Sports et prisons en Europe - Gaëlle Sempé - E-Book

Sports et prisons en Europe E-Book

Gaëlle Sempé

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Beschreibung

Améliorer le bien-être des prisonniers en détention, leur permettre de modifier leurs comportements et leurs attitudes, développer leur capacité à vivre ensemble, d'apprendre à respecter les autres et de se conformer aux règles, et faciliter ainsi leur réinsertion dans la société, tels sont les objectifs d'une politique sportive carcérale. Le sport jouit d’une reconnaissance dans le système pénitentiaire. Ses effets sont tout à fait bénéfiques à la fois pour les personnes en détention et pour la vie carcérale en général. Mais, entre objectifs et enjeux, l’articulation « sport et prison » est complexe et nécessite, pour mieux la comprendre et en tirer les meilleurs enseignements, un travail de réflexion approfondi s’appuyant sur l’état des connaissances scientifiques actuelles dans ce domaine ainsi que sur les politiques des États et les pratiques mises en oeuvre dans les établissements pénitentiaires. Ainsi, dans le cadre de ses activités de promotion de la diversité dans et par le sport, l’Accord partiel élargi sur le sport (APES) du Conseil de l’Europe, en lien avec le Conseil de coopération pénologique (PC-CP), se penche depuis 2013 sur la thématique « sport et prison ». Après un séminaire d’experts organisé en 2013 à Strasbourg, une conférence paneuropéenne a eu lieu en 2014 à Paris : les réflexions fondées sur les résultats d’un questionnaire diffusé dans les établissements pénitentiaires des États membres du Conseil de l’Europe ont mis en évidence de nombreuses bonnes pratiques en matière de programmes sportifs ; mais elles ont aussi conclu à la nécessité de consigner dans un ouvrage les regards croisés au niveau paneuropéen sur le sport en prison dans une perspective scientifique permettant d’en identifier les grands enjeux. Cet ouvrage a été rédigé par Gaëlle Sempé, maître de conférences en sociologie et STAPS, enseignante-chercheure à l’université de Rennes 2. L’avant-propos est signé par Vivian M. Geiran, président du Conseil de coopération pénologique (PC-CP) du Conseil de l’Europe. L’Accord partiel élargi sur le sport (APES) est un accord entre différents pays membres du Conseil de l’Europe (36 États membres au 1er janvier 2016) qui ont décidé de coopérer dans le domaine des politiques du sport. En tant qu’accord élargi, l’APES est ouvert aux pays non membres du Conseil de l’Europe. Ses travaux sont menés en coopération avec les organisations concernées, en particulier avec des représentants du mouvement sportif (28 organisations sportives européennes partenaires).

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SPORTS ET PRISONSEN EUROPE

Gaëlle Sempé

Conseil de l’EuropeFacebook.com/CouncilOfEuropePublications

Avant-propos de Stanislas Frossard, secrétaire exécutif de l’APES

Le Conseil de l’Europe a plus de trente ans d’expérience dans le domaine des politiques sportives. Elle est la seule organisation intergouvernementale qui traite de la coopération internationale dans les politiques sportives au niveau paneuropéen. Aujourd’hui, la coopération sur les questions liées au sport est promue par l’Accord partiel élargi sur le sport (APES). Dans le cadre du Conseil de l’Europe, qui est une organisation fondée sur les valeurs, l’APES s’est engagé à sauvegarder et à promouvoir les valeurs du sport pour tous.

Comme le sport n’est pas géré exclusivement par les ministères du Sport, l’APES favorise également le dialogue entre les pouvoirs publics, les fédérations sportives et les organisations non gouvernementales (ONG), dans l’objectif de rendre le sport plus sain et plus juste dans le cadre d’une meilleure gouvernance, tout en respectant l’autonomie du mouvement sportif privé. Depuis 2009, les conférences annuelles de l’APES sont une occasion très saluée de réfléchir et d’échanger des vues et des expériences sur les résultats précieux pour le sport dans la promotion de la diversité et de la lutte contre la discrimination dans et par le sport, afin de faire avancer les débats politiques.

Dans ce contexte, l’APES a organisé un séminaire d’experts, « Le sport dans les prisons européennes », le 5 mars 2013 à Strasbourg en coopération avec le Conseil de coopération pénologique (PC-CP) sous l’égide de la présidence andorrane du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, ainsi que la conférence paneuropéenne « Sport et prison », les 16 et 17 juin 2014, coorganisée par l’APES et le Comité national olympique et sportif français, en coopération avec plusieurs ministères français : le ministère de la Justice, le ministère des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, et le ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports.

Je mentionne les partenaires institutionnels pour rendre hommage à leur contribution au processus, mais aussi pour souligner que le sport en prison est une question qui peut bénéficier d’un large réseau de partenariats. La forte attention que le PC-CP a portée à ces événements et son aide active pour identifier les bonnes pratiques ont été très encourageantes, et j’espère que cette recherche a jeté les bases d’une coopération future entre la justice et le sport.

