Scènes maritimes - Louis Garneray - E-Book

Scènes maritimes E-Book

Louis Garneray

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Beschreibung

Découvrez de nouvelles aventures maritimes aux côtés de Louis Garneray !

Les aventures à bord du Saint-Antoine, la découverte de Madagascar, de ses habitants et de la faune, les retrouvailles à Saint-Malo avec Robert Surcouf, la rencontre avec dom Silvaira et l'énigme de la belle Angèle, les batailles, le passage de la Ligne, la vie à bord, les aventures de mer sont les ingrédients de ce livre.
Il rassemble dans Scènes maritimes, le Saint-Antoine et autres récits, pêle-mêle, de nouveaux souvenirs de rencontres et de découvertes, publiés initialement sous forme d'articles dans les journaux.
Ce livre a été publié en 1863 en deux volumes.

Un ensemble captivant d’anecdotes réunies en un seul ouvrage

EXTRAIT

Vers la fin de 1799, me trouvant à l’île de France, après la perte de la frégate la Preneuse, sans emploi et tourmenté en même temps par le besoin de pourvoir à mon existence, par la passion des voyages et par la nécessité d’acquérir les nombreuses connaissances indispensables à ma profession, j’attendais avec impatience qu’il se présentât un embarquement, lorsqu’un jour, vers les dix heures du matin, un certain Portugais, logeant près de la maison où je prenais ma pension, entra brusquement dans ma chambre. Cet homme avait les cheveux épars, le regard furieux ; il tenait un long couteau de chasse qu’il se mit à brandir sur ma tête en jurant comme un possédé et en criant :
— Rendez-la moi, monsieur, rendez-la moi ! …
Au moment de cette brusque apparition, j’étais assis près de ma fenêtre en face de la mer, et mon attention se portait sur un vaisseau de la croisière anglaise qui bloquait alors l’île de France.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Peintre de la Marine, Ambroise Louis Garneray (1783-1857), connut une vie d’aventurier. Corsaire avec Surcouf et Dutertre, il fut prisonnier des Britanniques pendant huit ans. Peintre, dessinateur et graveur, il fut aussi écrivain.

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LOUIS GARNERAY

PEINTRE DE MARINE

Scènes maritimes

LeSaint-Antoine

et autres récits

CLAAE2007

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR.

Cet ouvrage respecte scrupuleusement le texte original. Cependant les coquilles typographiques et quelques fautes d’orthographe ont été corrigées. L’éditeur attire l’attention du lecteur sur le fait que cet ouvrage comporte des textes, parfois anciens. L’orthographe a donc été respectée bien qu’elle heurte souvent l’usage actuel. Il en est de même pour les noms de lieux.

En couverture :Bataille de Navarin, 20 octobre 1827

Tableau de Louis Garneray.Châteaux de Versailles & de Trianon.© Photo RMN. © Daniel Arnaudet – Gérard Blot

© CLAAE 2007

CLAAE

ean e-book 9782379110030

Le Saint-Antoine

PREMIÈRE PARTIE

I

Un Portugais amoureux et jaloux.

Vers la fin de 1799, me trouvant à l’île de France, après la perte de la frégate la Preneuse, sans emploi et tourmenté en même temps par le besoin de pourvoir à mon existence, par la passion des voyages et par la nécessité d’acquérir les nombreuses connaissances indispensables à ma profession, j’attendais avec impatience qu’il se présentât un embarquement, lorsqu’un jour, vers les dix heures du matin, un certain Portugais, logeant près de la maison où je prenais ma pension, entra brusquement dans ma chambre. Cet homme avait les cheveux épars, le regard furieux ; il tenait un long couteau de chasse qu’il se mit à brandir sur ma tête en jurant comme un possédé et en criant :

— Rendez-la moi, monsieur, rendez-la moi ! …

Au moment de cette brusque apparition, j’étais assis près de ma fenêtre en face de la mer, et mon attention se portait sur un vaisseau de la croisière anglaise qui bloquait alors l’île de France.

J’étais alors sans défiance et, qui pis est, sans défense, car j’avais beau chercher des yeux dans ma chambre quelque objet qui pût me servir d’arme défensive, je ne voyais rien qu’un éventail placé sur ma commode. Qu’on juge de mon embarras : plus j’essayais de calmer cet enragé, moins il m’écoutait, et plus le danger que je courais devenait menaçant ; car cet homme, avec la pointe de son arme en branle, semblait vouloir me faire passer à l’état de Damoclès. La position, je le proteste, aurait pu effrayer beaucoup plus brave que moi. Bref, ma vie était entre ses mains.

Le sang-froid, par bonheur, m’a rarement manqué dans les occasions périlleuses où je me suis trouvé. Je pris l’éventail et je m’éventai comme un homme qui a trop chaud.

Ma tranquillité fit tomber un peu l’exaspération de cet intrus, qui ne cessait de dire avec une voix étouffée : « Rendez-la moi ! monsieur, rendez-la moi ! »

Je ne pus obtenir de lui d’autre explication dans cet instant. C’étaient, avec quelques exclamations, les seules paroles qu’il prononçât distinctement. Le reste de son discours consistait dans un mélange de portugais, d’italien et de français que le diable n’aurait pas compris. Le plus grand désordre agitait ses idées. On eût dit un échappé de la tour de Babel après la confusion des langues.

Tout à coup, après avoir jeté les yeux autour de lui, il courut vers mon lit, en arracha les matelas, larda la paillasse de dix coups de sa dague, puis, se précipita vers la porte qu’il avait laissée ouverte et sortit avec la rapidité de la foudre, en ayant toutefois la précaution de m’enfermer à double tour.

Je l’entendis sauter plutôt que descendre l’escalier ; je me mis à la fenêtre, je le vis franchir d’un bond la cour, s’arrêter un moment dans la rue comme s’il se disposait à revenir sur ses pas, enfin, toujours jurant et gesticulant, se diriger vers le quartier nommé le Camp libre.

On doit bien penser que cette équipée burlesque et bruyante n’avait pas manqué d’éveiller l’attention des voisins. Les locataires de mon hôtel particulièrement avaient presque tout vu, tout écouté, sans oser cependant entrer chez moi : personne n’était venu à mon secours.

Dom Antonio Silvaira, c’était le nom de mon Portugais, jouissait, dans la maison et même dans le quartier, de la réputation d’un assez brave homme ; il était beaucoup plus considéré que moi qui, absorbé par les soucis de mon avenir, me montrais fort peu communicatif et que l’état précaire de mes finances ne recommandait guère. On se disait sans doute que les torts pourraient bien être de mon côté, et que dom Antonio avait ses raisons pour me faire cette algarade.

Cependant mes bons voisins, comme des souris qui sortent de leurs trous quand le chat est loin, s’aventurèrent peu à peu dans la cour, et me demandèrent d’en bas ce que tout ce bruit signifiait. Je leur répondis que je n’en savais rien, et que j’allais leur faire la même question. Ils crurent que je voulais me moquer d’eux ; je leur dis que je parlais sérieusement, et je les priai de mettre une échelle contre le mur, afin que je pusse descendre, parce que j’étais sous les verrous. La chambre que j’occupais était située au premier.

Mes bons voisins, craignant le retour du Portugais, ne se pressaient pas de céder à mes vœux. L’échelle ne se trouvait pas, et moi, je savais bien qu’il y en avait une dans la cour. Ils se faisaient des signes dont je comprenais toute la portée.

J’allais me fâcher et leur lancer à la tête quelques expressions injurieuses, lorsque je vis venir deux matelots de ma connaissance. L’un était un nommé Salvy, natif de Belle-Ile-en-Mer, un de mes amis de prédilection avec qui j’avais déjà navigué sur la frégate la Forte. Salvy, d’une taille au-dessus de la moyenne, d’une constitution nerveuse qui le rendait infatigable au travail, d’une grande persévérance dans ses desseins, était aussi d’un attachement à toute épreuve, et surtout d’un entêtement qui l’aurait signalé pour Breton entre cent ; il me rappelait mon excellent Kernau.

L’autre matelot, compagnon du Bellilois, était un nommé Pierre Macatia, que l’on appelait vulgairement Pierrot tout court. Brave enfant de Berg en Flandre, d’un caractère très léger, haut de cinq pieds neuf pouces, d’une carrure analogue et d’une force proportionnée à sa dimension. Pierre Macatia s’était attaché à Salvy comme Salvy s’était attaché à lui, par l’entraînement d’une sympathie invincible ; on les voyait toujours ensemble.

