Revue Sociétal : Le travail - Tome 1 - Institut de l'Entreprise Institut de l'Entreprise - E-Book

Revue Sociétal : Le travail - Tome 1 E-Book

Institut de l'Entreprise Institut de l'Entreprise

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Beschreibung

Sociétal, média de l'Institut de l'Entreprise, a pour vocation d'analyser les grands enjeux de notre société en rassemblant des réflexions d'universitaires, de praticiens de l'entreprise et de dirigeants politiques.


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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Marc de Basquiat

Laurent Bataille

Cécile Béliot

André Comte-Sponville

Gilbert Cette

Pierre-André de Chalendar

Jean-Marc Daniel

Hélène Fauvel

Pierre Ferracci

Antoine Frérot

Gilles Gateau

Laurent Grandguillaume

Anousheh Karvar

Dominique de La Garanderie

2èmetrimestre

2023

2èmeTRIMESTRE 2023 - LE TRAVAIL - Tome 1

Sophie Bellon

Sophie Bellon

Les crises successives que nous vivons depuis trois ans ont changé notre rapport au travail

Gépy Koudadje

Le droit social dans une économie durable

Frédéric Mazzella

Les nouvelles générations souhaitent employer leur temps de travail à mener de vraies transformations

Le TRAVAIL tome 1

Philippe d’Iribarne

Sortir de la crise du travail

Louis Lalanne

Patrick Levy-Waitz

Yohann Marcet

Marie-Christine Oghly

Denis Pennel

Frédérique Puissat

Thierry Rayna

Nicolas Rousselet

Benoît Serre

Frédéric Mazzella

Gépy Koudadje

Philippe d’Iribarne

Réalisation : Mathieu Auricoste

Imprimerie : Korus

www.societal.fr / [email protected]

29, rue de Lisbonne – 75008 Paris - 01 53 23 05 40

Comité éditorial

Philippe Plassart,

Vice-président de l’AJEF, Rédacteur en chef au Nouvel économiste

Bernard Sananès,

Président de l’Institut Elabe

Blanche Segrestin,

Professeure en sciences du Management, Mines ParisTech, PSL Research University

Florence Tondu-Mélique,

Administratrice indépendante

Jean-Marc Vittori,

éditorialiste, Les Échos

Équipe

Flora Donsimoni,

Directrice générale de l’Institut de l’Entreprise

Paul Allibert,

Conseiller du Président de l’Institut de l’Entreprise

Hortense Chadapaux,

Directrice de l’Agora de l’Institut de l’Entreprise

Président

Jean-Marc Daniel

Comité

Michel Pébereau,

Président d’honneur de l’Institut de l’Entreprise et membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Gilles Bahda,

Directeur de MBA à l’EFAP

Emmanuel Cugny,

Président de l’AJEF, éditorialiste à franceinfo

Fanny Guinochet,

journaliste à franceinfo

Sylvain Henry,

Rédacteur en chef d’Acteurs publics

Louis Lalanne,

Président de Newpolis

Emmanuel Lechypre,

éditorialiste à BFM TV

Jean-Robert Pitte,

Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques de 2017 à 2022

Jean-Luc Placet,

Administrateur indépendant

4

Pierre-André de Chalendar

Président de l'Institut de l'Entreprise et présidentdu Groupe Saint-Gobain

Un grand travail en perspective

ÉDITO

e Travail est le thème qui suscite le plus d’interrogations, voire de remises en question, dans les entreprises en France en 2023. Travaillons-nous trop ou pas assez ? Avec la bonne productivité ? Que vont devenir les métiers alors que l’intelligence artificielle, combinée à la robotisation, promet de prendre tant de tâches en charge ? Comment améliorer la capacité des formations initiales à mener les jeunes vers des emplois porteurs ? Quelle approche ces jeunes ont-ils du travail ?

Pour l’Institut de l’Entreprise, le travail est une réalité en transformation, sur laquelle tous les décideurs s’interrogent, qu’il convient d’étudier sous tous les angles possibles, à la fois intellectuels – au travers de l’économie, des sciences humaines et sociales et des sciences dites « dures » – mais également au travers des témoignages des praticiens. C’est pourquoi l’Institut de l'Entreprise rejoint le choix du Comité éditorial de Sociétal, sa revue dédiée aux décryptages des évolutions de l’économie et de la société, visant à faire du travail un thème d’étude majeur pour 2023.

Les récits fondateurs de toutes les civilisations, et toutes les philosophies depuis l’Antiquité, ont décrit le travail comme une activité majeure pour l’être humain, dotée d’une signification existentielle, voire métaphysique. Nos vies sont organisées autour de lui, au point parfois d’entrer en concurrence avec d’autres dimensions primordiales, telles que la vie familiale. Nos moyens d’existence – si ce n’est notre survie –, notre niveau de vie, notre statut social, en dépendent. Sans le travail, qu’est-ce que l’être humain ? Comment mettre le travail, moteur de l’économie contemporaine, au service de l’humain, et pas l’inverse ? Comment faire pour que le travail, en tant qu’activité transformatrice du monde qui nous entoure, préserve ce dernier, au lieu de creuser la disharmonie qui nous en sépare ? Les évolutions d’organisation, de technologie et de culture peuvent-elles faire en sorte que ceux qui sont écrasés par le travail rééquilibrent leur vie professionnelle par rapport à leur vie privée, et que ceux qui sont privés de travail y retrouvent la sérénité et une amélioration de leurs perspectives ?

Les auteurs de ce numéro de Sociétal se risquent à apporter des réponses à ces questions, chacun sous l’angle qui le distingue. Ce risque, le monde de l’entreprise est le premier à devoir le prendre en pratique. Car l’entreprise est la structure sociale majeure dans laquelle se déploie le travail. Elle est en première ligne pour en imaginer les nouvelles formes et intégrer les conséquences de ses bouleversements.