Dans de nombreux pays, le sport en prison a été mis au point dans un cadre informel, fondé sur des initiatives personnelles. Il a maintenant atteint une dimension qui implique de faire appel aux politiques institutionnelles pour fournir un appui. Dans ce contexte, je suis convaincu que le Conseil de l’Europe sera en mesure de mettre en réseau des experts compétents et de promouvoir le dialogue et la synergie entre le mouvement sportif et les autorités pénitentiaires au niveau international, en matière de développement de l’offre de sport, de coopération avec les clubs ou de formation des entraîneurs sportifs.

Cette recherche porte sur le sport en tant que moyen d’aborder le bien-être et les compétences sociales des prisonniers en détention, et de leur permettre de modifier leurs comportements et leurs attitudes, de développer leur capacité à travailler et à vivre ensemble, d’apprendre à respecter les autres – y compris les opposants –, et de se conformer aux règles, afin de faciliter leur réinsertion dans la société. Nous avons l’habitude d’expliquer que le sport porte les valeurs que l’on a investies en lui. Cela est particulièrement important dans les prisons, dont la mission demande un haut niveau de conscience des valeurs qui sont en jeu.

J’espère que cet ouvrage servira à rappeler la pertinence du sport dans les prisons, qu’il fournira le contexte théorique et permettra d’identifier les objectifs et les mises en garde contre des effets secondaires indésirables ; son but est de soutenir le développement de politiques fondées sur des données probantes en matière de sport dans les prisons. Ce livre est aussi un recueil de bonnes pratiques, une boîte à outils pour la communication et une collection de conseils pratiques pour initier ou renforcer un système cohérent.

Avant-propos de Vivian Geiran, président du PC-CP

Le sport est valorisé dans toutes les cultures, et à juste titre. Alors que tout le monde n’aime pas tous les sports, il n’est pas déraisonnable de penser qu’il y a un sport pour chacun, soit individuel, soit collectif. Le sport est un élément important de l’activité humaine dans les communautés à travers le monde et cela ne devrait pas être différent en prison. C’est aussi un outil précieux de socialisation, de développement de la confiance en soi et de promotion d’un bon état de santé physique et mentale. C’est enfin une activité culturelle et éducative aussi bien que physique qui peut contribuer considérablement à briser les barrières interpersonnelles et autres, tout en étant une manière agréable d’agir.

Il est bien connu que la pratique sportive a un effet bénéfique sur la santé mentale et le bien-être général. Elle enseigne le respect des autres et l’estime de soi, fournit un exutoire positif pour réduire la frustration et le comportement agressif, développe des compétences personnelles et crée de bonnes expériences de vie. En outre, le sport est un facteur d’« égalisation » dans le sens où les participants débutent égaux dans toute activité ou événement sportif, et ce qui contribue à les maintenir dans l’activité est le partage honnête, avec leurs camarades, de l’effort sportif. Pour ceux qui sont en prison, une telle expérience d’égalité, expérimentée dans un stade, peut être unique dans leur vie et avoir un impact très favorable sur eux, et peut aussi leur donner une alternative concrète pour laisser la délinquance derrière eux.

En prison, le sport peut avoir une influence sur de nombreuses catégories de personnes : les jeunes, les personnes plus âgées, les femmes, et des personnes aux compétences de type et de niveau divers. Il peut aussi favoriser d’autres objectifs, comme utiliser avantageusement le temps libre, nouer des relations sociales, se maîtriser pour atteindre des objectifs bénéfiques, rester sobre face aux drogues et à l’alcool, de même que susciter et développer des rapprochements avec la collectivité au sens large. Ainsi, le sport peut aider dans la gestion positive des peines aussi bien que dans la préparation de la sortie pour ceux qui quittent la prison. Pour un impact plus important, les opportunités sportives ne doivent pas seulement être proposées à des groupes fermés ou privilégiés, que ce soit dans la société ou en prison, mais devraient comprendre les bases d’une activité saine et de socialisation pour tous les prisonniers qui peuvent en bénéficier.

Le sport est une compétition avec nous-mêmes et contre les limites que nous et d’autres plaçons en nous. Surtout, je crois que l’implication dans le sport aide les participants à construire des relations, à travailler en équipe, à se sentir partie intégrante d’un groupe. Dans ce sens, le sport peut aider les prisonniers, de même qu’il peut aider chacun d’entre nous, à mener une vie plus bénéfique et saine. Je recommande ce livre comme ressource utile pour tous ceux qui sont impliqués ou concernés par le sport dans les prisons et j’espère qu’il servira d’encouragement pour continuer à développer les pratiques sportives de toutes sortes des prisonniers, afin de promouvoir le bon état de santé, une activité de socialisation et finalement de renoncement à la délinquance et de réintégration dans la société.

Préface

S’inscrivant dans le cadre d’une réflexion paneuropéenne impulsée par le Conseil de l’Europe et l’Accord partiel élargi sur le sport (APES) autour de l’organisation et du développement du sport en prison, cet ouvrage témoigne d’une volonté de l’Organisation de rendre visible le sport en prison afin de pouvoir soutenir une dynamique institutionnelle paneuropéenne en matière de politique sportive carcérale. Ces réflexions, principalement menées en quatre temps, ont débuté à l’occasion d’un séminaire sur le sport dans les prisons européennes organisé le 5 mars 2013 à Strasbourg par l’APES, en coopération avec le Conseil de coopération pénologique (PC-CP) et sous les auspices de la présidence andorrane du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe.