Je les appelai. Je leur expliquai en peu de mots ma position.

Salvy et son fidèle compagnon trouvèrent sans peine une échelle, ils la placèrent sous ma fenêtre. Salvy, leste comme un écureuil, en eut bientôt gravi les échelons ; mais, pour Macatia, ce fut différent : l’échelle faillit se rompre sous son poids. Salvy et moi nous attirâmes à nous l’énorme Flamand. Mes bons voisins se hâtèrent de retirer la machine compromettante qui avait servi à cette ascension.

On me demandera peut-être : Pourquoi avez-vous laissé monter vos amis ? Pourquoi n’êtes-vous pas descendu ? C’est la réflexion que nous fîmes tous les trois un peu tardivement comme la plupart des réflexions, lorsque nous vîmes enlever l’échelle ; mais, du reste, cela nous inquiéta peu. Mes deux frères de la Côte avaient leurs sabres d’abordage, moyens de défense en cas d’attaque et d’une trempe à faire sauter toutes les serrures du monde s’il fallait aviser à notre délivrance. J’étais persuadé d’ailleurs que le Portugais reparaîtrait, et je mettais quelque orgueil à ne pas m’enfuir par une fenêtre. J’engageai mes compagnons à se fortifier avec moi de plusieurs tasses d’yapana, fortifiées elles-mêmes d’une large dose de rhum ; nous nous mîmes à causer de l’événement ; nous fûmes d’avis que l’amour était sous jeu, et que, poussé par un accès de jalousie, le Portugais était à la recherche d’une infidèle. Était-il réellement fou ? Fallait-il le faire enfermer pour empêcher que de telles scènes ne se renouvelassent ?

Nous étions à délibérer tous trois sur cette grave question, lorsque des pas précipités se firent entendre dans l’escalier ; à l’instant la clef grinça dans la serrure, la porte s’ouvrit, et mon Portugais rentra, toujours en proie à la fureur, et cherchant à assouvir une vengeance sur quelqu’un.

La présence inopinée de trois hommes armés arrêta d’abord Antonio, mais sans le déconcerter tout à fait, il ne recula pas ; tenant toujours son arme dégainée à la main, il prit le premier la parole :

— Écoutez ! nous dit-il, je ne crains pas plus trois hommes qu’un seul, ni cent hommes plus que trois, quand Dieu est avec moi ; ainsi vous ne me faites pas peur, seulement, ce que j’exige de vous…

— Exiger !… nous récriâmes-nous ensemble. Oh ! oh !…

— Oui, reprit-il en baissant néanmoins un peu la voix, j’exige de vous particulièrement, monsieur Garneray, que vous me prouviez que vous êtes un honnête homme, en jurant à la face de notre Sauveur, dont voici l’image, — et il me présenta un crucifix pendu à son cou, — que ce n’est pas vous qui me l’avez enlevée.

— Mais enlevé qui ? enlevé quoi ?

— Angélique, s’écria-t-il, et, à ce dernier effort, il tomba presque sans connaissance dans les bras du Flamand.

Nous le portâmes sur mon lit, Salvy lui rendit ses esprits en lui faisant boire une tasse d’yapana.

Il nous regarda d’un air surpris, comme un homme qui sait à peine où il en est et ce qu’il a fait. La mémoire lui revint, et sa rage allait le reprendre, lorsque je lui dis :

— Mon cher monsieur, je respecte les folies des amoureux. Nous sommes tous mortels. Je veux bien vous tirer de votre erreur, je ne connais pas votre Angélique. Ce n’est pas moi qui en suis le Médor ! …

— Jure ! s’écria-t-il, jure ! Et il me tendit de nouveau le crucifix.

— Je vous le jure sur le Christ, lui dis-je, finissons-en.

Notre homme parut alors éprouver un grand soulagement.

— Voilà ma main, reprit-il, c’est la main d’un ami, acceptez-la.

— Volontiers, lui répondis-je.

Et il remit son couteau de chasse dans sa gaine.

— Maintenant, dit Salvy, que vous êtes dans votre sens, c’est bien le moins que vous nous racontiez votre aventure. Vous êtes avec de bons enfants prêts à vous donner un coup de main à l’occasion.

II

Explication du Portugais.

— Elle est partie ce matin à neuf heures, s’écria-t-il en homme préoccupé de son sujet, et qui n’a pas encore toute sa tête à lui.

— Angélique ?

— Angélique.

Ce matin, ayant formé le projet d’aller faire avec elle une promenade à la grande rivière, je me lève de bonne heure, afin d’allonger cette journée de plaisir ; en partie habillé, je m’assieds sur une chaise pour lui donner plus de facilité à faire ma queue ; elle prétend que mon ruban est sale, elle sort pour aller en acheter un autre, et depuis lors je ne l’ai pas revue.

— Alors vous ne pouvez pas dire qu’elle vous l’a faite, la queue ! s’écria le Flamand Pierrot avec un gros rire qui nous gagna, malgré la vulgarité de la saillie, pour laquelle je demande pardon au lecteur.

Le Portugais ne comprit pas le jeu de mots, mais il s’offusqua de notre éclat de rire, et nous jeta un regard étincelant.

— Continuez, répondit Salvy. Nous n’avons pas voulu vous offenser. Nous rions de cet imbécile.

La grosse figure de Macatia s’épanouit de nouveau, comme si son ami Salvy lui avait fait un compliment ; il était accoutumé aux aménités de ce genre.

— Elle me fait enrager… Mais si je la retrouve… reprit Antonio en fronçant les sourcils et en faisant craquer ses dents, si je la retrouve, j’espère qu’elle ne me persuadera jamais qu’elle est allée chez ses parents, puisqu’elle n’en a pas.

— C’est donc un enfant trouvé ? dit le Flamand.

— Non, lorsque je l’ai connue, elle avait encore son père, un vieux marin, auprès duquel elle vivait en travaillant pour le nourrir. Elle était couturière et même un peu modiste !…

— Hélas ! fis-je tout bas.

Salvy seul m’entendit et me comprit.

— Tenez, continua le Portugais, ils étaient confinés tous les deux dans la paillote que vous voyez d’ici ; que de trésors, mon Dieu ! enfouis alors sous de misérables feuilles de bananiers ! Teint pâle, profil grec, taille élégante, mains fluettes, pieds mignons, âme chrétienne, seize ans au plus ; voilà le portrait d’Angélique.

Un jeune et sémillant coiffeur, nommé César, homme de couleur mais libre, lui faisait la cour.

— Hélas ! hélas ! fis-je plus haut que la première fois.

— Ne craignez rien, dit-il, César, plein de vanité comme tous les artistes en cheveux se croyait aimé d’Angélique, mais elle ne pouvait le souffrir. Elle me l’a dit depuis, lorsque après avoir rôdé quelque temps autour de la maison, je finis par y pénétrer sous prétexte de quelques raccommodages pour faire amitié avec son père.

Je me rappelle, ajouta-t-il en forme de parenthèse, car son récit était fort décousu, je me rappelle qu’un certain dimanche, Angélique venait de s’appuyer contre la boiserie de sa fenêtre, sa tête inclinait du côté d’un vase où poussait un petit citronnier. Immobile, rêveuse, on devinait qu’elle se livrait à des pensées sérieuses. Les reflets d’un soleil couchant éclairaient d’une teinte rosée son doux et pâle profil et le détachaient vigoureusement sur le fond de sa chambrette. Quelle était belle !

Une sorte d’intimité s’établit bien vite entre nous, mais en tout bien tout honneur. J’étais en fonds ; je lui faisais des cadeaux qu’elle acceptait avec la permission de son père. César, que j’avais regardé de travers plusieurs fois, car je suis d’une humeur un peu jalouse, avait disparu de la maison. Il avait bien fait ; je lui aurais cassé les reins.

— Il appelle cela une humeur un peu jalouse ! dis-je à Salvy.

— Pendant le cours de mes assiduités, le père d’Angélique tomba malade et mourut au bout de quelques jours. Il était assez mal dans ses affaires ; j’acquittai ses dettes envers le propriétaire de la baraque, et, du consentement d’Angélique, je pris la chambre de son père, afin de veiller de plus près aux besoins de la pauvre enfant. Je faisais un petit trafic d’escompte, car je ne voulais plus naviguer —Dieu vous garde de savoir pourquoi —, et elle travaillait à l’aiguille ; enfin nous unîmes nos ressources et j’allais l’épouser.

— Lorsqu’elle vous a quitté de la façon que vous nous avez contée ? dit Macatia ; et il s’apprêtait à recommencer ses rires immodérés. Salvy heureusement le contint.

