Scènes de la vie de bohème (annoté) - Henry Murger - E-Book

Scènes de la vie de bohème (annoté) E-Book

Henry Murger

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Beschreibung

  •  Texte révisé suivi de repères chronologiques.

 «  Aujourd’hui comme autrefois, tout homme qui entre dans les arts, sans autre moyen d’existence que l’art lui-même, sera forcé de passer par les sentiers de la Bohème. La plupart des contemporains qui étalent les plus beaux blasons de l’art ont été des bohémiens ; et, dans leur gloire calme et prospère, ils se rappellent souvent, en le regrettant peut-être, le temps où, gravissant la verte colline de la jeunesse, ils n’avaient d’autre fortune, au soleil de leurs vingt ans, que le courage, qui est la vertu des jeunes, et que l’espérance, qui est le million des pauvres. » H.Murger.

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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME

HENRY MURGER

Copyright © 2022 Philaubooks, pour ce livre numérique, à l’exclusion du contenu appartenant au domaine public ou placé sous licence libre.

ISBN : 979-10-372-0225-3

TABLE DES MATIÈRES

Préface

1. Comment fut institué le cénacle de la bohème

2. Un envoyé de la providence

3. Les amours de carême

4. Ali-Rodolphe, ou Le Turc par nécessité

5. L'écu de Charlemagne

6. Mademoiselle Musette

7. Les flots du pactole

8. Ce que coûte une pièce de cinq francs

9. Les violettes du pôle

10. Le cap des tempêtes

11. Un café de la bohème

12. Une réception dans la bohème

13. La crémaillère

14. Mademoiselle Mimi

15. Donec gratus…

16. Le passage de la mer rouge

17. La toilette des grâces

18. Le manchon de Francine

19. Les fantaisies de Musette

20. Mimi a des plumes

21. Roméo et Juliette

22. Épilogue des amours de Rodolphe et de mademoiselle Mimi

23. La jeunesse n’a qu’un temps

Repères chronologiques

Couverture

PRÉFACE

Les bohèmes dont il est question dans ce livre n’ont aucun rapport avec les bohèmes dont les dramaturges du boulevard ont fait les synonymes de filous et d’assassins. Ils ne se recrutent pas davantage parmi les montreurs d’ours, les avaleurs de sabres, les marchands de chaînes de sûreté, les professeurs d’à tout coup l’on gagne, les négociants des bas-fonds de l’agio, et mille autres industriels mystérieux et vagues dont la principale industrie est de n’en point avoir, et qui sont toujours prêts à tout faire, excepté le bien.

La Bohème dont il s’agit dans ce livre n’est point une race née d’aujourd’hui, elle a existé de tout temps et partout, et peut revendiquer d’illustres origines. Dans l’antiquité grecque, sans remonter plus haut dans cette généalogie, exista un bohème célèbre qui, en vivant au hasard du jour le jour parcourait les campagnes de l’Ionie florissante en mangeant le pain de l’aumône, et s’arrêtait le soir pour suspendre au foyer de l’hospitalité la lyre harmonieuse qui avait chanté les Amours d’Hélène et la Chute de Troie. En descendant l’échelle des âges, la Bohème moderne retrouve des aïeux dans toutes les époques artistiques et littéraires. Au moyen âge elle continue la tradition homérique avec les ménestrels et les improvisateurs, les enfants du gai savoir, tous les vagabonds mélodieux des campagnes de la Touraine ; toutes les muses errantes qui, portant sur le dos la besace du nécessiteux et la harpe du trouvère, traversaient, en chantant, les plaines du beau pays, où devait fleurir l’églantine de Clémence Isaure.

À l’époque qui sert de transition entre les temps chevaleresques et l’aurore de la renaissance, la Bohème continue à courir tous les chemins du royaume, et déjà un peu les rues de Paris. C’est maître Pierre Gringoire, l’ami des truands et l’ennemi du jeûne ; maigre et affamé comme peut l’être un homme dont l’existence n’est qu’un long carême, il bat le pavé de la ville, le nez au vent tel qu’un chien qui lève, flairant l’odeur des cuisines et des rôtisseries ; ses yeux pleins de convoitises gloutonnes, font maigrir, rien qu’en les regardant, les jambons pendus aux crochets des charcutiers, tandis qu’il fait sonner, dans son imagination, et non dans ses poches, hélas ! Les dix écus que lui ont promis messieurs les échevins en payement de la très pieuse ettrèsdévotesotie qu’il a composée pour le théâtre de la salle du palais de justice. À côté de ce profil dolent et mélancolique de l’amoureux d’Esméralda, les chroniques de la Bohème peuvent évoquer un compagnon d’humeur moins ascétique et de figure plus réjouie ; c’est maître François Villon, l’amant de la belle qui fut haultmière. Poète et vagabond par excellence, celui-là ! Et dont la poésie, largement imaginée, sans doute à cause de ces pressentiments que les anciens attribuent à leurs vates, était sans cesse poursuivie par une singulière préoccupation de la potence, où ledit Villon faillit un jour être cravaté de chanvre pour avoir voulu regarder de trop près la couleur des écus du roi. Ce même Villon, qui avait plus d’une fois essoufflé la maréchaussée lancée à ses trousses, cet hôte tapageur des bouges de la rue Pierre-Lescot, ce pique-assiette de la cour du duc d’Égypte, ce Salvator Rosa de la poésie, a rimé des élégies dont le sentiment navré et l’accent sincère émeuvent les plus impitoyables, et font qu’ils oublient le malandrin, le vagabond, et le débauché, devant cette muse toute ruisselante de ses propres larmes.

Au reste, parmi tous ceux dont l’œuvre peu connue n’a été fréquentée que des gens pour qui la littérature française ne commence pas seulement le jour où « Malherbe vint, » François Villon a eu l’honneur d’être un des plus dévalisés, même par les gros bonnets du parnasse moderne. On s’est précipité sur le champ du pauvre et on a battu monnaie de gloire avec son humble trésor. Il est telle ballade écrite au coin de la borne et sous la gouttière, un jour de froidure, par le rapsode bohème ; telles stances amoureuses improvisées dans le taudis où la belle qui fut haultmière détachait à tout venant sa ceinture dorée, qui aujourd’hui, métamorphosées en galanteries de beau lieu flairant le musc et l’ambre, figurent dans l’album armorié d’une Chloris aristocratique.

Mais voici le grand siècle de la renaissance qui s’ouvre. Michel-Ange gravit les échafauds de la Sixtine et regarde d’un air soucieux le jeune Raphaël qui monte l’escalier du Vatican, portant sous son bras les cartons des loges. Benvenuto médite son Persée, Ghiberti cisèle les portes du baptistère en même temps que Donatello dresse ses marbres sur les ponts de l’Arno ; et pendant que la cité des Médicis lutte de chefs-d’œuvre avec la ville de Léon X et de Jules II, Titien et Véronèse illustrent la cité des doges ; Saint-Marc lutte avec Saint-Pierre.

Cette fièvre de génie, qui vient d’éclater tout à coup dans la péninsule italienne avec une violence épidémique, répand sa glorieuse contagion dans toute l’Europe. L’art, rival de Dieu, marche l’égal des rois. Charles-Quint s’incline pour ramasser le pinceau du Titien, et François Ier fait antichambre dans l’imprimerie où Étienne Dolet corrige peut-être les épreuves de Pantagruel.

Au milieu de cette résurrection de l’intelligence, la Bohème continue comme par le passé à chercher, suivant l’expression de Balzac, la pâte et la niche. Clément Marot, devenu le familier des antichambres du Louvre, devient, avant même qu’elle eût été favorite d’un roi, le favori de cette belle Diane dont le sourire illumina trois règnes. Du boudoir de Diane De Poitiers, la muse infidèle du poète passe dans celui de Marguerite De Valois, faveur dangereuse que Marot paya par la prison. Presque à la même époque, un autre bohème, dont l’enfance avait été, sur la plage de Sorrente, caressée par les baisers d’une muse épique, Le Tasse, entrait à la cour du duc de Ferrare comme Marot à celle de François Ier ; mais, moins heureux que l’amant de Diane et de Marguerite, l’auteur de la Jérusalem payait de sa raison et de la perte de son génie l’audace de son amour pour une fille de la maison d’Este.