Ces premiers échanges ont débouché dans un deuxième temps sur la mise en place d’un questionnaire, fruit d’une collaboration entre le Conseil de l’Europe et l’université VUB de Bruxelles (Vrije Universiteit Brussel, sous la direction scientifique du Pr. Theeboom), destiné à analyser et mettre en évidence des exemples de « bonnes pratiques » en matière de programmes sportifs dans les établissements pénitentiaires des différents États membres du Conseil de l’Europe.

Les résultats de ce questionnaire ont fait ensuite l’objet d’une restitution lors d’une conférence paneuropéenne « Sport et prison » organisée dans un troisième temps par l’APES en collaboration avec le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) et les ministères français de la Justice, des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, et de la Ville, de la Jeunesse et des Sports les 16 et 17 juin 2014 à Paris. Outre la présentation des résultats du questionnaire par les chercheurs de l’université VUB de Bruxelles (Vrije Universiteit Brussel) qui l’on développé, cette conférence a également permis de recenser de nombreux témoignages d’acteurs impliqués dans le sport en prison sous différentes formes (politique, administrative, scientifique, pédagogique), à différents niveaux de leur institution et à partir de différentes expériences.

Le quatrième temps de ces réflexions sur le sport en prison est marqué par la publication du présent ouvrage formulé selon plusieurs finalités. Il vise d’abord au recensement et à l’objectivation de cet ensemble de réflexions croisées sur le sport en prison afin d’en dresser un panorama synthétique à l’échelle paneuropéenne. Il présente ensuite, en réponse aux attentes du Conseil de l’Europe et des États membres, des configurations de pratiques sportives jugées signifiantes et/ou pertinentes, et formulées en termes de « bonnes pratiques », par les différents acteurs du sport en prison. Il revendique enfin une perspective scientifique, notamment sociologique, dont le regard critique, entendu au sens heuristique, cherche à questionner les pratiques et les représentations pour permettre d’identifier et de rendre visibles les enjeux profonds, mais aussi les obstacles ou les difficultés entourant le sport en prison. Le contenu de cet ouvrage n’engage que son auteure, nullement l’APES, ni même les personnes consultées. Nous souhaitons en outre remercier le Conseil de l’Europe, en particulier le bureau de l’APES, dont la confiance nous aura permis de vivre une nouvelle expérience de réflexion à leurs côtés. Merci également aux correcteurs de l’ouvrage qui se reconnaîtront, collègues chercheurs, institutionnels ou proches.

 

Gaëlle Sempé,

Maître de conférences à l’université Rennes 2

Membre du laboratoire VIP&S (Violences, identités, politiques et sports)

Introduction générale

Contextualisation et enjeux sociohistoriques d’une articulation « sports et prisons »

Comprendre le sport en prison suppose de le relier aux problématiques sociales inhérentes à l’enfermement dans nos sociétés. Un bref détour par l’analyse des systèmes et des conditions d’incarcération s’impose dès lors pour entrevoir finement les enjeux du sport en prison. Cette introduction vise à articuler et contextualiser dans une démarche sociohistorique la thématique du sport et de la prison. Il s’agit de faire émerger les enjeux de la pratique sportive en milieu carcéral au regard des conditions actuelles d’incarcération en Europe, des contraintes structurelles et des missions dévolues au sport depuis son introduction progressive au sein des administrations pénitentiaires et de leurs systèmes politiques. Caractéristiques des systèmes pénitentiaires européens, conditions actuelles d’incarcération et philosophie de l’enfermement ont toutes une incidence sur l’introduction, puis le développement et par conséquent l’usage des pratiques sportives en détention. Il reste que comprendre la prison, tout comme le sport, revient également à s’intéresser à sa population et à ses pratiquant-e-s : une population majoritairement analysée comme démunie sur le plan scolaire, professionnel, culturel et identitaire, donc affectée in fine dans les représentations de soi ou des autres. Mieux cerner les caractéristiques de la population carcérale pourrait ainsi nous permettre de répondre en partie à la question « Pourquoi et comment le sport peut-il se développer en prison ? »

I. La genèse d’un accompagnement corporel de la peine

La prison est une institution sociale dont le fonctionnement et les structures reflètent les valeurs sociales et culturelles dominantes ainsi que les changements de la société dans laquelle elle s’implante. L’approche historique1 est une clé fondamentale pour comprendre dans une logique « processuelle » à la fois les mutations de l’institution carcérale, mais aussi ses immobilismes, et leur complexité tout au long de ses deux siècles d’installation. « L’histoire de la pénalité est traversée de multiples questions ; elle jouxte de nombreux domaines. Histoire du pouvoir, les rebelles qu’elle désigne indiquent les conceptions dominantes de l’ordre public, périphéries mouvantes qui renvoient l’image du centre. Sous cet angle, un système politique se lit dans la manière dont il traite ses déviants. Elle est une histoire de la pauvreté et de sa gestion, la figure du “mauvais pauvre”, esquissée dès la fin du Moyen Âge, s’y inscrivant comme une des plus constantes » (Perrot, 2002, p. 13).