— Oui, elle m’a quitté, reprit le Portugais, et tandis que je cause avec vous, mon cœur bouillonne. Je médite des atrocités, je nourris de noirs projets de vengeance, je rampe lâchement à ses pieds ou je l’égorge dans quelque chambre écartée puis je pleure sa mort. Et au milieu de ce tohu-bohu, la douce image, l’image éplorée de la perfide, m’apparaît comme un astre ; mon sang se glace, j’ai horreur et honte de moi-même. Après cela, ajouta-t-il d’un air mélancolique et en versant des larmes, peut-être est-elle la proie d’un ravisseur.

Nous n’avions plus envie de rire, la pitié nous avait pris.

— Du courage ! lui dis-je, nous la chercherons avec vous. Nous vous le promettons.

— Merci, mes bons amis, merci, reprit-il ; mais je perds mon temps ici. Si je ne la retrouve pas, je veux du moins n’avoir rien à me reprocher.

Nous ne fîmes aucun effort pour le retenir. Je passai le reste de la journée avec mes amis désœuvrés, et en quête comme moi d’un embarquement. L’histoire du Portugais revint souvent sur le tapis. Nous raisonnâmes ou déraisonnâmes sur les passions.

— Dieu de Dieu, disait Pierrot, peut-on aimer comme ça !

— Tu seras peut-être harponné un jour ou l’autre, dit Salvy, et l’on te verra souffler comme une baleine.

— Oh ! oh ! répliqua le Flamand, ce jour-là, je te permets de te moquer de moi.

III

Portrait du Portugais.

Maintenant que le lecteur connaît un peu dom Antonio Silvaira, je vais, puisque cet homme intéressant est appelé à jouer un rôle dans ce récit, tâcher d’esquisser son portrait.

Marin d’élite, comme je l’appris ensuite, il était alors entre trente et quarante ans. Sa taille, au-dessus de la moyenne, était bien prise. Chacun de ses mouvements accusait une vigueur musculaire peu commune. Il était aussi d’une adresse extrême en tout, et particulièrement dans les travaux du métier. Quant à sa figure, véritable type de sa nation, elle n’avait de remarquable que l’audace de son front, le pétillement de ses yeux observateurs, et une physionomie pleine d’expression.

Dom Antonio était assez bizarrement organisé. Il y avait en lui deux hommes tout différents : l’un, que nous venons de voir, dans la fureur de la jalousie, se livrer aux emportements les plus étranges, et que l’on aurait, certes pris pour un fou dans ses accès les plus terribles ; l’autre, que je connus plus tard, calme, prudent, doué de toutes les qualités d’un habile marin, et surtout d’un sang-froid étonnant dans les dangers matériels.

Comme je l’ai dit en commençant ce récit, j’étais alors sans emploi. Je faisais des promenades journalières sur le port, pour guetter l’armement des navires et saisir le premier embarquement qui me conviendrait, lorsqu’un jour je montai à bord d’un navire marchand amarré à la pointe aux Forges, cherchant fortune partout. A peine avais-je fait un pas que je me trouvai nez à nez avec notre Portugais ; il se promenait sur le gaillard d’arrière, il avait une certaine allure d’autorité. Notre abord fut cordial, puis nous entrâmes bientôt en conversation. Antonio m’apprit qu’après toutes ses recherches, n’ayant aucune nouvelle de son Angélique, il s’était décidé à naviguer de nouveau. Il avait demandé un intérêt sur ce navire, et s’y était embarqué en qualité de second, sous le commandement d’un certain Loraté.

— Je vous ferai volontiers comprendre dans l’équipage ainsi que vos deux amis, si le navire vous convient, ajouta-t-il, nous avons besoin de bons matelots.

Je le remerciai vivement, et je le quittai pour courir porter cette heureuse nouvelle à Salvy et à Macatia. Je les trouvai d’autant mieux disposés à s’en réjouir, que cette circonstance allait nous réunir.

Quelques semaines après cette rencontre, le navire dont je viens de parler, brick indien, capturé sur les Anglais, construit en gourable, pouvant jauger deux cents cinquante tonneaux, portant écrit en grosses lettres sur son arrière le Saint-Antoine, patron des vents, entra en plein armement. Quinze jours suffirent pour le mettre en état de prendre la mer.

IV

La revue. – Une carte de visite. – Composition de l’équipage du Saint-Antoine.

L’époque voulue étant arrivée, le capitaine se disposa à passer la revue. Passer la revue, c’est réunir tout l’équipage au bureau de la marine pour l’inscrire sur les registres du bord, ainsi que sur ceux du bureau, régler la solde de chaque homme par mois, et lui compter un ou plusieurs mois d’avance, selon les conditions convenues entre le capitaine et lui.

Ce jour, vraie solennité pour les marins, ayant été fixé, tout l’équipage se trouva au bureau de la marine.

Avant de conduire le lecteur en mer, et pour l’intelligence de ce récit, je crois devoir lui donner le détail exact du personnel du Saint-Antoine.

Monsieur Loraté, natif de Bordeaux, capitaine.

Antonio Silvaira, natif de Porto, second.

Lienard, créole de l’île de France, lieutenant.

Dutrône, natif de Cette, maître d’équipage.

Thuillier, second maître.

Rolutan, Provençal, charpentier.

Salvy, Breton, matelot.

Demaret, id.

Cibilli, Italien, id.

Duchesne, id.

Pierre Macatia, Flamand, id.

Moi, id.

Fadet, surnommé Farfadet, noir affranchi, serviteur.

Au sortir de la revue, je causai plus explicitement avec le Portugais, et je lui marquai un certain étonnement de la résolution si prompte qu’il avait prise d’abandonner le pays avant de savoir ce qu’Angélique était devenue.

— Oh ! me répondit-il avec componction, figurez-vous que j’ai fait cent sottises nouvelles depuis le jour où je suis entré chez vous comme la tempête, et que j’ai soulevé contre moi toutes sortes d’animosités.

— Vraiment ! lui dis-je.

— Une carte de visite a fait tout le mal, reprit-il. En fouillant dans les effets laissés par Angélique, j’ai rencontré, soigneusement enveloppée, une carte de visite avec le nom de Duport. Je me suis imaginé, je ne sais pourquoi, que c’était là mon rival, mais comment retrouver mon individu ? J’y pensai toute la nuit.

La nuit, dit-on, porte conseil, mais quel conseil souvent ! J’en fis l’expérience : le matin, une inspiration diabolique me réveilla.

Il existe à la police un livre de loch, où l’on inscrit les adresses des principaux habitants de la ville, et le nom du représentant de la carte pouvait figurer sur ses feuillets.

A l’instant, je saute à bas de mon lit ; je m’habille, et mets le cap sur le bureau de la police.

— Le livre des adresses ! dis-je au commis, la lettre D… Bien ! voilà… Duport, c’est mon homme !… rue de l’Hôpital ; j’oriente aussitôt pour la rue de l’Hôpital.

Me voilà chez le portier, un nègre affreux.

— Monsieur Duport ?

— Li, pas ici.

J’avais bien envie de rosser son portier faute de mieux, mais je me contins.

— A quelle heure rentre-t-il ?

— Li, pas rentrer.

— Il couche donc dehors ?

— Non, mais li zamais vini avant passé minuit.

— Ha ! ha ! à quelle heure sort-il ?

— A dix her.

— J’y serai à neuf, dis-lui bien, entends-tu, papa ? que j’ai à lui parler pour une affaire d’intérêt.

Le lendemain, à neuf heures, j’étais en vigie à sa porte.

— Monsieur Duport ?

— Au troisième.

Poussé par le désir de la vengeance, je franchis les trois étages comme trois marches.

Je sonne. Un monsieur, en robe de chambre de basin, vient m’ouvrir.

— Monsieur Duport ?

— C’est moi, monsieur !

— En êtes-vous bien sûr ?

— Drôle de question !

— Eh bien ! rendez-moi Angélique, m’écriais-je… Enfin, la même scène que chez vous.

Sa femme, ses enfants, il avait une femme et des enfants, accoururent au bruit que je faisais, et je vis bien que je m’étais trompé encore une fois, ce qui ne m’empêcha pas de me tromper encore, car je retournai au livre d’adresses, et je courus chez tous les Duport de la ville où je répétais les mêmes extravagances ; en un mot, j’ai causé un tel scandale que je n’ose plus me montrer nulle part. Il ne me restait d’autre ressource que de me rembarquer.