Or, elles ne sont pas toutes positives. Il y a lieu d’être prudents sur certaines innovations. Le bilan de certaines formes de télétravail, par exemple, n’est pas entièrement concluant à ce stade. Le bilan de la réduction du temps de travail, mise en place en France depuis plus de vingt ans, a fait l’objet de nombreuses critiques. De nouveaux enjeux émergent aujourd’hui, notamment la question des conséquences sur le travail de la démocratisation de l’intelligence artificielle : toutes ne sont pas nécessairement souhaitables, aussi devons-nous, lorsqu’elles sont inéluctables, en anticiper les effets afin d’en compenser les résultantes individuelles et collectives.

L

5

Le modèle social français, dans cette perspective, bénéficie de réels atouts structurels, pour peu que ses parties prenantes sachent s’entendre au sujet de ses évolutions. D’abord, il place par nature l’humain au centre ; ensuite, il est conçu comme un pacte de société, qui oblige ses bénéficiaires et permet de ce fait d’encadrer des transformations collectives considérables ; enfin, il est cogéré par des partenaires sociaux qui se sont désormais attelés à l’adaptation de notre organisation socio-économique du travail.

La présente revue en est le symbole, puisqu’elle donne la parole à des auteurs représentatifs des diverses parties prenantes de notre modèle social. Leurs contributions témoignent d’un souhait d’agir et d’un certain sentiment d’urgence, que l’Institut de l’Entreprise partage.

Alors que certains évoquent un droit à la paresse, l’Institut de l’Entreprise privilégie le constat des conditions réelles de notre économie et alerte sur les risques d’une philosophie trop facilement interprétée comme une dispense de faire des efforts, un renoncement au courage. L’accomplissement personnel et collectif, ne viendra pas de l’atrophie de l’activité productive, mais de sa transformation. Il est donc urgent de se mobiliser et d’agir sur ce qui est à notre main : les conditions de la compétitivité nationale ; l’attractivité des métiers ; l’intégration des évolutions technologiques dans nos chaînes de valeur ; la formation à tous les âges de la vie, et notamment initiale ; la réciprocité dans les cadres d’incitation, par rapport aux propositions de valeur des États-Unis notamment.

Plutôt qu’un état d’esprit décroissant, faire évoluer notre modèle socio-économique pour le mettre au service de la prospérité – y compris environnementale – des générations futures, va au contraire exiger de nous un grand travail. Que ce numéro, qui appuie la réflexion de l’Institut de l’Entreprise sur ce thème, nous permette à tous d’avancer dans notre prise de conscience, notre détermination et surtout notre action.

ÉDITO

SOCIÉTAL | 2èmetrimestre 2023|Le Travail - Tome 1

Biographie

Pierre-André de Chalendar

Président du Conseil d'administration de la Compagnie de Saint-Gobain

Diplômé de l'ESSEC et ancien élève de l'Ecole Nationale d'Administration, ancien Inspecteur des Finances, il a été adjoint du directeur général chargé de l’Énergie et des Matières Premières au Ministère de l'Industrie.

Pierre-André de Chalendar entre en 1989 à la Compagnie de Saint-Gobain comme directeur du Plan. Il occupe ensuite les postes de vice-président des Abrasifs Europe entre 1992 et 1996, président de la branche Abrasifs de 1996 à 2000, délégué général pour le Royaume-Uni et la République d’Irlande de 2000 à 2002, il a été nommé en 2003 directeur général adjoint de la Compagnie de Saint-Gobain en charge du Pôle Distribution Bâtiment.

Nommé directeur général délégué de la Compagnie de Saint-Gobain en mai 2005, puis élu administrateur en juin 2006, il est nommé directeur général de la Compagnie de Saint-Gobain en juin 2007 puis président-directeur général en juin 2010, fonction qu’il exerce jusqu’en juin 2021. Depuis juillet 2021, Pierre-André de Chalendar est président du Conseil d’administration de la Compagnie de Saint-Gobain.

Pierre-André de Chalendar est par ailleurs administrateur de BNP Paribas, de Veolia et de Bpifrance.

Depuis juillet 2017, il est co-président de La Fabrique de l’industrie et président du Conseil de surveillance de l’ESSEC depuis février 2019. Depuis le 1er janvier 2023, il est président de l'Institut de l'Entreprise.

6

7

Gilbert Cette

Économiste et professeur à NeomaBusiness School

Le rôle protecteur du droit social s’adapte aux nouvelles formes de travail

André Comte-Sponville

Philosophe

le travail désirable

Marc de Basquiat

Président de l’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence

Sortir du piège anti-travail grâce à l’impôt négatif

LE GRAND ENTRETIEN

ANALYSES

Jean-Marc Daniel

Économiste, président de Sociétal

Sine labore, non erit panis in ore

(Sans travail, pas de pain)

LE REGARD DE...

ÉDITO

SOMMAIRE

Pierre-André de Chalendar

Président de l'Institut de l'Entreprise et président du Groupe Saint-Gobain

Un grand travail en perspective

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS

Sortir de la crise du travail

8-11

2-3

12-17

18-24

26-32

34-41

8

SOMMAIRE (suite)

Patrick Levy-Waitz

Président de la Fondation Travailler Autrement

Mettre en lumière les Invisibles : une exigence collective

Denis Pennel

Directeur général de la World Employment Confederation

L’approche du collectif prend de nouvelles formes dans les entreprises

Thierry Rayna

Professeur à l’École polytechnique

ChatGPT n’est pas une menace pour l’emploi (mais pour les employeurs !)