Comprendre la genèse et l’encadrement des corps en prison constitue un prisme privilégié d’analyse de nos systèmes d’enfermement et plus globalement de nos sociétés dont elles produisent, pour beaucoup de politiques et de scientifiques, les criminel-le-s qu’elles méritent2. Le sport, à travers sa diffusion planétaire, sa dimension plurielle et les fonctions à la fois sociales, politiques, économiques, biologiques et autres qu’on lui prête, peut, considéré comme « fait social total » (Mauss, 1989), nous éclairer sur un fonctionnement sociétal dont il reste un des miroirs (Elias et Dunning, 1994).

A. La honte de punir

À partir de la fin du XVIIIe siècle, depuis la disparition progressive des supplices, faisant de la peine un synonyme d’arbitraire et de souffrance physique, jusqu’à la lente et finalement récente3 constitution d’un État pénal en Europe4, les spécialistes de la pénalité relèvent deux styles, séparés de près d’un siècle : d’abord coercitif puis normalisateur. Foucault (1975) perçoit notamment dans cette longue transformation une véritable redistribution en Europe ainsi qu’aux États-Unis de l’économie du châtiment. À travers la disparition des supplices et l’avènement du régime d’enfermement se manifestent principalement deux processus : l’effacement du spectacle punitif et la rationalisation de la peine d’enfermement.

Plusieurs raisons peuvent éclairer ces processus de transformation. Parmi elles, émergerait progressivement « dans la justice moderne et chez ceux qui la distribuent, une honte à punir » (Foucault, ibid., p. 17). Le corps est alors placé au centre des débats et des réflexions pénologiques de ces deux siècles d’évolution. Un phénomène de « décorporéisation » de la peine s’amorce, répondant explicitement à une aspiration à ne plus « toucher au corps ou le moins possible, et pour atteindre en lui quelque chose qui n’est pas le corps lui-même » (Foucault, ibid., p. 17). Éviter la douleur ou la souffrance, qui ne sont plus acceptables dans nos systèmes démocratiques, amène peu à peu à atteindre l’individu par une autre forme, plus acceptable, d’économie et de gouvernance, notamment à partir des corps au demeurant enfermés.

De la recherche d’une pénalité incorporelle émerge une nouvelle « utopie de la pudeur judiciaire » qui consiste à « ôter l’existence en évitant de laisser sentir le mal ». Le but recherché est une sanction semblable pour tous, quelle que soit la marque sociale, « une exécution qui atteigne la vie plutôt que le corps » (Foucault, ibid., p. 18-19). Jusqu’alors utilisées comme de véritables exercices de contrainte utiles pour renforcer l’effet dissuasif et expiatoire de la peine, les pratiques corporelles vont s’éloigner de leur dimension punitive originelle pour évoluer vers un redressement notamment à visée morale et sociale. Un processus qualifié de « civilisation » (Elias et Dunning, 1994) qui, s’il fait un exemple de la forme appliquée en prison, n’est finalement pas propre aux seuls lieux d’enfermement, mais s’étend à l’ensemble des sociétés postindustrielles.

L’institution carcérale prend ainsi « la forme générale d’un appareillage pour rendre les individus dociles et utiles, par un travail précis sur le corps » (Foucault, 1975, p. 267). À travers la prise en charge du corps, du temps du coupable et par l’encadrement de ses gestes, ce système, conduit par l’autorité et le savoir, se fixe pour objectif le redressement individuel marqué par des traces laissées sous forme d’habitude (Foucault, ibid.).

B. « La détestable solution dont on ne saurait faire l’économie »5

La prison s’impose et se définit alors comme « cette région la plus sombre dans l’appareil de justice, c’est le lieu où le pouvoir de punir, qui n’ose plus s’exercer à visage découvert, organise silencieusement un champ d’objectivité où le châtiment pourra fonctionner en plein jour comme thérapeutique et la sentence s’inscrire parmi les discours du savoir » (Foucault, 1975, p. 298). Si elle n’est pas la plus utilisée des formes de pénalité moderne, la peine d’enfermement n’en demeure pas moins « la peine par excellence » (Foucault, ibid., p. 267), c’est-à-dire « la sanction de référence, celle par rapport à laquelle les autres formes se pensent et s’ordonnent » (Lascoumes, 2006, p. 406). Force est de constater qu’il n’existe pas de sociétés depuis le XIXe siècle qui n’aient adopté ce système. « Celui-ci a été tellement naturalisé durant le XXe siècle qu’il survit à toutes les crises, aux guerres, à la décolonisation et aux diverses formes de transition démocratique. […] Des démocraties occidentales aux empires coloniaux, des régimes capitalistes aux régimes socialistes, tous les systèmes politiques ont fait de l’emprisonnement le noyau central de leur système de pénalité » (Lascoumes, ibid., p. 406).