— Vous n’avez pas pensé à César, lui dis-je, car le nom du coiffeur me revint alors à l’esprit.

— A César ? reprit-il ; pas du tout, Angélique le détestait. Vous savez bien, je vous l’ai dit.

— Oui, je sais que vous me l’avez dit, repris-je. Et je laissai tomber la conversation.

Le lendemain, nous embarquâmes sur le Saint-Antoine, et partant à la nuit, nous évitâmes habilement la croisière anglaise qui nous guettait, et qui envoya, dès le point du jour, un vaisseau à notre poursuite.

V

Rencontre d’une licorne. – Commencement d’hostilité entre le capitaine et son second. – Description.

En quittant le port N.-O., nous voguâmes vers le Fort-Dauphin, situé au S.-E. de l’île de Madagascar, la province d’Anossi, pour y aller prendre un chargement de riz. Les montagnes de l’île de France, s’abaissant peu à peu et fuyant derrière nous, se confondaient déjà dans les vapeurs de l’horizon, lorsqu’un événement, dont les suites, furent sans importance, vint néanmoins troubler l’harmonie de nos deux chefs, le capitaine, un enfant de la Gironde, et le Portugais dom Antonio, tout en dévoilant le caractère orgueilleux et emporté de l’un et les connaissances de l’autre.

C’était une secousse qui se fit sentir si vivement qu’un terrien eût pu croire avec quelque raison que le navire avait donné contre un rocher. Immédiatement un tumultueux bouillonnement de la mer qui se couvrit d’écume, se produisit vers l’avant du navire.

— Qu’est ceci ? cria d’un ton impérieux monsieur Loraté au maître d’équipage, qui s’était élancé sur le beaupré et cherchait à s’expliquer l’événement.

Mais avant que maître Dutrône eût essayé même une réponse, le sillage du navire avait repris tranquillement sa vitesse et son aspect habituel, laissant voir seulement le long du bord les énormes dimensions, les mouvements furieux et les convulsions étranges d’un superbe poisson : son dos était d’un bleu verdâtre, et son ventre paraissait d’un blanc argentin.

— Qu’on lui jette un émérillon, s’écria aussitôt le capitaine.

— Il n’est guère en train de mordre à présent, objecta le second d’un ton à demi-railleur ; cette pauvre bête a la tête brisée et je parierais qu’elle fait la sottise de laisser sa défense dans la joue du navire ; du reste, il ne tient qu’à vous d’aller la voir.

— Vous en savez bien long, monsieur, s’écria la voix arrogante du Gascon. Mais, en attendant, qu’on fasse ce que j’ai dit ; c’est moi, et moi seul, entendez-vous bien ? qui commande ici !

Ce furent des peines inutiles. Le puissant hameçon, largement pourvu d’appâts, manqua sa proie ; le poisson disparut, et à la bruyante colère du capitaine, succéda son désappointement, plus terrible peut-être pour ses inférieurs.

— Puisque vous êtes si savant, s’écria-t-il alors rouge de dépit, dites-nous donc un peu, senor, quel est ce poisson si extraordinaire dont vous parlez comme d’une connaissance intime ?

— Eh ! mon Dieu, capitaine, ne vous fâchez pas pour si peu ; tous les marins qui ont voyagé dans ces parages vous diront que c’est simplement une licorne. Ce squale n’est pas plus fin qu’un autre, vous le voyez, puisque, selon les apparences, il vient de prendre le Saint-Antoine pour une baleine ; c’est un mauvais coucheur, et voilà tout. Mais après cela, puisque vous l’exigez et que, cela vous plaît, je vais vous en dire, encore quelques mots.

Il n’en fallait certes pas tant pour froisser un amour-propre et un orgueil comme celui de ce petit Gascon, qui avait la prétention de tout savoir. Mais, cachant sa colère sous un air dédaigneux et feignant de n’écouter que par complaisance, il se résigna à subir la leçon qu’il avait provoquée et que lui donnait avec un malin plaisir l’impassible Portugais.

— Le narval, ce squale que vous venez de voir passer, capitaine, continua le marin en allumant sa cigarette, est d’une voracité et d’une méchanceté extraordinaires. Il attaque indistinctement toute espèce de poissons, soit pour les dévorer, soit pour les combattre, dans le seul but d’assouvir son instinct meurtrier ; mais d’ailleurs l’hameçon et le harpon sont également impuissants contre lui ; car jamais il n’approche des vaisseaux, à moins que, les prenant pour quelque poisson, il ne se lance sur eux avec violence, et n’y introduise sa corne.

Mais je vous ennuie avec mon bavardage, demanda le Portugais, qui, tout en s’apercevant sans cesse de la mauvaise humeur de son auditeur, n’était pas fâché de s’égayer à ses dépens.

— Au contraire, senor, lui répondit Loraté d’un air distrait et impatient, comme pour faire comprendre à ceux qui l’entouraient qu’il savait tout cela mieux que qui que ce fût ; au contraire, monsieur, vous m’amusez infiniment.

— Oh ! alors je continue, poursuivit le narrateur d’un air indéfinissable.

Si la licorne frappe le navire, par son travers ou par l’avant, et que le sillage soit rapide, sa corne casse près du bord, comme il vient d’arriver, et elle s’échappe furieuse de sa méprise, en dépit de tous les harpons. Mais si elle attaque le vaisseau par l’arrière, elle se prend elle-même, et le navire la remorque par sa défense, jusqu’à ce que la décomposition ait anéanti toutes les parties de son corps, moins son crâne, trop adhérent à son arme pour s’en détacher. Dans ce dernier cas, lorsque la blessure du navire est à fleur d’eau, on scie la défense, pour n’avoir plus à traîner ce fardeau qui gêne la marche du navire.

Voilà tout ce que je sais sur le compte de ces demoiselles, ajouta le Portugais, car, vous avez pu vous en convaincre tout à l’heure, elles ne nous laissent guère le temps de les examiner.

Et il avait raison : je me souviens d’avoir vu, dans l’archipel des Seychelles, un de ces monstres venir tourbillonner près de notre navire pendant quelques secondes, et s’enfuir à l’instant. Le corps de ce squale avait à peu près dix pieds de long, tandis que sa corne en comptait à peine deux. Quel devait être le volume de ceux dont les défenses figurent au cabinet d’histoire naturelle de Paris, lesquelles mesurent de neuf à dix pieds de longueur !

Dans cette lutte de deux amours-propres, Antonio avait triomphé ; mais plus la leçon avait été utile et méritée, plus Loraté s’en souvint et il le prouva bientôt, comme trop souvent le font les esprits mesquins et rancuniers, en accablant son second, à la moindre occasion, de tout le poids de son autorité légale ; car, si la supériorité du rang n’implique pas celle du mérite, souvent elle semble en dispenser. Heureusement, Antonio était homme à supporter de telles vexations avec une apparence de calme, et, soit qu’il voulût se ménager pour une occasion importante, soit qu’il eût la force de concentrer en soi-même son ressentiment, soit qu’il pensât à Angélique, il sut ne jamais s’affranchir un instant des lois sévères de la discipline.

VI

Portrait du capitaine Loraté. – Dom Silvaira est dénoncé par Cibilli. – Fatales influences. – Ses méfaits supposés. – Discussions orageuses de l’équipage à son égard.

Quant au capitaine à qui le sort de notre navire était confié, il n’est peut-être pas inutile de dire ici quelques mots de ses antécédents.

Venu fort jeune à l’île de France, à bord d’un grand trois-mâts, la Ville de Bordeaux, monsieur Loraté se vit bientôt condamné au repos par le désarmement de ce navire qui subit le sort de tant d’autres à la déclaration de guerre de 1793. Toutefois, ce sacrifice n’en fut pas un pour lui ; doué de quelque fortune, et fort peu marin, il ne vit dans ce contretemps qu’une heureuse circonstance, et ne fit de ses loisirs qu’une série interrompue de plaisirs, de folies, d’amusements même d’assez mauvais goût. Peu habile à bord d’un navire, il ne sut acquérir à terre que les qualités d’un querelleur et d’un écervelé. D’une force peu commune à l’escrime et au pistolet, il s’était affilié à la confrérie dite des Rafraichisseurs, société qui pouvait passer pour une véritable bande de malfaiteurs, en dépit de ce faux honneur que de tels hommes ont toujours su attacher adroitement au fatal métier de duelliste. Vrai métier ! car chaque jour voyait ces messieurs, au nombre de quarante, provoquer sans motif les personnes les plus paisibles, les plus inoffensives, et dont l’adresse était le moins à redouter. N’est-ce pas dire assez que les traits caractéristiques de notre seul maître à bord après Dieu, comme on dit, étaient une grande ignorance maritime, une rare impudence, un ton impertinent, un air goguenard et provocateur ?