Benoît Serre

Vice-président de l’ANDRH et DRH de L’Oréal France

Les attentes en entreprise sont avant tout humaines

Dominique de La Garanderie

Ancien bâtonnier de Paris et fondatrice du cabinet La Garanderie Avocats

Le dialogue social : un outil utile pour réorganiser le code

du travail

Laurent Grandguillaume

Président de Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée

Il faut que les entreprises travaillent leur employeurabilité !

Anoushehkarvar

Déléguée du gouvernement français auprès de l’OIT

(Organisation internationale du travail)

Une meilleure cohérence des actions pour plus de justice sociale

GépyKoudadje

Avocate

Le droit social dans une économie durable

Frédérique Puissat

Sénatrice LR de l’Isère et rapporteure de la mission Travail Emploi

à la commission des affaires sociales du Sénat

Être inventif à tous les niveaux de l’entreprise pour susciter l’appétence des salariés

Louis Lalanne

Fondateur de Newpolis et de Meet My Mentor

Interviews de 7 étudiants de L’école Polytechnique et HEC Paris

DÉBATS

ANALYSES

66-73

42-45

46-53

54-58

60-65

74-80

82-89

90-93

94-100

102-103

9

ENTREPRISES

Laurent Bataille

Président de Poclain Hydraulics

O’Tech : orienter des jeunes sans formation vers l’industrie

Cécile Béliot

Directrice générale du Groupe Bel

Nous voulons que Bel devienne une entreprise d’activistes

Sophie Bellon

Présidente-directrice générale de Sodexo

Les crises successives que nous vivons depuis trois ans ont changé notre rapport au travail

Hélène Fauvel

Secrétaire confédérale chargée du secteur de l’économie

et du service public de Force ouvrière

Le travail : point de vue de salariés

Pierre Ferracci

Président du Groupe ALPHA

TRAVAIL ET RETRAITE - L’enjeu des seniors

Antoine Frérot

Président du Conseil d'administration de Veolia et président d'honneur

de l'Institut de l'Entreprise

Le travail a toujours un pouvoir émancipateur

Gilles Gateau

Directeur général de l’Apec

Les nouvelles trajectoires des cadres

Yohann Marcet

Directeur général du pôle « Expertise et Impact » du GROUPE SOS

Un travail « en quête de sens »

Frédéric Mazzella

Président-fondateur de BlaBlaCar

Les nouvelles générations souhaitent employer leur temps de travail à mener de vraies transformations

Marie-Christine Oghly

Vice-présidente de la World Chambers Federation

Prendre chacun en considération pour travailler mieux

Nicolas Rousselet

Président-directeur général du Groupe G7

L’entreprise est une société

104-107

108-113

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154-159

160-162

10

LE REGARD DE

Jean-Marc Daniel

Économiste, président de Sociétal

Sine labore, non erit panis in ore

(Sans travail, pas de pain)

hoisir un titre en latin pour un papier d’économie quand on sait que la pente naturelle des économistes est plutôt de privilégier l’anglais est une façon de rappeler que le sujet abordé, à savoir le travail, est un sujet ancien.

Quantité de travail et préambule de la constitution

Si l’on revient au grec pour anticiper le latin, on découvre un texte fondateur dû à un des premiers penseurs de l’Antiquité. Il s’agit du Grec Hésiode, qui est contemporain d’Homère et publie donc au VIIIesiècle avant Jésus Christ. On ne sait pas grand-chose de lui, comme d’Homère d’ailleurs. On le croit né en Béotie. Au décès de son père, il aurait disputé à son frère, Persès, la propriété familiale. Il aurait accepté un compromis, moyennant la garantie par son frère d’une saine gestion du domaine, saine gestion dont il expose les principes dans un poème intitulé Les Travaux et les jours. L’ouvrage est souvent présenté comme le premier texte d’économie jamais écrit. Il énonce à ce sujet deux idées forces. La première est que le travail est le fondement de la vie en société et une forme d’apanage de l’humanité. La seconde est que ce travail apporte à celui qui s’y consacre une vie heureuse et décente. Lisons-le pour en avoir le cœur net :

« Garde l'éternel souvenir de mes avis : travaille si tu veux que la Famine te prenne en horreur et que l'auguste Déméter à la belle couronne, pleine d'amour envers toi, remplisse tes granges de moissons, En effet, la Famine est toujours la compagne de l'homme paresseux ;

les dieux et les mortels haïssent également celui qui vit dans l'oisiveté, semblable en ses désirs à ces frelons privés de dards qui, tranquilles, dévorent et consument le travail des abeilles. Livre-toi avec plaisir à d'utiles ouvrages, afin que tes granges soient remplies des fruits amassés pendant la saison propice. C'est le travail qui multiplie les troupeaux et accroît l'opulence. En travaillant, tu seras bien plus cher aux dieux et aux mortels : car les oisifs leur sont odieux ».

En résumé, le travail enrichit et attire la bienveillance des dieux, alors que la violence, qui permet aussi de s’enrichir, finit toujours par être punie.

Nous pourrions multiplier les citations mettant le travail au centre de la production et de l’enrichissement, non seulement venant d’économistes, mais aussi de penseurs plus littéraires, car le bon sens populaire reconnaît l’utilité du travail. On se souvient par exemple de la fable du « Laboureur et ses enfants» de Jean de La Fontaine qui se termine par

« D’argent, point de caché. Mais le père fut sage

De leur montrer avant sa mort

Que le travail est un trésor ».

Bref, le travail est vertu, et nul ne devrait s’en abstraire. Cette idée reste pertinente puisque le préambule de notre constitution stipule : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi ».

Récemment, l’actuel président de la République, à une époque où il n’était encore que ministre, avait déclaré en août 2015 à l’occasion de l’Université d’été du Medef :

C

11

de réduction du chômage et d’allongement de la durée du temps de travail. Et cette seconde composante suppose de continuer à s’interroger non seulement sur l’âge de départ en retraite, mais également sur une refonte des 35 heures afin de permettre à tout un chacun de travailler autant qu’il le souhaite et sur une révision du nombre de jours fériés.

