Souvenirs des guerres de l'empire - Dieudonné Rigau - E-Book

Souvenirs des guerres de l'empire E-Book

Dieudonné Rigau

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Extrait: "Je cède aux désirs et aux raisonnements de mes amis honorables, sans cependant adopter toutes leurs idées ; elles flatteraient mon amour-propre, et je veux rester, en écrivant cet opuscule, calme, vrai et modeste comme toute ma vie ; mais comme eux je pense qu'étant, ainsi que mon père vénéré, enfant du peuple et fils de mes œuvres, je dois laisser à ma famille, à mes amis, le même genre d'héritage qu'il m'a laissé..."

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À vous, mon général,

Le Nestor des armées glorieuses de l’empire,

Le général Drouot.

S’il existait un homme d’un plus beau caractère, qui commandât plus d’estime et de vénération, je l’eusse prié d’accepter l’hommage de mes souvenirs de guerre ; on le chercherait en vain après vous.

Permettez-moi de les placer sous l’approbation du Sage, rare modèle des temps modernes, que l’antiquité revendiquerait.

Veuillez me croire toujours,

Mon Général,

Votre respectueux, dévoué et affectionné admirateur,

Le Colonel de Cavalerie,

Bon RIGAU.

Je cède aux désirs et aux raisonnements de mes amis honorables, sans cependant adopter toutes leurs idées ; elles flatteraient mon amour-propre, et je veux rester, en écrivant cet opuscule, calme, vrai et modeste comme toute ma vie ; mais comme eux je pense qu’étant, ainsi que mon père vénéré, enfant du peuple et fils de mes œuvres, je dois laisser à ma famille, à mes amis, le même genre d’héritage qu’il m’a laissé : ce genre de fortune, pour ceux qui ont l’âme généreuse, sera préféré en même temps qu’apprécié. C’est du moins ainsi que je me suis toujours réjoui de ne devoir tout qu’à moi, et d’avoir été, comme mes parents, sans fortune, et sans espoir même d’en avoir un jour, je dirai même sans en vouloir ; car on sait qu’en me mariant, je montrai de bonne heure mon abnégation désintéressée ; s’il m’arriva d’en désirer un peu, c’était uniquement pour celle qui s’est trouvée liée à ma vie ; ce sont les seuls éclairs de pensées d’argent que j’aie eu. Ceux de mes frères d’armes avec lesquels j’ai vécu se le rappelleront : désintéressement poussé jusqu’à une profonde indifférence ; je ne compris jamais que, dans notre état de soldat, on pût songer à soi. Aussi, ai-je souvent bien cruellement souffert, lorsque nos malheureuses époques, si désastreuses, causées par les frimats du nord, ont amené et fait connaître les premiers caractères personnels dans l’armée, et par ceux encore qui devaient tout à l’Empereur ou à la gloire de son règne. Depuis, l’égoïsme n’a fait que s’endurcir et attrister le cœur, quand on pense qu’il a régné en Europe pendant plusieurs siècles un principe de point d’honneur qui ne permettait pas à un militaire d’abandonner, dans aucun cas, le chef auquel il était attaché, ou les personnes auxquelles il était uni par les liens du sang ; mais les temps sont bien changés. Si l’empereur d’Autriche, si nos maréchaux, nos généraux eussent été pénétrés de leurs devoirs, ils n’eussent pas abandonné aussi lâchement l’Empereur, tandis que la gloire de ce génie malheureux s’en agrandissait sur son rocher de Sainte-Hélène, où il est mort plus grand, plus imposant qu’au sommet de sa fortune ; ils se sont déshonorés à jamais en ne songeant qu’à leur vil intérêt personnel, et l’histoire avec justice flétrira leur mémoire.

Tout le monde sait la conduite cruelle du gouvernement de la Restauration, et je dus comme d’autres rester avec famille pendant plusieurs années avec un traitement modique, jusqu’à ce que la passion se fût enfin calmée : « Votre tort est d’avoir de la gloire », me dit un jour le Nestor de l’armée française, qui m’honorait de son amitié, et déplorait les erreurs de cette attristante époque.

Un général heureux, chambellan de Charles X, portant sa clef plus fièrement au dos de son habit qu’il n’avait montré peut-être ses armes à l’ennemi, sollicité par un de ses amis de vouloir bien faire quelques démarches en sa faveur pour le faire employer, répondit qu’il s’était fait une loi de ne s’employer pour personne : voilà ce que deviennent les hommes quand la corruption est employée à renverser et détruire tous les principes. Ce discrédit de l’honneur a porté ses fruits ; et loin de servir alors sa patrie par dévouement, avoir ce que l’on appelle le feu sacré, on arrive à servir par intérêt ; et chacun calcule le temps, l’époque d’un nouveau grade, comme le spéculateur calcule les intérêts de ses bénéfices de chaque jour ; et les militaires solliciteurs, tout en avouant le mauvais côté de ces sentiments, viennent à Paris, ou font solliciter, pour ne pas être dupes de ceux qui font faire des démarches soit par leurs parents ou leurs amis, et intriguent ostensiblement ou hypocritement.

L’esprit de famille militaire s’est perdu par la tête de l’armée : les généraux n’ayant pas rougi de songer à eux, les militaires ont pu suivre ce triste exemple.

Je sais que pour beaucoup la vie et la mort ne sont qu’une date, une tombe qui s’ouvre sur un souvenir, et se referme ensuite sur un oubli. Mais pour d’autres, aux âmes élevées, aimant la grandeur de leur patrie, c’est davantage.