Les guerres religieuses et les orages politiques qui signalèrent en France l’arrivée des Médicis n’arrêtent point l’essor de l’art. Au moment où une balle atteignait, sur les échafauds des Innocents, Jean Goujon, qui venait de retrouver le ciseau païen de Phidias, Ronsard retrouvait la lyre de Pindare, et fondait, aidé de sa pléiade, la grande école lyrique française. À cette école du renouveau succéda la réaction de « Malherbe et des siens, qui chassèrent de la langue toutes les grâces exotiques que leurs prédécesseurs avaient essayé de nationaliser sur le Parnasse. Ce fut un bohème, Mathurin Régnier, qui défendit un des derniers les boulevards de la poésie lyrique attaquée par la phalange des rhéteurs et des grammairiens qui déclaraient Rabelais barbare et Montaigne obscur. Ce fut ce même Mathurin Régnier le cynique qui, rajoutant des nœuds au fouet satirique d’Horace, s’écriait indigné en voyant les mœurs de son époque :

L’honneur est un vieux saint que l’on ne chôme plus.

Au dix-septième siècle le dénombrement de la Bohème contient une partie des noms de la littérature de Louis XIII et de Louis XIV ; elle compte des membres parmi les beaux esprits de l’hôtel Rambouillet, où elle collabore à la Guirlande de Julie ; elle a ses entrées au palais Cardinal, où elle collabore à la tragédie de Marianne avec le poète-ministre, qui fut le Robespierre de la monarchie. Elle jonche de madrigaux la ruelle de Marion Delorme et courtise Ninon sous les arbres de la Place Royale ; elle déjeune le matin à la taverne des Goinfres ou de l’épée-Royale, et soupe le soir à la table du duc de Joyeuse ; elle se bat en duel sous les réverbères pour le sonnet d’Uranie contre le sonnet de Job. La Bohème fait l’amour, la guerre et même de la diplomatie ; et sur ses vieux jours, lasse des aventures, elle met en poème le vieux et le nouveau testament, émarge sur toutes les feuilles de bénéfices, et, bien nourrie de grasses prébendes, va s’asseoir sur un siège épiscopal ou sur un fauteuil de l’académie, fondée par l’un des siens.

Ce fut dans la transition du seizième au dix-huitième siècle que parurent ces deux fiers génies que chacune des nations où ils vécurent opposent l’un à l’autre dans leurs luttes de rivalité littéraire Molière et Shakespeare : ces illustres bohémiens dont la destinée offre tant de rapprochements.

Les noms les plus célèbres de la littérature du dix-huitième siècle se retrouvent aussi dans les archives de la Bohème, qui, parmi les glorieux de cette époque, peut citer Jean-Jacques et d’Alembert, l’enfant trouvé du parvis Notre-Dame, et, parmi les obscurs, Malfilâtre et Gilbert ; deux réputations surfaites : car l’inspiration de l’un n’était que le pâle reflet du pâle lyrisme de Jean-Baptiste Rousseau, et l’inspiration de l’autre, que le mélange d’une impuissance orgueilleuse alliée avec une haine qui n’avait même point l’excuse de l’initiative et de la sincérité, puisqu’elle n’était que l’instrument payé des rancunes et des colères d’un parti.

Nous avons clos à cette époque ce rapide résumé de la Bohème en ses différents âges ; prolégomènes semés de noms illustres que nous avons placés à dessein en tête de ce livre, pour mettre en garde le lecteur contre toute application fausse qu’il pourrait faire préventivement en rencontrant ce nom de bohèmes, donné longtemps à des classes d’avec lesquelles tiennent à honneur de différencier celle dont nous avons essayé de retracer les mœurs et le langage.

Aujourd’hui comme autrefois, tout homme qui entre dans les arts, sans autre moyen d’existence que l’art lui-même, sera forcé de passer par les sentiers de la Bohème. La plupart des contemporains qui étalent les plus beaux blasons de l’art ont été des bohémiens ; et, dans leur gloire calme et prospère, ils se rappellent souvent, en le regrettant peut-être, le temps où, gravissant la verte colline de la jeunesse, ils n’avaient d’autre fortune, au soleil de leurs vingt ans, que le courage, qui est la vertu des jeunes, et que l’espérance, qui est le million des pauvres.

Pour le lecteur inquiet, pour le bourgeois timoré, pour tous ceux qui ne trouvent jamais trop de points sur les i d’une définition, nous répéterons en forme d’axiome :

« La Bohème, c’est le stage de la vie artistique ; c’est la préface de l’Académie, de l’Hôtel-Dieu ou de la Morgue. »

Nous ajouterons que la Bohème n’existe et n’est possible qu’à Paris.

Comme tout état social, la Bohème comporte des nuances différentes, des genres divers qui se subdivisent eux-mêmes et dont il ne sera pas inutile d’établir la classification.

Nous commencerons par la Bohème ignorée, la plus nombreuse. Elle se compose de la grande famille des artistes pauvres, fatalement condamnés à la loi de l’incognito, parce qu’ils ne savent pas ou ne peuvent pas trouver un coin de publicité pour attester leur existence dans l’art, et, parce qu’ils sont déjà, prouver ce qu’ils pourraient être un jour. Ceux-là, c’est la race des obstinés rêveurs pour qui l’art est demeuré une foi et non un métier ; gens enthousiastes, convaincus, à qui la vue d’un chef-d’œuvre suffit pour donner la fièvre, et dont le cœur loyal bat hautement devant tout ce qui est beau, sans demander le nom du maître et de l’école. Cette bohème-là se recrute parmi ces jeunes gens dont on dit qu’ils donnent des espérances, et parmi ceux qui réalisent les espérances données, mais qui, par insouciance, par timidité, ou par ignorance de la vie pratique, s’imaginent que tout est dit quand l’œuvre est terminée, et attendent que l’admiration publique et la fortune entrent chez eux par escalade et avec effraction. Ils vivent pour ainsi dire en marge de la société, dans l’isolement et dans l’inertie. Pétrifiés dans l’art, ils prennent à la lettre exacte les symboles du dithyrambe académique qui placent une auréole sur le front des poètes, et, persuadés qu’ils flamboient dans leur ombre, ils attendent qu’on les viennent trouver. Nous avons autrefois connu une petite école composée de ces types si étranges, qu’on a peine à croire à leur existence ; ils s’appelaient les disciples de l’art pour l’art. Selon ces naïfs, l’art pour l’art consistait à se diviniser entre eux, à ne point aider le hasard qui ne savait même pas leur adresse, et à attendre que les piédestaux vinssent se placer sous leurs pas.

C’est, comme on le voit, le stoïcisme du ridicule. Eh bien, nous l’affirmons encore une fois pour être cru, il existe au sein de la Bohème ignorée des êtres semblables dont la misère excite une pitié sympathique sur laquelle le bon sens vous force à revenir ; car si vous leur faites observer tranquillement que nous sommes au dix-neuvième siècle, que la pièce de cent sous est impératrice de l’humanité, et que les bottes ne tombent pas toutes vernies du ciel, ils vous tournent le dos et vous appellent bourgeois.

Au reste, ils sont logiques dans leur héroïsme insensé ; ils ne poussent ni cris ni plaintes, et subissent passivement la destinée obscure et rigoureuse qu’ils se font eux-mêmes. Ils meurent pour la plupart, décimés par cette maladie à qui la science n’ose pas donner son véritable nom, la misère. S’ils le voulaient cependant, beaucoup pourraient échapper à ce dénouement fatal qui vient brusquement clore leur vie à un âge où d’ordinaire la vie ne fait que commencer. Il leur suffirait pour cela de quelques concessions faites aux dures lois de la nécessité, c’est-à-dire de savoir dédoubler leur nature, d’avoir en eux deux êtres : le poète, rêvant toujours sur les hautes cimes où chante le chœur des voix inspirées ; et l’homme, ouvrier de sa vie sachant se pétrir le pain quotidien. Mais cette dualité, qui existe presque toujours chez les natures bien trempées dont elle est un des caractères distinctifs, ne se rencontre pas chez la plupart de ces jeunes gens que l’orgueil, un orgueil bâtard, a rendus invulnérables à tous les conseils de la raison. Aussi meurent-ils jeunes, laissant quelquefois après eux une œuvre que le monde admire plus tard, et qu’il eût sans doute applaudie plus tôt si elle n’était pas restée invisible.