Qualité du travail et manivelle de Sismondi

L’objectif d’une telle réflexion n’est autre que celui d’une amélioration de notre croissance potentielle, c’est-à-dire notre croissance à long terme indépendamment des aléas cycliques qui ébranlent régulièrement l’économie. Pour ce faire, il faut comprendre de quoi dépend cette croissance potentielle. Ce que montre la théorie économique, c’est qu’elle repose d’abord, comme nous venons de le voir, sur la quantité de travail ; mais elle démontre en outre qu’elle repose sur l’augmentation de la productivité, augmentation essentiellement nourrie par le progrès technique.

Or, concernant l’évolution de la productivité, les tendances récentes sont décevantes. Dans les pays du G7, elle augmente à peine de 1 % par an, alors que dans la période faste des « Trente Glorieuses », elle augmentait à un rythme annuel de 5 %. Cette baisse spectaculaire a conduit notre gouvernement à mettre en place en 2019 un « Conseil national de la productivité» dont les analyses ont débouché sur une conclusion déroutante puisqu’il considère que nous nous trouvons face à un mystère…

En fait, à y regarder de près, le progrès technique est synonyme de productivité quand il est pleinement mis à profit. Or on se heurte en ce domaine à des réticences et à des inerties.

Dans son conte L’homme aux quarante écus, qui est « son » livre d’économie, Voltaire dénonce déjà une société où se côtoient des secteurs productifs améliorant leur efficacité symbolisés pour lui par l’agriculture et une forme de bureaucratie dont le développement freine la croissance, sachant que son attaque porte sur cette forme particulière de bureaucratie qu’est l’église. Il s’acharne plus particulièrement sur les moines :

« Pourquoi le monachisme a-t-il prévalu ?

parce que le gouvernement fut presque partout détestable et absurde depuis

« La gauche a pu croire, à un moment, il y a longtemps, que la politique se faisait contre les entreprises, ou au moins sans elles, qu’il suffisait de décréter et de légiférer pour que les choses changent, qu’il n’était pas nécessaire de connaître le monde de l’entreprise pour prétendre le régenter, que la France pourrait aller mieux en travaillant moins. C’étaient des fausses idées ».

En fait, l’enjeu d’un pays est de transférer au niveau macro-économique le désormais célèbre slogan « travailler plus pour gagner plus», car il est alors sûr d’accroître la production et donc d’élever le pouvoir d’achat de l’ensemble de la population.

Un dossier permet de mesurer cela. C’est celui des retraites, qui a suscité et suscite encore tant de débats. Rappelons qu’en avril 1991, commentant le livre blanc sur les retraites que le commissariat général du Plan venait de lui remettre, Michel Rocard alors Premier ministre affirmait que, avec la réforme des retraites, il y avait de quoi faire sauter plusieurs gouvernements. De fait, bien que les lois, les rapports et les annonces tonitruantes se soient succédés, le dossier reste pendant. Voulant gagner du temps et ne pas subir la prédiction de Michel Rocard, Lionel Jospin avait demandé, en 1998, à Jean-Michel Charpin alors commissaire du Plan un rapport sur les retraites. Devenu une référence, ce rapport contient cette recommandation :

« Le recul progressif de l’âge de la retraite pourrait favoriser le rééquilibrage des régimes par répartition sans peser ni sur les revenus des retraités ni sur ceux des actifs. Il est justifié à la fois par l’allongement de la vie, le recul de l’âge d’entrée dans la vie active, et l’amélioration de l’état de santé des plus de 60 ans ».

Le gouvernement devrait afficher sur ce sujet sa priorité de mobilisation de la force de travail. Cela passe par une politique active

LE REGARD DE...

SOCIÉTAL | 2èmetrimestre 2023| Le Travail - Tome 1

En fait, l’enjeu d’un pays est de transférer au niveau macro-économique le désormais célèbre slogan « travailler plus pour gagner plus », car il est alors sûr d’accroître la production et donc d’élever le pouvoir d’achat de l’ensemble de la population.

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Constantin ; parce que l'Empire romain eut plus de moines que de soldats ; parce qu'il y en avait cent mille dans la seule Egypte; parce qu'ils étaient exempts de travail et de taxe ; parce que les chefs des nations barbares qui détruisirent l'empire, s'étant faits chrétiens pour gouverner des chrétiens, exercèrent la plus horrible tyrannie ; parce qu'on se jetait en foule dans les cloîtres pour échapper aux fureurs de ces tyrans, et qu'on se plongeait dans un esclavage pour en éviter un autre ; parce que les papes, en instituant tant d'ordres différents de fainéants sacrés, se firent autant de sujets dans les autres États ; parce qu'un paysan aime mieux être appelé mon révérend père, et donner des bénédictions, que de conduire la charrue ; parce qu'il ne sait pas que la charrue est plus noble que le froc ;

parce qu'il aime mieux vivre aux dépens des sots que par un travail honnête ; enfin parce qu'il ne sait pas qu'en se faisant moine il se prépare des jours malheureux, tissus d'ennui et de repentir ».