J’appartiens à cette génération, aujourd’hui bien décimée, qui entrant dans la vie active au moment où commençait l’empire, s’unit intimement à ses combats, à sa splendeur si glorieuse, dont les débris épars aujourd’hui semblent et apparaissent comme des guerriers fantastiques d’Ossian, d’Homère et de l’Arioste, appartenant pourtant en réalité à cette époque gigantesque de l’empire.

Né en 1789 à Mastricht, ex-département de la Meuse-Inférieure, j’entrai au service le 21 janvier 1803. Arrivé au corps, qui était alors 16e de cavalerie, autrefois Royal-Bourgogne, devenu 25e régiment de dragons le 23 frimaire an 10, en garnison à Châlons-sur-Marne, je fus de suite à la caserne Saint-Pierre, que je ne quittai plus que comme officier. Je vois encore ses chambrées, et me rappelle mes camarades avec satisfaction. Avec quel plaisir, avec quel bonheur j’embrassais ces valeureux soldats, lorsque je les retrouvais plus tard, heureux ou malheureux, soit en Allemagne, en Espagne, en Portugal, en Russie, partout, enfin, où la bonne ou mauvaise fortune me conduisait ! Ces souvenirs d’impressions de famille militaire me font, à l’heure qu’il est, palpiter le plaisir.

J’avais à peine quatorze ans pour supporter les fatigues d’alors. Mon début fut rude comme mon enfance et ma vie ; mais moins rude, cependant, que celle de mon brave père, qui fut huit ans soldat. Aussi ai-je cru devoir une notice à sa glorieuse mémoire, qui est un culte pour moi ; car, on le sait, il laissa, en quittant la terre, des traces qui recommandent sa mémoire, qui ne peut généralement résister à un oubli complet, qu’au moyen des services éminents rendus à la patrie ; j’ai dû penser qu’il était de mon devoir filial de glorifier sa mémoire, qui rappelle le mérite, le courage malheureux, et qui trouva pour récompense l’injustice, et la mort sur une terre étrangère !…

« Tous les dangers et tous les maux que supportaient les armées à cette époque, (dit M. de La Valette dans ses Mémoires), doivent exciter une admiration d’autant plus vive, qu’elles n’avaient pour récompense et compensation que l’amour de la patrie et l’ivresse de la gloire. Toutes les jouissances, même les plus modestes, nous étaient inconnues ; nous étions sans fortune ; les soldats ne recevaient en argent qu’un écu par mois, et les officiers de tous grades seulement huit francs. Nos traitements nous étaient payés en assignats, et cette monnaie, déjà dépréciée en France, était sans valeur chez l’étranger, pendant le rigoureux hiver de 1794. Je partageais avec sept de mes camarades une petite chambre de paysan dans le village de Findheim, près Mayence ; nous n’avions qu’un lit, dont la jouissance était tirée au sort chaque semaine ; les autres couchaient à terre. Les assignats suffisaient à peine pour nous procurer de mauvais vin trois fois par mois ; nous savions que notre hôte en possédait une quantité assez considérable, et l’idée de le contraindre à nous en donner sans payer n’est pas même venue à aucun d’entre nous. »

C’était alors aussi une époque de désintéressement militaire. (Armée du Rhin, 1794.)

Une armée, pour être bonne, doit être courageuse, disciplinée, sobre ; mais ambitieuse de gloire, et les officiers indifférents pour les richesses et les faveurs.

Les sous-lieutenants des armées de Catinat (V. ses Mémoires), se contentaient de trois sous par jour en temps de guerre.

Les privations, la pauvreté, la misère sont l’école du bon soldat.

Le maréchal Lefebvre avait été simple soldat, et Paris l’a vu comme sergent aux Gardes françaises.

Bernadotte entra comme volontaire dans le régiment de Royale-Marine le 3 septembre 1780 ; il n’y devint sergent que six ans après, en 1786 ; et ce fut seulement cinq ans après, en 1791, qu’il fut fait officier, en sauvant la vie à son colonel. La guerre qui se déclara en 1792 fut, comme à d’autres, la cause de son étonnante fortune militaire : on sait que les campagnes de 1793, 1794 ont sauvé la France de l’invasion étrangère.

Je le cite, non comme un hommage, car ses torts furent trop graves envers la France et l’Empereur, mais comme preuve qu’alors les grades récompensaient les services, et ne les devançaient pas.

Approuver la conduite de ce général, qui devait se dispenser de commander son armée en personne contre des Français, serait approuver qu’un fils manque de respect à son père ou à sa mère.

Je passai le Rhin comme sous-lieutenant, le cœur et les yeux pleins de larmes, douces de satisfaction, en un mot, fortement ému de traverser ce fleuve à côté de vieux guerriers, et n’ayant encore rien fait pour mériter mon premier grade. Ma pensée dominante du moment était de chercher, non de surpasser ces hommes d’élite, ce qui n’était pas possible, mais de les imiter.

Ici je ne dois mettre en oubli, et c’est un devoir que je remplis, si je ne veux passer pour ingrat, de rendre hommage à leurs vertus guerrières, qui égalaient leurs bontés. Ils me surent gré d’avoir préféré mon début militaire comme soldat en refusant le brevet de page de l’Empereur, qui dès lors était déjà mon idole pourtant, comme sa mémoire l’est encore aujourd’hui au déclin de ma vie, donnant l’idée à mon vénérable père d’en demander la transmission pour mon frère Joseph, d’un an plus jeune, ce qui fut accordé ; il mourut page en 1807.

