Sur un pont entre deux rives - Quyên Ngo-Dinh-Phü - E-Book

Sur un pont entre deux rives E-Book

Quyên Ngo-Dinh-Phü

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Beschreibung

Il quitte le Pays de Paimpol, en Bretagne, pour le Vietnam où il recherche ses origines paternelles.
Son père vietnamien, venu en tant que « tirailleur volontaire » en 1940 à l’âge de dix-sept ans, n’est jamais retourné dans son pays et a fondé sa famille en France. Ce père a transmis bien peu de choses à ses enfants, de son pays, de sa culture et surtout pas sa langue pour qu’ils aient toutes les chances de se fondre dans la société française post-coloniale.
C’est à l’automne de sa vie que cet Eurasien ressent l’appel de son autre pays et le besoin de trouver ses origines lointaines afin de pouvoir être enfin lui-même. Un parcours initiatique qui va le confronter à l’Histoire de ses deux pays.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Féru d’écriture et de photographie depuis sa jeunesse, Quyên Ngo-Dinh-Phü se réalise en tant que photo-reporter puis directeur d’agence photo, avant d’ouvrir sa galerie à Paimpol (22). C’est au cours d’un voyage au Vietnam en 2018 qu’il reprend la plume pour s’exprimer pleinement et écrire Sur un pont entre deux rives.

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Quyên Ngo-Dinh-Phü

Sur un pont entre deux rives

Roman

© Lys Bleu Éditions – Quyên Ngo-Dinh-Phü

ISBN : 979-10-377-3494-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Aux éditions du Coureur de grèves :

- Côte de lumières du Trégor-Goëlo (livre photo)

- Couleurs marines (livre photo)

- Balades en Pays de Paimpol sur les traces de Pierre Loti (guide)

- Et si je partais, avec la collaboration de Clotilde de Brito (recueil de poésies et photos N/B)

- Vietnam, le pays d'où je viens... (livre photo autobiographique)

1

Partir

Partir, ce mot cache bien des déchirures, des vies brisées, des promesses à venir, des lendemains à inventer… Partir pour fuir, se cacher, se protéger, pour rester vivant… Partir et revenir, souvent, parfois, jamais… Partir pour arriver… Arriver quelque part, arriver par hasard, se poser pour quelques heures, quelques jours, et puis rester… Partir, ce mot résume à lui seul bien des histoires, comme celles de ces Vietnamiens, de ces Eurasiens que l’on trouve un peu partout à travers le monde. Ils ne sont pas les seuls à s’être engagés sur le chemin de l’exil, mais les histoires de celles et ceux qu’il a rencontrés l’intéressent et le touchent. C’est aussi la sienne. Histoires, d’hommes, de femmes, d’enfants.

Destins tragiques dans l’Histoire croisée de la France et de l’Indochine. Le tonnerre de la guerre s’est tu, les rivières de sang se sont asséchées. Vietnam a retrouvé sa liberté, le pays s’est réconcilié.

Ceux qui sont partis, qui ont fui, et leurs descendants, souffrent. Ils ont, pour beaucoup, un bleu à l’âme, une fêlure invisible, une douleur indicible lovée au plus profond d’eux-mêmes.

Sa douleur.

Celle qu’il a cachée, qu’il a fini par oublier. Qui sans prévenir, lui est revenue. Fulgurante. Violente.

Douleur et drame du métissage qu’il a voulu ignorer.

Trop longtemps, comme d’autres, il a voulu vivre en reniant le métis qu’il est. Retrouver ses racines est pour lui, aujourd’hui, une question vitale.

Sa quête, il ne la fait pas seul.

Chargé des histoires, de ceux, de celles qu’il a rencontrés pour comprendre son mal et lui donner un nom, il a entrepris depuis plusieurs années, le long chemin du retour vers le pays de son père.

Sans eux, aurait-il eu le courage d’entamer cette quête ? Leurs histoires et la sienne ne font qu’une.

Aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle.

Ses bagages enregistrés, il franchit rapidement les différents points de contrôle permettant d’accéder à la zone de départ.

Deux heures d’attente avant d’embarquer et enfin, partir.

Dans l’avion qui le mène à Hanoï, il songe à ces voyages déjà faits au pays de son père. Ce père, aujourd’hui disparu, dont il ignore beaucoup de choses. Père secret, comme la plupart des Asiatiques, plein de pudeur, avec au fond des yeux ce grand vide de l’ailleurs, quand devenu vieux, il restait assis de longues heures au fond de son fauteuil.

Peut-être était-il tout simplement en voyage, là-bas au pays des rizières…

Ces mêmes rizières qu’il parcourt désormais plusieurs fois par an. Mais il ne lui sert à rien d’imaginer, ici, son père enfant.

Comment le pourrait-il ?

Il ne peut inventer les souvenirs de celui qui n’est plus.

Il lui reste à créer les siens.

1989, premier voyage.