Un autre frein au développement technique est les craintes qu’il crée au sein du secteur productif. En 1819, Sismondi publie un livre essentiel - Nouveaux principes d’économie politique-, livre qui souligne ce qu’il considère être les dangers du progrès technique. Il y apporte son soutien aux ouvriers en révolte contre l’extension des machines, pour lesquels l’histoire a retenu le nom de luddites. Pour justifier ce soutien, il théorise le fait que la concurrence entre les ouvriers, qui conduit à des salaires stagnants et donc à la sous-consommation, la concurrence entre les entreprises, qui les pousse à vendre à perte, et l’incertitude qui paralyse les investissements publics vont finir par détruire l’économie de marché. Concrètement, l’introduction massive de machines prive les ouvriers de travail, ce qui les prive ipso factode revenu, ce qui prive in finele système économique de débouchés. Sur le plan général de l’histoire des idées économiques, ce qui est intéressant dans son livre, c’est qu’il est un des premiers économistes à construire son approche et son raisonnement quasi-exclusivement autour de la demande, quand l’orthodoxie de son époque s’intéresse aux entrepreneurs, au profit et à la formation de l’offre. Il écrit pour résumer sa pensée concernant l’avenir du travail et frapper l’imagination :

« Si le machinisme arrivait à un tel degré de perfection que le roi d'Angleterre pût en

tournant une manivelle produire tout ce qui serait nécessaire aux besoins de la population, qu'adviendrait-il de la nation anglaise ? »

La « manivelle de Sismondi» contemporaine est incontestablement le numérique. Celui-ci a vocation à augmenter l’efficacité du travail mais va également probablement en modifier la nature et même peut-être le statut juridique.

En effet, la possibilité de fournir sur Internet sa force de travail et ses compétences change en profondeur la capacité de toute personne au chômage de retrouver du travail. Elle peut désormais contourner le monopole de Pôle emploi et de son avatar annoncé que devrait être France Travail et de remettre en cause la vision du marché du travail du XXesiècle. Auparavant, ceux qui le faisaient relevaient d’une certaine façon d’une logique de travail au noir. Aujourd’hui, le statut d’autoentrepreneur, créé en 2008, permet à des gens de plus en plus nombreux de quitter cette logique et de rendre licite la multiplication des relations de travail ayant cessé d’être des relations salariées hiérarchiques pour être des relations contractuelles, fondées sur des attentes et des exigences en termes de production et non plus de temps de présence. Ainsi on observe en France depuis 2008, une hausse de la part relative des non-salariés dans la population employée, et ce malgré une diminution qui se poursuit du nombre de petits commerçants et du nombre d’agriculteurs.

Ce processus que l’on résume souvent en parlant d’ubérisation, a en fait deux conséquences majeures.

La première est que le progrès technique ne peut pas être assimilé à un simple processus de « destruction créatrice » tel qu’on l’entend général en reprenant l’expression de Schumpeter. Des produits nouveaux apparaissent, des gains de productivité sont faits, mais alors que dans sa description de la « destruction créatrice » Schumpeter théorise la capacité de l’entrepreneur en avance sur ses pairs de dégager des surprofits - on parle alors de « rente d’innovation » - , le monde actuel est celui de l’imitateur, qui concurrence sans cesse l’entrepreneur et le force à baisser ses prix et à renoncer très vite à toute rente d’innovation. Le progrès technique actuel qui ne crée que partiellement des rentes d’innovation détruit les possibilités d’émergence de monopole.

13

LE REGARD DE...

SOCIÉTAL | 2èmetrimestre 2023| Le Travail - Tome 1

Il rejoint les thèses de l’économiste français Léon Walras sur la dynamique de croissance portée par la concurrence et la baisse des prix. La croissance obéit désormais à un schéma

« ubérisation - renforcement de la concurrence - baisse des prix - redistribution du pouvoir d'achat par cette baisse des prix ».

La seconde est que les résistances aux mutations en cours vont unir les deux formes traditionnelles de résistance aux réformes : la résistance de ceux qui considèrent que leur métier est menacé par le progrès technique - résistance que nous qualifions de « luddite », en référence aux protestataires du XIXesiècle qui inspirèrent Sismondi ; résistance de ceux qui considèrent que leur revenu est menacé par la concurrence - résistance rentière.

Au début du XIXesiècle, l’économiste anglais David Ricardo avait distingué les deux et proposait de faire porter l’effort sur la réduction des rentes - les rentes étant portées à son époque par la noblesse - et de comprendre les luddites - ceux-ci étantdes ouvriers vivant dans la misère.

Aujourd’hui, il est difficile voire impossible de faire une distinction précise, dans la mesure où le progrès technique et la concurrence agissent ensemble et se nourrissent l’un l’autre.

La résistance luddite-rentière s’exprime surtout et devrait s’amplifier dans les monopoles encore étatiques que la concurrence ébranle. Il s’agit principalement des secteurs de la santé et de l’éducation.

Biographie

Jean-Marc Daniel

Économiste français, professeur émérite à l'ESCP Business School et président du média économique de l'Institut de l'Entreprise, Sociétal. Il se décrit comme étant un libéral classique. Jean-Marc Daniel est chevalier de la Légion d'honneur et titulaire du prix Zerili-Marimo de l'Académie des sciences morales et politiques.

L’économie qui vient va repenser son rapport qualitatif au travail autour de trois constats :

malgré la poussée récente et conjoncturelle d’inflation, les prix vont désormais être orientés à la baisse, ces prix répercutant dans un contexte concurrentiel les gains de productivité que l’on peut enfin espérer voir venir du numérique ;

les relations hiérarchiques laisseront en partie la place aux relations contractuelles, avec externalisation de plusieurs services par les entreprises et multiplication des auto-entrepreneurs ;

les luddites, dont le combat semble sans cesse se renouveler, seront essentiellement les agents de l’État ou les acteurs économiques vivant sur prélèvements obligatoires comme les médecins, dans un contexte où les finances publiques ont atteint, voire dépassé, les limites supportables de prélèvements et réclament une utilisation rapide et systématique des performances du numérique.

Conclusion : Quoi qu’il en soit, il est une vérité éternelle qui reste, d’Hésiode à aujourd’hui. Elle a été énoncée par Voltaire, non pas dans L’Homme aux quarante écus, mais dans Zadig.Cette vérité est que« Le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin ».