Je rapporterai, à cette époque, une singulière circonstance, arrivée lors de ce malheur, d’autant plus vif pour nous, que mon frère annonçait un officier d’espérance et d’un grand avenir.

De Châlons nous fûmes tenir un moment garnison à Neuf-Brisach et Belfort, et prîmes des cantonnements dans les environs de Strasbourg et du Rhin, que nous franchîmes bientôt à Kell. Mes premières impressions de guerre furent excitées par une grande curiosité.

Admis, aussitôt que je passai officier, dans l’intimité des officiers de tous grades, je fus bientôt placé sous leur bienveillance. Bien jeune alors, ils me disaient en riant : « Si tu n’es pas tué à la première affaire, nous le baptiserons à la troisième », ce qui eut lieu ; car je fus complimenté et embrassé, admis parmi ces braves, par les officiers et sous-officiers.

Reportons-nous à cette époque, et on jugera combien cette manière amicale devait électriser le cœur d’un jeune homme, et cimenter les liens de la famille militaire.

Alors les corps d’officiers exerçaient sur eux-mêmes une sorte de contrôle d’amour-propre, la garantie de tous et la cause de l’émulation de chacun ; on n’eût jamais voulu compromettre ses camarades, ni le numéro que portait un régiment. Un officier qui aurait pu avoir la pensée coupable de faire la moindre démarche pour lui, eût été renvoyé par ses camarades ; mais la pensée n’en venait à personne ; on attendait justice du temps et des bons services rendus. Aussi, arrivait-il un avancement ; c’était alors une fête pour tous, compris les sous-officiers, tant l’opinion éclairait les promotions, et non les lettres de recommandation, qui n’étaient pas alors en faveur.

Le général Bourcier, homme honorable par ses services et son âge, commandait notre division de dragons, et le général Laplanche la brigade dont notre régiment faisait partie.

Après la bataille d’Iéna, le 25e dragons passa à la division Becker, pour agir en Pologne, jusqu’au moment où le général Lorge en prit le commandement, pour aller plus tard en Espagne et en Portugal. Ces généraux étaient des plus recommandables par leurs services et leur expérience. À cette époque on attachait du prix aux anciens officiers et sous-officiers. L’empereur dit, dans ses Mémoires : « Le vaillant Guiseppi, chef de bataillon, commandait la 11e demi-brigade d’infanterie légère à l’armée d’Italie, sous Joubert. Cet officier, dont la réputation était faite depuis longtemps, et que l’ennemi avait si souvent apprécié, eut un bras emporté par un boulet ; il mourut quelques jours après à l’hôpital de Roveredo, après trente-deux ans de services et de gloire. »

Ces militaires ne songeaient qu’à servir la patrie sans songer à eux.

Le chef de brigade Laffons, âgé de soixante-dix ans, commandait la 51e demi-brigade de bataille ; ce vénérable guerrier reçut, pour dernière blessure, une balle qui lui traversa la cuisse, au passage célèbre du pont d’Arcole ; armée héroïque, et pour ainsi dire fabuleuse d’Italie !

Leur âge, comme on le voit, n’était pas un motif d’exclusion du service ; les officiers ne se retiraient que sur leur demande. Aussi voyait-on des militaires de tous grades mutilés, ayant des membres de moins, continuer leur service ; il n’était pas rare de remarquer dans l’artillerie et la cavalerie des officiers amputés d’une jambe, et dans l’infanterie des amputés d’un bras. On ne remarquait de très jeunes officiers que ceux qui sortaient de Saint-Cyr ; il était beau de considérer que l’armée était aussi vieille de services que de gloire ; leurs moustaches, aux plus jeunes, étaient remplies de poudre depuis plus de quinze ans. Aujourd’hui on entend dire que l’on veut rajeunir l’armée ; erreur d’autant plus grande que ces mêmes militaires seront mis à leur tour au repos dans la force de l’âge, et avant d’avoir pu rendre des services réels ; peu d’hommes peuvent devancer l’expérience, et avoir les vertus nécessaires au commandement, qui demande la sagesse ; cela paraît peu sensible dans la vie de paix et de garnison ; mais on a vu l’importance d’officiers expérimentés dans la terrible guerre d’Espagne, sous l’empire, ou chaque officier était souvent livré à lui-même. Il est vrai qu’avec un système de paix durable quand même, cette question importe peu quant à présent, et l’on objectera que ces guerres formidables de la république et de l’empire ne se représenteront plus. C’est désirable sans doute, si l’honneur n’en souffre pas, pour la prospérité des peuples ; mais qui peut prévoir et maîtriser l’avenir.

