Singularités, encore ! - Marie Antonini - E-Book

Singularités, encore ! E-Book

Marie Antonini

0,0

Beschreibung

Installez-vous sur une plage, sous un pommier, dans le creux d'un fauteuil au coin du feu ou sur une balançoire, peu importe le lieu, pourvu qu'il soit confortable ! Savourez ces histoires, tantôt étranges, tantôt drôles ou même émouvantes et laissez-vous surprendre par ces personnages atypiques !

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 134

Veröffentlichungsjahr: 2023

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



« Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. »

« Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droits ou ayants causes, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. »

Pour tous ceux que j’aime, et ils sont nombreux !

« Il est beau d’écrire parce que cela réunit les deux joies : parler seul et parler à une foule ! »

Cesare Pavese

Table des matières

Les oiseaux

Le train

La sortie scolaire

Ma sœur

Amoureuse

Les Jean-Baptiste

Mariage, 1

ère

partie

Le journaliste

Eros et Thanatos

Mariage, 2

ème

partie

Mamie Lucette

Yoga

Cheyenne

La chorale

Nouveau départ

Les oiseaux

À demi masqué par le rideau en vichy, le vieil homme ne perd pas une once de ce qui se passe dehors. Sous l’auvent, les oiseaux se disputent graines et miettes en donnant des coups de bec ou des battements d’ailes furieux. Le sol est gelé, une légère couche de neige couvre les quelques brins d’herbe devant la maison. Alors le vieux, mâchouillant sa pipe éteinte, compte inlassablement les volatiles. À côté de lui, sur la table s’étale un antique cahier jauni rempli de noms et de chiffres, de ratures aussi. Par moment, il s’empare du crayon et note un numéro.

De temps à autre, il se lève lourdement, quitte son fauteuil éculé pour chauffer un café.

Ses mains tremblent un peu, il attrape tout d’abord la cafetière en aluminium d’une époque révolue, puis une minuscule casserole cabossée. Il coule le breuvage de l’une à l’autre, allume le réchaud taché et attend, courbé, soufflant comme une vieille forge. Dès l’apparition des premières bulles dans le liquide marron, il ferme le gaz, entreprend de verser le contenu de la petite gamelle dans une tasse ébréchée et aussi culottée que sa pipe. Il s’en retourne alors à son guet, bouffarde dans une main, tasse dans l’autre. Il met le tout sur la table branlante, s’assied en soupirant, s’empare du café et boit bruyamment. Il ne quitte pas des yeux les oiseaux, et parfois, croyant saisir la tasse, il monte la pipe à sa bouche comme pour avaler une lampée. Il grommelle, pose l’objet, daigne lâcher les animaux du regard et savoure son breuvage brûlant.

Il n’a pas toujours été ce vieillard.

20 juin 1940, à l’heure de la débâcle, au moment où la France perd plus de cent mille hommes, où Pétain prend la présidence du conseil des ministres, Marthe Martin souffre des douleurs de l’enfantement. Dans la ferme au cœur d’une Franche-Comté encore occupée, entourée de sa mère, de Joséphine, la sage-femme du village et de sa jeune sœur Armande, elle accouche d’un petit garçon. Il est vigoureux, elle est épuisée. Triste aussi, car son Daniel est mort au combat six mois auparavant, il n’aura pas le bonheur de tenir leur fils dans ses bras.

Le bébé est bien bâti, la sage-femme le pèse et annonce huit livres et cinquante-six centimètres. La mère décide de le prénommer Pierre-Jean. C’est ce qu’ils avaient convenu avec son homme, avant que les Allemands ne l’abattent avec d’autres résistants.

L’enfant s’épanouit au milieu des femmes, choyé et heureux. Il fréquente l’école du village et même s’il n’est pas un élève très doué, il fait d’énormes efforts. Il ne connaît pas le repos, car sitôt rentré de la communale, il participe aux travaux des champs, il aide à la traite des vaches et ne ménage pas sa peine, il est grand et fort. À quatorze ans, il décide de rester à la ferme, la grand-mère est morte au printemps et la main-d’œuvre est nécessaire pour maintenir la petite exploitation. Marthe a embauché un ouvrier agricole. Après la guerre il a quitté sa Bresse natale et un soir de mars est venu frapper à sa porte. Il paraît travailleur et courageux, Marthe a été séduite aussi par le regard franc et la vigueur de l’homme, elle n’a pas hésité. André se lève aux aurores, Pierre-Jean l’accompagne dans les tâches les plus difficiles, cela permet à la mère de gérer la maison et de se remettre à la couture.