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a question du travail est plus que jamais à l’ordre du jour, spécialement en France. Les réactions que suscite la réforme des retraites prolongent une perte de sens, la difficulté à recruter dans de nombreuses activités, une demande de télétravail alimentée par un certain repli sur la sphère familiale. Les entreprises tentent d’endiguer cette évolution, mettent en place de nouvelles formes d’organisation, promeuvent des entreprises « libérées », « agiles », « à mission », « heureuses », apparemment sans que cette évolution négative soit freinée. Ces réactions étonnent, ce qui est le cas, au moment d’écrire ces lignes, du refus massif de reporter l’âge de la retraite à 64 ans alors qu’il paraît normal dans nombre d’autres pays européens, qu’il atteigne 67 voire 68 ans. Pourquoi cette spécificité française alors que les grandes évolutions qui marquent le monde du travail, l’intensification de la concurrence, l’élévation de l’espérance de vie, les effets des nouvelles technologies, sont mondiales ? Les entreprises en sont largement réduites à des conjectures. Elles se trouvent dans la situation d’un médecin qui devrait prescrire à l’aveugle, sans pouvoir s’appuyer sur la masse d’examens qui permettent actuellement de préciser à quelle pathologie il a précisément affaire. Pourtant cette cécité n’a rien d’une fatalité. Les traits généraux de l’aspect spécifiquement français de la crise actuelle du travail sont parfaitement compréhensibles et rien n’interdit à chaque entreprise de comprendre les réactions singulières de son personnel.

Un cadre de sens pérenne

Les réactions des Français dans leur vie de travail dépendent d’un cadre de sens remarquablement pérenne et qui diffère significativement de ceux que l’on trouve ailleurs, par exemple aux États-Unis, cadre en fonction duquel les divers aspects de cette vie prennent sens et sont vécus. 

Tous les pays marqués par l’idéal de liberté et d’égalité porté par les Lumières se sont trouvés face à une question redoutable : comment concilier la condition de travailleur salarié, dépendant d’un patron, soumis à son autorité, tenu de se plier aux volontés d’un client, et la position de citoyen libre, égal à tous ses concitoyens d’une société démocratique ? Comment échapper au spectre de l’ancien

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS

Sortir de la crise du travail

Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS dont le dernier ouvrage (Le grand déclassement, Albin-Michel, 2022) interroge le désamour des Français pour leur travail, invite à comprendre la dimension spécifiquement française de la crise du travail que nous vivons : pour lui, « le pas le plus difficile à faire pour les entreprises est sans doute d’admettre que cette dimension existe, qu’elle ne relève pas simplement d’états d’âme qu’il convient d’ignorer, qu’elle est centrale dans les questions de sens dont on parle tant ».

Tous les pays marqués par l’idéal de liberté et d’égalité porté par les Lumières se sont trouvés face à une question redoutable : comment concilier la condition de travailleur salarié, dépendant d’un patron, soumis à son autorité, tenu de se plier aux volontés d’un client, et la position de citoyen libre, égal à tous ses concitoyens d’une société démocratique ?

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serf « taillable et corvéable à merci », du domestique traditionnellement soumis à son maître. Tout au long du XIXe, la « question sociale » a été marquée par ce défi. Partout, une solution plus ou moins fragile, plus ou moins prête à laisser la question se poser à nouveau, a été trouvée, influençant la législation du travail et les pratiques de management. Mais ces solutions ont été bien différentes selon les pays en rapport avec la vision de l’homme libre, issue d’une longue histoire, qui y faisait référence1. 

Ainsi, les États-Unis ont hérité de la vision anglaise de l’homme libre et du travailleur libre comme celui qui, à l’abri de toute situation de dépendance personnelle, se trouve dans la position d’un fournisseur indépendant d’un client auquel il est lié par des rapports contractuels délimitant de manière claire ce à quoi il est tenu. Pour Locke : « Un homme libre se rend serviteur et valet d'un autre, en lui vendant, pour un certain temps, son service, moyennant un certain salaire. Or, quoique cela le mette communément dans la famille de son maître, et l'oblige à se soumettre à sa discipline et aux occupations de sa maison, il ne donne pourtant de pouvoir au maître sur son serviteur ou son valet, que pendant quelque temps, que pendant le temps qui est contenu et marqué dans le contrat ou le traité fait entre eux. Mais il y a une autre sorte de serviteurs, que nous appelons, d'un nom particulier, esclaves, et qui [...] sont[...] sujets à la domination absolue et au pouvoir arbitraire de leurs maîtres»2. La force de cette référence contractuelle a vivement frappé Tocqueville à propos de la manière dont la situation de domestique pouvait être vécue aux États-Unis : « Pourquoi donc le premier [le maître] a-t-il le droit de commander et qu’est-ce qui force le second [le serviteur] à obéir ? L’accord momentané et libre de leurs deux volontés. […] Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de son pouvoir, et le serviteur y découvre la seule cause de son obéissance »3. De nos jours, à un tout autre niveau de l’échelle sociale, la Constitution américaine présente le Président des États-Unis sous les traits d’un prestataire, payé

par le peuple américain pour les services qu’il lui rend : « The President shall, at stated Times, receive for his Services, a Compensation, which shall neither be increased nor diminished during the Period for which he shall have been elected, and he shall not receive within that Period any other Emolument from the United States, or any of them».4  

En France, on a affaire à une tout autre vision de ce qu’est un travailleur libre. On en trouve une expression lapidaire dans la bouche de François Mitterrand : « Mon mandat, c’est une noblesse, […] et je veux en être digne, de la manière que je déciderai »5. On a affaire à un héritage d’Ancien Régime. Selon Montesquieu, « Les vertus qu’on nous y montre [dans les monarchies]sont toujours moins ce que l’on doit aux autres que ce que l’on se doit à soi-même : elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens que ce qui nous en distingue »6. Cette vision aristocratique n’a nullement été balayée par la Révolution française qui a au contraire voulu qu’elle devienne le bien commun de tous les citoyens. Le Tiers-État, affirme Sieyès, dans Qu’est-ce que le Tiers-État ?, est « aussi sensible à son honneur » que le privilégié et « redeviendra noble en étant conquérant à son tour »7.   