Il y pense souvent, et se dit, avec le recul, qu’il a manqué de courage. Il aurait pu passer plus de temps avec cette famille retrouvée. À l’époque, il n’était pas préparé pour ce choc culturel et émotionnel. Il a préféré enfouir cela au plus profond de lui et se forcer à ne plus y penser, et vivre.

Trente ans ont passé, avant qu’il ne revienne aux pays de ses ancêtres.

Le temps de la maturité, du temps qui passe et comme l’eau de la rivière, nous coule entre les doigts sans que l’on puisse le rattraper.

Est venu le temps de faire face à celui qu’il est.

Homme à deux faces, comme la lune, reste à découvrir celle cachée dans l’ombre.

Travail difficile sur lui-même.

Accepter sa dualité française et vietnamienne n’est pas sans incidences dans sa vie. Lui qui avait tout mis en œuvre pour s’assimiler dans son pays de naissance, ose enfin se redresser.

Hanoï

Courte halte dans Hanoï la romantique.

Son ami Phuong l’attend au terminal de Noibai pour le conduire au centre-ville. Une habitude qu’ils ont prise quand il revient. Le temps d’un ca phé sua dà, pris au bord du Grand Lac Ouest, recouvert ce matin d’une légère brume, de s’échanger quelques nouvelles, les voilà repartis vers le centre de la capitale. Phuong, avec dextérité, le conduit à destination à travers le dédale des rues du vieux quartier des 36 corporations où la circulation des motos et des voitures laisse peu de place aux piétons.

Il aime Hanoï.

Il éprouve chaque fois le même plaisir quand il y revient. La ville a beau se moderniser, il y retrouve toujours cette ambiance si caractéristique, un mélange subtil d’un temps révolu et d’un monde nouveau qui laisse place aux souvenirs. Il s’y sent chez lui. Au fil de ses voyages, il a maintenant ses habitudes, ses points de repère. Au fond de l’impasse Ngo Huyen, à l’abri des fureurs de la ville, Maison d’Orient, son hôtel favori. À proximité, la cathédrale Saint-Joseph devant laquelle il passe souvent pour se rendre au lac Hoan Kiem. Il ne peut s’empêcher de penser à la pagode Dao Thien construite au 11e siècle, qui occupait cet espace. Les colons français l’ont rasée pour asseoir leur suprématie. Tout un pan de la mémoire de la ville disparu à jamais.

Ne subsiste rien, ni photo, ni gravure…

Elle n’a jamais existé.

En parcourant les quelques mètres qui le conduisent à Maison d’Orient, son autre « moi » renaît. Les volutes de viande grillée qui rôtissent au bord du trottoir, mêlées aux odeurs sucrées des ananas frais que les marchandes ambulantes épluchent titillent ses narines. Les fumets de phô et d’herbes aromatiques les supplantent bientôt. L’encens qui brûle sur l’autel des ancêtres au seuil de chaque maison, de chaque boutique, est la note dominante, tantôt légère ou entêtante.

Le soleil entre dans sa tête, la fatigue du voyage s’évanouit.

Il est de retour au pays.

2

Dong Hoi

Il a préféré prendre le train de jour plutôt qu’un vol intérieur.

Dix heures d’un long périple au rythme lent et chaotique du train de la Réunification. Aujourd’hui, ce dernier n’a plus le charme de celui emprunté lors de son premier voyage. Malgré tout, l’ambiance y est plus décontractée que dans le TGV. Certaines scènes cocasses s’y déroulent sans que cela surprenne les passagers. Un technicien chasse des voyageurs de leurs places et utilise leur banquette comme d’un escabeau pour atteindre la trappe au-dessus de la porte du wagon. À l’intérieur, il bricole une réparation de fortune pour réactiver la climatisation. Plus tard, des employés du train s’avachissent sur des banquettes libres pour faire la sieste.

D’autres provoquent une halte improvisée pour se saisir d’un chargement sur le quai d’une gare déserte.

Vietnam, c’est aussi pour cela qu’il l’aime.

Pour ces instants de vie hors des codes et conventions formatés de l’Occident.

Voyager en train pour découvrir le pays autrement, ce que l’avion ou la voiture ne permettent pas. La ligne de chemin de fer se joue des forêts, des marais, des montagnes. Le voyageur curieux peut se saisir d’informations non écrites dans les guides. Ces énormes cavités rondes dans les champs à l’approche de ne sont pas des affaissements de terrains liés à la géologie locale. Ce sont les stigmates des bombardements américains. Peu à peu, le temps fait son œuvre. Certains de ces cratères deviennent à peine visibles, mais cette terre meurtrie cache encore dans ses entrailles des engins mortels.

À l’arrivée, le train est presque ponctuel. En sortant de la gare, il trouve rapidement un taxi, vert. Il n’utilise que cette compagnie. Le prix à payer pour la course est indiqué au compteur. L’arnaque est peu fréquente. Avec le sentiment d’être un peu chez lui, il retrouve l’hôtel Au Lac et ses amis qui le dirigent. Ils l’attendent. Le taxi à peine arrêté, les voilà qui accourent pour l’aider à gravir les quelques marches qui mènent au hall de l’hôtel. Embrassades pudiques, accolades, vite son anglais laborieux lui fait défaut. Qu’à cela ne tienne, chacun sort son portable avec traducteur anglais-français ou français-vietnamien. Tous trois se comprennent et c’est une bière à la main qu’ils fêtent leurs retrouvailles.

