprise. En cherchant à définir la raison d’être, on effectue un travail très révélateur non seulement de l’état d’esprit de l’entreprise, mais aussi de sa capacité à générer du dialogue et de l’engagement. Beau-coup d’entreprises se sont emparées de ce sujet, avec plus ou moins d’intensité et de bonheur, mais l’important est que la dynamique est forte. Dans un monde qui est de plus en plus à la recherche de sens, la raison d’être est un élément fonda-mental comme support de ce que l’on appelle le capitalisme responsable, qui est à mon avis une valeur très européenne et française. C’est un tra-vail de fond, qui doit prendre du temps. Chaque témoignage positif qui me revient d’autres entre-prises montre qu’il a fallu passer par un processus de long terme, de travail en profondeur qui asso-cie l’ensemble du corps social et provoque en tant que tel un engagement.

En quoi cette notion de raison d’être se diffé-rencie-t-elle de celle de RSE (responsabilité sociétale des entreprises) ?

Jean-Dominique Senard : La RSE est totale-ment intégrée dans la notion de raison d’être, qui va même au-delà. Je dirais, au risque de choquer, que la RSE est un concept qui à terme a vocation à disparaître, puisque dans la plupart des cas, surtout quand la raison d’être est très élaborée, la RSE se confond avec la stratégie de l’entreprise. Dans un groupe comme Renault, aujourd’hui, la responsabilité sociétale et environnementale est le cœur de notre stratégie, et la raison d’être do-mine tout cela, un peu comme un préambule de constitution. La RSE est donc un des piliers de la raison d’être. Mais il y en a d’autres, notamment la question du management.

Vous avez dirigé deux entreprises dotées d’une culture et d’une histoire très fortes, Michelin, figure du capitalisme dit « pa-ternaliste », et Renault, qui a été marqué par de grandes luttes sociales. Quand il y a un tel poids, comment définit-on une rai-son d’être ? Et, a contrario, comment une

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Un peu plus de la moitié des entreprises du SBF 120 ont élaboré une raison d’être.

(Très peu d’entre elles l’ont cependant inscrite dans leurs statuts). On ne dispose par ailleurs pas de données chiffrées pour l’ensemble des socié-tés, étant rappelé qu’une raison d’être peut être insérée dans les statuts de la plus grande société cotée comme dans ceux de la plus petite PME ou TPE.

Et pourtant, hélas, cette notion, d’une valeur et d’une portée certaine, est encore assez mal connue, et parfois même mal comprise.

L’Institut de l’Entreprise a réalisé avec le cabinet ELABE un sondage sur cette notion auprès des Français3. Ce que l’on constate, c’est que seule-ment 12 % des personnes interrogées ont enten-du parler de la raison d’être et savent de quoi il s’agit, 27 % en ont entendu parler mais ne savent pas exactement ce dont il s’agit, et 59 % n’en ont jamais entendu parler. Les réponses apportées sur la notion de RSE sont d’ailleurs à peu près comparables.

Ce n’est pas totalement surprenant, mais c’est une réalité à prendre en compte pour agir.

Ce qui est en revanche très encourageant, lorsque l’on interroge les Français, c’est que 70 % d’entre eux ont une bonne image de l’entreprise. Dans le baromètre ELABE 2023 pour l’Institut de l’Entre-prise, 67 % des personnes interrogées estiment que l’entreprise a une place structurante dans leur vie, et 58 % considèrent que ce ne sont pas le gouvernement, les institutions publiques ou les partis politiques qui ont le plus de pouvoir « pour améliorer le monde dans lequel on vit», mais l’entreprise qui est alors à cet égard le troisième acteur (juste après les citoyens eux-mêmes et les soignants). De ce constat, nous devons tirer un enseignement essentiel, c’est celui de la place majeure de l’entreprise.

La raison d’être aux termes de la loi est « consti-tuée des principes dont la société se dote et pour lesquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».