Cependant nous tenions la mer depuis trois ou quatre jours, lorsque survint une circonstance imprévue qui sembla devoir fournir à Loraté une occasion facile d’exercer sa mauvaise humeur et sa rancune contre le Portugais. Le matelot Cibilli, homme superstitieux ou méchant, eut la mauvaise idée de confier à ses camarades qu’il avait reconnu le second pour être, selon le langage du bord, un porte-malheur, nom tristement significatif, il est d’autant plus terrible d’avoir, parmi les matelots, cette réputation de porte-malheur, que la crédulité et la crainte sont trop souvent implacables.

Pour tâcher de mieux faire comprendre l’injuste réprobation dont sont victimes les malheureux navigateurs accusés d’une telle influence, surtout lorsqu’ils occupent, à bord, un grade élevé, qu’on me permette de citer un exemple. Un navire périt : si le naufrage est trouvé beau, c’est le terme, c’est-à-dire si la conduite du capitaine est jugée irréprochable, la confiance que lui accordent les armateurs n’en est pas altérée ; un second malheur commence à menacer sa réputation et son avenir, quel que soit d’ailleurs son mérite ; mais en éprouve-t-il un troisième, sa carrière est brisée, la superstition s’en empare, le condamne, et bien heureux si, descendu de son poste éminent aux emplois subalternes, il ne devient pas le martyr de l’équipage à bord, ou n’est pas forcé de renoncer entièrement à la mer.

Cibilli, pour appuyer ses dires, soutenait avoir fait avec Antonio une traversée de Ceylan à l’île de France, sur un trois-mâts nommé l’Hector.

— A quelques lieues du port et en vue de la colonie, ajoutait-il au milieu d’un cercle de matelots superstitieux, un vent terrible vint nous assaillir, nous jeta sur l’île Rodrigue, et notre pauvre vaisseau, un beau trois-mâts, ma foi, s’écrasa net sur les rochers, ni plus ni moins qu’une chique. Du reste, nous le connaissions bien, ce vilain corbeau de mauvais augure, et jamais un navire du Bengale, du Trinquemali et des autres ports de l’Inde, ne voulait le recevoir à bord. Malheur à nous ! il nous a déjà valu une bonne secousse où personne n’a rien vu, et, si on le laisse faire, il nous aura bientôt coulés bas.

Le Flamand, en contant ces propos à d’autres, écarquillait les yeux et tendait de longues et avides oreilles ; mais Salvy et moi, nous haussions les épaules.

— Cependant, disait Pierrot, la licorne !

— Est-il bête, s’écriait Salvy, gros joufflu, va !

Pierrot riait.

Cependant Cibilli continuait à l’accuser de cette fâcheuse influence que les Italiens appellent le mauvais œil, et qu’ils prétendent combattre avec des amulettes.

— Partout où il se trouve à bord, poursuivait-il, bientôt on y manque de vivres, ou un homme se noie, ou le tonnerre fracasse la mâture, ou une voie d’eau se déclare et fait périr tout l’équipage de fatigue, ou l’eau douce croupit dans les barriques, ou la boussole varie du nord au sud, ou le navire ne sait plus virer de bord quand il le faut.

— Toutefois, on ne murmurait pas encore ouvertement contre la présence d’Antonio.

Le capitaine ignorait encore ce qui se passait ; quant au Portugais, j’avais déjà remarqué en lui comme un mélancolique pressentiment ; quelques préjugés dont il était victime, et son regard voilé semblait avoir deviné l’orage. J’appréhendais vivement une explication à laquelle un incident imprévu vint naturellement donner lieu.

VII

Rencontre d’un banc de souffleurs.

Le huitième jour de notre traversée, vers les neuf heures du soir, le temps était sans nuages, les lueurs rougeâtres du soleil couchant se reflétaient dans la mer comme un incendie. Le navire, suivant lentement une route sans écueil, faisait à peine une lieue à l’heure, et l’équipage jouissait d’un repos insouciant.

— Navire devant nous ! s’écria tout à coup Pierre Macatia, placé en vigie sur l’avant de la gourable.

A ce cri, le lieutenant Lienard, qui était de quart, examine le bâtiment signalé, fait gouverner de manière à passer au large, et envoie prévenir le capitaine. Celui-ci, encore un peu endormi, passe sur l’avant. Mais au lieu d’une voile, il en voit deux, trois, quatre et davantage. Cependant déjà tout l’équipage était sur le pont et commençait à exprimer ses conjectures sur cette flotte qui surgissait pour ainsi dire devant nous.

Silvaira parut en ce moment, du premier coup d’œil vit ce que c’était, et, en passant près de moi, me dit à l’oreille :

— Ils prennent des souffleurs pour des navires, les ignares !… Là-dessus, il redescendit se coucher sans se préoccuper autrement de la rencontre.

Comme un autre vaisseau semblait se détacher en blanc sur le ciel par notre travers :

— Cela fait au moins six voiles en vue ! s’écrie le capitaine.

— C’est drôle, reprend presque aussitôt maître Dutrône, je n’en vois plus que trois… Non… deux seulement… Tiens, maintenant on en voit plus du tout ; où sont donc tous les navires que tu nous a signalés, mon pauvre ami Pierrot ?

— Le diable m’emporte ! s’écrie le Flamand, si nous ne sommes pas ensorcelés cette fois.

Macatia, cette espèce d’hercule-mouton, était, comme on l’a vu, un de ces hommes que, par politesse, on appelle ailleurs bons garçons et qui semblent destinés à devenir, partout où il y a agglomération d’hommes et surtout à bord des navires, l’amusement journalier et très souvent les victimes de leurs camarades.

Aussi ne l’épargna-t-on pas en cette occasion, et chacun, honteux d’avoir été dupe, soit d’une imagination superstitieuse, soit des illusions d’un demi-réveil, fut enchanté de trouver sur qui rejeter le ridicule.

— J’ai pourtant vu, et bien vu, deux voiles, disait Pierrot à demi-voix, les yeux fixés sur l’horizon et les poings fermés pour recevoir convenablement les persiffleurs trop audacieux.

— Et moi, lui dit Loraté au milieu des sarcasmes qui pleuvaient de toutes parts, je n’ai vu que la face d’un nigaud en vigie.

— Vous êtes bien honnête, capitaine, mais si je n’ai pas vu tout à l’heure… Tiens ! voilà encore ; c’est peut-être le vaisseau-fantôme.

Et les rires de cesser comme par enchantement.

Ce qui se passait en ce moment à la surface de l’Océan était bien propre à nous étonner.

Entre le couchant et le navire, s’élevaient trois ou quatre colonnes transparentes, qui se montraient par intervalles sur une ligne horizontale d’environ cinq cents brasses. Sortant soudain de l’abîme, elles atteignaient quelquefois une hauteur de vingt pieds environ, puis, se brisant par leur base, retombaient aussitôt dans une masse d’écume.

Cette vaste ligne avançait rapidement vers le Saint-Antoine, en se courbant comme pour l’envelopper, et produisait un bruit étrange ; puis à un autre moment tout disparaissait sans laissser de trace. Du reste, l’illusion ne dura plus que peu de temps.

Un des monstres dont on avait pris le jet d’eau pour un navire vint nous passer en poupe ; bientôt la troupe entière de ces grands cétacés parut se jouer dans le sillage de la gourable, et soudain disparut.

En résumé, il n’y avait rien eu dans ce spectacle que de bien naturel ; cependant le fataliste Cibilli, et le second, maître Thuillier, ayant cru d’abord le péril imminent, n’en avaient pas moins entre eux, mais à haute voix, accusé le Portugais d’avoir provoqué cette funeste rencontre, par le fait seul de sa présence à bord.

Ces calomnies, se renouvelant si mal à propos, ne nous semblèrent, à Salvy et à moi, que plus injustes et plus absurdes. Malheureusement nous n’étions pas les seuls auditeurs. Le lieutenant et le capitaine, confondus alors parmi nous, avaient retenu quelques-unes des paroles échangées, et malgré le peu de foi qu’ils y ajoutaient, elles avaient suffi au méchant Loraté, qui se promit bien d’en user au profit de ses ressentiments vaniteux. Ce moment ne se fit guère attendre, car le lendemain même, au déjeuner, une altercation s’éleva sur le pont.

VIII

Insultes. – Conversation. – Provocation vexatoire. – Sermon. – Pressentiments.