Ce succès de l’institution carcérale et sa diffusion historique et géographique depuis l’Europe du XVIIIe siècle tiennent probablement au fait que l’enfermement s’impose comme « le châtiment égalitaire » dans des systèmes et des cultures où la liberté est aussi chère à tout le monde (Foucault, 1975, p. 269). Mieux que l’amende et moins insupportable que les châtiments, elle est considérée alors comme une véritable victoire sur l’arbitraire et sur l’atteinte à l’intégrité physique des condamnés.

Elle semble être une solution adéquate pour permettre à la fois l’expiation et l’amendement du détenu. Préventive, utilitaire et corrective, elle rassemble à partir des idéaux philanthropiques de l’époque les principaux critères et préoccupations d’une mouvance réformatrice et d’un humanisme naissant. Au sein de ce système s’organise « un compromis entre l’idéalisme optimiste des philanthropes et le réalisme des députés attachés à la défense du nouvel ordre social fondé sur la propriété » (Petit, Faugeron et Pierre, 2002, p. 33).

Ces représentations continuent de caractériser les systèmes européens actuels : « l’on retrouve partout des principes similaires d’organisation de la détention qui combinent le principe traditionnel de disciplinarisation individuelle, avec des standards nouveaux de “bonne gouvernance carcérale” basés sur l’énoncé de droits fondamentaux des personnes, la gestion rationnelle des établissements et la recherche d’une efficacité des peines. Selon les périodes, l’un ou l’autre principe s’impose sans jamais éliminer le précédent qui peut être réactualisé dans une nouvelle conjoncture » (Lascoumes, 2006, p. 406).

Après la seconde guerre mondiale, face aux désordres notamment conjoncturels des lieux de détention, la question de la gestion des longues peines se pose de nouveau avec acuité. L’accent mis sur le reclassement social des condamnés et leur traitement plus « humain » redouble dès lors d’intensité. Il est désormais suggéré de mieux adapter le régime de détention à l’attitude du prisonnier et à sa capacité d’amendement. En bref s’amorce l’idée d’une individualisation des peines. C’est la naissance d’une croyance et d’une quête ininterrompues dans l’humanisation de la prison.

C. De l’humanisation de la peine à l’usage du sport

Cette notion d’humanisation, bien que discutée dans le champ intellectuel, dont l’usage du sport révèle une relative confusion dans la définition, un usage politique inconsidéré et une instrumentalisation historique6, constitue bien la pierre angulaire des politiques pénitentiaires débouchant notamment sur le constat d’une amélioration des conditions de détention et d’un plus grand respect des droits des détenu-e-s. Dès lors « humaniser consiste à mettre en place des conditions de détention acceptables et à libéraliser le régime de vie. Cela constitue un préalable à un programme de rééducation mais ne peut y être identifié » (Lemire, 1990, p. 110). Une succession de réformes des politiques pénales européennes voit donc le jour à partir de la seconde moitié du XXe siècle dans les différents systèmes pénitentiaires traduisant ces conceptions « libérales » dans lesquelles la réinsertion et la lutte contre la récidive sont désormais réaffirmées comme une priorité. D’abord et principalement cristallisées autour de l’introduction et de la poursuite du respect des droits en prison7, elles visent à combattre l’arbitraire et l’inégalitarisme persistants. À une échelle européenne, la création par exemple de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) puis du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)8 en témoigne. « L’application de quelques Règles européennes pénitentiaires, les recommandations des commissaires aux droits de l’homme, le rôle des médiateurs, la nomination d’un contrôleur général des prisons sont autant d’indices de ce rappel du droit commun, selon lequel le détenu reste un citoyen qui conserve, à l’exception de la liberté d’aller et de venir, tous ses droits, comme le rappelait le rapport Canivet (2000). Cet élément contribue, avec d’autres, à des formes de normalisation des relations carcérales, le terme de normalisation étant employé dans le sens d’un rapprochement avec la situation extérieure ou d’une perte de spécificité au caractère exceptionnel, et non dans le sens d’une disciplinarisation accrue » (Rostaing, 2009).

Ce paradigme conduit également à l’introduction progressive dans les lieux de détention des pratiques culturelles, parmi lesquelles, à partir de la seconde moitié de XXe siècle, les activités sportives. Cette introduction progressive des sports en prison s’inscrit pleinement dans la problématique historique dominante d’une humanisation de la peine et de sa rationalisation dans nos sociétés9. À l’autoritarisme succède peu à peu un régime de plus en plus normalisateur. « Les nouvelles normes se mettent en place lentement, elles font l’objet d’ajustements par les différents acteurs en présence mais les changements initiés commencent à avoir des effets profonds sur les rapports des détenus à l’institution et au personnel » (Rostaing, ibid.).

En d’autres termes, la peine se détache progressivement de l’arbitraire et de la souffrance physique, faisant écho à une double logique : la honte de punir, qui relève d’un souci d’humanisation croissant, et le besoin d’une nouvelle rationalité punitive consistant à prendre en charge le corps détenu autrement et plus efficacement. La « disciplinarisation » des détenus et de leurs corps, si elle ne disparaît pas, prend la forme, d’une véritable économie politique d’un nouveau pouvoir de punir, organisé, intériorisé, donc moins visible et plus supportable en apparence.