Il en est dans les luttes de l’art à peu près comme à la guerre : toute la gloire conquise rejaillit sur le nom des chefs ; l’armée se partage pour récompenser les quelques lignes d’un ordre du jour. Quant aux soldats frappés dans le combat, on les enterre là où ils sont tombés, et une seule épitaphe suffit pour vingt mille morts.

De même aussi la foule, qui a toujours les yeux fixés vers ce qui s’élève, n’abaisse jamais son regard jusqu’au monde souterrain où luttent les obscurs travailleurs ; leur existence s’achève inconnue, et, sans avoir même quelquefois la consolation de sourire à une œuvre terminée, ils s’en vont de la vie ensevelis dans un linceul d’indifférence.

Il existe dans la Bohème ignorée une autre fraction ; elle se compose des jeunes gens qu’on a trompés ou qui se sont trompés eux-mêmes. Ils prennent une fantaisie pour une vocation, et, poussés par une fatalité homicide, ils meurent les uns victimes d’un perpétuel accès d’orgueil, les autres idolâtres d’une chimère.

Et ici, qu’on nous permette une courte digression. Les voies de l’art, si encombrées et si périlleuses, malgré l’encombrement et malgré les obstacles, sont pourtant chaque jour de plus en plus encombrées, et par conséquent jamais la Bohème ne fut plus nombreuse.

Si on cherchait parmi toutes les raisons qui ont pu déterminer cette affluence, on pourrait peut-être trouver celle-ci.

Beaucoup de jeunes gens ont pris au sérieux les déclamations faites à propos des artistes et des poètes malheureux. Les noms de Gilbert, de Malfilâtre, de Chatterton, de Moreau, ont été trop souvent, trop imprudemment, et surtout trop inutilement jetés en l’air. On a fait de la tombe de ces infortunés une chaire du haut de laquelle on prêchait le martyre de l’art et de la poésie.

Adieu, trop inféconde terre,

Fléaux humains, soleil glacé !

Comme un fantôme solitaire,

Inaperçu j’aurai passé.

Ce chant désespéré de Victor Escousse, asphyxié par l’orgueil que lui avait inoculé un triomphe factice, est devenu un certain temps laMarseillaise des volontaires de l’art, qui allaient s’inscrire au martyrologe de la médiocrité.

Car toutes ces funèbres apothéoses, ce Requiem louangeur, ayant tout l’attrait de l’abîme pour les esprits faibles et les vanités ambitieuses, beaucoup, subissant cette fatale attraction, ont pensé que la fatalité était la moitié du génie ; beaucoup ont rêvé ce lit d’hôpital où mourut Gilbert, espérant qu’ils y deviendraient poètes comme il le devint un quart d’heure avant de mourir, et croyant que c’était là une étape obligée pour arriver à la gloire.

On ne saurait trop blâmer ces mensonges immoraux, ces paradoxes meurtriers, qui détournent d’une voie où ils auraient pu réussir tant de gens qui viennent finir misérablement dans une carrière où ils gênent ceux à qui une vocation réelle donne seulement le droit d’entrer.

Ce sont ces prédications dangereuses, ces inutiles exaltations posthumes qui ont créé la race ridicule des incompris, des poètes pleurards dont la muse a toujours les yeux rouges et les cheveux mal peignés, et toutes les médiocrités impuissantes qui, enfermées sous l’écrou de l’inédit, appellent la muse marâtre et l’art bourreau.

Tous les esprits vraiment puissants ont leur mot à dire et le disent en effet tôt ou tard. Le génie ou le talent ne sont pas des accidents imprévus dans l’humanité ; ils ont une raison d’être, et par cela même ne sauraient rester toujours dans l’obscurité ; car si la foule ne va pas au-devant d’eux, ils savent aller au-devant d’elle. Le génie, c’est le soleil : tout le monde le voit. Le talent, c’est le diamant qui peut rester longtemps perdu dans l’ombre, mais qui toujours est aperçu par quelqu’un. On a donc tort de s’apitoyer aux lamentations et aux rengaines de cette classe d’intrus et d’inutiles entrés dans l’art malgré l’art lui-même, et qui composent dans la Bohème une catégorie dans laquelle la paresse, la débauche et le parasitisme forment le fond des mœurs.

AXIOME.

« La Bohème ignorée n’est pas un chemin, c’est un cul-de-sac. »

En effet, cette vie-là est quelque chose qui ne mène à rien. C’est une misère abrutie, au milieu de laquelle l’intelligence s’éteint comme une lampe dans un lieu sans air ; où le cœur se pétrifie dans une misanthropie féroce, et où les meilleures natures deviennent les pires. Si on a le malheur d’y rester trop longtemps et de s’engager trop avant dans cette impasse, on ne peut plus en sortir, ou on en sort par des brèches dangereuses, et pour retomber dans une bohème voisine, dont les mœurs appartiennent à une autre juridiction que celle de la physiologie littéraire.

Nous citerons encore une singulière variété de bohèmes qu’on pourrait appeler amateurs. Ceux-là ne sont pas les moins curieux. Ils trouvent la vie de bohème une existence pleine de séductions : ne pas dîner tous les jours, coucher à la belle étoile sous les larmes des nuits pluvieuses et s’habiller de nankin dans le mois de décembre leur paraît le paradis de la félicité humaine, et pour s’y introduire ils désertent, celui-ci le foyer de la famille, celui-là l’étude conduisant à un résultat certain. Ils tournent brusquement le dos à un avenir honorable pour aller courir les aventures de l’existence de hasard. Mais comme les plus robustes ne tiendraient pas à un régime qui rendrait Hercule poitrinaire, ils ne tardent pas à quitter la partie, et, repiquant des deux vers le rôti paternel, ils s’en retournent épouser leur petite cousine, et s’établir notaires dans une ville de trente mille âmes ; et le soir, au coin de leur feu, ils ont la satisfaction de raconter leur misère d’artiste, avec l’emphase d’un voyageur qui raconte une chasse au tigre. D’autres s’obstinent et mettent de l’amour-propre ; mais une fois qu’ils ont épuisé les ressources du crédit que trouvent toujours les fils de famille, ils sont plus malheureux que les vrais bohèmes, qui, n’ayant jamais eu d’autres ressources, ont au moins celles que donne l’intelligence. Nous avons connu un de ces bohèmes amateurs, qui, après avoir resté trois ans dans la Bohème et s’être brouillé avec sa famille, est mort un beau matin, et a été conduit à la fosse commune dans le corbillard des pauvres : il avait dix mille francs de rente !

Inutile de dire que ces bohémiens-là n’ont d’aucune façon rien de commun avec l’art, et qu’ils sont les plus obscurs parmi les plus inconnus de la Bohème ignorée.

Nous arrivons maintenant à la vrai Bohème ; à celle qui fait en partie le sujet de ce livre. Ceux qui la composent sont vraiment les appelés de l’art, et ont chance d’être aussi ses élus. Cette bohème-là est comme les autres hérissée de dangers ; deux gouffres la bordent de chaque côté : la misère et le doute. Mais entre ces deux gouffres il y a du moins un chemin menant à un but que les bohémiens peuvent toucher du regard, en attendant qu’ils le touchent du doigt.

C’est la Bohème officielle : ainsi nommée, parce que ceux qui en font partie ont constaté publiquement leur existence, qu’ils ont signalé leur présence dans la vie ailleurs que sur un registre d’état civil ; qu’enfin, pour employer une expression de leur langage, leurs noms sont sur l’affiche, qu’ils sont connus sur la place littéraire et artistique, et que leurs produits, qui portent leur marque, y ont cours, à des prix modérés, il est vrai.

