Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Perdre le contrôle dans une tempête infinie. Sombrer dans des profondeurs abyssales. S'abîmer jusqu'à s'anéantir. Tombe la pluie est une histoire obscure, abordant la toxicité sous diverses formes ainsi que l'importance de nos choix.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 234
Veröffentlichungsjahr: 2024
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Laura Saint-Aubin, trente ans, vit en Provence, en France. Elle est également l’auteure de Sans un bruit, son premier ouvrage publié en auto-édition en 2023.
À Victor, dont le contact m’a fait prendre conscience de l’importance de nos choix.
À Rosie, pour l’avoir renforcé. Désormais, c’est le moment de transmettre.
You’ve lost your key and cannot leave
I’ll play with you and make believe
I’ll keep you safe with all my power
I will build you a tower, Avatar
Something about you is soft like an angel
And something inside you is violence and danger
I knew from the moment we met, you are a
dangerous thing (…)
I keep on losing feathers, I keep forgetting
There's no love in the end
No love in the end, Aurora
Wake up,
Grab a brush and put a little makeup
Hide the scars to fade away the shakeup
(…)
I don’t think you trust
In my self righteous suicide
I cry when angels deserve to die, System of a
down
Prologue
Fantômes
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Vampires
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Lupus
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Potion
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
L’amour à mort
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Epilogue
Prologue
22H00. Samedi soir c’est rencard.
L’odeur du bois brûlant dans la cheminée.
Le crépitement constant des bûches consumées.
Eclairage à la bougie, en tête à tête.
Fumée de cigarette.
Vin rouge à la main, la vision de trente-six chandelles.
Un goût âpre dans la bouche, du velours sous les doigts.
Un silence assourdissant.
Lâcher prise, maintenant.
Des tâches de vin sur le sol, resteront à jamais.
Verre brisé, vie brisée.
Ce soir c’est le grand soir.
1
- Ainsi vous voici propriétaire de la maison. Félicitations.
- Félicitations ? Non mais vous plaisantez ?
- Hum…Veuillez signer en bas du feuillet, je vous prie.
Elle le fit, sans ajouter un mot.
De retour chez elle - oui c’était chez elle. A elle désormais - elle n’en revenait pas. Que la maison familiale lui appartienne à présent, elle s’en fichait bien pas mal. Elle ne comprenait pas, elle ne voulait pas comprendre. C’était au dessus de ses forces. Ils n’étaient plus.
Elle était là, vautrée dans le vieux fauteuil de velours de son père, une énorme et très confortable antiquité de couleur vert bouteille. Elle avait toujours partagé l’idée de son père que cet imposant fauteuil démodé était en quelque sorte la pièce maîtresse de leur grand salon.
Elle le revoyait installé dedans durant ces nombreuses années, qui lui paraissaient une éternité - une éternité qui durerait toujours - lisant le journal, fumant sa pipe, son visage à demi éclairé par les flammes dansantes de la cheminée. Des traits durs, autoritaires, dominateurs… A cette pensée, un frisson lui parcouru l’échine.
Maintenant il n’y avait plus qu’elle pour s’y assoir dedans. Elle s’y lovait, s’y réfugiait. Il avait le pouvoir de la rassurer un peu, de la réconforter, comme un bon gros nounours. Il représentait, pour elle, une sorte de repère matériel, physique et mental. Et elle s’accrochait fermement à ces repères.
Elle n’avait pas pris le temps de se déshabiller, elle s’y était simplement jetée avec sa grosse parka kaki et son sac bandoulière, la lettre du notaire encore à la main. Tout ça c’était trop dur.
Le déclin de ses deux parents, la maladie, les hôpitaux, leur mort quasi simultanée , l’organisation des obsèques, les affaires à régler et maintenant le notaire… C’était trop.
Ce faux air triste et compatissant que les gens prennent avec vous, c’était à vomir. La culpabilité dont on essaie de vous charger si vous ne choisissez pas le cercueil haut de gamme, celui en chêne massif premier choix et habillage en velours… Et puis il n’était question que d’argent, l’argent, toujours l’argent… Aucun enfant ne devrait avoir à vivre cela et encore moins seul.
Personne. Il n’y avait eu personne aux enterrements. Personne, sauf elle. Et le personnel des services funéraires.