Le Conseil d’État a considéré que la raison d’être est pour l’entreprise « un dessein, une ambition ou tout autre considération générale tenant à l’af-firmation de ses valeurs ou de ses préoccupations de long terme ».

La question n’est donc pas une question juridique

car ces formulations sont suffisamment souples pour laisser aux entreprises une très grande liberté.

Cette liberté, c’est par exemple celle de définir de nouveaux équilibres entre performance écono-mique, sociale, sociétale et environnementale ou celle de définir au sein de l’entreprise une forme de pacte moral entre toutes les parties prenantes.

Ce sont, plus que des notions de droit, des idées, des projets et des ambitions qui doivent être mo-bilisés.

Jean-Dominique Senard : Je voudrais rebondir sur ce qui vient d’être dit. En effet, les Français croient en l’entreprise, tous les sondages vont dans le même sens. Ce qui est frappant, en pa-rallèle, c’est que les mêmes sondages montrent une évolution inverse au sujet du travail. Dans les années 1980, environ 60 % des Français disaient que le travail était important dans leur vie. Ils sont aujourd’hui moins de 25 % à le penser, ce qui est très préoccupant ! On se retrouve donc avec une entreprise de plus en plus écartelée entre les be-soins très individualisés des personnes qui y tra-vaillent, et en face la nécessité d’un cadre collectif. À cette tension, se rajoute une soif considérable de cohérence éthique entre ce qu’expriment les dirigeants de l’entreprise et la réalité de la vie.

Dans ce contexte, la raison d’être est un puis-sant catalyseur, car c’est elle qui va permettre de joindre ces éléments totalement opposés entre une perception très favorable de l’entreprise et très défavorable du travail. J’ajoute pour conclure que la raison d’être oblige : elle oblige les diri-geants et tous les managers de l’entreprise, qui si j’ose dire ne peuvent plus tricher. Dans le monde des réseaux sociaux et du digital, si vous portez une raison d’être en décalage avec la réalité, toute dérive est immédiatement dénoncée.

Face au paradoxe que vous évoquez – d’un côté une entreprise aimée des Français, de l’autre un monde du travail qui n’est plus jugé important –, comment, concrètement, l’entreprise peut-elle recréer du collectif ou de l’engagement ?

Jean-Dominique Senard : Vaste question ! Si je devais résumer les réflexions issues des As-sises du Travail, et plus largement celles venues de mon expérience, j’arrive à la conclusion que nous sommes à la veille d’une nécessaire révolu-tion managériale. Celle-ci passe, de mon point de vue, par une intensification massive de l’écoute que l’on peut porter aux salariés, du respect qu’on leur doit et de la reconnaissance qu’ils attendent.

3 - «Face aux crises, les Français comptent sur l’entreprise», Février 2023

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Pour arriver à cela, je ne connais qu’une seule voie : celle de la responsabilisation. C’est un mot aussi facile à prononcer que très difficile à mettre en œuvre. J’ai eu l’occasion de vivre cette trans-formation chez Michelin, où pendant une dizaine d’années nous avons clairement soutenu la res-ponsabilisation d’une entreprise qui était aupara-vant très verticale dans son management. C’est totalement nécessaire, et en même temps très délicat à mettre en œuvre.

Responsabiliser, cela veut dire confier une autono-mie intelligente dans un cadre fixé par la direction générale et le management, mais en même temps faire en sorte que ceux à qui l’on confie cette autonomie en soient responsables, c’est-à-dire puissent en assumer les conséquences. On voit tout de suite la difficulté de l’exercice, parce que ce n’est pas toujours naturel dans le com-portement humain. Le manager doit être capable de com-prendre que son rôle évolue considérable-ment, qu’au lieu de commander le matin et contrôler le soir, ou de tout faire lui-même, il doit deve-nir un développeur de talents, une per-sonne qui résout les problèmes de son équipe en fonction d’objectifs qu’il a lui-même fixés. Cela n’a l’air de rien, mais c’est une vraie révolution.