Pour arriver à leur but, qui est parfaitement déterminé, tous les chemins sont bons, et les bohèmes savent mettre à profit jusqu’aux accidents de la route. Pluie ou poussière, ombre ou soleil, rien n’arrête ces hardis aventuriers, dont tous les vices sont doublés d’une vertu. L’esprit toujours tenu en éveil par leur ambition, qui bat la charge devant eux et les pousse à l’assaut de l’avenir : sans relâche aux prises avec la nécessité, leur invention, qui marche toujours mèche allumée, fait sauter l’obstacle qu’à peine il les gêne. Leur existence de chaque jour est une œuvre de génie, un problème quotidien qu’ils parviennent toujours à résoudre à l’aide d’audacieuses mathématiques. Ces gens-là se feraient prêter de l’argent par Harpagon, et auraient trouvé des truffes sur le radeau de la Méduse. Au besoin ils savent aussi pratiquer l’abstinence avec toute la vertu d’un anachorète ; mais qu’il leur tombe un peu de fortune entre les mains, vous les voyez aussitôt cavalcader sur les plus ruineuses fantaisies, aimant les plus belles et les plus jeunes, buvant des meilleurs et des plus vieux, et ne trouvant jamais assez de fenêtres par où jeter leur argent. Puis, quand leur dernier écu est mort et enterré, ils recommencent à dîner à la table d’hôte du hasard où leur couvert est toujours mis, et, précédés d’une meute de ruses, braconnant dans toutes les industries qui se rattachent à l’art, chassent du matin au soir cet animal féroce qu’on appelle la pièce de cinq francs.

Les bohèmes savent tout, et vont partout, selon qu’ils ont des bottes vernies ou des bottes crevées. On les rencontre un jour accoudés à la cheminée d’un salon du monde, et le lendemain attablés sous les tonnelles des guinguettes dansantes. Ils ne sauraient faire dix pas sur le boulevard sans rencontrer un ami, et trente pas n’importe où sans rencontrer un créancier.

La Bohème parle entre elle un langage particulier, emprunté aux causeries de l’atelier, au jargon des coulisses et aux discussions des bureaux de rédaction. Tous les éclectismes de style se donnent rendez-vous dans cet idiome inouï, où les tournures apocalyptiques coudoient le coq-à-l’âne, où la rusticité du dicton populaire s’allie à des périodes extravagantes sorties du même moule où Cyrano coulait ses tirades matamores ; où le paradoxe, cet enfant gâté de la littérature moderne, traite la raison comme on traite Cassandre dans les pantomimes ; où l’ironie a la violence des acides les plus prompts, et l’adresse de ces tireurs qui font mouche les yeux bandés ; argot intelligent quoique inintelligible pour tous ceux qui n’en ont pas la clef, et dont l’audace dépasse celle des langues les plus libres. Ce vocabulaire de bohème est l’enfer de la rhétorique et le paradis du néologisme.

Telle est, en résumé, cette vie de bohème, mal connue des puritains du monde, décriée par les puritains de l’art, insultée par toutes les médiocrités craintives et jalouses qui n’ont pas assez de clameurs, de mensonges et de calomnies pour étouffer les voix et les noms de ceux qui arrivent par ce vestibule de la renommée en attelant l’audace à leur talent.

Vie de patience et de courage, où l’on ne peut lutter que revêtu d’une forte cuirasse d’indifférence à l’épreuve des sots et des envieux, où l’on ne doit pas, si l’on ne veut trébucher en chemin, quitter un seul moment l’orgueil de soi-même, qui sert de bâton d’appui ; vie charmante et vie terrible, qui a ses victorieux et ses martyrs, et dans laquelle on ne doit entrer qu’en se résignant d’avance à subir l’impitoyable loi du vœ victis.

mai 1850.

H M.

COMMENT FUT INSTITUÉ LE CÉNACLE DE LA BOHÈME

Voici comment le hasard, que les sceptiques appellent l’homme d’affaires du bon Dieu, mit un jour en contact les individus dont l’association fraternelle devait plus tard constituer le cénacle formé de cette fraction de la Bohème que l’auteur de ce livre a essayé de faire connaître au public.

Un matin (c’était le 8 avril), Alexandre Schaunard, qui cultivait les deux arts libéraux de la peinture et de la musique, fut brusquement réveillé par le carillon que lui sonnait un coq du voisinage qui lui servait d’horloge.

— Sacrebleu ! s’écria Schaunard, ma pendule à plumes avance, il n’est pas possible qu’il soit déjà aujourd’hui.

En disant ces mots, il sauta précipitamment hors d’un meuble de son industrieuse invention et qui, jouant le rôle de lit pendant la nuit, ce n’est pas pour dire, mais il le jouait bien mal, remplissait pendant le jour le rôle de tous les autres meubles, absents par suite du froid rigoureux qui avait signalé le précédent hiver : une espèce de meuble maître-Jacques, comme on voit.

Pour se garantir des morsures d’une bise matinale, Schaunard passa à la hâte un jupon de satin rose semé d’étoiles en pailleté, et qui lui servait de robe de chambre. Cet oripeau avait été, une nuit de bal masqué, oublié chez l’artiste par une folie qui avait commis celle de se laisser prendre aux fallacieuses promesses de Schaunard, lequel, déguisé en marquis de Mondor, faisait résonner dans ses poches les sonorités séductrices d’une douzaine d’écus, monnaie de fantaisie, découpée à l’emporte-pièce dans une plaque de métal, et empruntée aux accessoires d’un théâtre.

Lorsqu’il eut vêtu sa toilette d’intérieur, l’artiste alla ouvrir sa fenêtre et son volet. Un rayon de soleil, pareil à une flèche de lumière, pénétra brusquement dans la chambre et le força à écarquiller ses yeux encore voilés par les brumes du sommeil ; en même temps cinq heures sonnèrent à un clocher d’alentour.

— C’est l’aurore elle-même, murmura Schaunard ; c’est étonnant. Mais, ajouta-t-il en consultant un calendrier accroché à son mur, il n’y a pas moins erreur. Les indications de la science affirment qu’à cette époque de l’année, le soleil ne doit se lever qu’à cinq heures et demie ; il n’est que cinq heures, et le voilà déjà debout. Zèle coupable ! cet astre est dans son tort, je porterai plainte au bureau des longitudes. Cependant, ajouta-t-il, il faudrait commencer à m’inquiéter un peu ; c’est bien aujourd’hui le lendemain d’hier ; et comme hier était le 7, à moins que Saturne ne marche à reculons, ce doit être aujourd’hui le 8 avril ; et si j’en crois les discours de ce papier, dit Schaunard en allant relire une formule de congé par huissier affichée à la muraille, c’est aujourd’hui à midi précis que je dois avoir vidé ces lieux et compté ès mains de M. Bernard, mon propriétaire, une somme de soixante-quinze francs pour trois termes échus, et qu’il me réclame dans une fort mauvaise écriture. J’avais, comme toujours, espéré que le hasard se chargerait de liquider cette affaire, mais il paraîtrait qu’il n’a pas eu le temps. Enfin, j’ai encore six heures devant moi ; en les employant bien, peut-être que… Allons… allons, en route… ajouta Schaunard.

Il se disposait à vêtir un paletot dont l’étoffe, primitivement à longs poils, était atteinte d’une profonde calvitie, lorsque tout à coup, comme s’il eût été mordu par une tarentule, il se mit à exécuter dans sa chambre une chorégraphie de sa composition qui, dans les bals publics, lui avait souvent mérité les honneurs de la gendarmerie.

— Tiens, tiens, s’écria-t-il, c’est particulier, comme l’air du matin vous donne des idées, il me semble que je suis sur la piste de mon air ! Voyons.

Et Schaunard, à moitié nu, alla s’asseoir devant son piano. Et après avoir réveillé l’instrument endormi par un orageux placage d’accords, il commença, tout en monologuant, à poursuivre sur le clavier la phrase mélodique qu’il cherchait depuis si longtemps.