Il aime l’ambiance de ce quartier de Dong Hoi. Non loin de la plage et du fleuve Nhât Lè qui se jette dans la mer de l’Est, cet endroit de la ville vit au rythme des marées. Le va-et-vient des bateaux de pêche lui rappelle son port breton.

Debout sur le balcon de sa chambre, il aspire goulûment l’air frais gonflé d’embruns. La fatigue du voyage s’estompe. Les conversations bruyantes s’échappant des maisons, de part et d’autre de l’hôtel, le font sourire.

Souvenir de son premier voyage, il imaginait, en entendant parler les Vietnamiens, qu’ils passaient la journée à s’invectiver ! Il n’avait pas saisi toute la subtilité des intonations nécessaires pour rendre tout dialogue compréhensible.

Les bateaux de pêche bleus, verts, aux bordures rouges, flancs contre flancs, en aval du pont Nhât Lè, attendent la prochaine marée, tandis que le fleuve mêle avec calme et force ses eaux à celles de la mer.

Bientôt 18 h, la nuit tombe.

Il rentre dans sa chambre et regarde ses valises toujours fermées. Une grande lassitude s’empare de lui.

Ce énième voyage, il l’a tant imaginé…

Aucun sentiment de joie, de bonheur, l’habite, juste qu’il sait se trouver à l’endroit où il a choisi de venir.

Cela le perturbe. Il devrait être gai, et puis rien. Rien d’autre qu’un grand vide.

Est-ce la fatigue ou bien le sentiment de s’être trompé de choix ?

De s’être trompé tout simplement…

Allongé sur son lit, il consulte son portable. Rien d’important. Il aurait aimé un message, preuve que l’on pense à lui, juste pour savoir s’il était bien arrivé. Le jetant sur le lit, il se lève, se déshabille et se glisse sous le jet tonifiant de la douche. Il éprouve un réel plaisir à sentir l’eau tiède ruisseler sur sa peau. Nu, dans la chambre, il ouvre sa valise rouge contenant ses vêtements, l’autre, la noire, contient une partie de son matériel photo, ses livres, quelques cartes et guides du Vietnam. Rouge et noir, comme les couleurs fondamentales de cette Asie d’influence chinoise.

Il opte pour des vêtements amples et légers achetés lors d’un précédent voyage au marché Ben Than à Ho-Chi-Minh. Il glisse une liasse de dongs dans l’une des poches de son pantalon, son téléphone dans l’autre et descend dans le hall de l’hôtel.

Quelques jeunes s’adonnent avec frénésie à une partie de billard américain.

Seule l’employée assure la permanence. D’un geste du menton, elle lui indique l’extérieur de l’hôtel. Il comprend et la remercie d’un signe de tête. Binh et Kien sont partis assurer le service dans leur pizzeria. À l’image de nombreux jeunes entrepreneurs Vietnamiens, ses amis ont soif de réussir rapidement. Ils assurent le fonctionnement de deux établissements. Une affaire de famille, qui rapportera à tous si le succès est au rendez-vous.

La faim commence à le tenailler, la soif également mais il n’a pas envie d’une pizza.

Debout sur le trottoir, il hésite encore…

Il descend le long du canal qui jouxte la rue et s’engouffre à quelques mètres de là dans une petite gargote où il se rendait lors de ses précédents séjours. Tous les jours et à tous les repas, une sorte de phô faite d’un mélange de viande, d’œuf, de crevettes ou de poisson et de nouilles de riz, est servie. Le tout est largement agrémenté d’herbes aromatiques. Ce savant assemblage est succulent, 30 000 dongs pour ce bol repas, environ 1,15 € !

Assis sur un petit tabouret en plastique, il est l’attention de tous les regards. Chacun comprend qu’il a ici ses habitudes, quand la serveuse, tout sourire et fière de l’avoir reconnu, lui apporte son bol sans qu’il n’ait rien demandé.

Dans la rue, le ballet des motos se fait plus intense. De nombreux jeunes se rendent vers le front de mer où les bars et restaurants sont animés jusque tard dans la nuit.

La salle est presque pleine, son bol bientôt vide. Il va s’en aller. Au Vietnam, les repas se prennent rapidement. Prendre vite des forces pour partir travailler, ou faire autre chose. S’attarder à table ne se fait que les jours de fête.

Il fait presque froid pour la région. Une fraîcheur empreinte d’humidité accompagne le léger souffle venu du large. Il ne faut pas s’y fier, s’il ne change pas au cours de la nuit, la journée de demain sera étouffante.

D’un pas hésitant, il parcourt quelques mètres puis s’arrête. Il ne sait où aller.