Dans la vie de travail, cette référence implique qu’il convient d’agir et d’être traité conformément au « rang » que l’on occupe dans la société. Cela concerne le contenu du travail, avec un refus des « basses besognes » et un appétit pour les « tâches nobles », ce qui relève d’une œuvre, est créatif, conduit à trouver des solutions innovantes à de « beaux problèmes ». Et cela concerne l’organisation du travail, le respect de la forme d’autonomie associée à la maîtrise d’un métier. Dans une forme d’organisation idéale qu’évoque Michel Crozier : « Les subalternes […] n’auront jamais à s’incliner devant la volonté personnelle humiliante de quelqu’un ; ce qu’ils font ils le font de leur propre volonté et en particulier ils accomplissent leur tâche en dehors de toute obligation directe. Ils s’efforcent de montrer qu’ils travaillent non

(1) Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, 1989., Philippe d’Iribarne, « Conceptions of labor and national cultures: diverging visions of freedom », American Journal of Cultural Sociology, 2019, Issue III, Vol. 7, Pages 299-320.

(2) John Locke, Two Treatises of Government, (1690), edited by Peter Laslett, Cambridge university press, 1960., § 85, p. 204.

(3) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II (1840), Troisième partie, Chap. V.

(4) Constitution des États-Unis, art.II, section I

(5) Conférence de presse du 12 avril 1992.

(6) Montesquieu, De l’Esprit des Lois (1747), Première partie, Livre 4, chapitre 2.

(7) Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?(1789), Champs Flammarion, 1988, p. 100, 44.

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pas parce qu’ils y sont forcés, mais parce qu’ils choisissent de le faire »8.

Une réinterprétation au fil des âges

Si cette grande vision d’un travail compatible avec une dignité d’homme libre a traversé les derniers siècles, elle s’est incarnée au fil du temps de manière constamment renouvelée.

Certes, au moment de la Révolution, une grande mise en cause a été tentée. Les corporations ont été abolies avec l'ensemble des « institutions qui ont nui à la liberté et à l'égalité des droits », affirme la constitution de 1791. Mais, à la lumière de l’expérience, il a fallu déchanter. « Il est impossible, écrit un ouvrier imprimeur dans les années 1830, de nier l'analogie des rapports qui existent entre l'homme de l'atelier d'aujourd'hui, et l'homme du château, le serf d'autrefois ». L’essentiel du chemin parcouru pour limiter la dépendance des salariés à l’égard de leur employeur a été, pas à pas, de leur reconstruire un statut9.  

Le XIXesiècle a vu une « aristocratie ouvrière » prendre corps10. Dans la France contemporaine, on peut toujours distinguer au sein du monde ouvrier « l’idéologie du métier, qui exalte les vertus du travail bien fait, et marque une barrière entre ceux qui exercent un travail de façon responsable, sans qu’il soit besoin de les superviser, et les sans-métiers, irresponsables, travaillant ‘sans principes’, puisque dépourvus des normes qui permettent d’exercer correctement leur travail »11.

La création, au XXesiècle, de la catégorie si typiquement française des « cadres » a illustré ce mouvement de création de catégories aussi ardentes à défendre, en même temps qu’un statut particulier,

leur autonomie vis-à-vis de la hiérarchie et la grandeur de leur état12. Lorsqu’ils ont pris corps comme catégorie, toute une littérature de combat a proclamé que les cadres ne tirent pas leur légitimité du pouvoir que leur délègue le « patron financier de l’entreprise »13mais qu’ils ont une « mission » d’intérêt général, un « rôle social » analogue à celui de l’officier, qui ne relève pas des comptes à rendre à un employeur, et que celui-ci doit respecter14.  

Pour revaloriser les activités les moins prestigieuses, on voit affirmer qu’il faut les « professionnaliser ». Ainsi, il y a près de trente ans, la CFDT affirmait qu’il faut « professionnaliser les emplois et qualifier les personnes » si l’on veut développer les emplois de service aux personnes15. Elle mettait en avant la situation des aides-soignantes16. Celles-ci, affirmait-elle, ont « souvent le sentiment d’être confondues » avec d’autres, et au premier chef « les agents de service, sorte de bonnes à tout faire qui doivent se contenter d’obéir aux ordres ».

Pendant ce temps, la référence aux droits inhérents à une position sociale a pris une place centrale dans la législation du travail17. 

De son côté le rapport aux clients tend à être évoqué en utilisant des termes (prescrire, diagnostic, écoute, offrir, accueillir) qui évoquent non pas une soumission intéressée, donc servile, d’un simple prestataire de service à une volonté étrangère, mais au contraire la bienveillance de qui vient en aide à celui qui fait appel à lui. De grands efforts sont faits pour rapprocher les pratiques des discours. Des propos tenus par un ingénieur français travaillant comme commercial illustrent bien cette attitude : « Auprès des clients, nous avons l’aura du

La création, au XXesiècle, de la catégorie si typiquement française des « cadres » a illustré ce mouvement de création de catégories aussi ardentes à défendre, en même temps qu’un statut particulier, leur autonomie vis-à-vis de la hiérarchie et la grandeur de leur état.

(8) Michel Crozier, Le Phénomène bureaucratique, Seuil, 1963, p. 289.

(9) William Sewell, Gens de métier et révolutions, langage du travail de l’Ancien Régime à 1848, Aubier-Montaigne, 1983, chap. VII.