Des larmes coulaient sur ses joues, mouillant la fausse fourrure de sa parka, dégoulinant et lui collant au cou. Sans importance. Plus rien n’avait d’importance.
Elle leva les yeux sur les deux cadres au style baroque, posés sur le manteau de la cheminée poussiéreux ; les portraits en noir et blanc de son père et de sa mère, avant qu’ils ne se marient. Ces photos l’avaient toujours impressionnée, voire mises mal à l’aise. Le grain était très joli, le noir bien profond et le blanc presque argenté. Le contraste était saisissant, mais elles dégageaient un stoïcisme prononcé. Pas un sourire. Leurs traits étaient tirés et sérieux. Terriblement sérieux vu leur si jeune âge. Leurs yeux semblaient vous regarder bien en face, vous fixer, vous pénétrer… Si froids…
Elle ne les avait évidemment pas connus à cet âge là, étant née quelques années plus tard, mais elle avait toujours pensé que les portraits les représentaient bien, et qu'ils n’avaient probablement jamais changés avec le temps.
Trônants en hauteur, ils semblaient la surveiller. Elle pouvait les entendre lui dire « Ne fais pas de bêtises. Sois sage. Ne bouge pas. Reste là. Tais-toi. »
Son regard alla se poser juste à côté, sur l’horloge dorée enfermée dans une cloche de verre. Elle s’était arrêtée. Depuis quand ? Elle n’aurait su le dire. Depuis un certain temps… Le dernier enterrement - celui de son père - avait eu lieu trois mois auparavant. Trois mois déjà, et pourtant…
Que restait-il à présent ? Plus rien. Rien sauf, des fantômes. Une vivante parmi les morts.
Elle se leva enfin et alla jusqu’au placard à spiritueux de son père. Elle n’avait jamais bu de toute sa vie, pas même à l’adolescence. Très sage, excessivement raisonnable pour son âge, elle avait été une gentille petite fille obéissante, soucieuse de faire plaisir à ses parents.
De toute manière, avec qui aurait-elle pu boire de l’alcool ? Il n’y avait jamais eu personne dans sa vie. Personne, à part eux et Wendy… A l’évocation dans son esprit de Wendy, son corps entier se mit à frissonner. Non, ne pas y penser.
Elle chassa immédiatement cette pensée, s’alluma une cigarette et se versa un verre d’un liquide incolore qui sentait un peu comme certains produits ménagers. Non, plutôt l’alcool médical chez la pédiatre. Oui, c’était cela. Une odeur forte et prenante à chaque visite, quasiment irrespirable. La chair de poule lui fit dresser les poils de ses avant-bras.
Est-ce que ce truc était buvable ? Ne risquait-elle pas de s’empoisonner ? Comme on le lui avait appris, elle lut l’étiquette bleue de la bouteille. « Vodka, 40° ».
Elle porta le verre à ses lèvres et en but une petite gorgée d’abord. Le goût était atroce et la gorge lui brûla instantanément. Elle respira profondément et avala une autre goulée. La même sensation inflammatoire envahit sa trachée. Elle s’imagina être un dragon crachant du feu. Cette image la fit partir d’un fou rire hystérique et elle vida le contenu de son verre.
2
Elle se réveilla le lendemain midi, dans sa chambre de toujours, aux murs peints en rose bonbon. De travers dans son lit une place d’enfant - où elle était désormais un peu à l’étroit -, à la parure de draps des princesses Disney, entourée par de grosses peluches râpées.
Elle ne se souvenait pas comment elle avait fait pour atterrir ici. Elle fouilla dans ses derniers souvenirs, les plus frais, et elle se vit dans le fauteuil de son père, au milieu du salon.
Une chose dont elle était certaine, c’était qu’elle avait la bouche terriblement pâteuse et ses yeux ne parvenaient toujours pas à s’accommoder à la lumière. Elle se redressa, enfila ses chaussons lapin et d’un coup, une irrépressible envie de vomir la fit courir jusqu’aux toilettes. Tout cet alcool… ce n’était vraiment pas une bonne idée.