Je sais bien que beaucoup d’organismes ont com-mencé à réfléchir à ces sujets, que les notions de décentralisation, de subsidiarité sont de plus en plus répandues. Mais la réalité est que ce n’est pas mis en œuvre aujourd’hui dans notre pays. Les enquêtes montrent en effet que les salariés ne sont généralement pas heureux au travail. Cela concerne le secteur privé, y compris les PME, mais aussi la fonction publique, qui a un poids considérable en France.

Ce concept de responsabilisation nécessite une profonde réflexion et un effort de formation inédit. J’y vois la seule voie possible pour débloquer des situations de frustration au travail qui entraînent, dans la foulée, des problèmes sociaux. Ce que je dis là est valable pour l’entreprise, pour la fonc-tion publique, pour l’organisation territoriale, pour l’organisation de l’État. C’est dire si, pour moi, la responsabilisation doit être le pilier d’une vision pour l’avenir du pays.

Comment le droit peut-il aider à traduire cette responsabilisation, à recréer du col-lectif, dans un contexte où la crise sanitaire a déjà fait s’éloigner le salarié de l’entre-prise ?

Laurent Marquet de Vasselot :Traduire cette responsabilisation, c’est aussi permettre aux col-laborateurs de s’engager. Il nous faut faciliter l’engagement des collaborateurs, en faire des ac-teurs de la raison d’être des entreprises. Il faut lier le besoin d’engagement des collaborateurs et les défis auxquels notre société est confrontée.

On pourrait penser à ouvrir aux collaborateurs de nouveaux horizons d’engagements et d’impli-cation sur les grands enjeux environnementaux, sociétaux et sociaux. Plusieurs pistes sont sus-ceptibles d’être em-pruntées.

L’une d’entre elles est celle de permettre aux salariés de s’engager sur des temps dits « non productifs ».

C’est donc une ré-flexion sur l’organisa-tion du travail et des temps, ce en distin-guant des temps pro-ductifs et des temps non productifs.

Le « temps non productif » caractérise un temps de travail dédié à des activités poursuivant un objectif autre que la mission première de l’en-treprise.

Le temps non productif permet au collaborateur de consacrer une partie de son temps de travail à des activités qui ne poursuivent pas une finalité de rentabilité économique immédiate mais tra-duisent son engagement dans un cadre profes-sionnel, en lien avec la raison d’être, les valeurs et de l’entreprise ou la réalisation d’actions dont les enjeux sont sociétaux.

On le pressent, les temps non productifs pré-sentent un double intérêt : pour le salarié, en termes d’amélioration de sa qualité de vie par un travail qui devient davantage porteur de sens et, pour l’entreprise, en matière de performance globale.

En un même sens, on pourrait souhaiter une évolution du droit qui favorise la réalisation par

« J’arrive à la conclusion que nous sommes à la veille d’une nécessaire révolution managériale. Celle-ci passe, de mon point de vue, par une intensification massive de l’écoute que l’on peut porter aux salariés, du respect qu’on leur doit et de la reconnaissance qu’ils attendent. Pour arriver à cela, je ne connais qu’une seule voie : celle de la responsabilisation.» J.D. Senard

LES GRANDS TÉMOINS

SOCIÉTAL | Le travail |Tome II

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les salariés d’actions pro bonoou de mécénat de compétences, par exemple pour les développer, adapter le cadre légal, en faire des thèmes au sein de la négociation obligatoire sur la qualité de vie au travail, etc.

Enfin, il faudrait déterminer les conditions d’une implication plus grande de la représentation du personnel et des syndicats sur ces sujets étant rappelé que l’évolution du droit y conduit natu-rellement en raison d’une part de la légitimité que les organisations syndicales tirent de leur au-dience électorale (qui fonde leur représentativité) et d’autre part du courant profond ayant conduit à un renforcement du droit conventionnel.

L’idée est constante : faire en sorte, par tout moyen adapté à chaque entre-prise que l’entreprise ne se contente pas d’afficher des principes qui soient