— Do, sol, mi, do, la, si, do, ré, boum, boum. Fa, ré, mi, ré. Aïe, aïe, il est faux comme Judas, ce ré, fit Schaunard en frappant avec violence sur la note aux sons douteux. Voyons le mineur… Il doit dépeindre adroitement le chagrin d’une jeune personne qui effeuille une marguerite blanche dans un lac bleu. Voilà une idée qui n’est pas en bas âge. Enfin, puisque c’est la mode, et qu’on ne trouverait pas un éditeur qui osât publier une romance où il n’y aurait pas de lac bleu, il faut s’y conformer… Do, sol, mi, do, la, si, do, ré ; je ne suis pas mécontent de ceci, ça donne assez l’idée d’une pâquerette, surtout aux gens qui sont forts en botanique. La, si, do, ré, gredin de ré, va ! Maintenant, pour bien faire comprendre le lac bleu, il faudrait quelque chose d’humide, d’azuré, de clair de lune, car la lune en est aussi ; tiens, mais ça vient, n’oublions pas le cygne… Fa, mi, la, sol, continua Schaunard en faisant clapoter les notes cristallines de l’octave d’en bas. Reste l’adieu de la jeune fille, qui se décide à se jeter dans le lac bleu, pour rejoindre son bien-aimé enseveli sous la neige ; ce dénouement n’est pas clair, murmura Schaunard, mais il est intéressant. Il faudrait quelque chose de tendre, de mélancolique ; ça vient, ça vient, voilà une douzaine de mesures qui pleurent comme des Madeleines ; ça fend le cœur ! Brr, brr, fit Schaunard en frissonnant dans son jupon semé d’étoiles, si ça pouvait fendre le bois : il y a dans mon alcôve une solive qui me gêne beaucoup quand j’ai du monde… à dîner ; je ferais un peu de feu avec… la, la… ré, mi, car je sens que l’inspiration m’arrive enveloppée d’un rhume de cerveau. Ah ! bah ! tant pis !… Continuons à noyer ma jeune fille.

Et tandis que ses doigts tourmentaient le clavier palpitant, Schaunard, l’œil allumé, l’oreille tendue, poursuivait sa mélodie, qui, pareille à un sylphe insaisissable, voltigeait au milieu du brouillard sonore que les vibrations de l’instrument semblaient dégager dans la chambre.

— Voyons maintenant, reprit Schaunard, comment ma musique s’accroche avec les paroles de mon poète. Et il fredonna d’une voix désagréable ce fragment de poésie employée spécialement pour les opéras-comiques et les légendes de mirliton :

La blonde jeune fille,

Vers le ciel étoilé,

En ôtant sa mantille,

Jette un regard voilé ;

Et dans l’onde azurée

Du lac aux flots d’argent…

— Comment, comment ! fit Schaunard transporté d’une juste indignation, l’onde azurée d’un lac d’argent, je ne m’étais pas encore aperçu de celle-là, c’est trop romantique à la fin, ce poète est un idiot, il n’a jamais vu d’argent ni de lac. Sa ballade est stupide, d’ailleurs ; la coupe des vers me gênait pour ma musique ; à l’avenir je composerai mes poèmes moi-même, et pas plus tard que tout de suite ; comme je me sens en train, je vais fabriquer une maquette de couplets pour y adapter ma mélodie.

Et Schaunard, prenant sa tête entre ses deux mains, prit l’attitude grave d’un mortel qui entretient des relations avec les muses.

Au bout de quelques minutes de ce concubinage sacré, il avait mis au monde une de ces difformités que les faiseurs de libretti appellent avec raison des monstres, et qu’ils improvisent assez facilement pour servir de canevas provisoire à l’inspiration du compositeur.

Seulement le monstre de Schaunard avait le sens commun, et exprimait assez clairement l’inquiétude éveillée dans son esprit par l’arrivée brutale de cette date : le 8 avril.

Voici ce couplet :

Huit et huit font seize,

J’pose six et retiens un.

Je serais bien aise

De trouver quelqu’un

De pauvre et d’honnête

Qui m’prête huit cents francs,

Pour payer mes dettes

Quand j’aurai le temps.

Refrain.

Et quand sonnerait au cadran suprême

Midi moins un quart,

Avec probité je payerais mon terme (ter.)

À Monsieur Bernard.

— Diable, dit Schaunard en relisant sa composition, terme et suprême, voilà des rimes qui ne sont pas millionnaires, mais je n’ai point le temps de les enrichir. Essayons maintenant comment les notes se marieront avec les syllabes.

Et avec cet affreux organe nasal qui lui était particulier, il reprit de nouveau l’exécution de sa romance. Satisfait sans doute du résultat qu’il venait d’obtenir, Schaunard se félicita par une grimace jubilatoire qui, semblable à un accent circonflexe, se mettait à cheval sur son nez chaque fois qu’il était content de lui-même. Mais cette orgueilleuse béatitude n’eut pas une longue durée. Onze heures sonnèrent au clocher prochain ; chaque coup du timbre entrait dans la chambre et s’y perdait en sons railleurs qui semblaient dire au malheureux Schaunard : Es-tu prêt ?

L’artiste bondit sur sa chaise.

— Le temps court comme un cerf, dit-il… il ne me reste plus que trois quarts d’heure pour trouver mes soixante-quinze francs et mon nouveau logement. Je n’en viendrai jamais à bout, ça rentre trop dans le domaine de la magie. Voyons, je m’accorde cinq minutes pour trouver, et, s’enfonçant la tête entre les deux genoux, il descendit dans les abîmes de la réflexion.

Les cinq minutes s’écoulèrent, et Schaunard redressa la tête sans avoir rien trouvé qui ressemblât à soixante-quinze francs.

— Je n’ai décidément qu’un parti à prendre pour sortir d’ici, c’est de m’en aller tout naturellement ; il fait beau temps, mon ami le hasard se promène peut-être au soleil. Il faudra bien qu’il me donne l’hospitalité jusqu’à ce que j’aie trouvé le moyen de me liquider avec M. Bernard.

Schaunard, ayant bourré de tous les objets qu’elles pouvaient contenir les poches de son paletot, profondes comme des caves, noua ensuite dans un foulard quelques effets de linge et quitta sa chambre, non sans adresser en quelques paroles ses adieux à son domicile.

Comme il traversait la cour, le portier de la maison, qui semblait le guetter, l’arrêta soudain.

— Hé, Monsieur Schaunard, s’écria-t-il en barrant le passage à l’artiste, est-ce que vous n’y pensez pas ? C’est aujourd’hui le 8.

Huit et huit font seize,

J’pose six et retiens un,

fredonna Schaunard ; je ne pense qu’à ça !

— C’est que vous êtes un peu en retard pour votre déménagement, dit le portier ; il est onze heures et demie, et le nouveau locataire à qui on a loué votre chambre peut arriver d’un moment à l’autre. Faudrait voir à se dépêcher !

— Alors, répondit Schaunard, laissez-moi donc passer : je vais chercher une voiture de déménagement.

— Sans doute, mais auparavant de déménager il y a une petite formalité à remplir. J’ai ordre de ne pas vous laisser enlever un cheveu sans que vous ayez payé les trois termes échus. Vous êtes en mesure probablement ?

— Parbleu ! dit Schaunard, en faisant un pas en avant.

— Alors, reprit le portier, si vous voulez entrer dans ma loge, je vais vous donner vos quittances.

— Je les prendrai en revenant.

— Mais pourquoi pas tout de suite ? dit le portier avec insistance.

— Je vais chez le changeur… je n’ai pas de monnaie.

— Ah ! ah ! reprit l’autre avec inquiétude, vous allez chercher de la monnaie ? Alors, pour vous obliger, je garderai ce petit paquet que vous avez sous le bras et qui pourrait vous embarrasser.

— Monsieur le concierge, dit Schaunard avec dignité, est-ce que vous vous méfieriez de moi, par hasard ? Croyez-vous donc que j’emporte mes meubles dans un mouchoir ?

— Pardonnez-moi, monsieur, répliqua le portier en baissant un peu le ton, c’est ma consigne. M. Bernard m’a expressément recommandé de ne pas vous laisser enlever un cheveu avant que vous ne l’ayez payé.

— Mais regardez donc, dit Schaunard en ouvrant son paquet, ce ne sont pas des cheveux, ce sont des chemises que je porte à la blanchisseuse qui demeure à côté du changeur, à vingt pas d’ici.

— C’est différent, fit le portier après avoir examiné le contenu du paquet. Sans indiscrétion, M. Schaunard, pourrais-je vous demander votre nouvelle adresse ?

— Je demeure rue de Rivoli, répondit froidement l’artiste qui, ayant mis le pied dans la rue, gagna le large au plus vite.