Hier soir, après son verre de vodka, elle s’était sentie mieux, un peu plus « capable » d’affronter les choses en face, de voir la réalité comme elle l’était. Ragaillardie par ce sentiment, elle était retournée au placard à alcools se servir un autre verre, cette fois de Tequila, - pour la science -, puis un autre de Pastis - quel goût effroyable ! - et enfin elle était descendue à la cave chercher une bouteille de vin rouge.
Le vin ; voilà qui était le pêché mignon de son père, avec le tabac. Il ne faisait pas un seul repas sans vin et il en stockait toujours beaucoup d’avance. D’ailleurs, elle ne se souvenait pas l’avoir déjà vu boire de l’eau. Ce souvenir la fit tressaillir.
La cave était farcie de bouteilles. Des casiers fabriqués se tenaient dans tous les coins, les placards de vieux meubles, dont on ne voulait plus vraiment mais que l’on gardait au cas où, étaient plein à craquer. Il y avait aussi une cave de service, encore branchée au courant.
Ce fut un choc pour elle. Son père avait-il peur de manquer ou …? Désormais propriétaire de la maison, qu’allait-elle faire de tout cet alcool ? C’était insensé !
Ainsi, étant donné le stock de vin terriblement abondant - inépuisable -, elle se dit qu’une bouteille en moins ne se verrait pas. Ça ne serait pas grave. De là où il était, son père ne lui en voudrait pas trop. Et puis, c’était à elle maintenant.
Ce matin fut particulièrement difficile… Une fois à peu près remise en état, elle se dirigea vers la cuisine et se jura de ne jamais plus toucher à l’alcool.
La cuisine était la pièce qu’elle aimait le moins. Les échanges et les copieux repas partagés n’avaient jamais vraiment existé ici. On mangeait parce qu’il fallait manger, dans un total silence. On terminait vite son assiette, on ne s’attardait pas.
La poussière s’y accumulait déjà, un peu plus épaisse semblait-il que dans les autres pièces, tombant sur des meubles en Formica, au milieu de vieux bibelots et statues immobiles. Le coq, la poule et les sentons d’argiles semblaient figés, eux aussi réduits au silence pour toujours.
D’antiques casseroles en cuivre étaient accrochées au mur de crépi, ainsi qu’un soufflet et une assez vilaine gravure de métal épais représentant un genre de paysan ou quelqu’un ayant un rapport à « l’ancien temps », - elle n’avait jamais vraiment su.
Vaseuse, elle alluma une cigarette et se versa une tasse de café, mais l’acidité de ce dernier la fit directement se précipiter aux toilettes, à nouveau.
Tant pis pour le déjeuner, elle entreprit de se brosser les dents pour faire partir le goût affreusement aigre qu’elle avait dans la bouche, lorsque son téléphone sonna. Elle vit le numéro de son patron s’afficher. Tentée de ne pas répondre, elle s’apprêtait à reposer le téléphone sur l’étagère, mais elle se dit que ce n’était pas correct, alors à contrecoeur, elle décrocha.
- Oui, allô ?
- Ça ne peut plus durer. Tu te rends compte que ça va faire…
- Je… je… je sais… balbutia-t-elle.
- Ecoute, je sais que ce que tu traverses est très difficile mais on a besoin de toi ici. Tu ne peux pas me faire arrêt maladie sur arrêt maladie. Il faut que ça s’arrête, tu comprends ? Tu vas arrêter ce petit jeu.
- Oui.
- Bon. Donc maintenant, je veux que tu reviennes, OK ?
- Oui, mais…
- Il n’y a pas de « oui mais » ! Tu reviens bosser ou je te remplace définitivement, tu comprends ?
- Oui.
- Est-ce que tu me comprends bien ? hurla Yann.
- Oui, je comprends bien.
- Très bien, se calma-t-il. Je veux te voir à mon bureau demain 8h30, sinon tu iras pointer au chômage.
Sans attendre de réponse, il raccrocha.
Ce coup de fil lui fit l’effet d’une bombe. Elle s’écroula et pleura. C’était impossible. Elle était incapable de reprendre son poste d’employé de banque. Elle n’arrivait même pas à s’occuper d’elle correctement, comment pourrait-elle vivre rien qu’une seule journée de travail ? C’était inenvisageable.