Chaque dimanche, après les corvées, Pierre-Jean et André filent parcourir la campagne à l’affût de belles images.

En effet, l’ouvrier a hérité d’un oncle un peu fortuné d’un appareil photo Kodak Bantam.

Il se passionne pour les clichés les plus soignés et originaux. Il photographie les animaux et les paysages, sélectionnant minutieusement chaque tirage pour ne pas gaspiller la pellicule. Son maigre salaire d’ouvrier agricole en limite les achats et il préfère la qualité à la quantité.

Pierre-Jean est fasciné par les photos et plus encore par la chambre noire lorsqu’il participe au développement. Il a l’impression d’être un chimiste qui assiste au miracle avec étonnement et admiration.

Le jour de ses dix-huit ans, André, qui entre temps est devenu son beau-père, lui offre son Kodak Bantam, lui-même ayant craqué pour un Asahi Pentax S dont il n’est pas peu fier. Pierre-Jean est fou de joie et sitôt le repas achevé, il file dans la forêt proche et espère « le sujet » inouï.

Il attend chaque fin de semaine avec impatience, ses clichés d’oiseaux sont de plus en plus aboutis et artistiques. De passage, un représentant en nourriture pour animaux en visite à la ferme, tombe sur les épreuves qui ornent les murs du salon. Abasourdi, il s’enquiert sur l’auteur, et, ayant des amis bien placés, organise une première exposition des œuvres de Pierre-Jean. S’ensuivent des demandes de galeristes des villes des départements voisins. À l’aube de ses vingt-cinq ans et encouragé par André, il quitte définitivement l’exploitation. Marthe pleure un peu, mais elle sait que son Pierre-Jean est un artiste, elle comprend aussi que le seul souhait de son fils est de faire des photos.

Il parcourt le monde à la recherche des plus beaux spécimens, il expose dans les plus grandes salles. On lui demande même de faire des portraits de comédiennes, de chanteuses. Il obtempère, cela lui permet de s’offrir des appareils dernier cri, des objectifs exceptionnels et des équipements professionnels. Lorsqu’il s’installe dans les profondeurs d’une forêt épaisse, il sait qu’il va passer des heures à attendre, il ressent une excitation, une joie intense. De temps à autre, il rentre bredouille, amer et déçu, sa patience n’ayant pas été récompensée. D’autres fois, il revient victorieux et reste des heures dans son laboratoire pour développer le cliché, celui qui va toucher le cœur du public.

Ainsi, se déroule sa vie, sans grande place à l’amour, sans grande place au loisir… Successivement, il a perdu André, celui qui lui a tout appris, puis sa mère est morte quelques mois plus tard. Il a gardé la ferme comme havre de paix, pour y finir ses jours.

Puis vint le progrès et le numérique apparut. Il s’est obstiné, Pierre-Jean, voulant conserver ses pellicules, sa chambre noire… De jeunes artistes se sont mis à faire des photos d’oiseaux en couleur, belles, sublimes, même. Il est revenu en Franche-Comté, a rangé ses appareils et tout son matériel.

Du tabac tombe sur sa chemise de bûcheron et sur son pantalon de velours élimé. Il le chasse de sa main tremblante. Le regard vers l’extérieur, il observe le ballet incessant des mésanges. Il se lève lentement pour aller manger un morceau de pain et du fromage que lui a livré la fille de la voisine. Avec délicatesse malgré l’imprécision du geste, il recueille des miettes qu’il lance dans la cour. Aussitôt, une nuée de moineaux se jette dessus.

Il sourit.

Le train

Norbert observe les va-et-vient depuis le quai. Le train de douze heures quarantetrois ne va pas tarder. Loïc arrive en même temps. Réglé comme l’horloge de la gare. Depuis plus de dix ans, il n’a jamais raté un rendez-vous.

