Un ange égaré sur la terre - Suzanne de Arriba - E-Book

Un ange égaré sur la terre E-Book

Suzanne de Arriba

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Beschreibung

Frappé par les aléas de la vie, le petit Janet, à peine dix ans, se retrouve confié à sa tante, à la mort brutale de sa mère. Ni son père ni son demi-frère ne se soucient de lui.

C’est un bel enfant, ce Janet ! On le dit un peu attardé, parce qu’il est plus lent, plus calme que les gamins de son âge. Mais il a tellement d’amour à donner : à son père indifférent, à sa mère bien-aimée, à sa chère tante Justine, à la vieille Laurentine, et même à Jules, le régisseur de l’oliveraie familiale. Et surtout à Arthur, son demi-frère, qui a tout, alors que lui n’a rien.
Cet ange égaré sur la terre réussira-t-il à surmonter toutes les épreuves qui se dresseront devant lui, pour réunir ceux qu’il aime ? Arthur, lui, regrette sa terre natale ; le murmure des oliviers lui manque. Sa trépidante vie parisienne dans les médias, pas plus que ses amours compliquées, ne le satisfont. Il se demande s’il ne pourrait pas tout recommencer dans les collines. Mais le plus urgent est d’apprivoiser de nouveau Janet, et de lui donner une part de ce qui aurait dû lui revenir de droit.

Un roman plein d’amour, de tension dramatique et de tendresse.

EXTRAIT

Arthur n’arrivait pas à se rendormir. Il ne comprenait pas son père, si attaché naguère à ses racines, au mas, aux oliveraies. Il ne comprenait pas pourquoi un homme pouvait, à quelques années de la retraite, changer si radicalement d’existence, tout laisser derrière lui, tout ce qui constituait le liant de sa vie, l’essence même de sa personnalité.
Lui, c’était différent, il était jeune, il avait eu envie de voir ailleurs. Il était doué, il avait du talent, on le lui assurait et il en avait conscience. Il voulait écrire. Oh! bien sûr, il aurait pu s’y consacrer à la Peyrade, mais il avait souhaité bouger, monter à Paris, y faire ses premières armes. Son père lui avait reproché de ne pas s’intéresser assez aux oliveraies, mais il se trompait, Arthur y était attaché, et puis la Peyrade n’avait pas besoin de deux maîtres. Il n’y trouvait pas sa place, son père était jeune encore et semblait indestructible.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Elle sait avant tout parler des gens de peu de coeur, montrer les sentiments profonds qui émanent des situations de la vie, drôles ou dramatiques. Suzanne de Arriba aime contempler le monde rural, en étant toujours pleine de compassion pour ses personnages... - Jean-Jacques Bouthier, Le Dauphiné libéré

À PROPOS DE L'AUTEUR

Signant également sous le nom de Cécile Berthier, Suzanne de Arriba est l’auteur d’une quarantaine de romans. Elle situe la plupart de ses intrigues en milieu rural, dans une nature enchanteresse, qui apaise les tourments de l’esprit et soigne les blessures du coeur. Ses personnages, fort attachants et passionnés, nouent des rapports complexes entre eux. Le courage, la volonté, la détermination et l’amour leur font passer les caps les plus difficiles et les plus délicats.
Originaire de la vallée du Rhône, elle vit aujourd’hui en Isère, à la Côte-Saint-André.

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Accoudé à la fenêtre, penché vers la cour, Arthur regardait jouer Janet, son demi-frère, le fils d’Élise Ségalat. De l’étage, la vue portait loin, et quand il levait la tête, il apercevait aussi les oliveraies de la Peyrade.

La Peyrade, dans le Lubéron, un magnifique domaine. Depuis des lustres, les ancêtres d’Arthur pratiquaient l’oléiculture.

De nombreuses surfaces liquides, comme de petits lacs d’argent, attiraient le regard du garçon. Plus il clignait des yeux, plus ces lacs miroitaient sous le ciel très bleu. Il s’agissait tout simplement de vastes nappes de polyéthylène recouvrant les plantations d’un voisin maraîcher, et, dans le soleil, elles formaient tout à fait comme des pièces d’eau éblouissantes.

Sur le bureau d’Arthur, dans la chambre, il y avait la copie corrigée de sa dernière dissertation, très bien notée – parce que le sujet intéressait l’adolescent. Le thème était à développer à partir de cette citation de Proust : « Nous ne savons jamais si nous ne sommes pas en train de manquer notre vie. »

Arthur avait dix-sept ans et ne savait pas ce qu’il ferait le lendemain. Et encore moins plus tard. Il pouvait s’inscrire en fac de lettres. Mais il y avait aussi la Peyrade et les oliviers, et son désir obsédant d’écrire, de devenir écrivain. Pouvait-il concilier les deux ?

Puis son regard revint sur le bambin qui traînait une branchette fourchue et s’adressait à elle comme si c’était un chien. Janet avait cinq ans et il était très en retard pour son âge. Mais Arthur ne voulait pas admettre le mot « attardé » que prononçaient certaines personnes. Il préférait « un peu lent ». Il consacrait beaucoup de temps à l’enfant, dont il était l’idole.

Il pensa à Élise, qui était la maîtresse de son père, Gilbert Arnaudin. Elle était belle et fière ; aussi, Arthur ne comprenait pas pourquoi elle n’exigeait pas plus. Elle avait donné sa jeunesse à Gilbert, et un enfant qu’il tolérait juste. De plus, il la trompait, comme il avait trompé sa femme, Agnès.