Depuis la mort de ses parents elle ne parvenait qu’à verser le contenu d’une boîte de conserve dans une casserole et à prendre sa douche quotidienne. Une sorte de loque humaine… Cependant, elle y concéda.
3
Les mois suivants se déroulèrent de manière identique et robotique. Une vie de zombie sans trop savoir comment on fait pour tenir encore debout. Chaque jour, le réveil Mickey sonnant à 7h00, café, clope et biscuit aux figues - ceux que sa mère a acheté tout au long de sa vie -, enfiler les premiers habits lui tombant sous la main - et il n’y en avait pas des masses, surtout quand la lessive n’était pas faite -, puis le trajet dans la vieille 106,fumant une seconde cigarette, et une troisième jusqu’à la banque.
Cette voiture lui avait été offerte par ses parents lorsqu’elle avait eu son permis de conduire. Son père avait été très heureux de la lui léguer, quasi flambant neuve, peu de temps après sa sortie. Elle avait mis du temps à obtenir son permis, l’ayant raté plusieurs fois, et son père voyait le don de la voiture comme une puissante motivation. « Dès que tu auras ton permis, tu auras la 106. » Ce qui fonctionna.
Rouge, avec des sièges en jeans, elle aussi était une relique du temps passé, mais elle roulait toujours. Et malgré l’âge, elle s’était montrée d’une fiabilité sans pareille, même si le confort et la modernité laissaient franchement à désirer. Elle arborait encore son autocollant « A » sur la lunette arrière, pâle et jauni par les années.
Lorsque ses yeux se posèrent dessus, une pointe de nostalgie l’envahit. Le temps avait filé, son univers s’était écroulé. Elle avait désormais 46 ans et était orpheline. Seule au monde.
Arrivée à 8h20 chaque matin, elle faisait invariablement le tour des dernières choses à faire laissées la veille, lisant les post-it jaunes de ses collègues, puis ouvrait le morne établissement. Toutes les journées se ressemblaient, avec son lot de mécontentement de la part des clients, d’ordres et de commandements du patron (et des collègues aussi), de conversations téléphoniques, d’informatique… Barbant.
Le pire moment de la journée, c’était paradoxalement la pause du midi. Il est vrai que le travail à la banque était d’une nature réellement stressante, sans arrêt sous pression, le moindre échange n’étant pas calme ni tranquille ; « le temps c’est de l’argent » et puis quoi de plus important aux yeux du monde entier que ces billets, faits de papier à la couleur indéfinissable. Les nerfs étaient mis à rude épreuve. C’est pourquoi, la pause du midi aurait pu être accueillie comme une bénédiction. Cependant non, l’heure du repas rimait avec angoisse. Les employés se retrouvaient tous au même moment dans la salle de repos, pour partager leur déjeuner, tout en jacassant affreusement. Trop de bruit. Trop d’hypocrisie. Trop de médisance. De la bave de crapaud.
Les après-midis se déroulaient avec la même lenteur que les matinées ; mécontentement des clients, une multitude d’ordres et de tâches, trop de conversations téléphoniques, et beaucoup trop d’informatique…
17h30, plus une bonne demie heure supplémentaire - non rémunérée -, enfin c’était l’heure de rentrer. Le chemin jusqu’à sa voiture semblait chaque fois onduler devant elle, tant elle avait mal aux yeux d’avoir fixé toute la journée son écran d’ordinateur, enfermée dans son bureau sous l’éclairage artificiel des néons blancs. La migraine venait ensuite.
Quelle paix lorsqu’elle claquait la portière de sa 106 et s’installait sur le siège conducteur. Elle restait là, écoutant le silence, bien deux bonnes minutes avant d’allumer une cigarette, d’en avaler les bouffées apaisantes et de démarrer.
Le trajet jusqu’à la maison de ses parents - chez elle - était court. Il prenait tout de même un peu plus de temps le soir, aux vues de l’horaire consensuel de la sortie des - troupeaux - bureaux. Embrayage, première, seconde, frein, embrayage, première, frein, etc, etc. Lassitude totale combinée à la fatigue de la journée.