L’Afrique, dira-t-on, est une école ; mais il est douteux pour beaucoup qu’elle soit bonne ; si on pouvait en changer le théâtre, ce serait visible pour tous. Bien que l’armée fera toujours valeureusement son devoir, il ne s’ensuit pas, parce que l’on crée un duc d’Isly, pour une affaire ou trente-huit hommes ont été tués, que ce soit un évènement de guerre instructif à pouvoir assimiler aux batailles, combats et escarmouches de l’Europe, les affaires d’Afrique ne seront toujours que des escarmouches stériles pour la gloire ; il est vrai que la nation française en a surabondamment ; mais cette guerre de razzias sera toujours peu digne de la valeur et de la générosité française. Pour plusieurs, le beau côté de cette guerre de razzias est du côté d’Abdel-Kader, à propos duquel, jusqu’à ce jour, on s’est fait illusion sur sa prétendue ruine ; son nom remue, et remuera toujours toutes les populations avec une magique facilité ; c’est s’abuser que de faire croire à chaque instant à la fin de son influence et de cette guerre ; et pourtant ils n’ont rien à nous opposer, absolument rien ; ils n’ont pas, comme nous, une armée immense dont le chiffre s’élève, sur la surface de l’Afrique, à près de 91 000 hommes, dont 37 000 dans la division d’Alger, 29 000 dans la division d’Oran, et 24 500 dans la division de Constantine ; les officiers sont compris dans ce nombre : il faut en déduire 13 000 dans les hôpitaux et en congé.

L’effectif des chevaux est de 16 000, et celui des mulets de 5 000 ; bien organisée en infanterie, artillerie, génie, cavalerie, armée instruite et civilisée. Le tort d’Abdel-Kader, et c’est fort heureux pour nous, est de livrer des escarmouches ; s’il se retirait à notre approche, nous suivait et nous harcelait lorsque nous nous retirons, il en tirerait un parti dont nous aurions bientôt à nous lasser. Les cosaques, mieux armés que les Arabes, ne nous attendaient jamais : leur activité nous fatiguait assez.

L’Empereur hésitait à nommer des maréchaux de l’empire, ce qui était bien autre chose que des maréchaux de France, bien qu’il y eût 25 000 hommes morts sur le champ de bataille. Il disait avec raison que ce n’était pas lui qui les nommait ; que c’était les victoires importantes. Que l’on lise les faits de guerre depuis la révolution française de 89, on verra avec quelle modestie on récompensait les braves, qui se trouvaient toujours assez l’être ; mais celle-ci est une ère nouvelle où l’on veut à tout prix faire des motifs à l’avancement et des créatures : triste et mauvais système qui ne peut avoir qu’un certain temps, et ne satisfera même pas nos deux générations : être cité à l’ordre du jour était autrefois la plus noble des récompenses, et conséquemment la plus appréciée.

Je passai ma première enfance en Hollande ; à sept ans je fus conduit en Belgique, et j’entrai dans un collège de Bruxelles, où je restai jusqu’à mon entrée au service. Pendant sept ans je n’y vis ni parents ni amis ; mon bon père était aux armées. Je me rappelle encore aujourd’hui les sensations dont nos jeunes cœurs palpitaient à chaque victoire de la république, que nous annonçait le bourdon de Saint-Guedult.

En 1800, mon père me fit venir à Paris pour y passer une dizaine de jours avec lui ; mais l’ordre qu’il reçut de partir sur-le-champ pour l’armée d’Italie nous sépara aussitôt. Je n’ai pu, depuis, mettre en oubli une circonstance qui peint bien cette grande époque : le capitaine Clerc, alors aux sapeurs du génie, officier d’une rare modestie et d’une grande érudition, qui refusa toujours son avancement, depuis professeur de l’École d’application à Metz, habitait la même maison. Mon père, pressé par son départ subit, me tenant par la main, lui dit : « Clerc, je viens t’embrasser et te dire adieu ; j’attends des chevaux de poste ; je te laisse mon fils ; si je suis tué, tu en hériteras ; si je reviens, tu me le rendras » : mon père partit.

Je connus alors, en même temps, un ami du capitaine Clerc, bien digne homme aussi, le capitaine Thomas, qui, sans fortune que ses talents, quitta le service ; il était habile paysagiste, de la même arme, mêmes mœurs simples et douces. Quelques personnes lui donnèrent à penser qu’en refusant toujours son avancement, il paralysait celui de ses camarades ; il donna aussitôt sa démission. Cette délicatesse et ce désintéressement sont rares ; ces deux types sont même, je crois, introuvables à cette heure ; alors ils se reproduisaient souvent, et on pourrait en citer bien des exemples, témoins les regrets qu’éprouva le général Cochoix, d’être obligé de quitter son régiment de carabiniers (le 2e). Il était bon et humain ; ce fut un deuil pour ses camarades : enfin, à la seconde fois, l’Empereur ayant nommé à sa place le prince Borghèse, il dut céder son régiment et accepter son avancement ; il a depuis terminé sa carrière à Nancy, où il est mort estimé, ainsi qu’il devait l’être.

Le couronnement de l’Empereur avait eu lieu le 2 décembre 1804 ; au mois de mai 1805, il se rendit à Milan, appelé par les vœux de la Lombardie, qui lui décerna la seconde couronne de Charlemagne (la couronne de fer). C’est en la plaçant sur sa tête qu’on lui entendit dire : Dieu me la donne, gare à qui la touche !