— Pardieu, dit le Gascon au Portugais, je ne comprends pas, monsieur, que vous ne soyez pas resté sur le pont, hier soir, lorsque le navire paraissait en danger.

— D’abord, capitaine, vous ne me l’avez pas ordonné, répondit froidement dom Antonio.

— C’est juste, mais…

— Mais, capitaine, comme malgré l’obscurité, il était facile de distinguer dans ce bruit la chute des jets d’eau causée par la respiration de quelques souffleurs, je crus qu’ils pouvaient respirer sans moi.

— Tout cela est bon à dire à présent, monsieur, que nous savons ce qu’il en est, mais c’est, je le répète, au moment du péril qu’on connaît les hommes.

— Permettez-moi de vous dire, capitaine, qu’il n’y avait là aucun péril, et qu’il faut que vous me croyiez bien peu marin pour supposer que j’en sois encore à connaître le bruit que fait la respiration des souffleurs et le temps qu’il faut à des navires pour en rallier un autre ; or, comme nous n’en avions pas vu au soleil couchant, il était donc impossible…

— Allez, monsieur, s’écria Loraté en se pinçant les lèvres et en fronçant le sourcil, assez de discussion ! D’ailleurs, j’ai appris certaines choses… et si nous étions à terre…

— Si nous étions à terre ? reprit Antonio avec un semblant d’audace, mais d’un ton qui trahissait son émotion (il comprenait à ces mots que les accusations terribles de l’équipage étaient parvenues à l’oreille du chef). Du reste, Loraté, furieux aussi et content de laisser une menace suspendue sur la tête du Portugais, quitta silencieusement la table avec un air de triomphe et en lançant seulement à celui-ci des regards foudroyants. L’affaire semblait terminée, mais cette scène avait donné à réfléchir à Silvaira. Elle avait réveillé en lui des méditations et des sentiments assoupis, et le soir même j’eus occasion de voir se développer ce caractère fantasque, cette imagination bizarre dont j’avais déjà fait l’épreuve. Car Antonio, je dois le dire, avait fini par oublier nos premières querelles pour ne plus voir en moi qu’un camarade et en quelque sorte même un élève attentif à ses leçons. J’étais donc, le soir même de cette aventure, à faire avec lui le grand quart et me trouvais placé au gouvernail. Silvaira, dans une attitude triste et pensive :

— Si je n’étais pas bon chrétien… dit-il, et il baisa son crucifix.

— Que feriez-vous, lui dis-je, si vous n’étiez pas bon chrétien ?

— Je me tuerais, reprit-il, car je vois bien que je suis connu. L’Italien Cibilli m’a dénoncé comme un porte-malheur.

— Eh bien ! lui dis-je, allez-vous accepter cette funeste réputation.

— Ah ! si j’étais né heureux, s’écria-t-il, Angélique ne m’aurait pas quitté.

Je vis que nous allions revenir sur le chapitre d’Angélique, et je cherchai à détourner la conversation, mais ce fut en vain.

— Si tu n’as pas connu Angélique, poursuivit-il avec l’accent d’une persuasion énergique, tu ignores ce que c’est que la perfection. Tu ne sais pas ce que c’est que l’amour. L’amour d’une femme comme elle, vois-tu, rien n’en peut donner l’idée, rien n’en saurait compenser la perte… Les femmes ! quel serait leur pouvoir si elles savaient en user, mais, insensibles aux talents comme aux vertus, jouets de la vanité et de l’intrigue, elles ne savent où fixer leur caprice ; à peine peuvent-elles répondre du moment présent. Le changement est l’élément même, le principe de leur vie entière ; inconstantes en tout, elles ne sont fidèles qu’à leur inconstance même.

A ces mots, un léger éclat de rire se fit entendre, sortant du capot de la cabine. Antonio était si troublé qu’il n’y prit pas garde.

— Oh ! mon cher fils, continua-t-il, cette passion de l’amour, si douce et si cruelle, puisses-tu ne pas la connaître comme moi !

Crois-moi, c’est un fléau terrible, c’est une flamme dévorante qui flétrit la jeunesse, épuise l’intelligence et ne laisse souvent qu’un vide cruel dans l’âme tristement déçue. Car, pour l’homme trompé comme moi, le souvenir, ce n’est plus ce câble de salut qui retient l’homme à un passé heureux ; ce n’est plus l’étoile qui luit sur une mer orageuse ; non, c’est la vague amère dont l’écume vient ronger chaque jour un rocher déjà chancelant, c’est le fantôme dont les lourdes chaînes réveillent chaque nuit les douleurs du passé.

Il mit sa tête entre ses mains et demeura longtemps dans cette attitude.

Pourquoi ce souvenir d’Angélique lui était-il revenu ? Pourquoi cette sortie contre les femmes à propos de la sinistre influence qu’on lui attribuait ? N’était-ce pas la preuve d’un cerveau un peu dérangé ? Je me gardai d’interrompre sa mélancolie, de peur de déterminer chez lui une exaltation qui aurait achevé de le perdre dans l’esprit de l’équipage.

Les préventions à son égard et l’appréhension des malheurs que semblait lui réserver l’antipathie de monsieur Loraté le jetaient dans une tristesse qu’il cachait à tout le monde, excepté à moi.

IX

Définition du marin. – Brutalités. – Provocations.

Un jour où le calme de la mer dispensait de toute manœuvre, Silvaira, dans ses instants de lucidité, c’est-à-dire lorsque le souvenir d’Angélique ne venait pas tourmenter ses idées, se plaisait à m’instruire des devoirs du marin ; m’ayant fourni du papier, il me faisait écrire quelques réflexions sous sa dictée.

« Qu’est-ce qu’un homme de mer, me disait-il, c’est un homme qui, placé sur un élément orageux et y trouvant des ennemis à combattre, doit mettre toute la nature d’intelligence avec lui-même, connaître toutes les qualités du navire qu’il monte, en saisir d’un coup d’œil toutes les parties, leur commander comme l’âme commande au corps, avec le même empire et la même rapidité ; distinguer dans la direction apparente des vents, leur direction réelle, diminuer ou augmenter à son gré leur impulsion ; tirer de la même force des effets tout contraires ; se rendre maître de l’agitation des vagues, ou même la faire concourir à sa victoire. Enchaîner l’inconstance de tant de causes différentes, de leur combinaison faire résulter le succès, enfin calculer les probabilités et maîtriser les hasards ; tel est l’art du marin. »

Nous en étions là de la leçon, lorsque le capitaine, m’arrachant le papier des mains, prétendit qu’il n’avait pas embarqué un second pour instruire les matelots, ni de matelots pour se faire officiers, qu’il saurait bien ranger chefs et subalternes à leur devoir, et mille autres absurdités où perçait un désir jaloux de nous mystifier.

Toujours est-il que, furieux du sang-froid affecté de Sylvaira, il lui lança, pour la dixième fois peut-être, le provoquant défi : Si nous étions à terre, qui rappelait son ancien métier de ferrailleur.

Mais cette bravade eut le sort des autres ; dom Antonio n’y répondit que par un dédaigneux silence, et pas un geste ne trahit son émotion. Elle n’était pas moindre toutefois ; l’homme d’honneur avait été blessé de ces sarcasmes ; et quand, au coucher du soleil, nous eûmes repris notre conversation, il me sembla apercevoir plus de trouble dans les idées du second ; à chaque instant, il s’interrompait, et comme j’allai lui en demander la cause :

— Tiens, me dit-il, passe sur l’avant ; tiens, regarde, les vois-tu ?

— Mais qui donc ?

— Hé ! mon Dieu, les démons qui se battent, tiens…

— Je ne vois, lui dis-je, que les naturels de Madagascar, qui, la zagaie à la main, accourent sur le rivage et ne paraissent pas nous promettre un bienveillant accueil.

Nous étions, en effet, en face de Madagascar.

X

Madagascar. – Le Fort-Dauphin. – Le traitant Giquel. – Une visite agréable. – Mœurs des naturels.

Après onze jours de navigation heureuse, nous avions découvert les hautes terres de la plus grande, la plus belle, la plus fertile, et peut-être la plus curieuse île du monde, Madagascar, dont deux sages législateurs, Etienne de Flacourt et le comte Maurice de Benyouski, voulurent doter la France, mais qui fut bientôt arrachée de nos mains par suite de l’ineptie, des malversations et des cruautés de leurs successeurs, cette île, enfin, où Benyouski fut assassiné par des Français eux-mêmes !