Le chef de gare soupire en songeant au garçon. Pauvre Loïc. À vingt-deux ans, il n’a rien dans la tête. Il est né ainsi. Catherine, sa mère a raconté maintes fois l’arrivée de cet être si particulier, une nuit de l’hiver 2008.

L’homme se retourne en entendant des cris. Ce sont des lycéens qui se bousculent, il les surveille quelques instants, mais tout va bien, ils restent à l’écart des voies.

Soudain, une rumeur monte, des rires à peine masqués. Loïc fait son entrée. Norbert est sur la défensive. Ce gamin n’est pas de sa famille, mais il a promis à Catherine de le protéger, elle a confiance en lui, il ne supporterait pas de trahir son amie.

Loïc n’est pas un garçon normal. Tout chez lui est étrange. On le croirait mal construit, comme si les morceaux de son corps avaient été posés au hasard et de guingois. La tête dans les épaules, un bras semblant plus long que l’autre, il avance en boitillant de ses jambes trop frêles et arquées. Seul son visage paraît équilibré, presque beau. Avec de grands yeux bleus éternellement étonnés, un joli nez bien droit et une bouche pulpeuse, ses traits sont avenants, car il sourit en permanence. La toison bouclée et blonde souvent ébouriffée confère au jeune homme une allure lunaire. Les moqueries et les quolibets des lycéens glissent sur lui sans l’impacter. Il n’y a que Norbert que cela rend agressif. Il perçoit les « débilos » et les « pauv’crétin » lancés par le groupe d’ados.

Il serre les poings dans sa poche, il ne va tout de même pas aller casser la gueule de mômes mal élevés. Il s’avance vers Loïc qui tangue de gauche à droite en reniflant et en murmurant des borborygmes incompréhensibles.

— Salut mon gars ! tonne Norbert en tapant la main du garçon.

— Alut Obert !

— Ne t’approche pas des rails !

Conseil prodigué chaque jour depuis la première visite de Loïc. Cette fois-là, il était accompagné de sa mère. Il avait à peine huit ans et hurlait en tirant le bras de Catherine. Elle peinait à le retenir. Norbert était intervenu, avec douceur, il avait pris la main de l’enfant et tous deux avaient attendu le train venant de Strasbourg. Le chef de gare débutant qu’il était alors avait été ému par le regard pétillant du bambin à l’arrivée du convoi !

C’est devenu un rituel pour eux deux. Les jours où il est absent, Norbert délègue à son second le soin de surveiller le jeune homme. Loïc s’est figé, il ne bouge plus, seuls ses yeux restent mobiles. Il ignore les remarques mesquines autour de lui. L’évènement le plus important est imminent et rien ne le distraira.

L’annonce dans le haut-parleur le fait à peine frémir, puis on perçoit le roulement sur les rails, la locomotive apparaît. Le brouhaha des voyageurs qui descendent, ceux qui montent, les derniers persiflages des adolescents et déjà la rame s’éloigne.

Loïc renifle, essuie son nez avec sa manche et entreprend le demi-tour qui l’emmènera chez lui.

Norbert pose sa main sur son épaule et l’accompagne jusqu’à la sortie. Le garçon s’éloigne de sa démarche hésitante et le chef de gare retourne à son bureau.

Dans quelques heures, il rentrera chez lui, serrera dans ses bras Lilou quinze ans et son frère Gaël de cinq ans son cadet. C’est sa semaine, il veut en profiter. N’avoir ses enfants qu’une semaine sur deux est très frustrant pour lui, il s’en accommode cependant en profitant au maximum de chaque minute passée avec eux.

Il apprécie beaucoup Catherine, mais il sent bien qu’elle ne veut pas d’une relation avec lui. Dès qu’il lui propose d’aller boire un verre ou même d’aller au restaurant, elle se met sur la défensive : « Je ne peux pas laisser Loïc, s’il lui arrive quelque chose... Tu comprends, n’est-ce-pas ? »

Alors il se dévoue pour faire plaisir à ce garçon pas comme les autres. Il lui laisse sa maman et se contente de le surveiller au bord du quai.