Au mois d’octobre même année, eut lieu la reddition d’Ulm, où mon régiment assista glorieusement, après avoir pris part aux combats sanglants, mais illustres, d’Elchingen et de Kuntzbourg. La marche rapide des succès de cette campagne ne permit pas à l’Empereur de séjourner à Vienne. Le 19 novembre, un mois après la capitulation d’Ulm, il chassait les Russes de Brunn, et manœuvrait de manière à remporter sur eux et les Autrichiens réunis, l’immortelle bataille d’Austerlitz, dite des Trois Empereurs, le 2 décembre, jour anniversaire de son couronnement. Ce ne fut que tardivement que l’on s’aperçut des dangers de plusieurs marches aussi pénibles qu’extraordinaires, telle que celle d’une marche par une nuit des plus sombres dans des marais où mon régiment perdit plusieurs hommes et quelques chevaux, pour déboucher sur Kuntzbourg. Quelques croix, mais en bien petite quantité, furent accordées à l’armée ; alors on n’en était pas prodigue. Le général de division Bourcier crut devoir me proposer à l’Empereur pour être arrivé, le premier du régiment, à la bataille d’Austerlitz, sur une batterie russe de six pièces de canons qui demeurèrent en notre pouvoir. Je ne dus de devancer les quelques hommes qui arrivèrent après moi, qu’à la bonté et à la vitesse de mon cheval ; je m’empressai de le dire à mes bons camarades, qui en étaient plus heureux que moi. Arrivé au milieu de ces pièces, je crus devoir sauver la vie à un canonnier russe qui avait fait partir un coup à mitraille lorsque nous étions déjà maîtres de la batterie. Un de mes hommes fortement excité voulut le tuer ; je l’en empêchai, excusant l’action de ce Russe sur une exaltation bien excusable. Le général Bourcier ayant su cette dernière circonstance de la bouche même du dragon, me dit : « Vous aurez la croix, car vous en méritez deux. » Alors on ne tuait pas pour le plaisir sanguinaire de tuer ; on comprenait que l’humanité pouvait s’allier au devoir, ce qui n’a pas toujours été compris en Afrique par plusieurs…

Le soir d’Austerlitz, les Russes ne firent point leur retraite en très bon ordre ; tout leur parc d’artillerie fut pris ; les débris de leur armée qui échappèrent se sauvèrent, l’infanterie en abandonnant ses sacs et ses armes.

L’empereur Alexandre, cerné dans Hœlich, eût été fait prisonnier, s’il ne se fût engagé à évacuer la Hongrie par la route d’étapes qui lui fut tracée par l’armistice ; bientôt après la paix se fit. La générosité de Napoléon sauva Alexandre et son armée, en lui permettant de se retirer, lorsqu’il aurait pu l’anéantir.

Nous prîmes des cantonnements en Autriche pendant le reste de l’hiver. Le printemps de 1806 nous trouva cantonnés dans la principauté d’Anspach ; et le 14 octobre de cette année nous vit remporter sur les Prussiens la bataille d’Iéna, que les Prussiens désignent sous le nom d’Auerstadt. Mais le combat que soutint dans cette journée le maréchal Davoust, eut lieu à l’entrée du défilé et des gorges de Kœsen, où le 3e corps, qu’il commandait, n’ayant que 50 000 hommes, battit 60 000 Prussiens, commandés par le roi ; le maréchal Davoust s’y couvrit d’une gloire immortelle, et ce combat porta au plus haut point la réputation de l’infanterie française, sous l’Empire la première du monde.

Nous verrons plus loin, en Russie, Davoust, à Mohilow, avec 12 000 hommes battre 35 000 Russes.

C’est avant de commencer cette campagne que l’Empereur, visitant un jour une église à Cronach, après avoir visité la citadelle, dit à l’interprète de demander au curé depuis quand l’église était bâtie, et par qui elle avait été fondée. Le curé n’ayant pu satisfaire à cette demande, répondit ich weis es nicht, je n’en sais rien. Napoléon, en souriant, répliqua : « Dites à monsieur le curé qu’il n’est pas joli à un mari de ne pas savoir l’âge de sa femme. »

Cette campagne mémorable fut aussi rapide que la précédente. Le 9 octobre, au début, les Prussiens furent défaits à Scheitz ; le 10 eut lieu le combat de Saufels, où le prince Louis de Prusse, neveu du roi, et qui commandait le corps d’armée, fut tué par un maréchal-des-logis du 10e hussards, dont j’ai oublié le nom, qui lui criait de se rendre : pour réponse le prince le sabra et succomba.

Le 14, l’armée entière fut anéantie, et le royaume de Prusse disparut en huit jours ; chaque combat fut autant de triomphes pour Napoléon ; le reste de la campagne ne fut qu’une série de désastres pour la Prusse. La reine avait failli être prise à Iéna, elle dut à la rapidité de son cheval de pouvoir s’échapper.

Le 27 du même mois, l’Empereur fit son entrée dans Berlin ; deux jours avant, en traversant Postdam, il visita le tombeau de Frédéric ; l’épée, le cordon de ses ordres, sa ceinture, les drapeaux de sa garde durant la guerre de Sept-Ans, furent envoyés à Paris.

Les 6 et 7 novembre, Blücher est atteint à Lubeck, et forcé de mettre bas les armes avec onze généraux, 518 officiers, 20 000 hommes, 4 000 chevaux, et un matériel considérable, qui défilèrent devant nous.

Notre division, arrivée la première, et poursuivant vivement les Prussiens depuis Iéna, avait reçu ordre de mettre pied à terre pour les attaquer, lorsqu’à peine formée, l’infanterie arriva. Dans une autre circonstance, au passage de l’Elbe, à Tangermunden, elle eut occasion de combattre à pied, et de débusquer l’arrière-garde ennemie d’un bois ; nous eûmes plusieurs tués et blessés, dont quelques officiers.