18h30, plus personne pour l’accueillir, elle posait ses affaires sur le porte manteau de l’entrée, retirait ses baskets pour enfiler ses pantoufles lapin. Il faisait horriblement froid en ce mois de Novembre, et le vent s’engouffrait par tous les interstices possibles de cette vieille bâtisse mal isolée. Le seul moyen de la chauffer était d’allumer un feu de cheminée. Sauf qu’à force de se servir des bûches que son père avait coupées et stockées dans l’ancienne grange, elle était venue à bout des provisions. Au départ, elle pensait qu’elle pouvait se passer de cette chaleur - et de la corvée que ça représentait -, et enfilait systématiquement la veste polaire rouge de sa mère. Elle verrait bien d’ici décembre. Elle avait le temps.
Ses soirées se ressemblaient continuellement. Voyant l’heure tourner, elle finissait par sortir - difficilement - de son état de veille, et se levait à contrecoeur du confortable fauteuil de son père pour aller prendre une douche. Elle revêtait ensuite son pyjama de flanelle Snoopy, dont le bleu pastel était complètement passé, ses chaussons et puisqu’il faisait froid, la vieille robe de chambre vieux rose de sa mère. Elle se trainait ensuite jusqu’à la cuisine, se versant de la soupe en brique à la tomate - la même marque que celle qu’achetait sa mère - dans son bol de toujours Le roi lion. Et pour se sentir un peu moins seule, elle allumait la télévision.
Elle buvait doucement sa soupe industrielle, dans le fauteuil fétiche, avec n’importe qu’elle émission débile pour compagne. Sa soirée se poursuivait de programmes en programmes, de cigarettes en cigarettes, jusqu’à ce qu’elle soit trop fatiguée pour continuer. Parfois, elle s’assoupissait directement ainsi, un mégot éteint entre les doigts. Pitoyable.
4
Décembre était déjà là, ramenant avec lui, son joli manteau blanc. Et avec son manteau blanc, son froid mordant. Les jours avançaient à une vitesse vertigineuse. 6 mois… Comment le monde peut-il continuer de tourner ? Comment se fait-il que rien n’ait changé ? Elle ne connaissait que trop bien ce sentiment. C’était horrible. Insurmontable.
Bouleversée, elle vivait sa sempiternelle routine, ce quotidien plein de rituels qui l’aidaient à garder son calme. A tenir. A vivre. Tout serait si différent si Wendy était avec elle… A la pensée de Wendy, elle s’effondra. Elle lui manquait terriblement. Son absence lui avait laissé un vide beaucoup trop grand et impossible à combler. Un manque insurmontable. Un trou à la place du coeur. Elle se reprit. Elle ne pouvait penser à Wendy plus longtemps, ça remuait trop de choses, trop de tristesse. Non, pas maintenant.
Pour chasser de toute urgence ce souvenir, elle se rendit sur le champ à la grange. Il lui fallait couper le bois ramassé et en faire de petites bûchettes. Ce que la hache était lourde… N’ayant jamais fait cela auparavant, elle l’abattit un peu n’importe où, péniblement. Il fallait qu’elle s’y reprenne à vingt fois pour trancher un seul morceau.
L’effort avait eu le mérite de la réchauffer mais c’était exténuant. Réellement épuisant. La colère montait peu à peu en elle. C’était laborieux, elle n’y parvenait pas bien. Ça prenait beaucoup trop de temps. Elle se fatiguait pour presque rien. Pourquoi la vie avait-elle fait qu’elle se retrouve à faire cela, elle ? Ce n’est pas elle qui devrait être en train d’accomplir cette maudite tâche.
Elle tapa au hasard sur le bois, aveuglée par des larmes de rage, au milieu de la grange sombre et humide. Soudain, la tête de la hache s’échappa du manche et alla heurter le sol de béton avec un fracas métallique. Elle poussa un juron et finit par se dire que six bûches feraient l’affaire dans un premier temps. Elle abandonna, sachant pertinemment que ces six morceaux tiendraient à peine le temps d’une soirée, tout au plus.
C’était le week-end de Noël et cette année la pilule avait du mal à passer. Pire, c’était l’angoisse totale. Deux jours où elle serait volontiers allée au bureau et pourtant elle n’était vraiment pas fan de son boulot. Elle avait délibérément choisi de ne pas prendre vacances en cette période et avait voulu travaillé le jour du réveillon. C’était une première.