Il a toujours aimé les trains, enfant, son père en possédait un immense installé dans le garage. Il serpentait à travers des montagnes de plâtre, des vallons de bois et de plastique. Il traversait des villages, des passages à niveau qui se manœuvraient avec de petites pièces qui faisaient rêver le jeune Norbert. La locomotive BB67628 était la reproduction d’une des dernières machines Diesel. Son père, qui l’avait conduite de 1972 à 1975, y tenait comme à la prunelle de ses yeux. L’enfant n’avait pas l’autorisation d’y toucher, alors il se contentait de rester des heures à admirer le parcours. C’est tout naturellement qu’après ses études, il rejoignit la SNCF.

Depuis sa cage de verre, il perçoit soudain des cris étranges. Un mauvais pressentiment le fait surgir de son bureau et il se précipite dans la salle des pas perdus. Loïc est tombé, il est allongé sur le sol, une femme penchée au-dessus de lui.

Norbert bouscule les quelques badauds curieux et s’accroupit vers le jeune garçon.

— Que se passe-t-il Loïc ? Tu as mal ?

— Pas mal Obert, non !

La femme, la cinquantaine, tailleur et chignon, regarde le chef de gare :

— Il est entré juste devant moi, je pense qu’il a glissé, il pleut beaucoup et ses chaussures étaient trempées. Je crois qu’il n’a rien.

Tous les deux le relèvent et l’aident à s’asseoir sur un banc.

— Pourquoi es-tu revenu ? Tu devais rentrer chez toi !

— Moi, monte dans train de 13 heures vingt. Cette fois, je veux !

— C’est impossible, Loïc, que feras-tu ensuite ?

— Moi monte dans train de 13 heures 20, Loïc, veut !

— Mais Catherine t’attend, tu dois y aller !

— Non, moi dans train, partir et revenir.

Norbert passe ses mains sur son visage, la femme le regarde et dit :

— Écoutez, je vais moi-même prendre ce train, j’ai un rapide rendez-vous à Metz.

Loïc, enfin, le garçon peut m’accompagner, et je serai de retour en fin de journée.

— C’est-à-dire que… Je ne vous connais pas, et sa mère me fait confiance. C’est compliqué…

— J’ai un fils comme… comme Loïc, je prendrai soin de lui. Tenez, voici ma carte d’identité. Faites une photo. Et si Loïc veut bien venir avec moi… Je m’appelle Anne-Laure, et vous ?

— Norbert, je suis le chef de gare ici.

D’accord, je vais téléphoner à Catherine. Attendez !

Il s’écarte de la femme, s’assied à côté de Loïc :

— Tu as toujours envie de monter dans le train ?

— Oui, moi monte dans train 13 heures 20 !

— Si cette dame t’accompagne, tu acceptes ?

Il se tourne vers Anne-Laure, l’observe pendant une minute :

— Atcete ! Dans train, accord.

Norbert s’éloigne et discute pendant quelques minutes au téléphone, il revient et avec un grand sourire et annonce :

— Catherine est d’accord. Loïc, tu vas monter dans le train !

— Oui, monte train 13 h 20.

Il donne une bourrade à Norbert, empoigne le bras d’Anne-Laure pour l’emmener en direction des quais. Il interpelle les autres passagers :

— Moi monte dans train 13 h 20 !

Dix minutes plus tard, la rame quitte la gare.

Norbert suit du regard le dernier wagon jusqu’à ce qu’on ne le voie plus. Il tourne le dos et se dirige vers son bureau. Il traverse le hall, croise des hommes et des femmes qui vaquent à leurs occupations. Il jette un coup d’œil rapide au panneau d’affichage numérique. Le train du retour n’y apparaît pas encore.

Subitement, une montée d’angoisse l’assaille. Il a laissé partir Loïc avec une inconnue ! Que va-t-il se passer, et quel abruti, il n’a même pas son numéro de portable ! Il se giflerait. Un poids bloque son plexus, il a peur.

À ce moment, Catherine l’appelle, il réagit avec appréhension. Elle l’informe qu’elle sera à la gare dans une heure afin d’y attendre son fils. Il tourne en rond, fait les cent pas, tente une conversation avec Zélie, la vendeuse de journaux. Il répond à des questions de voyageurs, mais son esprit reste préoccupé. Et cette boule au ventre qui l’étouffe !