Nous venions de doubler la pointe d’Itapère, et le soir, à l’heure où le Portugais halluciné croyait voir des démons, la gourable le Saint-Antoine jetait l’ancre dans la grande anse qui sert de rade et de port au ci-devant établissement français, le Fort-Dauphin. Bâti sur un promontoire escarpé, élevé de quatre-vingts pieds environ, le Fort-Dauphin forme la pointe sud de la baie qui porte son nom.

Depuis très longtemps, aucun navire français n’avait abordé ce rivage. Aussi, vîmes-nous tous les rochers de la plage couverte d’une immense population armée, prête à défendre son territoire.

Bientôt un Français, nommé Giquel, habitant seul ce point culminant, vint à bord dans une pirogue montée par des Malgaches. Après avoir longuement entretenu le capitaine et stipulé avec lui, en argent et en marchandises, le prix de notre chargement de riz, il retourna tranquillement au fort, où le roi du pays, nommé Ressassak, lui avait permis d’établir son domicile.

Monsieur Giquel était ce qu’on appelle en général, sur le continent et les îles d’Afrique, un traitant, c’est-à-dire un courtier, qui achetait à son compte des articles de négoce aux naturels, pour les revendre aux navigateurs, ou d’autres fois, moyennant salaire, servait simplement d’intermédiaire entre le vendeur et l’acheteur. Aussi insignifiant au physique qu’au moral, cet homme, ancien apprenti commerçant, avait de si ridicules prétentions au beau langage, que je ne puis m’empêcher d’en dire un mot.

Jamais il n’appelait une denrée quelconque de son vrai nom : pour lui, un grain de café était une fève arabe, toutes les liqueurs des esprits, mot auquel il accolait une dénomination de son cru, toute chose un article. A ses yeux, tout avait une raison d’être et devenait l’objet d’une question. Existence était par-dessus tout son mot favori pour désigner, soit les marchandises, soit même tout autre objet. Les existences abondent, disait-il, les existences augmentent ou diminuent. Plein d’un mépris affecté pour les titres et les qualités, jamais il ne se donnait la peine d’écrire, même les mots monsieur ou madame en toutes lettres, mais, en revanche, lorsqu’il écrivait à Loraté, il se mettait toujours à ses ordres, demandait ses ordres, s’honorait de recevoir ses ordres et de s’y conformer avec toute la platitude, toute la servilité attachée à sa profession.

Le premier soir de notre arrivée, après le souper de l’équipage, au moment où le traitant, revenu à bord, prenait le café, ou, comme il l’appelait, le nectar d’Arabie, avec l’état-major, attablé sur la dunette, on vit deux pirogues chargées de naturels, quitter subitement la plage et se diriger vers la gourable.

— Que viennent faire ces moricauds de notre côté ? demanda Loraté à son hôte, le savez-vous, monsieur ?

— Oui, je le sais, répondit monsieur Giquel, en clignant de l’œil, et vous allez le savoir aussi tout à l’heure, cher capitaine.

— Est-ce quelque entreprise machinée contre nous ?

— Au contraire, brave capitaine, c’est la déesse hospitalité qui vient vous trouver, vous et votre équipage, dans l’existence d’une quinzaine de jolies femmes.

— Diable, dit le Gascon, dont les petits yeux commençaient à étinceler, mais expliquez-vous.

— Je veux dire tout bonnement, honorable capitaine, que ce sont des beautés plus ou moins séduisantes du pays qui viennent vous faire une visite de bon accueil.

— Très bien, fit Loraté, qu’appelez-vous bon accueil ? Serions-nous, par hasard, dans le paradis de Mahomet ?

— Il ne tiendra qu’à vous de le croire, dit le traitant.

— Mille tonnerres ! s’écria l’impatient Gascon, voilà d’étranges femmes !

— Oh ! sur cet article, excellent capitaine, la chose a une raison d’être, comme vous le verrez tout à l’heure.

Les pirogues venaient d’accoster le navire, et comme elles étaient très basses, et le bord de la gourable fort élevé, on prévoyait quelques difficultés pour l’embarquement de nos visiteuses ; mais les galantes Malgaches eurent bientôt fait d’escalader, et cela si lestement, que, d’un peu loin, et par le jour douteux qu’il faisait alors, on eût pu, au dire de monsieur Giquel, les prendre pour des sylphides s’échappant du sein des eaux.

Il va sans dire que nos gens, le majestueux Flamand en tête, ne se firent pas prier, non pour les aider dans leur ascension, elles n’en avaient pas besoin, mais pour leur offrir courtoisement la main.

— Vous allez les voir manœuvrer, dit monsieur Giquel, en donnant à Loraté un petit coup de coude et en l’empêchant d’aller au-devant des étrangères ; elles vont venir vous offrir leurs plus gracieuses salutations, des fruits, peut-être même des canards ; puis se placer sur une même ligne dans la longueur du tillac, afin de recevoir vos cadeaux.

— Ah ! je comprends, dit le capitaine.

— Celle qui est réputée la plus belle parmi ses compagnes, ajouta monsieur Giquel, et elles ne s’y trompent pas, occupera naturellement la place d’honneur sur l’arrière. Le capitaine doit récompenser celle-là.

Elles se rangeront ainsi successivement, selon leur beauté, et chaque matelot mettra quelque chose dans leur panier, en retour de leurs offrandes.

Ainsi fut dit, ainsi fut fait ; elles n’étaient pas difficiles à satisfaire ; des objets pour nous sans valeur paraissaient leur causer le plus vif plaisir. Chaque marin s’exécuta de bonne grâce, et elles emportèrent, à coup sûr, une haute opinion de notre galanterie, d’après le nombre et la diversité de nos articles.

XI

Rencontre inattendue. – Déplorable position d’un subalterne à bord. – Un duel. – Fatal résultat.

Monsieur Giquel accordait alors asile, au Fort-Dauphin, à un membre de la famille de la Rochefoucauld, dont j’ai oublié le prénom, mais à qui le traitant donnait le titre de duc.

Alors âgé d’une soixantaine d’années, ce seigneur semblait avoir élu domicile à Madagascar ; mais quoique je lui aie parlé quelquefois, j’ignorai toujours le motif de sa présence dans ces lointaines contrées. Du reste, quelques mois après notre arrivée, il quitta le Fort-Dauphin pour entreprendre, je crois, un voyage commercial dans l’intérieur de l’île, et depuis lors, j’entendis rarement parler de lui, mais sa présence près de nous se rattache malheureusement à un événement déplorable.

Le riz de notre cargaison arrivant journellement au comptoir Giquel, le capitaine passait les journées à terre, soit à chasser, soit à surveiller le mesurage et la qualité de la denrée.

Le deuxième jour de notre séjour en rade, le brick l’Adèle — capitaine Harel — mouilla entre nous et la terre ; il avait été expédié, comme le Sanit-Antoine, de l’île de France, où l’on craignait la disette, pour venir prendre une cargaison de riz.

Dom Antonio et moi nous venions d’aborder, d’après l’ordre du capitaine, qui, se pavanant sur l’escarpement de la rade, nous avait hélés ; il avait cru remarquer une irrégularité dans le gréement. Cette irrégularité consistait, selon lui, en ce que nos vergues n’étaient fixées ni horizontalement, ni parallèlement entre elles. Sous ce prétexte, il entra en fureur et parla rudement à son second, puis il nous tourna le dos.

Sylvaira se mordit les lèvres et ne répondit pas ; il marcha quelque temps près de moi, la tête baissée, lorsque tout d’un coup, ayant aperçu un matelot de l’Adèle qui revenait du Fort-Dauphin et retournait à son navire, il s’élança impétueusement vers lui.

— César ! s’écria-t-il, toi matelot !…

— Oui, senor, répondit César troublé… la coiffure n’allant pas… je me suis fait matelot.

— Sais-tu ce qu’est devenue Angélique ? lui dit-il en le saisissant par le collet.

— Angélique… non… je l’ignore. Elle est sans doute à l’île de France, répondit César en balbutiant.

— Non, elle n’est pas à l’île de France, continua le Portugais… je l’ai cherchée partout… je ne l’ai pas trouvée… rends-la moi !

Le Portugais retombait dans un de ses accès de jalousie, et comme il serrait vivement le cou de l’ancien coiffeur, celui-ci se mit à crier :

— Lâchez-moi donc, vous m’étouffez. En ce moment Loraté accourut à ses cris.

— Lâchez cet homme, cria-t-il d’un ton d’autorité ; le lâcherez-vous ?

Antonio obéit machinalement. César échappa à sa puissante étreinte.