Tout décembre avait été difficilement supportable, entre les conversations environnantes, focalisées sur l’évènement, les décorations clignotantes, les publicités en rapport, les chocolats dans les supermarchés, les chants… Comment la fête que l’on aimait le plus il y a encore peu pouvait susciter désormais autant d’anxiété ?
Ça faisait mal. Extrêmement mal. Cette année les décorations resteraient bien au chaud dans leur carton, sur l’étagère du garage. Pas de sapin, pas de dinde aux marrons, pas de bûche au chocolat pour le dessert, pas de cadeaux, pas de partage. Pas de vie.
Elle regarda l’immensité de cette lugubre maison, beaucoup trop grande pour elle seule, avec ses plafonds gigantesques, ses couloirs interminables, ses multiples pièces constamment plongées dans l’obscurité. Elle se recroquevilla dans le fauteuil de velours, dans son pyjama Snoopy. Orpheline.
Le bruit de la pluie qui tombe lui enserrait le coeur. Ce ploc-ploc anodin résonnait en elle comme un écho sourd. Elle se leva, dégagea l’épais rideau de la fenêtre et admira la buée que son souffle laissait sur la vitre. Elle ferma les yeux et s’imprégna de la mélodie du déluge au dehors.
A la manière d’une onde, cela vibra dans tout son corps et soudain elle se vit à 8 ans, avec Wendy, le nez collé au carreau. « Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille ! Viens, on va mettre nos bottes de pluie ! »
Une larme perla sur sa joue. Elle se détourna de la fenêtre et alla allumer un feu dans l’âtre. Il faisait constamment froid dans cette foutue baraque.
Elle s’assit un instant et soudain, entreprit alors d’ouvrir le vieil album photo. Un besoin irrépressible. Une nécessité impérieuse. Il était grand et lourd, en cuir vert foncé, orné de doré et sur la couverture était inscrit en lettres d’or « Famille ». Rien que de l’effleurer du bout des doigts et elle sentit en elle un tremblement de terre intérieur.
Etait-ce vraiment une bonne idée ? Outre les deux portraits sur le manteau de la cheminée, il n’y avait eu aucun autre cadre accroché dans la maison. Pourtant ce n’était pas la place qui manquait. Si, il y a longtemps il y en avait eu deux autres. Puis un jour, ils avaient été enlevés… Elle réprima un haut-le-corps.
Avant d’ouvrir l’album photo, elle décida de se verser un verre de vin rouge. Juste un cette fois ci. Simplement pour se donner du courage. Elle s’installa dans le gros fauteuil, près du feu, le livre sur les genoux. « Joyeux Noël » prononça-t-elle à haute voix, en levant son verre théâtralement, comme lorsque l’on porte un toast, puis en but une bonne gorgée.
Elle connaissait bien les photos du début. Celles de l’époque de la jeunesse de ses parents. Elle les avait déjà regardé, souvent avec sa mère, qui aimait les lui commenter. Son père avait été un enfant adopté, dont on ne connaissait rien à propos de ses racines. Sa mère avait fui le foyer familial le plus tôt possible. Ensemble, ils avaient alors coupé tous liens avec les deux familles et ne s’étaient par ailleurs jamais liés d’amitié avec qui que ce soit. Ils n’avaient qu’eux.
Au fur et à mesure qu’elle tournait les pages, la bouteille de vin se vidait, son paquet de cigarettes également. Elle savait qu’elle allait arriver dans la période traumatique de sa vie. Celle où tout a basculé irrévocablement.
Elle se leva et alla à la cave se chercher une autre bouteille de vin.
5
Tremblante, le coeur battant la chamade, elle hésita à tourner la page. Il était préférable de refermer l’album, plus raisonnable. « Sois sage, tu veux ? » Sa main chancelait tellement qu’elle renversa une goutte de vin rouge sur l’album photo. « Oh merde ! » s’entendit-elle dire à haute voix. Elle était totalement paniquée, elle suffoquait presque.