Le passage de l’Elbe sur ce point se fit dans la nuit ; un pont volant servait à transporter un peloton. Quelques chevaux ayant été effrayés firent un mouvement si brusque, que je fus jeté dans l’Elbe ; soutenu sur l’eau par mon manteau, j’eus le temps de demander une corde, au moyen de laquelle je fus bientôt sur le pont. Depuis lors l’armée n’eut pas toujours ces moyens de passer les rivières ; aussi ai-je cru devoir en faire faire des théories-pratiques. Là où j’ai commandé, en France et en Afrique, j’ai trouvé des officiers supérieurs qui ignoraient totalement cette instruction, qui se borne, selon la rapidité du courant, à lui opposer une masse sur laquelle il ait le moins de prise possible sur les fractions ; ainsi, les encaissements des rivières ne s’y opposant pas, on fera exécuter ces passages par pelotons ou divisions, en établissant la nuit un feu sur chaque rive, comme point de direction.

Le mois de novembre voit la défaite du reste de l’armée prussienne ; 16 000 hommes, gardes ou grenadiers, commandés par le prince de Hohenlohe, mettent bas les armes à Prentzlow, et le lendemain 5 000 autres. C’est alors que le général Lasalle, à la tête de 1 200 chevaux, fait capituler la forte ville de Stétin.

Ce même mois de novembre voit tomber au pouvoir de l’armée française 4 000 hommes à Andlow, autant à Kustrin, avec cent pièces de canon. Cette campagne se continua en Pologne, où elle fut rude par l’intempérie de la saison, contre les Russes et les débris des Prussiens réunis. Elle produisit les combats de Czernowo, de Naseilsk, aux passages de l’Urka et de la Sonna, à Golymin et à Putulsk, où mon régiment, 25e dragons, se couvrit de gloire. Les combats de Bergfried, de Waterdorff, de Deppen et de Hoffen attestent notre supériorité sur les Russes, déjà acquise en Suisse par Masséna, l’Enfant chéri de la Victoire, et à Austerlitz par Napoléon. Ces combats, qui peuvent passer pour des batailles, furent suivis de la sanglante bataille de Prusch-Eylau, qui eut lieu le 10 février 1807, où les Russes, malgré des prodiges de valeur, firent une perte immense ; nous eûmes aussi beaucoup à souffrir, car ce glorieux succès nous fut chèrement obtenu : la conséquence de cette journée fut l’abandon du champ de bataille par les Russes, et la prise de Dantzick, qui capitula le 20 mai.

Je ne puis laisser ignorer, dans la poursuite par l’armée, un succès obtenu par mon régiment, avant son entrée en Pologne, où je fus assez heureux pour me distinguer : le régiment, réduit à quatre faibles escadrons, joignit, à Alberstadt, dans la vieille Prusse, 1 000 hommes de cavalerie, presqu’en totalité de hussards poméraniens, à la bride des chevaux ornée de coquillages. Ces nombreux escadrons paraissaient nous attendre résolument dans une plaine en arrière de la ville, que nous traversâmes pour les joindre. À la sortie, le régiment, sans s’arrêter, forma ses escadrons, et arriva en ligne à la distance convenable pour la charge, laissant un escadron de réserve ; au moment où nous allions atteindre l’ennemi, un ravin fort profond arrêta forcément l’élan. Au même instant nous fûmes salués par un feu de carabine à demi-portée. Pour toute réponse à ce feu, je franchis le ravin en faisant un appel aux grenadiers de la compagnie d’élite où j’étais sous-lieutenant ; une dizaine d’hommes le franchirent ; le reste en fut empêché par l’obstacle et par ordre. L’ennemi voyant ces quelques hommes aller à lui, crut sans doute que tout le corps allait suivre, et une terreur panique s’emparant d’eux, les fit fuir dans le plus grand désordre ; enfin, ils se paralysèrent tous leurs moyens de défense, en prenant un chemin étroit bordé de profonds fossés des deux côtés ; prenant ce même chemin au milieu de leur colonne par deux, chaque coup de pointe donné à gauche et à droite jetaient deux hommes dans les fossés, si le choc de nos chevaux ne les y avaient déjà précipités. Mes dix hommes n’abandonnèrent la charge que lorsque nos chevaux perdirent le souffle ; force me fut de les laisser respirer un quart d’heure, avant de pouvoir songer à rejoindre mon régiment. Notre poursuite avait duré deux heures. Plusieurs de leurs chevaux, forcés, tombèrent morts ; plus de soixante hommes gisaient sur le chemin ou à côté ; nous ramenâmes une centaine de prisonniers avec leurs chevaux, presque tous fourbus. Après plus de deux heures d’absence, nous rejoignîmes le corps. Je fus complimenté, et puni de vingt-quatre heures d’arrêts à la garde du bivouac, par le brave commandant Dumolard, qui commandait le régiment, pour avoir agi sans ordre. Ce digne militaire fut depuis amputé d’un bras en Espagne. Mes camarades eurent la permission de m’y venir voir, et me félicitèrent en buvant quelques rasades de vin chaud, toujours à la santé de l’Empereur. Rapport de cette affaire fut fait au brillant prince Murât, ainsi qu’au major-général ; elle me valut d’être fait lieutenant. Le 21 novembre 1806, après avoir passé la revue de l’Empereur, à Berlin, il fit mettre pied à terre et former le bataillon ; je reçus l’ordre de commander le maniement des armes ; mais à peine commencé, l’Empereur me dit : Abrégez, passez de suite aux mouvements de guerre, croisez la baïonnette ! ce qu’il me fit répéter trois fois, en disant c’est bien. À Marbœuf. Tout aussitôt il lui dit : Les feux de deux rangs. À peine finis, il dit : À cheval ! C’est à ce moment que le chef de corps s’aperçut qu’il avait oublié à l’avancement les deux adjudants sous-officiers qui méritaient la priorité sur ceux nommés un instant avant, par leurs services, leur conduite et leur bravoure ; puisque l’un d’eux, nommé Adam, était porteur d’une arme d’honneur obtenue au temps de la République, retiré aujourd’hui à Château-Renaud, capitaine de la garde impériale. Le chef s’approcha de l’Empereur, avoua sa faute ; et Napoléon, voulant s’amuser de son cruel embarras, lui dit : « Comment voulez-vous que je les nomme, puisque vous n’avez plus de vacances. » Sur une nouvelle instance, il dit : « Je les nomme officiers ; et vous, ajouta-t-il en souriant, vous vous chargez donc de les faire tuer, puisqu’ils sont en trop. » – « Tous à l’envi l’un de l’autre, répondit le colonel, pour le service de Votre Majesté, vous ne pouvez l’ignorer. » Ce sentiment était vrai ; que de guerriers alors mouraient avec dévouement pour lui ; on en pourrait trouver des démonstrations sur tous les champs de gloire.