Bien que toujours soutenue dans le champ intellectuel, au regard de ces différentes évolutions, la thèse autour de l’institutionnalisation et de l’intériorisation d’une nouvelle économie du pouvoir punitif et de la discipline défendue par Foucault tout autant que celle de l’institution totale proposée par Goffman sont aujourd’hui discutées. Quelques auteurs ont ainsi formulé en termes de déprise et de « détotalisation » la dynamique actuelle de politiques pénitentiaires, néanmoins complexes, sensibles et d’une certaine manière balbutiantes, au cœur d’une analyse de leurs changements10. « Si les formes de déprise ont un sens plutôt positif, c’est celui d’une mise à la norme d’une institution qui a largement dépassé ses droits, mais ce processus de “normalisation” de l’institution elle-même doit s’inscrire dans la complexification des rapports au politique. […] Les formes de détotalisation de la prison, l’entrée de personnels diversifiés et d’intervenants, le recours croissant au droit, la création des Unités de vie familiale, les formes de normalisation des relations entre détenus et personnels, tous ces aspects de “déclin” du programme institutionnel confirment l’ouverture de la prison sur la société et manifestent un mouvement commun aux autres institutions. Mais en même temps, la prison enferme de plus en plus de personnes pour des durées de plus en plus longues. Et certains changements sont anéantis par la surpopulation qui empêche l’institution de fonctionner dans des conditions décentes. La politique sécuritaire, sans moyens supplémentaires en personnels, réduit la prison à une mission de gardiennage des hommes dans des conditions humiliantes. Ce que l’institution avait gagné d’un côté par des réformes, la rapprochant du fonctionnement d’autres institutions, elle le perd de l’autre » (Rostaing, ibid.).

En se détachant de la souffrance physique, l’enfermement n’en reste pas moins constitutif de la peine, au sein de laquelle la question du corps reste donc centrale, quand elle n’est pas réaffirmée. Loin de se dissiper, les préoccupations corporelles vont prendre un nouveau sens et une place différente. Véritable clé de voûte de l’introduction et des usages du sport en prison, la centration sur le corps se pense désormais à partir de la problématique d’une éducation normalisatrice, consistant notamment à « apprendre par corps » et répondant simultanément aux besoins de régulation des espaces de détention, de bien-être, d’épanouissement, de santé et d’entretien de la population pénale.

L’introduction de l’activité sportive s’opère ainsi dans cette double dimension : d’une part disciplinaire, à travers le quadrillage et le travail opéré sur le corps afin de conjuguer le pouvoir de punir et la normalisation des comportements, et d’autre part humaniste, comme un moyen plus acceptable de rendre l’enfermement supportable. Le détenu engagé dans la pratique et/ou institutionnalisé par celle-ci est pris en charge d’autant plus subtilement qu’il prend part et adhère à cette plaisante et ludique occupation.

La politique sportive carcérale trouve dans ce contexte une profonde légitimité à s’instituer en Europe. Dès les années 1960, certains États font le pari de l’éducation physique et sportive comme l’un des outils potentiels au service de cette croyance, ajoutant aux pratiques dites sportives une véritable dimension éducative. « Elle passe effectivement, à partir du début du XXe siècle, d’une sorte de sanction inhérente à la peine à une pratique davantage sociale qui s’inspire peu à peu des modèles sociaux de référence dominants à l’extérieur des murs. Le passage d’une modalité de pratique à l’autre se concrétise peu à peu, dans les textes, par le choix des termes utilisés pour définir et organiser ces pratiques » (Sempé, 2007, p. 197).

Notons que la transformation des pratiques corporelles s’est opérée plus ou moins lentement et tardivement selon les États. Elle passe d’un simple exercice physique à vocation souvent disciplinaire et hygiéniste, organisé sommairement dans la cour de promenade, à une véritable culture physique et/ou, selon les États, à une éducation physique plus élaborée et organisée parfois quotidiennement, pour laisser place ensuite aux cultures sportives en référence aux modèles sociétaux dominants, donc en lien avec des réglementations, une logique de sport pour tous, d’ouverture, de volontariat et parfois même de performance. Ces évolutions terminologiques marquent non seulement un accroissement progressif de l’importance accordée aux pratiques sportives, mais révèlent simultanément une volonté de légitimation de ces pratiques au cours du temps. À partir de ce cheminement, le terme « sport » sera globalement utilisé pour qualifier et englober toutes les pratiques physiques tant récréatives que compétitives dans une majorité de pays. Le choix de l’emprunter dans cet ouvrage, en dépit des controverses scientifiques qu’il engage, relève donc de ce processus historique et d’un usage aujourd’hui généralisé et jugé significatif de ce terme en prison.