Elle se leva brusquement, consciente d’avoir réalisé un quasi « blasphème » et prit une minute pour nettoyer la tâche. Alors qu’il n’y avait plus rien, elle frottait encore frénétiquement en jurant tout haut, au bord de l’hystérie. « Fait chier ! Fait chier ! Fait chier ! »
Une fois tranquillisée par la propreté de la page, elle se réinstalla et se resservit un verre de vin, lentement, précautionneusement, faisant bien attention de ne pas le renverser cette fois. Ce petit remontant était fort appréciable. Elle allait en avoir besoin. Oui, c’était d’une utilité absolue. Elle le bu d’un trait, puis s’en versa encore un autre. Là, elle pourrait affronter la suite. Peut-être.
A l’image d’une statue de cire, elle ne cilla pas durant trois bonnes minutes. Pétrifiée, le coeur lui battant les tempes, elle hyperventilait alors qu’elle ne fournissait aucun effort, immobile. La tête lui tournait, un bruit assourdissant, comme un bourdonnement dans les oreilles, qui contrastait avec le silence intégral qui régnait dans la maison. Elle avait une peur bleue de tourner la page, de mettre le doigt sur ce qui était douloureux, d’appuyer sur la blessure, d’invoquer les fantômes du passé.
Elle se donna du courage en vidant une nouvelle fois son verre. Elle attendit que l’alcool fasse effet et lorsqu’elle sentit son corps se détendre un peu, sa tête engourdie lui intima qu’elle pouvait alors continuer. Son instinct lui dit qu’il le fallait.
Après les photographies de jeunesse de ses deux parents, il y avait celles de la maison, lorsqu’ils l’avaient achetée 46 ans plus tôt. Et même sur ces photos là, ni son père ni sa mère ne souriaient. Toujours cet air ferme, d’une rigidité totale. Ils se tenaient tous deux côte à côte, devant l’énorme bâtisse de style victorien, entourée de lierres et de végétation très dense, au milieu d’arbres gigantesques.
Elle se souvint alors qu’à l’école, ses camarades se moquaient de chez elle et cela continuellement au fil des ans. Ils l’appelaient « la maison hantée ». C’était une vieille demeure des années 1800, énorme, toute en pierre. Elle se trouvait au beau milieu d’une petite forêt, délimitée par une immense clôture de fer forgé. Ses parents lui avaient raconté l’avoir achetée pour une bouchée de pain car elle n’était pas aux goûts de tout le monde, et à partir des années 70, la mode était plutôt au moderne.
Et puis venait ensuite les images de sa naissance. De leurs naissances.
Juste après avoir acheté le foyer familial, sa mère mit au monde deux filles. Wendy et elle. De fausses jumelles.
Sans s’en rendre compte, des larmes ruisselaient sur ses joues, mouillant la page des photos de la maternité. Elle essuya les gouttes salées, du revers de la manche de son pyjama et tant bien que mal se sécha les yeux et se reprit, inspirant profondément.
Wendy était en réalité le seul bébé qui avait été « détecté » par les médecins de l’époque, - la science n’étant pas celle qu’elle est aujourd’hui. Ainsi sa mère s’attendait à donner naissance à une seule petite fille, dont elle avait eu 9 mois pour se la représenter mentalement, se projeter avec elle, et réaliser les achats adéquats. Mais voilà que l’accouchement ne s’était pas déroulé comme prévu. Sa mère mit au monde non pas un bébé mais deux. Après Wendy, une autre petite fille - elle - avait pointé son tout petit nez. Plume, dont le prénom avait été donné à force de chercher, par rapport à ses traits physiques. Plume, car elle était minuscule et extrêmement légère comparée à sa « grande soeur » Wendy, qui était en comparaison un nouveau-né parfait et bien portant. Un bébé normal.
Elle se remémorait cette histoire, racontée une seule fois par sa mère, quand, étant enfant, elle s’était montrée particulièrement insistante à ce sujet. Extraordinaire. C’était extraordinaire. Oui, Wendy était extraordinaire. Leur relation était extraordinaire.
Plume n’y tenait plus, elle pleura à chaudes larmes, laissant échapper un sanglot étranglé qui lui revint en écho, propulsé par le vide.
Elle tourna tout de même la page, et là, impossible de se calmer, elle hurlait maintenant. « Pourquoi ? Pourquoi la vie t’a prise ? J’ai si mal ! J’ai si mal ! Tu sais ce que ça fait toi que d’avoir à subir tout ça ? Tu le sais ? Non tu ne le sais pas ! Et t’en a plus rien à foutre !