— Fuyez, fuyez, dis-je vivement à César, ou vous êtes perdu.

César ne se le fit pas dire deux fois. Antonio voulut s’élancer après lui, mais ses jambes fléchirent. Il ne put courir et éprouva ce que nous avons tous éprouvé lorsque nous sommes en proie à un cauchemar.

Loraté continuait à se démener comme si on lui avait fait une insulte personnelle.

Le Portugais sortit enfin de son espèce de rêve ; il saisit le bras de Loraté, en lui disant :

— Où est cet homme, où est-il ?

— Il porte la main sur moi ! s’écria Loraté, il porte la main sur moi ! Et il frappa le Portugais au visage.

— Misérable, s’écria dom Antonio, à genoux ! Et, d’une main vigoureuse, il le força de s’incliner sur la grève.

En ce moment le duc de la Rochefoucauld et Giquel qui, de loin, avaient été témoins de cette scène, se précipitèrent vers nous.

— Vous voyez, messieurs, s’écria Loraté, l’écume à la bouche, voyez comme on me traite… Si nous étions à bord !

— Mais nous n’y sommes pas, reprit dom Antonio d’une voix tonnante, nous sommes à terre, et c’est toi qui l’as dit, une fois à terre nous ne sommes plus que deux hommes.

— Ah ! ah ! un duel ? s’écria l’impertinent Gascon. Ça me va, ça me va. Tu m’as déplu au premier abord.

— Je te tuerai, lui dit Antonio, si tu ne me fais pas des excuses.

— J’en ai mis d’autres que toi à l’ombre, répondit le Gascon, et je ne serai pas fâché de me débarrasser d’un porte-malheur.

Ce mot fit frissonner dom Antonio.

— Messieurs, dit le capitaine, cet homme me provoque en duel, et quoiqu’il soit mon subordonné, je lui ferai l’honneur de me battre avec lui. Il y a longtemps que je ne me suis battu, j’ai besoin de me refaire la main. Je crois avoir le choix des armes et je prends le pistolet.

— Le pistolet, répondit dom Antonio d’un air sombre.

— Dans une heure, derrière le fort.

— Dans une heure, derrière le fort, répartit le Portugais, froid comme la statue du commandeur.

Il fut convenu que le duc de la Rochefoucauld serait le témoin de Loraté, et moi celui de dom Antonio Silvaira.

Le Portugais nous quitta alors brusquement, prit un canot et se dirigea vers le navire l’Adèle, où il ne fut pas admis.

Nous cherchâmes à arraisonner le capitaine, et à lui faire renoncer à ce duel. Je racontai l’histoire des amours d’Angélique et de dom Antonio, et les accès de folie de celui-ci après l’enlèvement de sa belle. Je voulus le faire passer aux yeux du capitaine pour un homme que la passion rend fou par moments et avec lequel il aurait tort de jouer sa vie, mais je ne pus le convaincre, l’espoir de ce duel le rendait tout rayonnant. Il tenait à sa réputation de ferrailleur, surtout en présence d’un La Rochefoucauld.

Une heure après, nous étions derrière le fort, le capitaine, monsieur de la Rochefoucauld, Giquel et moi. Nous attendions Silvaira, qui n’avait pas cessé de se promener en canot autour de l’Adèle. Il aborda et vint à nous. Sa démarche était lente et silencieuse ; il semblait profondément réfléchir.

Tant de duels ont été décrits, et les détails en sont généralement si tristes, que je ne m’étendrai pas sur celui-ci, je dirai seulement qu’il fut convenu que les combattants tireraient à trente pas. Monsieur le duc de la Rochefoucauld, homme d’une haute taille, mesura la distance, puis le sort ayant décidé que Loraté tirerait le premier, les armes furent délivrées aux combattants. Le capitaine ne se fit pas attendre : la balle partit, siffla… mais, par miracle, le Portugais ne fut pas touché. Le combat semblait terminé, car je connaissais la générosité dédaigneuse de Silvaira, mais la Providence semblait avoir pris à tâche de le venger car à peine eut-il abaissé son arme et tiré sur le sol à quelques pas au large de son ennemi, que la balle, ricochant sur une roche, vint, par le plus grand des hasards, frapper à l’œil droit le capitaine, qui tomba mort sur le coup.

— Dieu l’a voulu, dit Antonio.

XII

Le second prend le commandement du Saint-Antoine. – Le brick l’Adèle.

La mort du capitaine confère en général le commandement du navire au second ; mais ici, le second ayant tué le capitaine, il y eut matière à délibérer, d’autant plus que nous étions à terre. L’équipage s’assembla, Salvy et moi nous fimes valoir à l’avantage du Portugais, que les conditions du duel avaient été loyalement remplies, que les provocations étaient venues depuis longtemps de la part de Loraté, qu’il y avait eu voie de fait, que l’honneur exigeait le combat, que, de plus, Antonio avait un intérêt dans le navire ; enfin, comme Loraté n’était pas aimé, et qu’on n’était pas fâché d’en être délivré, malgré Cibilli et quelques autres, plus convaincus que jamais que Silvaira avait le mauvais œil, nous l’emportâmes. Dom Antonio prit le commandement du Saint-Antoine.

Le lendemain, le Portugais m’envoya avec un canot à bord de l’Adèle demander des nouvelles de la colonie, offrir nos services à son capitaine, le complimenter, et fraterniser, comme disaient alors les marins, et comme c’est l’usage en pareil cas. Il ne me donna pas d’autre mission.

Mais le capitaine de l’Adèle, un des anciens lieutenants de Surcouf, refusa toute communication : « Il croyait, disait-il, avoir la petite-vérole à son bord. » Or, cette épidémie est, comme on le sait, bien plus contagieuse et plus terrible en ces parages que la peste ou le choléra.

Dom Silvaira, quand je lui rapportai cette réponse, se contenta de dire : « C’est bien. »

Les deux capitaines se rencontrèrent bien quelquefois chez monsieur Giquel et au débarcadère, mais ils se saluèrent, sans jamais se parler. Cette affectation d’indifférence n’empêchait pas une surveillance active, et le temps qu’Antonio ne passait pas à négocier ou à instruire le lieutenant Lienard dans la science de l’arrimage, il le consacrait à examiner attentivement le brick voisin. La prétendue petite vérole n’y faisait pas grand ravage.

On ne revit plus César à terre.

La plupart du temps la lunette d’observation ne quittait pas l’œil de notre capitaine ; le personnel, la tenue du bord, tout semblait l’intéresser vivement ; souvent la mauvaise humeur, souvent le dépit se peignait sur ses traits et lui arrachait des gestes significatifs ; d’autres fois c’était un air soucieux et constamment préoccupé ; alors il paraissait se parler à lui-même, levait les yeux au ciel, mangeait peu, et buvait beaucoup, sans dire un seul mot. Je remarquai même qu’à dater du second jour de son commandement, il s’était emparé seul du quart de nuit, mais comme il le faisait souvent, dans le but de procurer plus de repos à nos gens. Je n’avais vu d’abord dans ce fait que le propre de sa bienveillance habituelle. Était-ce bien là le seul motif ?

XIII

Événement mystérieux à bord de l’Adèle : soupçons, indices, son appareillage.

Un matin, nous remarquâmes des allées et venues continuelles sur l’Adèle, des conversations animées entre ses matelots, et comme un mouvement inusité, mais aucune embarcation n’alla à terre ; on ne réclama pas notre assistance. Le lendemain le brick appareilla de bonne heure et partit sans nous faire ses adieux, avec un chargement incomplet, et nous laissant dans une complète ignorance de ce qui avait pu se passer.

Ce départ précipité ne fit qu’exciter notre curiosité, et les observations de la veille commencèrent à se préciser pour donner matière à des conjectures. Chacun cherchait une explication et faisait part des soupçons qui s’éveillaient dans son esprit. Maître Dutrône, interrogeant ses souvenirs, se rappela avoir vu, le matin précédent, le capitaine Harel retirer des grands porte-haubans de l’Adèle un morceau de pagne du pays, qui avait tout l’air d’avoir servi de langouti 1 à quelque naturel ; Salvy, de son côté, avait vu transporter comme des draps de lit qui paraissaient tachés de sang, qu’on avait ensuite lavés dans la mer et mis à sécher dans le gréement. Mais là se bornaient les observations précises qu’on avait pu faire sur le vaisseau voisin ; il était difficile d’en tirer de grandes conclusions. Le capitaine, ce jour-là, eut sa lorgnette constamment braquée sur l’Adèle.