— Rue de Rivoli, murmura le portier en se fourrant les doigts dans son nez, c’est bien drôle qu’on lui ait loué rue de Rivoli, et qu’on ne soit pas même venu prendre des renseignements ici, c’est bien drôle ça. Enfin il n’emportera pas toujours ses meubles sans payer. Pourvu que l’autre locataire n’arrive pas emménager juste au moment où M. Schaunard déménagera ! ça me ferait un aria dans mes escaliers. Allons, bon, fit-il tout à coup en passant la tête au travers du vasistas, le voilà justement, mon nouveau locataire.

Suivi d’un commissionnaire qui paraissait ne point plier sous son faix, un jeune homme coiffé d’un chapeau blanc Louis xiii venait en effet d’entrer sous le vestibule.

— Monsieur, demanda-t-il au portier qui était allé au-devant de lui, mon appartement est-il libre ?

— Pas encore, monsieur, mais il va l’être. La personne qui l’occupe est allée chercher la voiture qui doit la déménager. Au reste, en attendant, monsieur pourrait faire déposer ces meubles dans la cour.

— Je crains qu’il ne pleuve, répondit le jeune homme en mâchant tranquillement un bouquet de violettes qu’il tenait entre les dents ; mon mobilier pourrait s’abîmer. Commissionnaire, ajouta-t-il, en s’adressant à l’homme qui était resté derrière lui, porteur d’un crochet chargé d’objets dont le portier ne s’expliquait pas bien la nature, déposez cela sous le vestibule, et retournez à mon ancien logement prendre ce qu’il y reste encore de meubles précieux et d’objets d’art.

Le commissionnaire rangea au long d’un mur plusieurs châssis d’une hauteur de six ou sept pieds et dont les feuilles, reployées en ce moment les unes sur les autres, paraissaient pouvoir se développer à volonté.

— Tenez ! dit le jeune homme au commissionnaire en ouvrant à demi l’un des volets et en lui désignant un accroc qui se trouvait dans la toile, voilà un malheur, vous m’avez étoilé ma grande glace de Venise ; tâchez de faire attention dans votre second voyage, prenez garde surtout à ma bibliothèque.

— Qu’est-ce qu’il veut dire avec sa glace de Venise ? marmotta le portier en tournant d’un air inquiet autour des châssis posés contre le mur, je ne vois pas de glace ; mais c’est une plaisanterie sans doute, je ne vois qu’un paravent ; enfin, nous allons bien voir ce qu’on va apporter au second voyage.

— Est-ce que votre locataire ne va pas bientôt me laisser la place libre ? Il est midi et demi et je voudrais emménager, dit le jeune homme.

— Je ne pense pas qu’il tarde maintenant, répondit le portier ; au reste, il n’y a pas encore de mal, puisque vos meubles ne sont pas arrivés, ajouta-t-il en appuyant sur ces mots.

Le jeune homme allait répondre, lorsqu’un dragon en fonction de planton entra dans la cour.

— M. Bernard ? demanda-t-il en tirant une lettre d’un grand portefeuille de cuir qui lui battait les flancs.

— C’est ici, répondit le portier.

— Voici une lettre pour lui, dit le dragon, donnez-m’en le reçu, et il tendit au concierge un bulletin de dépêches, que celui-ci alla signer dans sa loge.

— Pardon si je vous laisse seul, dit le portier au jeune homme qui se promenait dans la cour avec impatience ; mais voici une lettre du ministère pour M. Bernard, mon propriétaire, et je vais la lui montrer.

Au moment où son portier entrait chez lui, M. Bernard était en train de se faire la barbe.

— Que me voulez-vous, Durand ?

— Monsieur, répondit celui-ci en soulevant sa casquette, c’est un planton qui vient d’apporter cela pour vous, ça vient du ministère.

Et il tendit à M. Bernard la lettre dont l’enveloppe était timbrée au sceau du département de la guerre.

— Ô mon Dieu ! fit M. Bernard, tellement ému qu’il failli se faire une entaille avec son rasoir, du ministère de la guerre ! Je suis sûr que c’est ma nomination au grade de chevalier de la légion d’honneur, que je sollicite depuis si longtemps enfin, on rend justice à ma bonne tenue. Tenez, Durand, dit-il en fouillant dans la poche de son gilet, voilà cent sous pour boire à ma santé. Tiens, je n’ai pas ma bourse sur moi je vais vous les donner tout à l’heure, attendez.

Le portier fut tellement ému par cet accès de générosité foudroyante, auquel son propriétaire ne l’avait pas habitué, qu’il remit sa casquette sur sa tête.

Mais M. Bernard, qui en d’autres moments aurait sévèrement blâmé cette infraction aux lois de la hiérarchie sociale, ne parut pas s’en apercevoir. Il mit ses lunettes, rompit l’enveloppe avec l’émotion respectueuse d’un vizir qui reçoit un firman du sultan, et commença la lecture de la dépêche. Aux premières lignes, une grimace épouvantable creusa des plis cramoisis dans la graisse de ses joues monacales, et ses petits yeux lancèrent des étincelles qui faillirent mettre le feu aux mèches de sa perruque en broussailles.

Enfin tous ses traits étaient tellement bouleversés qu’on eût dit que sa figure venait d’éprouver un tremblement de terre.

Voici quel était le contenu de la missive écrite sur papier à tête du ministère de la guerre, apportée à franc étrier par un dragon, et de laquelle M. Durand avait donné un reçu au gouvernement.

« Monsieur et propriétaire,

La politesse qui, si l’on en croit la mythologie, est l’aïeule des belles manières, m’oblige à vous faire savoir que je me trouve dans la cruelle nécessité de ne pouvoir point satisfaire à l’usage qu’on a de payer son terme, quand on doit surtout. Jusqu’à ce matin, j’avais caressé l’espérance de pouvoir célébrer ce beau jour, en acquittant les trois quittances de mon loyer. Chimère, illusion, idéal ! Tandis que je sommeillais sur l’oreiller de la sécurité, le guignon, anankè en grec, le guignon dispersait mes espérances. Les rentrées sur lesquelles je comptais, Dieu que le commerce va mal ! ! ! ne se sont pas opérées ; et sur les sommes considérables que je devais toucher, je n’ai encore reçu que trois francs, qu’on m’a prêtés, je ne vous les offre pas. Des jours meilleurs viendront pour notre belle France et pour moi, n’en doutez pas, monsieur. Dès qu’ils auront lui, je prendrai des ailes pour aller vous en avertir et retirer de votre immeuble les choses précieuses que j’y ai laissées, et que je mets sous votre protection et celle de la loi qui, avant un an, vous en interdit le négoce, au cas où vous voudriez le tenter afin de rentrer dans les sommes pour lesquelles vous êtes crédité sur le registre de ma probité. Je vous recommande spécialement mon piano, et le grand cadre dans lequel se trouvent soixante boucles de cheveux dont les couleurs différentes parcourent toute la gamme des nuances capillaires, et qui ont été enlevées sur le front des grâces par le scalpel de l’amour.

« Vous pouvez donc, monsieur et propriétaire, disposer des lambris sous lesquels j’ai habité. Je vous en octroie ma permission ici-bas revêtue de mon seing.

« Alexandre Schaunard.»

Lorsqu’il eut achevé cette épître que l’artiste avait écrite dans le bureau d’un de ses amis, employé au ministère de la guerre, M. Bernard la froissa avec indignation ; et comme son regard tomba sur le père Durand, qui attendait la gratification promise, il lui demanda brutalement ce qu’il faisait là.

— J’attends, monsieur !

— Quoi ?

— Mais la générosité que monsieur… à cause de la bonne nouvelle ! balbutia le portier.

— Sortez. Comment, drôle ! Vous restez devant moi la tête couverte !

— Mais, Monsieur…

— Allons, pas de réplique, sortez, ou plutôt, non, attendez-moi. Nous allons monter dans la chambre de ce gredin d’artiste, qui déménage sans me payer.

— Comment, fit le portier, M. Schaunard ?…

— Oui, continue le propriétaire, dont la fureur allait comme chez Nicollet. Et s’il a emporté le moindre objet, je vous chasse, entendez-vous ? Je vous châââsse.