Les changements sur le terrain sont tout aussi éloquents, puisque les pratiques sportives en milieu carcéral vont progressivement s’organiser et se généraliser à l’ensemble des établissements et des États membres du Conseil de l’Europe. À des périodes, dans un ordre, avec des moyens et des rythmes très différents selon chacun d’eux, les programmes sportifs mis en œuvre en détention vont se structurer à travers plusieurs dimensions : une expansion vers un maximum d’établissements afin de toucher un plus large public ; une réglementation progressive au sein des différentes tutelles pénitentiaires ; un élargissement de l’offre par une diversification des formes de pratiques et des activités ; l’émergence d’un encadrement professionnel dédié au sein des établissements et parfois même l’institutionnalisation de formations spécifiques ; l’allocation de nouveaux moyens et enfin, plus récemment, une ouverture progressive vers le monde extérieur allant parfois jusqu’à proposer du sport en dehors de la prison. Autant de dimensions qui étayent l’hypothèse d’une plus grande porosité carcérale, elle-même servant à « détotaliser » la prison (Lemire, 1990, p. 79 et 144) et lui permettant de répondre à sa mission de réinsertion.

Un processus de « sportification » pénitentiaire (Courtine, 1980) s’est ainsi engagé dans les différents États paneuropéens depuis l’usage des exercices physiques comme outils proprement disciplinaires jusqu’au développement aujourd’hui d’une véritable ouverture par l’« offre » ou la culture sportive en prison. Ce processus ainsi que l’existence d’une réflexion paneuropéenne sont révélateurs en filigrane de la persistance d’une vision laudative et des fortes croyances dans les vertus et bienfaits supposés du sport.

Construit, reproduit puis naturalisé au cours de l’histoire du sport, le lien entre sport, éthique et vertus a depuis longtemps été objectivé par la littérature scientifique. Transportant au cours de cette histoire un ensemble de valeurs, associées à de multiples bienfaits, il a pu être pensé à la fois comme un espace prétendument préservé des dérives de nos sociétés, mais néanmoins confronté à l’expérience de ces dérives et notamment de leurs violences, et comme un remède miracle capable de les contenir, voire de les prévenir. Nombreux sont, face à ce constat, les travaux scientifiques qui ont exprimé l’importance de cultiver une vision circonstanciée d’un sport pouvant servir les deux fins. Nullement vertueux par essence, les sports, comme pratiques culturelles au sens large, sont à l’image de nos sociétés. Ils sont donc susceptibles d’intégrer autant qu’ils peuvent exclure, de prévenir les violences autant qu’ils peuvent les générer, d’améliorer les conditions physiques, psychiques ou sociales d’existence autant qu’ils peuvent les dégrader selon ce que l’on en fait (leur intensité, leur fréquence, les institutions et acteurs qui les développent, les moyens alloués, les conditions d’organisation, d’encadrement et de suivi, les objectifs politiques et pédagogiques fixés, les publics visés, les mesures d’adaptation et d’évaluation adoptées, etc.).

L’introduction du sport en prison, bien qu’analysée ici sous l’angle d’un progrès et dans une dimension positive, doit aussi être circonstanciée à la lumière des études et discours critiques11 portés sur l’institution pénitentiaire. À différents niveaux, ils s’accordent aujourd’hui encore à dénoncer les dysfonctionnements, l’inégalitarisme, voire l’échec d’une politique pénitentiaire faiblement pourvue et valorisée, donc à laquelle il conviendrait de prêter une attention et une réflexivité toujours plus grandes. Grâce à – mais aussi à la faveur de – l’humanisation des peines d’enfermement, ces différentes critiques ont conduit à une prise de conscience collective des réalités contestables et perfectibles de la question carcérale. Elles ont de surcroît contribué à placer la prison sous le feu des projecteurs médiatiques, la positionnant comme un sujet d’actualité récurrent et sensible. Il n’est donc pas surprenant que l’intérêt porté à cette question par les pouvoirs publics et, à travers les médias, par l’opinion commune, ait accentué un mouvement de balancier, susceptible de faire osciller les priorités de l’administration pénitentiaire entre la garde et la réinsertion des personnes condamnées, entre une conception coercitive ou normative (Lemire, ibid.), une philosophie défensive ou d’amendement (Combessie, 2003), une protective philosophy ou une social work philosophy (Ohlin, 1960). Les spécialistes s’accordent à voir dans ce mouvement la caractéristique principale et la complexité des politiques pénitentiaires.

En dépit de ce balancement entre des périodes de durcissement du régime pénitentiaire dans certains États, au rythme notamment des vagues successives de surpopulation et des élans réformateurs, le mouvement vers plus d’humanisation n’est cependant plus remis en cause. La réinsertion, comme objectif des politiques pénitentiaires dans lesquelles les sports s’inscrivent, est finalement inscrite dans les différents textes législatifs européens, au même titre que la mission historique de garde des personnes placées sous main de justice.

II. L’expansion carcérale : les populations pénales paneuropéennes

Le contexte actuel de surpopulation12 massive nous amène à réinterroger la place du sport au cœur d’une tendance à une pénalisation et à une incarcération plus généralisée des populations, notamment les plus précaires. Cette surpopulation serait la marque d’un changement de paradigme politique pénitentiaire, témoignant d’un mouvement de bascule opéré dans la plupart des pays postindustriels en faveur d’une sécurisation plutôt que d’une mission de réinsertion en prison.