Il est partagé entre l’envie de rejoindre sa chambre pour s’allonger et celle d’aller faire quelques pas, tout en sachant qu’avec la fatigue du voyage il aura du mal à s’endormir. Il choisit sans grande conviction d’aller prendre le pouls du quartier. Remontant le canal, il rejoint la rue Nguyên Du qui longe le fleuve, puis prend la direction du pont Nhât Lè, tournant ainsi le dos à la mer.

Parvenu au milieu du parc qui longe le fleuve, l’esprit apaisé, il s’assied sur un banc.

Son attention est attirée un instant par le scintillement alterné des guirlandes lumineuses de différentes couleurs qui décorent le pont. Sur le banc à sa droite, un jeune couple flirte avec pudeur. À sa gauche, une bande de garçons bruyants essaie de se faire remarquer des filles qui vont et viennent sur la promenade. Sans succès, ils s’en vont vers d’autres lieux. Le silence reprend ses droits. Seuls, les grondements d’une moto et quelques coups de klaxon, par instant, viennent rompre la quiétude de cette nuit.

Il est enfin de retour, et éprouve maintenant le plaisir d’être là.

Des effluves épicés et sucrés lui parviennent depuis les échoppes ambulantes situées de l’autre côté du parc, en bordure de l’avenue. Il se laisserait bien tenter, mais il reste scotché sur son banc, le regard fixé sur l’onde noire et scintillante, ignorant les quelques bateaux qui descendent le fleuve.

Peu à peu, son esprit s’échappe au-delà de l’horizon, au-delà des mers.

Au-delà des mers

Un petit village de campagne, quelque part en Île-de-France. C’est ici qu’il fit face pour la première fois à sa différence.

Dans la cour de l’école, le jour de la rentrée en CM2, deux gamins s’approchèrent de lui en se tirant les yeux : « chinetoc ! » et partirent en raillant. Il resta éberlué, qu’est-ce que cela voulait bien dire ?

À l’école, instituteurs et institutrices ne le nommaient que par son prénom, évitant souvent de dire son nom. Il savait que la prononciation de son patronyme semblait compliquée pour beaucoup. Il percevait cette différence qui, à priori, ne portait pas à conséquence.

Mais pourquoi ces gestes et pourquoi chinetoc ?

De retour à la maison, il se regarde dans le miroir de la salle de bain et tire sur ses paupières. Rien ne lui paraît étrange. Cela ressemble à une grimace. Dans la chambre de ses parents, il regarde la photo de son grand-père paternel. Elle l’impressionne toujours. Ce vieillard sérieux en robe noire, sur un pantalon de même couleur et d’un étrange chapeau assorti, avec sa barbe blanche en pointe est différent de lui.

Normal, c’est son grand-père vietnamien ! Prenant délicatement la photo il la pose à côté de celle de ses parents. Il cherche des ressemblances, des différences entre son père et son grand-père, en vain. Soudain, il ouvre l’armoire et sort un petit miroir. Revenu près des photos, il le place près d’elles et compare le reflet de son visage aux portraits de ses parents et de son grand-père. Après quelques instants d’observation, il prend conscience pour la première fois qu’il est peut-être différent de ses copains d’école.

Pourquoi chinetoc ?

Il est né en France.

Son père est vietnamien, jamais il n’a entendu personne le traiter ainsi. Dans sa tête de gamin, quelque chose est en train de germer. C’est la première fois qu’il entend ce mot. De la façon dont ces deux gamins l’ont prononcé, ce doit être une insulte ou quelque chose de semblable.

Ce qu’il ne parvient pas à comprendre, c’est pourquoi ?

Il se doute bien que ce mot doit avoir une relation avec les Chinois. Il n’en a jamais vu, à part des photos ou dessins dans son encyclopédie de l’Asie. Il se torture l’esprit maisne trouve pas deréponse.

Celle-ci lui est donnée peu de temps après, quand de nouveaux enfants arrivent à l’école. Une bonne partie des élèves se groupent autour d’eux en leur disant d’aller se laver les pieds, que leurs pieds sont noirs, sales. Rentré chez lui il raconte cela à sa mère qui lui explique : « ces enfants et leurs parents reviennent d’Algérie et on les surnomme “pieds noirs”. Le comportement des gamins dans la cour de récréation est de la méchanceté, c’est du racisme».

Mais qu’est-ce que c’est le racisme ?

« Maman, c’est quoi le racisme ? »

« C’est comme pendant la guerre. Les Allemands n’aimaient pas les juifs et leurfaisaient du mal, ou c’est quand les gens chassent les bohémiens qui passent quelques fois dans le village. C’est quand on n’aime pas quelqu’un qui est différent », lui dit-elle.

Timidement, il demande à sa mère ce qu’il en est des chinetocs. Il n’a pas osé lui en parler lors de l’incident. Surprise, elle lui demande si on l’a traité ainsi ? Il voit de la colère dans ses yeux. Il ne doit pas se laisser insulter et le signaler aux maîtres d’école.

Il venait de subir sa première injure raciste qui ne serait pas la dernière.