— Mais c’est impossible, ça, murmura le pauvre portier. M. Schaunard n’est pas déménagé ; il est allé chercher de la monnaie pour payer monsieur, et commander la voiture qui doit emporter ses meubles.

— Emporter ses meubles ! s’exclama M. Bernard ; courons, je suis sûr qu’il est en train ; il vous a tendu un piège pour vous éloigner de votre loge et faire son coup, imbécile que vous êtes.

— Ah ! mon Dieu ! Imbécile que je suis ! s’écria le père Durand tout tremblant devant la colère olympienne de son supérieur qui l’entraînait dans l’escalier.

Comme ils arrivaient dans la cour, le portier fut apostrophé par le jeune homme au chapeau blanc.

— Ah çà ! Concierge, s’écria-t-il, est-ce que je ne vais pas bientôt être mis en possession de mon domicile ? Est-ce aujourd’hui le 8 avril ? N’est-ce pas ici que j’ai loué, et ne vous ai-je pas donné le denier à Dieu, oui ou non ?

— Pardon, monsieur, pardon, dit le propriétaire, je suis à vous. Durand, ajouta-t-il en se tournant vers son portier, je vais répondre moi-même à Monsieur. Courez là-haut, ce gredin de Schaunard est sans doute rentré pour faire ses paquets ; vous l’enfermerez si vous le surprenez, et vous redescendrez pour aller chercher la garde.

Le père Durand disparut dans l’escalier.

— Pardon, monsieur, dit en s’inclinant le propriétaire au jeune homme avec qui il était resté seul, à qui ai-je l’avantage de parler ?

— Monsieur, je suis votre nouveau locataire ; j’ai loué une chambre dans cette maison au sixième, et je commence à m’impatienter que ce logement ne soit pas vacant.

— Vous me voyez désolé, monsieur, répliqua M. Bernard, une difficulté s’élève entre moi et un de mes locataires, celui que vous devez remplacer.

— Monsieur, monsieur ! s’écria d’une fenêtre située au dernier étage de la maison, le père Durand ; M. Schaunard n’y est pas… mais sa chambre y est… Imbécile que je suis, je veux dire qu’il n’a rien emporté, pas un cheveu, monsieur.

— C’est bien, descendez, répondit M. Bernard. Mon Dieu reprit-il en s’adressant au jeune homme, un peu de patience, je vous prie. Mon portier va descendre à la cave les objets qui garnissent la chambre de mon locataire insolvable, et dans une demi-heure vous pourrez en prendre possession ; d’ailleurs vos meubles ne sont pas encore arrivés.

— Pardon, monsieur, répondit tranquillement le jeune homme.

M. Bernard regarda autour de lui et n’aperçut que les grands paravents qui avaient déjà inquiété son portier.

— Comment ! Pardon… comment… murmura-t-il, mais je ne vois rien.

— Voilà, répondit le jeune homme en déployant les feuilles du chassis et en offrant à la vue du propriétaire ébahi un magnifique intérieur de palais avec colonnes de jaspe, bas-reliefs, et tableaux de grands maîtres.

— Mais vos meubles ? demanda M. Bernard.

— Les voici, répondit le jeune homme en indiquant le mobilier somptueux qui se trouvait peint dans le palais qu’il venait d’acheter à l’hôtel Bullion, où il faisait partie d’une vente de décorations d’un théâtre de société…

— Monsieur, reprit le propriétaire, j’aime à croire que vous avez des meubles plus sérieux que ceux-ci…

— Comment, du boule tout pur !

— Vous comprenez qu’il me faut des garanties pour mes loyers.

— Fichtre ! Un palais ne vous suffit pas pour répondre du loyer d’une mansarde ?

— Non, monsieur, je veux des meubles, des vrais meubles en acajou !

— Hélas, monsieur, ni l’or ni l’acajou ne nous rendent heureux, a dit un ancien. Et puis, moi, je ne peux pas le souffrir, c’est un bois trop bête, tout le monde en a.

— Mais enfin, monsieur, vous avez bien un mobilier, quel qu’il soit ?

— Non, ça prend trop de place dans les appartements, dès qu’on a des chaises on ne sait plus où s’asseoir.

— Mais cependant vous avez un lit ! Sur quoi reposez-vous ?

— Je me repose sur la Providence, monsieur !

— Pardon, encore une question, dit M. Bernard, votre profession, s’il vous plaît.

En ce moment même le commissionnaire du jeune homme, arrivant de son second voyage, entrait dans la cour. Parmi les objets dont étaient chargés ses crochets, on remarquait un chevalet.

— Ah ! Monsieur, s’écria le père Durand avec terreur ; et il montrait le chevalet au propriétaire. C’est un peintre !

— Un artiste, j’en étais sûr ! s’exclama à son tour M. Bernard, et les cheveux de sa perruque se dressèrent d’effroi ; un peintre ! ! ! Mais vous n’avez donc pas pris d’information sur monsieur ? reprit-il en s’adressant au portier. Vous ne saviez donc pas ce qu’il faisait ?

— Dame, répondit le pauvre homme, il m’avait donné cinque francs de dernier à Dieu ; est-ce que je pouvais me douter…

— Quand vous aurez fini, demanda à son tour le jeune homme.

— Monsieur, reprit M. Bernard en chaussant ses lunettes d’aplomb sur son nez, puisque vous n’avez pas de meubles, vous ne pouvez pas emménager. La loi autorise à refuser un locataire qui n’apporte pas de garantie.

— Et ma parole, donc ? fit l’artiste avec dignité.

— Ça ne vaut pas des meubles… vous pouvez chercher un logement ailleurs. Durand va vous rendre votre denier à Dieu.

— Hein ? fit le portier avec stupeur, je l’ai mis à la caisse d’épargne.

— Mais, monsieur, reprit le jeune homme, je ne puis pas trouver un autre logement à la minute. Donnez-moi au moins l’hospitalité pour un jour.

— Allez loger à l’hôtel, répondit M. Bernard. À propos, ajouta-t-il vivement en faisant une réflexion subite, si vous le voulez, je vous louerai en garni la chambre que vous deviez occuper, et où se trouvent les meubles de mon locataire insolvable. Seulement vous savez que dans ce genre de location le loyer se paye d’avance.

— Il s’agirait de savoir ce que vous allez me demander pour ce bouge ? dit l’artiste forcé d’en passer par là.

— Mais le logement est très convenable, le loyer sera de vingt-cinq francs par mois, en faveur des circonstances. On paye d’avance.

— Vous l’avez déjà dit ; cette phrase-là ne mérite pas les honneurs du bis, fit le jeune homme en fouillant dans sa poche. Avez-vous la monnaie de cinq cents francs ?

— Hein ? demanda le propriétaire stupéfait, vous dites ?…

— Eh bien, la moitié de mille, quoi ! Est-ce que vous n’en avez jamais vu ? ajouta l’artiste en faisant passer le billet devant les yeux du propriétaire et du portier, qui, à cette vue, parurent perdre l’équilibre.

Je vais vous faire rendre, reprit M. Bernard respectueusement : ce ne sera que vingt francs à prendre, puisque Durand vous rendra le denier à Dieu.

— Je le lui laisse, dit l’artiste, à la condition qu’il viendra tous les matins me dire le jour et la date du mois, le quartier de la lune, le temps qu’il fera et la forme du gouvernement sous laquelle nous vivrons.

— Ah ! Monsieur, s’écria le père Durand en décrivant une courbe de quatre-vingt-dix degrés.

— C’est bon, brave homme, vous me servirez d’almanach. En attendant vous allez aider mon commissionnaire à m’emménager.

— Monsieur, dit le propriétaire, je vais vous envoyer votre quittance.

Le soir même, le nouveau locataire de M. Bernard, le peintre Marcel, était installé dans le logement du fugitif Schaunard transformé en palais.

Pendant ce temps-là, ledit Schaunard battait dans Paris ce qu’on appelle le rappel de la monnaie.