(10) A. Guèdez, « Travail ouvrier et travail humain ; l’exemple du compagnonnage », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LXXXI, 1986, p. 249.

(11) Pierre Tripier, « Sociologie du travail : de la science normale à l’effervescence », Socius, n° 2/3, juillet-novembre 1986.

(12) Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Les éditions de Minuit, 1982.

(13) « Note sur la formation de l’ingénieur », Echo de l’USIC, novembre 1934, cité dans L. Boltanski, op. cit., p. 120.

(14) J.R. Bonneau, « La fragilité du contrat de cadre », Revue des affaires sociales, juill.- sept. 1977, pp. 77-93 ; cité dans L. Boltanski, op. cit., p. 30.

(15) CFDT, rapport d’activité au 43e congrès, 1995, Syndicalisme CFDT, supplément au numéro 2526 du 24 novembre 1994, p. 13.

(16) Syndicalisme CFDT, 15 décembre 1994, p. 7.

(17) Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Fayard, 1995

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ces procédures ont souvent le sentiment que les concepteurs les prennent de haut, les considèrent comme des « exécutants ». Cela est vrai en particulier pour les cadres autres que dirigeants qui trouvent souvent que les décisions d’importance sont prises par les grands chefs et que, dès qu’on descend dans la hiérarchie, on est bon pour exécuter. Or, estiment les « exécutants » en question, ils sont les seuls à connaître vraiment leur métier et savoir traiter des situations réelles toujours plus complexes que les situations théoriques pour lesquels les procédures sont conçues. Ils se sentent ainsi à la fois méprisés et dépossédés de ce qui fait l’intérêt de leur travail.  

L’écart qui s’est creusé entre le niveau de formation et le niveau de l’emploi auquel il est possible d’accéder joue dans le même sens. Par exemple, il y a quelques dizaines d’année un titulaire d’un master (bac+5) devenait cadre sans problème, mais ce n’est plus le cas. Or, en France, où le « rang » auquel on accède tient une place essentielle, une grande importance est attachée au rapport entre le diplôme obtenu et le statut associé à une position professionnelle. Les enquêtes révèlent un vif sentiment de frustration, avec un sentiment de déchoir, chez ceux qui se retrouvent dans une position inférieure à celle qui leur paraissait légitime d’obtenir.  

Pendant ce temps, la pression accrue de la concurrence, la multiplicité des choix possibles pour le client conduisent au sentiment que, pour réussir, il faut en passer par les exigences de celui-ci y compris quand elles vont à l’encontre du désir de concevoir un « bon produit » selon les standards de l’homme de métier. De plus l’importance prise par les fonctions, jugées traditionnellement peu nobles, de communication conduit à une dévalorisation relative de celles qui concourent à produire, ce qui est source d’un sentiment de déclassement.  

Au total, ces évolutions alimentent le sentiment de perte de sens tant dénoncé.

Des tendances qui se dessinent

Face à cette dégradation de la qualité de leur vie de travail, les Français ne se contentent pas de subir. Si leurs repères n’ont pas

représentant de l’usine : nous sommes celui qui va résoudre tous leurs problèmes. Face à eux, je me sens un peu comme un médecin généraliste : je les écoute, ils se confient à moi, puis je dresse un diagnostic. Soit je peux régler moi-même leur problème, soit je les oriente vers un spécialiste, un collègue du Groupe pointu sur le sujet »18.

Une mise en cause actuelle, source d’insatisfactions majeures.

La période dite des « Trente Glorieuses » a été marquée, pour une grande partie du monde du travail, par une forte proximité entre les pratiques et cette image idéale. La pression des clients et des actionnaires était relativement faible, laissant largement aux producteurs la latitude d’agir en harmonie avec leur vision propre d’un « bon produit ». L’organisation taylorienne favorisait l’autonomie de chaque métier. Mais, au cours des dernières décennies, la transformation du fonctionnement de l’économie, l’internationalisation des références en matière de management, ont déstabilisé ce qui s’était ainsi construit. La possibilité de mettre en œuvre la conception française d’un travail digne s’est trouvée vivement affectée19.

Ainsi, l’évolution actuelle du management, avec l’effacement de la figure de l’homme de métier et la montée en puissance de celle du manager, implique pour beaucoup d’être sans cesse contraint de suivre à la lettre des procédures conçues par d’autres et d’être étroitement contrôlé, à grands coups d’outils informatiques, dans la manière dont ils suivent celles-ci. Ceux qui ont à appliquer

(18) Aciers, n°38, mars 1998.

(19) Philippe d’Iribarne, Le grand déclassement. Albin-Michel, 2022.

L’évolution actuelle du management, avec l’effacement de la figure de l’homme de métier et la montée en puissance de celle du manager (...) Or, estiment les « exécutants » en question, ils sont les seuls à connaître vraiment leur métier et savoir traiter des situations réelles toujours plus complexes que les situations théoriques pour lesquels les procédures sont conçues.

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changé, les manières de satisfaire au mieux, ou au moins mal, le désir d’un travail digne ont subi plusieurs évolutions. Celles-ci ont été le fait, pour l’essentiel, des individus plus que des entreprises. 

Pour ceux qui sont restés dans des structures bureaucratisées sous la coupe de managers épris de chiffres et de procédures tout en ignorant la substance et la complexité du travail réel, il est possible de garder sa fierté en se désengageant. Quand il s’agit de « faire du chiffre », quand l’intensité des contrôles est telle qu’il devient difficile d’en prendre et en laisser de manière à continuer à faire un « bon travail », une réaction sensée est de prendre de la distance, de mettre sa personne et sa dignité à l’abri de la position humiliante que l’on occupe. On trouve des réactions telles que « on me traite comme un imbécile, alors je vais faire l’imbécile ». Celui qui agit ainsi