Il en a tiré une leçon. S’il affiche sa différence, cela pourrait lui compliquer la vie. Il choisit de se rendre invisible pour ne pas attirer l’attention des autres.

Quelques années ont passé, sa famille part s’établir en Belgique, pour la durée d’un contrat que doit effectuer son père.

À son retour en France, c’est au collège qu’il perçoit de nouveau sa différence.

Les professeurs l’appellent en prononçant seulement le début de son nom. Trop compliqué pour le reste ! Puis c’est au tour de son prénom (vietnamien) d’être écorché.

Malaise, trouble, sans savoir pourquoi, il se sent coupable.

Pour essayer de gommer sa différence, à la rentrée suivante, il prend son prénomfrançais comme prénom principal. Il va même à devancer certaines situations en demandant qu’on le nomme seulement par son prénomfrançais.

La vie scolaire lui devient plus facile, en apparence seulement.

De temps en temps, pour paraître drôles, certains l’appellent du nom de la célèbre bataille perdue en Indochine par les Français : Dien Bien Phu.

Cette différence qu’il souhaite cacher le plus possible, transparaît parfois sans qu’il s’en rende compte.

Il le comprendra plus tard. Beaucoup plus tard.

À sa majorité, vingt et ans, il doit choisir.

Être : Français ou Vietnamien.

Le Vietnam lui est inconnu.

Par défi, il est tenté de choisir cette option. Mais il est, et restera français.

Non par conviction profonde, mais pour donner une réponse adaptée àce qu’il subit régulièrement. Au fond de lui, quelque chose lui dit que ce choix est contre nature. Il donne la réponse qui lui permettra peut-être d’avoir une vie ordinaire et de passer inaperçu dans son pays denaissance.

Il se rend vite compte que cette option n’a en rien modifié le regard des autres à son égard. Pas tous les autres, juste ceux assez nombreux pour lui gâcher la vie.

Son urgence : devenir transparent.

Mauvaise idée, plus le temps passe, plus ses traits asiatiques s’accentuent. Le racisme à son égard n’est jamais violent physiquement. Des réflexions stupides, comme des aiguillons pour lui faire sentir qu’il n’est pas comme eux. Ces « bons mots » dits par des proches, des copains, des relations professionnelles : « salut le jaune », « salut le viet’ » ou encore son nom écorché à dessein.

Il feint de ne pas y prêter attention.

En sourire, même en rire avec eux.

Il sauve la face en apparence, mais la blessure demeure vive, ne se refermant jamais.

C’est en Bretagne, où il s’est fixé il y a quelques années, qu’il reprend et assume son identité. Les gens du pays lui demandant pourquoi il cachait ses origines.

À la manière de ces pierres levées vers le ciel, ces paroles furent une force qui lui ont donné le courage de se redresser.

Sa face cachée est devenue visible, au point de faire un second voyage vers le pays de son père.

Voyage qui a transformé sa vie.

Son dernier voyage, l’an passé, l’avait conduit, pour la seconde fois, à Dong Hoi. Située à cinq cents kilomètres au sud d’Hanoï, la ville lui avait plu lors de sa première halte deux ans auparavant. Cette fois encore, il y était resté trop peu de temps pour confirmer cette impression.

Aujourd’hui, il avait choisi d’y revenir plus longuement.

La rupture

Au début, elle était d’accord qu’il se rende au Vietnam une ou deux fois par an. Elle l’a même accompagné lors du second voyage, a aimé le pays. Elle avait compris sa quête d’identité. Au fil du temps, elle trouvait que cela devenait obsessionnel et lui avait conseillé de se faire aider. Lui ne se sentait pas malade. Il ressentait ce mal du pays et savait ce que cela voulait dire.

Il devait y répondre.

Il fallait lui laisser du temps. Obstiné, il devait aller au bout de sa quête pour guérir.

Il lui fallait ouvrir toutes les portes encore fermées qui se dressaient devant lui. C’était une question essentielle pour ne pas sombrer.

Il ne pouvait plus vivre en n’étant paslui-même.

Il avait conscience de l’hiver qui pénétrait dans sonfoyer.

Sans bruit, ils s’étaient séparés, sans joie, sans tristesse. Une page se tournait. Lui restait tourmenté, et elle ne savait que faire de cette liberté retrouvée après tant d’années passées ensemble…

Ses séjours, là-bas, se prolongeaient de plus en plus.

Il parcourait le pays en tous sens, voulant rattraper le temps. Les rencontres qu’il y faisait étaient le point d’orgue de ses voyages. Si la maîtrise de la langue lui faisait défaut, avec celle du cœur, il a pu nouer rapidement des amitiés solides. Mais cela ne le satisfaisait pas. Il ne parvenait pas à se fixer quelque part.

Il devait trouver une nouvelle voie pour peut-être entrevoir une certaine quiétude et atteindre son but.

Au fil des séjours, s’il déchiffrait les codes permettant de comprendre cette société complexe et pleine de paradoxes, il n’en demeurait pas moins un touriste.