Schaunard avait élevé l’emprunt à la hauteur d’un art. Prévoyant le cas où il aurait à opprimer des étrangers, il avait appris la manière d’emprunter cinq francs dans toutes les langues du globe. Il avait étudié à fond le répertoire des ruses que le métal emploie pour échapper à ceux qui le pourchassent ; et, mieux qu’un pilote ne connaît les heures de marée, il savait les époques où les eaux étaient basses ou hautes, c’est-à-dire les jours où ses amis et connaissances avaient l’habitude de recevoir de l’argent. Aussi, il y avait une telle maison où en le voyant entrer le matin on ne disait pas : voilà M. Schaunard ; mais bien : voilà le premier ou le quinze du mois. Pour faciliter et égaliser en même temps cette espèce de dîme qu’il allait prélever, lorsque la nécessité l’y forçait, sur les gens qui avaient le moyen de la lui payer, Schaunard avait dressé par ordre de quartiers et d’arrondissements un tableau alphabétique où se trouvaient les noms de tous ses amis et connaissances. En regard de chaque nom étaient inscrits le maximum de la somme qu’il pouvait leur emprunter relativement à leur état de fortune, les époques où ils étaient en fonds, et l’heure des repas avec le menu ordinaire de la maison. Outre ce tableau, Schaunard avait encore une petite tenue de livres parfaitement en ordre et sur laquelle il tenait état des sommes qui lui étaient prêtées jusqu’aux plus minimes fractions, car il ne voulait pas se grever au-delà d’un certain chiffre qui était encore au bout de la plume d’un oncle normand dont il devait hériter. Dès qu’il devait vingt francs à un individu, Schaunard arrêtait son compte, et le soldait intégralement d’un seul coup, dût-il, pour s’acquitter, emprunter à ceux auxquels il devait moins. De cette manière il entretenait toujours sur la place un certain crédit qu’il appelait sa dette flottante ; et comme on savait qu’il avait l’habitude de rendre dès que ses ressources personnelles le lui permettaient, on l’obligeait volontiers quand on le pouvait.

Or, depuis onze heures du matin qu’il était parti de chez lui pour tâcher de grouper les soixante-quinze francs nécessaires, il n’avait encore réuni qu’un petit écu, dû à la collaboration des lettres m v et r de sa fameuse liste : tout le reste de l’alphabet, ayant comme lui un terme à payer, l’avait renvoyé des fins de sa demande.

À six heures, un appétit violent sonna la cloche du dîner dans son estomac ; il était alors à la barrière du Maine, où demeurait la lettre u. Schaunard monta chez la lettre u, où il avait son rond de serviette, quand il y avait des serviettes.

— Où allez-vous, monsieur ? lui dit le portier en l’arrêtant au passage.

— Chez M. U… répondit l’artiste.

— Il n’y est pas.

— Et madame ?

— Elle n’y est pas non plus : ils m’ont chargé de dire à un de leurs amis qui devait venir chez eux ce soir qu’ils étaient allés dîner en ville : au fait, dit le portier, si c’est vous qu’ils attendaient, voici l’adresse qu’ils ont laissée, et il tendit à Schaunard un bout de papier sur lequel son ami U… avait écrit :

« Nous sommes allés dîner chez Schaunard, rue… numéro… ; viens nous retrouver. »

— Très bien, dit celui-ci en s’en allant, quand le hasard s’en mêle, il fait de singuliers vaudevilles.

Schaunard se ressouvint alors qu’il se trouvait à deux pas d’un petit bouchon où deux ou trois fois il s’était nourri pour pas bien cher, et se dirigea vers cet établissement, situé Chaussée du Maine, et connu dans la basse bohème sous le nom de la Mère Cadet. C’est un cabaret mangeant dont la clientèle ordinaire se compose des rouliers de la route d’Orléans, des cantatrices de Montparnasse et des jeunes premiers de Bobino. Dans la belle saison les rapins des nombreux ateliers qui avoisinent le Luxembourg, les hommes de lettres inédits, les folliculaires des gazettes mystérieuses, viennent en chœur dîner chez la Mère Cadet, célèbre par ses gibelottes, sa choucroute authentique, et un petit vin blanc qui sent la pierre à fusil.

Schaunard alla se placer sous les bosquets : on appelle ainsi chez la Mère Cadet le feuillage clairsemé de deux ou trois arbres rachitiques dont on a fait plafonner la verdure maladive.

— Ma foi, tant pis, dit Schaunard en lui-même, je vais me donner une bosse et faire un Balthasar intime.

Et, sans faire ni une ni deux, il commanda une soupe, une demi-choucroute et deux demi-gibelottes : il avait remarqué qu’en fractionnant la portion on gagnait au moins un quart sur l’entier.

La commande de cette carte attira sur lui les regards d’une jeune personne, vêtue de blanc, coiffée de fle urs d’oranger et chaussée de souliers de bal, un voile en imitation d’imitation flottait sur des épaules qui auraient bien dû garder l’incognito. C’était une cantatrice du théâtre Montparnasse, dont les coulisses donnent pour ainsi dire dans la cuisine de la Mère Cadet. Elle était venue prendre son repas pendant un entr’acte de la Lucie, et achevait en ce moment, par une demi-tasse, un dîner composé exclusivement d’un artichaut à l’huile et au vinaigre.

— Deux gibelottes, mâtin ! dit-elle tout bas à la fille qui servait le garçon, voilà un jeune homme qui se nourrit bien. Combien dois-je, Adèle ?

— Quatre d’artichaut, quatre de demi-tasse et un sou de pain. ça nous fait neuf sous.

— Voilà, dit la cantatrice, et elle sortit en fredonnant :

Cet amour que Dieu me donne !

— Tiens, elle donne le la, dit alors un personnage mystérieux assis à la même table que Schaunard, et à demi caché derrière un rempart de bouquins.

— Elle le donne ? dit Schaunard ; je crois plutôt qu’elle le garde, moi. Aussi on n’a pas idée de ça, ajouta-t-il en indiquant du doigt l’assiette où Lucie de Lamermoor avait consommé ses artichauts, faire mariner son fausset dans du vinaigre !

— C’est un acide violent, en effet, ajouta le personnage qui avait déjà parlé. La ville d’Orléans en produit qui jouit à juste titre d’une grande réputation.

Schaunard examina attentivement ce particulier, qui lui jetait ainsi des hameçons à la causerie. Le regard fixe de ses grands yeux bleus, qui semblaient toujours chercher quelque chose, donnait à sa physionomie le caractère de placidité béate qu’on remarque chez les séminaristes. Son visage avait le ton du vieil ivoire, sauf les joues, qui étaient tamponnées d’une couche de couleur brique pilée. Sa bouche paraissait avoir été dessinée par un élève de premiers principes, à qui on aurait poussé le coude. Les lèvres, retroussées un peu à la façon de la race nègre, laissaient voir des dents de chien de chasse, et son menton asseyait ses deux plis sur une cravate blanche, dont l’une des pointes menaçait les astres, tandis q ue l’autre s’en allait piquer en terre. D’un feutre chauve, aux bords prodigieusement larges, ses cheveux s’échappaient en cascades blondes. Il était vêtu d’un paletot noisette à pèlerine, dont l’étoffe, réduite à la trame, avait les rugosités d’une râpe. Des poches béantes de ce paletot s’échappaient des liasses de papiers et de brochures. Sans se préoccuper de l’examen dont il était l’objet, il savourait une choucroute garnie en laissant échapper tout haut des signes fréquents de satisfaction. Tout en mangeant, il lisait un bouquin ouvert devant lui, et sur lequel il faisait de temps en temps des annotations avec un crayon qu’il portait à l’oreille.

— Eh bien ! s’écria tout à coup Schaunard en frappant sur son verre avec son couteau, et ma gibelotte ?

— Monsieur, répondit la fille, qui arriva avec une assiette à la main, il n’y en a plus ; voici la dernière, et c’est monsieur qui l’a demandée, ajouta-t-elle en déposant le plat en face de l’homme aux bouquins.

— Sacrebleu ! s’écria Schaunard.

Et il y avait tant de désappointement mélancolique dans ce : sacrebleu ! que l’homme aux bouquins en fut touché intérieurement. Il détourna le rempart de livres qui s’élevait entre lui et Schaunard ; et, mettant l’assiette entre eux deux, il lui dit avec les plus douces cordes de sa voix :