Ce qu’il y a de remarquable dans cette erreur du chef du régiment, et ce qui prouve le véritable et délicat esprit militaire de cette époque, c’est que ces deux adjudants n’en faisaient à personne la moindre observation. Si, au moment du défilé, le colonel ne s’était pas aperçu de son oubli, l’avancement de ces deux braves d’élite était ajourné pour longtemps.

C’est à cette même revue que l’on put s’apercevoir combien l’Empereur tenait à conserver un ancien officier : un capitaine d’infanterie s’adressant à Napoléon, lui dit qu’il le priait de vouloir bien permettre qu’il demandât à se retirer, quoiqu’en campagne, attendu que, malgré lui, il ne pouvait plus qu’à grand-peine supporter les marches forcées qui dans ces guerres avaient lieu jour et nuit sans prendre quelque repos, l’officier d’infanterie portant ses vivres et ses vêtements. L’Empereur interrogeant le colonel sur le compte de cet officier, apprit que c’était un très brave guerrier criblé de blessures. Appelant alors le major-général Berthier par son nom, voyant à une certaine distance le 22e dragons, qui faisait partie de la division, lui donna l’ordre d’y placer ce brave capitaine, qui n’avait, à plus de cinquante ans, jamais peut-être monté à cheval : « Je n’aime pas à perdre un bon officier, lui dit l’Empereur, rejoignez ce régiment » (en le lui montrant de la main). Cet officier en dut prendre son parti, et nous le vîmes même assez longtemps dans son uniforme d’infanterie, à la tête de sa compagnie : je regrette bien d’avoir oublié son nom, je l’eusse consigné ici avec plaisir.

Arrivée en Pologne, l’armée prit quelques cantonnements fort pénibles ; notre division occupa la presqu’île d’Ostrolenka, alors sous les ordres du général Becker. Pendant ce dur hiver, lorsque nous étions attaqués par les cosaques ou la cavalerie légère russe dans nos villages, que nous avions eu soin de barricader par des charrettes, des arbres et des fossés, nous chassions l’ennemi à coups de fusils, sans monter à cheval, placés derrière nos abris : les cantonnements voisins, qui n’étaient pas attaqués, montaient à cheval et accouraient vers la fusillade.

Le 16 février 1807 eut lieu la bataille opiniâtre d’Ostrolenka, où les Russes triplèrent leur valeur et par trois fois s’emparèrent des premières maisons, sans pouvoir se rendre maîtres de la ville. Enfin, repoussés sur plusieurs points, on dut à mon valeureux père, le général Rigau, qui commandait des dragons, le succès de cette journée ; il décida la victoire par les brillantes charges qu’il dirigea, et où il fut blessé d’un coup de feu pour la cinquième fois. Je fus assez heureux pour arrêter et retourner son cheval, qu’il ne pouvait plus diriger, et qui l’emportait au milieu des Russes.

C’est le soir de cette journée que le maréchal Oudinot, le visitant sur la paille où il reposait, lui demanda s’il avait décidé de tomber en lambeaux. À celle bataille le général Campana perdit la vie.

Pendant ce temps, j’étais tourmenté de la fièvre scarlatine, qui depuis quinze jours me dévorait ; invité plusieurs fois à me retirer, j’eus à me féliciter d’avoir résisté, puisque j’avais été utile à mon père.

Les hostilités, qui pendant le fort de cet hiver n’avaient pas entièrement cessé, reprirent avec une nouvelle force à l’approche du printemps, et déjà le 5 juin les Russes et les Prussiens étaient battus à Spandaw, à Lomitten ; le 9, Gluestadt tomba en notre pouvoir, enlevée de vive force.

L’Empereur continue à se porter en avant, et le lendemain le mouvement est continué sur Heilsberg, où l’armée entra le 12 à la pointe du jour. Ces glorieux combats pâlissent et sont éclipsés devant la célèbre bataille de Friedland, fort bien décrite par M. Derode, qui eut lieu le 14 juin, anniversaire de l’immortelle bataille de Marengo. Son résultat fut l’entrevue des empereurs à Tilsit, où un armistice fut signé le 20 juin 1807, la paix le 7 juillet. L’Empereur était de retour à Saint-Cloud le 27 du même mois.