Bien souvent, il s’était dit qu’il se poserait ici ou là, mais à chaque fois le courage lui avait manqué. Pas encore armé pour supporter les regards forcément curieux des gens de l’endroit où il choisirait de se poser.

Cette appréhension du regard des autres le ramenait sans cesse aux vexations qu’il avait subies. Il ne voudrait pas que cela recommence ici. Sinon, quelle solution lui resterait-il ?

Ce doute est encore bien présent dans son esprit.

Ses yeux suivent le fil de l’eau. Ruban d’argent qui scintille sous la pleine lune et l’emporte à contre-courant.

En apparence, tout lui a été facile. Quelques accrocs au travail, des problèmes du quotidien, les enfants qui grandissent et la difficulté d’être parents d’ados. Une vie à deux, partagée depuis si longtemps, qu’elle se met parfois en pilotage automatique.

Une vie ordinaire de citoyen français moyen, ce qu’il souhaitait.

De temps à autre, pourtant, il y avait comme une légère douleur dans sa tête qui venaitle contrarier. S’ensuivait alors une période brève où il ne se sentait pas bien. Étranger à ce qui l’entourait, il devenait fragile comme l’équilibriste sur sonfil.

Lors de ses premiers voyages, il comprend cette différence qu’il éprouve et qui se traduit par des attitudes incompréhensibles pour son entourage.

Dans le regard, l’attitude des Vietnamiens, selon certaines situations, il perçoit, devine, des comportements semblables aux siens. Il s’y reconnaît. Il se reconnaît.

Des petits riens, une façon de répondre, d’agir, de se comporter.

Quelque chose d’indéfinissable qui le rend un peu hors norme en France. Cela, plus le racisme dont il est l’objet, participe à sa douleur d’être.

Sa double identité assumée, depuis son installation en Bretagne, lui permet de répondre et de contrer les allusions racistes. Elle lui donne plus de force et tel un bouclier, le protège. Il ne laisse plus les mauvaises paroles le toucher, il s’en sert pour se défendre. Sentiment confus malgré tout.

Français de naissance, il n’a reçu aucun enseignement vietnamien. Il n’a rien d’autre, de ce pays, que sa peau et son nom.

Sa mère française n’a jamais incité son père à leur transmettre la moindre bribe desa langue natale. Il ignore si son père avait nourri cette envie ou s’il préférait qu’ils soient justefrançais.

Tardivement, il comprend que son assimilation l’a obligé à se renier en tant qu’individu. Il en éprouve de la culpabilité, du remords.

Il aurait dû se montrer plus fort. Mais que peut un gamin de dix ans, un ado de vingtans contre une société, un état ?

Aujourd’hui, il est comme une rivière entre ses deux rives. Les deux lui sontnécessaires. La France où il a bâti sa vie et le Vietnam quil’appelle.

La prise de conscience de son métissage et de son acceptation ne s’est pas faite sans dommages dans son quotidien.

Ses habits, son univers lui sont devenus trop étroits.

Impossible de vivre seulement en France.

Il lui faut aussi être au Vietnam pour ne pas devenir fou.

Rencontre paranormale

Dans le vague de ses pensées, une image se fixe dans ses yeux, un peu irréelle.

Surgi de nulle part, un vieil homme est devant lui.

Vêtu d’un pyjama blanc de cotonnade légère à rayures bleues, pieds nus dans ses tongs en plastique jaune, la tête légèrement penchée vers lui, il le regarde d’un air bienveillant qui l’hypnotise. Bien que proche d’un lampadaire, son visage demeure dans l’ombre et ses yeux au regard intense, émettent une lueur vive qui le transperce et vers laquelle il se sent aspiré. Sensation étrange, il se sent comme soulevé de son banc et soudain, se met à pleurer. Un flot de larmes ininterrompu. Des larmes silencieuses, généreuses, qui semblentvouloir sortir de son corps pour rejoindre le fleuve NhatLe.

Tout vacille.

Un enfant joue et court au bord d’une rivière. Il crie en faisant des moulinets avec les bras. Sur un muret qui sépare les rizières, un homme lui répond. Les silhouettes oscillent, disparaissent. Récréation dans une cour d’école, un gamin qui lui ressemble pleure, des gamins lui ont chipé sa casquette… Il fait noir. Une lueur au loin tremblote, il court vers elle, son cœur s’emballe. Dans la lueur blanche, une silhouette se dessine. Papa !

L’air lui manque.

Sa vue est troublée par les larmes, il grelotte comme s’il avait froid. Il est en nage. Peu à peu, il revient à la réalité.

Le vieil homme est toujours devant lui et le regarde pleurer. Muet, immobile, impassible. Puis lentement, il s’approche. Murmure quelque chose d’incompréhensible à son oreille, pose sa main droite sur sa tête, puis s’en va tranquillement, sans se retourner.