De nombreux travaux sur l’univers carcéral s’accordent effectivement aujourd’hui à dénoncer l’emprisonnement comme une stratégie politique de régulation des sociétés capitalistes avancées (Wacquant, 1999 ; Nils, 2003). Ils évoquent à l’unisson l’effritement progressif de l’État providence « sous l’influence d’une intensification des pratiques de surveillance et d’incarcération » (Artières et Lascoumes, 2004, p. 24). Face à la disparition du salariat de masse, de nombreux systèmes répondent par la précarisation de l’emploi et l’abandon des protections sociales. Face à l’érosion de l’assistance et de l’encadrement public de la misère, d’autres répondent par le renforcement de la judiciarisation et le développement de l’industrie punitive. Devant l’effacement de l’État providence, d’autres encore répondent par la force et l’émergence d’un « État pénitence ». C’est dans un contexte politique général qui cède, sous prétexte de « prévention » de la violence et de la délinquance, à la tentation d’une politique dite de tolérance zéro que les États doivent combattre une tendance à l’enfermement massif de la misère.

Cette politique influence, depuis le milieu des années 1990, une majorité des décisions politiques pénales. Désormais visible dans tous les secteurs de la détention et fortement ressentie dans les établissements, elle conditionne les activités dites de réinsertion, qui cèdent souvent le pas à des priorités sécuritaires. Comment s’attacher à développer le sport et à investir dans cette activité quand simultanément le système carcéral est congestionné au point, par exemple, d’ajouter un troisième lit au sol dans une cellule de 9 m2 initialement prévue pour deux détenus ? Ces conditions sont d’autant plus problématiques qu’elles s’adressent à des populations particulièrement vulnérables à leur arrivée en détention. Notons toutefois que, d’après l’enquête du Conseil de l’Europe, « les prisons d’Europe ont réalisé certains progrès en termes de réduction du surpeuplement. Le surpeuplement carcéral diminue lentement en Europe depuis 2011, bien que la situation demeure problématique dans une administration pénitentiaire sur quatre, selon l’édition 2014 des Statistiques pénales annuelles du Conseil de l’Europe (SPACE) »13. Sensible à cette décroissance et aux méfaits de l’emprisonnement massif, le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe soutient les efforts pour en venir à bout et appliquer des mesures alternatives à l’emprisonnement. Il rappelle que « le surpeuplement entrave considérablement la réinsertion des délinquants et, par là même, les possibilités de mieux protéger la société contre la criminalité. Il peut également porter atteinte aux droits de l’homme. Je salue les progrès réalisés en termes de réduction de la surpopulation carcérale » (Thorbjørn Jagland, 2016)14.

III. Considérer le processus de désaffiliation sociale

L’étude de l’environnement carcéral ne peut, dans le contexte pénitentiaire actuel, se dispenser de questionner la fragilité de sa population. Cette vulnérabilité caractérise la vie dans des prisons qui rassemblent principalement une population décrite par la misère (Wacquant, 1999), la pauvreté et la désaffiliation (Marchetti, 1995, 1996). Ce constat porte sur l’ensemble des pays postindustriels, dont les détenus « proviennent massivement des fractions instables du prolétariat urbain » (Wacquant, 2004, p. 302-303).

En effet, nous trouvons dans les prisons européennes des individus ayant été le plus souvent déscolarisés au cours de leur jeunesse, vivant une situation professionnelle précaire et gérant des relations familiales désunies. « La prison, pour une grande part, n’est en effet que le dernier maillon d’une chaîne qui, d’échecs scolaires en précarités sociales, d’exclusions en discriminations, peut mener peu à peu aux illégalismes et à la délinquance » (Conseil économique et social, 2006, p. 15). La population carcérale, aussi hétérogène soit-elle sur le plan des trajectoires individuelles, rassemble les individus les plus défavorisés de nos sociétés.

La sociologie nous éclaire sur ces trajectoires de la misère en dénonçant les mécanismes qui prévalent et aboutissent à ces « situations marginales ». Ainsi est-il possible de mettre en évidence l’influence d’un « double processus de décrochage »15 : une situation professionnelle précaire et une fragilité des relations sociales. La conjonction des deux processus peut conduire à une situation de désaffiliation, voire à une exclusion, puisqu’ils sont accentués par l’enfermement.

Dans cette définition sociologique de l’intégration sociale, le processus d’intégration, dépendant de ces deux leviers, formerait ainsi une pente, ascendante ou à l’inverse descendante, au sein de laquelle Castel (1994, 1995) identifie trois zones : une zone d’intégration caractérisée par « un travail stable et une forte inscription relationnelle, qui vont souvent de pair », une zone de vulnérabilité définie par un travail précaire et une fragilité des soutiens relationnels, et enfin une zone de désaffiliation identifiée moins comme une rupture, contrairement à l’exclusion, que comme un parcours marqué par l’absence de travail et l’isolement relationnel. Précisément caractéristique de la vie en détention, cette double rupture professionnelle et relationnelle menacerait-elle le détenu d’une installation dans les marges de notre société ?