Si l’on rapproche les dates de tous les faits glorieux d’alors, qui pendant son règne éblouirent le monde, on est presque tenté de croire à une sorte de magie : l’avenir s’étonnera que la terre ait produit un génie si prodigieux, et accordé en même temps les hommes extraordinaires qui partagèrent ses illustres travaux.

C’est dans l’hiver de 1807 que j’appris la mort de mon frère Joseph, page de l’Empereur, et voici comment :

Le hasard peut quelquefois donner une importance aux croyances des âmes faibles : un nécromancien étranger venait d’arriver à Paris, et avait la vogue, comme tout ce qui est nouveau dans cette ville capricieuse ; Mademoiselle Lenormand fut un instant ajournée. La bonne et excellente impératrice Joséphine, qui aimait à consulter l’avenir, désira entendre cet homme ; mon frère fut chargé de l’aller chercher, et l’on comprend que leur connaissance fut bientôt faite. Avant d’arriver au palais, il lui recommanda de ne pas affliger l’impératrice ; il paraît cependant qu’il ne lui dit rien de bien rassurant. À sa sortie, mon frère se trouvant sur son passage, lui dit : « Veuillez donc me dire aussi ma bonne aventure. » – « Bien volontiers ; ouvrez-moi votre main. » À l’inspection qu’il en fit assez lestement, il lui prédit un nom historique, de la fortune et du bonheur. – « Ah ! dit mon frère en riant, j’y compte. » – « Vous pouvez y compter, répliqua-t-il, mais pour cela il faut que vous passiez la semaine. » C’est le lundi que cela se passait ; le vendredi mon frère mourut subitement. On ne l’avait jamais vu plus gai ; il avait pris le matin sa leçon de manège.

Cet homme n’a peut-être jamais su la suite de sa prédiction, qui aurait augmenté sa vogue et sa confiance. Toutefois, la bonne impératrice, affectée de cette mort, fit prendre des informations ; on n’en entendit jamais parler ; il avait disparu : était-ce crainte, ou plutôt hasard ?

Après la paix de Tilsit, l’armée prit des cantonnements ; notre division de dragons vint prendre les siens en Silésie, sur l’Oder, où je faillis périr en me baignant avec mes camarades. Un pêcheur de la jolie petite ville d’Oppeln, où nous étions cantonnés, me sauva la vie : père de famille, il se croyait offensé à la moindre offre ou expression de gratitude ; on ne vit jamais tant de bontés, ni des mœurs plus patriarcales que dans cette intéressante et pauvre famille, que je visitais souvent, et dont le souvenir me touche encore aujourd’hui, alors que j’ai la certitude qu’elle n’existe plus : ce doit être à présent une famille d’anges entourant Dieu.

À cette époque je visitais souvent le comte de Hauguewitz premier ministre de Prusse, retiré, vénérable vieillard qui m’honorait de sa bienveillance, et dont la terre se trouvait à peu de distance ; sa bonté était infinie ; car il se plaignait à moi de quelques statues mutilées par l’inadvertance d’un amateur de tir au pistolet cantonné dans sa propriété, sans vouloir le faire supprimer. Il était riche, plus qu’indifférent pour l’argent, blasé sur les distinctions, et par cette raison plus fait que d’autres pour une place entourée de pièges. Il avait apporté dans la sienne des qualités précieuses, un coup d’œil parfait, un calme imperturbable, et l’art de persuader. Il y a eu dans l’histoire de ce royaume de beaux moments qui lui sont dus. Cependant, jamais ministre ne fut moins apprécié ; on l’a dit sans énergie, parce qu’il était sage, prudent ; et faux, parce qu’il était maître de lui. Il a été abreuvé d’amertumes pour avoir jugé le temps et voulu reculer l’époque de la chute du royaume. Sa résignation était parfaite : sa philosophie douce et éclairée lui faisait comprendre que les malheurs de sa patrie altéraient le jugement de ses compatriotes, et que l’histoire, plus sage, lui rendrait justice.

La Prusse, fort douteuse, était restée spectatrice pendant la campagne d’Autriche ; elle avait, en septembre, pendant que l’armée française marchait d’Ulm à Vienne, signé la fameuse convention de Postdam, adhéré éventuellement à la coalition de la Russie, de l’Autriche et de l’Angleterre ; elle avait juré une haine aveugle à la France sur le tombeau du Grand Frédéric. Deux jours avant la bataille d’Austerlitz, en décembre 1805, le comte de Hauguewitz se rendit à Brunn en Moravie ; il m’a rapporté dans ses causeries amicales qu’il eut deux audiences de Napoléon sans pouvoir lui parler d’affaires. Il lui dit dans la dernière de l’aller attendre à Vienne : « Je vais bientôt battre les Russes et les Autrichiens ; ne me dites rien ici ; je ne veux rien savoir ici. » La bataille gagnée, ainsi qu’il l’avait prédit, la Prusse renonça, le 15 décembre du même mois, à la convention de Vienne, au traité de Postdam et au fameux serment du tombeau. Elle céda alors Wesel, Bayreuth, Neufchâtel à la France, qui, par contre, consentit à ce que Frédéric-Guillaume s’emparât du Hanovre, et le réunît à son royaume. Il n’est pas douteux que si l’armée française eût éprouvé un revers en Moravie, elle ne l’eût attaquée sur-le-champ ; car, lorsque le comte de Hauguewitz complimenta l’Empereur à Vienne au nom de son souverain, il lui répondit en riant : « Voilà, monsieur le comte, un compliment dont la fortune a changé l’adresse. »