Tout cela n’a duré que peu de temps. Il voudrait se lever, le rejoindre, il ne le peut pas. Son corps semble si lourd et ne faire qu’un avec ce banc malgré la légèreté qu’il ressent dans tout son corps. Impression étrange, il observe avec distance ce qui se passe,comme s’il regardait unfilm.

Des jeunes flirtent dans la pénombre, sur les bancs à l’abri de la lumière des lampadaires. Plus loin, des familles sont installées pour un pique-nique et profitent de la fraîcheur de la soirée. Des promeneurs vont et viennent devant lui, de tous âges, seuls, en couple, en famille, entre amis. Éclats de voix, rires dans la nuit, musique échappée des cafés bordant l’avenue, sirène des bateaux allant vers la mer. Il entend tout, voit tout, sans être présent, lui semble-t-il.

Peu à peu, il reprend ses esprits.

Il a l’impression de sortir d’un long sommeil. Un rapide coup d’œil à sa montre lui indique qu’il n’en est rien. Le temps semble immobile. Il frissonne, un air frais vient de la mer.

Avec précaution il se lève du banc, esquisse quelques pas avec difficulté. Ses pieds sont engourdis. Après une dizaine de mètres, il ressent enfin le contact dur du sol sous ses semelles. Il rejoint la rambarde qui court le long du fleuve, s’y accoude, l’esprit encore embué.

Étrange soirée, le regard magnétique de cet homme l’habite encore. Il ne comprend pas ce qui s’est passé, expérience étrange, agréable et déstabilisante. Il vient à douter de cette rencontre, mais l’état dans lequel il se trouve le ramène à la réalité. Jamais il n’a ressenti une telle quiétude, ne s’est senti aussi bien. Une sorte d’état second l’envahit, comme une paix intérieure…

Il reprend sa marche à pas lents, l’esprit léger.

Il se dirige vers son hôtel. La fatigue se fait sentir. Sur ses lèvres se dessine un large sourire. Il est libéré de ce poids qui le paralysait.

Il est au Vietnam.

Il va y rester.

Combien de temps ?

Peu importe ! Son visa lui permet d’attendre quelques mois l’avion du retour. Il vient d’ouvrir la porte qui va peut-être le mener vers son destin.

Heureux comme un enfant, il pénètre dans le hall de l’hôtel. Des clients disputent une partie de billard en buvant des bières et ne lui prêtent guère attention. Les joueurs se succéderont jusque tard dans la soirée. La jeune femme de permanence lui tend sa clé et le regarde en souriant. Il bafouille quelques mots et grimpe presque en courant l’escalier jusqu’au deuxième étage où se trouve sa chambre.

Sans allumer, il se jette sur son lit dans un état d’hébétude.

Tout se mêle.

Excitation due à la décision qu’il vient de prendre, fatigue du voyage et toujours le regard de cet homme qu’il continue de sentir sur lui avec cette impression d’avoir été l’objet d’un phénomène paranormal.

La passerelle

Chant d’un coq.

En sursaut il se réveille, étonné de se trouver habillé. Le cadran digital de sa montre indique 4 h 25. Début de la journée pour les Vietnamiens, encore un peu trop tôt pour lui. Il hésite à se lever, reste étendu sur son lit, écoutant les coqs qui se répondent, bientôt rejoints par les aboiements d’un chien.

Les coqs sont partout, à la campagne comme en ville, jusque dans les étages des hôtels. Élevés, choyés pour des combats officiellement interdits, mais la tradition est tenace. Son attention tout entière à ce concert matinal se reporte peu à peu sur l’univers de sa chambre. Par la fenêtre dont il n’a pas fermé le rideau, il devine la lumière blafarde qui précède le lever du soleil. Il se redresse, balaie du regard l’espace de la pièce. Sa valise rouge est comme un coquillage ouvert et la noire toujours fermée. Il finit par se lever, laisse tomber ses vêtements sur le sol de la chambre et se glisse sous la douche.

Après s’être rasé et habillé, il range ses vêtements et son matériel photographique. Il ouvre son ordinateur, branche les enceintes, tapote sur le clavier. La Sonate n° 14 en do dièse mineur de Beethoven se répand dans la pièce. Il reste debout, écoute les premières mesures, yeux fermés. Il adore ce morceau qui l’accompagne souvent quand il travaille. Son intérêt pour la musique s’est révélé tardivement. Il n’est pas un mélomane averti, il aime ou pas. Très souvent, il ne connaît pas le nom des morceaux ni celui de l’auteur, l’essentiel est l’émotion ressentie.

Le piano, sans très bien savoir pourquoi, est un instrument qui l’attire. Il aime le graphisme, la structure de cet instrument et les sons qu’il peut révéler. Quand il lui arrive de se rendre à un concert, il est hypnotisé par le jeu des doigts qui dansent d’une toucheà l’autre. La force déployée ou la retenue nécessaire pour tempérer la fougue d’un morceau lefascine.

Il fait souvent référence à la musique dans les stages photo qu’il anime. L’harmonie est essentielle dans toute chose. C’est elle qui participe au sens que l’on donne à ce que l’on crée, à ce que l’on vit. Une photographie est le résultat de l’alchimie du cadrage, de la lumière, du sujet photographié et de ce que l’on ressent au plus profond de soi. C’est ce savant dosage qui permet d’obtenir le bon cliché. Seule la sincérité extrême ressentie face au sujet que l’on désire capturer permet d’atteindre le but ultime de la photo parfaite.

Il empile ses vêtements sur l’étagère de l’armoire, accroche sa veste et son pantalon aux cintres de la penderie. Il pose les cadeaux apportés pour ses amis sur la table basse, près de la fenêtre du balcon. Il ouvre sa valise noire, place les quelques livres et cartes qu’il a rapportés sur un coin du bureau. Il met en évidence sur le dessus de la pile, son petit guide, aux pages écornées, des expressions usuelles au Vietnam.

Il s’apprête à ranger son matériel photo quand il se fige au milieu de la chambre. Sans force, il se laisse choir dans l’un des fauteuils.

Il respire lentement, avec peine, comme si le temps allait s’arrêter.

Son esprit est ailleurs.

Il repense à ce qu’il a vécu la veille au soir.

Il ne croit à rien, se moque même parfois de ce qu’il nomme supercheries religieuses. Mais ce qu’il a vécu la veille est pour lui une interrogation sans réponse, un troublesans nom dans son esprit déjàconfus.

Combien de temps allait-il rester ici ? Il ne le sait pas.

Pour se rassurer, il se raccroche à des contingences pratiques. Il préviendra ses voisins de son séjour prolongé pour qu’ils prennent soin de sa maison.

Là-bas, personne ne l’attend.

Ses enfants vivent loin de chez lui. Il communique de temps en temps avec eux par WhatsApp ou Messenger.

Depuis leur séparation, il ne voyait plus grand monde, n’en avait pas le temps. Quand il revenait de ses périples, il lui fallait plusieurs journées de travail avant que le jardin ne ressemble plus à une jungle, et que la maison redevienne avenante. Sa priorité était, à chaque retour, le tri, la sauvegarde, l’indexation des photos, bien qu’il ait déjà effectué une bonne partie du travail en cours de voyage.

Il n’avait aucun projet précis concernant les clichés qu’il ramenait. Il prenait la précaution de les sauvegarder sur différents disques durs. Dans un autre temps, il aurait été impatient de les voir publiés pour un article, un livre. Aujourd’hui, il ne cherche plus à diffuser ses photos en dehors des expositions qu’il réalise de temps à autre. Il se fie à son instinct. Il y aura bien un projet qui se présentera à lui.

Les temps changent, le bonhomme aussi.

Rester maître de son temps et de sa liberté est maintenant sa devise.

Au fil du temps et des voyages, sa moisson photographique se fait plus rare, plus exigeante. Il est de plus en plus sélectif, ne conservant que les photos qui entrent en résonance avec ce qu’il a vécu d’important.

Au prix d’un gros effort, il se ressaisit et place l’ensemble de son matériel sur les étagères de l’armoire.

Maintenant, le soleil inonde sa chambre, la chaleur devient insupportable. Le mois de mai annonce la saison chaude et humide, mais les pluies qui l’accompagnent tardent à venir. La terre a soif.

La sensation de faim le ramène à des préoccupations plus immédiates.

Il se rend dans son boui-boui favori. S’attablant à l’une des nombreuses tables basses en plastique bleu, il reconnaît quelques visages. On le salue d’un signe de tête en guise de bienvenue. La patronne, souriante, lui apporte déjà son bol bien rempli et fumant. Il ira prendre un café de l’autre côté du quai, au S’Café. L’endroit est agréable, la clientèle varie selon les heures et permet de nombreuses rencontres. Il a sympathisé avec le jeune couple qui dirige l’établissement, ce qui élargit son champ social dans le quartier.

Sur le chemin du retour, perdu dans ses pensées, il s’avance sur la passerelle qui enjambe le canal quand il manque de heurter une jeune femme. Tous deux se sont arrêtés à quelques centimètres l’un de l’autre. Le premier moment de surprise passé, bafouillant une excuse dans un sourire, ils s’éloignent chacun de leur côté.Après quelques pas, il se retourne vers la silhouette qui se dirige en direction du fleuve. Trop loin déjà, ilne distingue plus qu’une forme longiligne en chemise claire et jean noir. Il ne saurait la reconnaître.

Cette rencontre fugace lui fait songer à May Phuong.

Il garde d’elle le souvenir d’une jeune femme élancée, aux traits fins, aux yeux vifs, aux lèvres toujours ouvertes sur un grand sourire et aux longs cheveux noirs. Voilà longtemps qu’il ne l’a pas revue.

Lors de leur deuxième rencontre, elle lui avait, avec pudeur, raconté une partie de son histoire.

Comme lui, elle est née en France.

Loan

Après la guerre d’indépendance de l’Indochine, à la suite des accords de Genève de juillet 1954, de nombreux Indochinois, de nationalité française, débarquèrent à Marseille.