Arthur serra les poings, écartelé entre le mépris qu’il éprouvait pour le maître de la Peyrade et l’amour filial qu’il lui portait encore malgré lui, car longtemps ce père séduisant avait été son modèle. Arthur aimait beaucoup Élise, mais pas du tout la femme que Gilbert voyait en secret, Estelle, une citadine qu’il avait connue Dieu sait où. Cette aventure allait-elle durer davantage que ses brèves passades ? Arthur en avait l’impression. Gilbert lui avait présenté Estelle, et le garçon s’était montré si hostile que son père s’était fâché quand ils s’étaient retrouvés seuls. « N’en parle pas à Élise ! Compris ? » lui avait-il ordonné. À cause d’Élise, Estelle ne venait jamais à la Peyrade et cela convenait à Arthur. Gilbert allait la retrouver à Lyon.

Arthur aimait que sa chambre ouvrît sur le sud. La cour, devant, était nettement dessinée, avec, sur un côté, la maison d’habitation et les bâtiments agricoles qui formaient un grand L. Un noyer planté par le grand-père se trouvait à l’entrée. Cet arbre, au fil des années, était devenu géant et leur donnait avec générosité chaque automne ses fruits de bois.

— Janet ! appela Arthur.

Le bambin leva la tête et agita les bras.

— Je te rejoins, attends-moi. Nous irons à la pêche sur l’îlot, si ta maman veut bien.

Arthur opéra un demi-tour sur lui-même. Il laissa son regard errer autour de lui dans son repaire. Une certaine pagaille régnait dans une bonne moitié de la chambre, de l’autre côté du lit qui contribuait à la dissimuler. Ce lit était bas et recouvert d’une couverture genre patchwork, confectionnée par Élise qui savait tout faire. S’amoncelaient aussi des cassettes, des CD, des livres, les derniers en date étant la trilogie du Seigneur des anneaux. Des chaussettes, des tee-shirts, des mouchoirs en papier, roulés en boule… Autant renoncer à ouvrir le placard incorporé dans le mur, le contenu aurait croulé à vos pieds. Mais, sur le bureau, bien en ordre, près des feuillets de sa dissertation, se trouvaient le cahier où Arthur recopiait ses poèmes, le carnet qu’il avait noirci de notes, ainsi qu’un premier essai de roman consigné dans un gros cahier à spirale. Sur les étagères, entre ses bouquins préférés, il y avait une photo de sa mère, qui paraissait si jeune, avec lui dans les bras. Et, dans un coffre, il gardait avec un soin maniaque des bricoles datant de sa petite enfance – et certains jours elle ne lui semblait pas si éloignée. Élise ne passait l’aspirateur que lorsqu’il l’y autorisait.

Il descendit et retrouva son frère, un bel enfant aux boucles brunes et aux yeux verts. Il le souleva et le fit tournoyer et Janet rit aux éclats.

— Allez, je t’emmène à la pêche, tu vas mettre tes bottes et on va prévenir ta maman.

Quatre ans plus tard

Dans le jardin, tapi sous une fenêtre, Janet, âgé à présent de neuf ans, tremblait de la tête aux pieds, en écoutant les éclats de voix qui lui perçaient le cœur autant que les oreilles.

Sa mère criait et ce n’était pas dans ses habitudes. Son père criait aussi. Une phrase avait retenu l’attention de l’enfant, bouleversant son âme naïve. « Hé bien, va donc retrouver ta belle dame, je vous souhaite bien du bonheur ! » Une porte avait claqué. « Élise, attends ! » La voix du père. Puis, une insulte qu’elle lui avait lancée en réponse. Et des paroles, rapides, serrées, âpres, que Janet ne comprenait pas. Et le maître qui répliquait par un très vilain mot que tante Justine n’aurait pas approuvé: « Salope ! »

— Maman !

Elle ne l’avait pas vu, elle courait, emportant dans un sac de toile quelques affaires qu’elle y avait fourrées en vrac. Même s’ils ne vivaient pas à la Peyrade chez le père qui était aussi le maître, elle y laissait quelques objets personnels, des lainages à elle et à Janet, des jouets.

— Maman !

Elle se retourna enfin. Son fils galopait derrière elle. Elle s’agenouilla, le serra dans ses bras si fort qu’il cria.

— Maman…, tu pleures ?

— Non, non. Viens, nous allons voir ta tante Justine.

— Mais… mon papa ?

— Je t’expliquerai. Il va partir. Se marier sans doute ; en tout cas, vivre avec une amoureuse.

Se marier ? Janet savait ce qu’était un mariage. Il avait assisté à celui de la plus âgée des filles de Jules Mellone, le chef de culture. Les mariés étaient jeunes, presque des adolescents. Ils étaient beaux, le garçon portait un costume et la fille avait une robe blanche. Janet n’imaginait pas son père au bras d’une femme autre que sa mère.

— Pourquoi pas avec toi, maman ?

Elle ne répondit pas. L’enfant pensait à son frère adoré, Arthur, qui était parti à Paris. Mais il reviendrait peut-être, il n’avait pas emporté tous ses livres et ses vêtements. Juste ses carnets et son gros cahier où il écrivait des histoires.

Des larmes piquèrent ses yeux, d’admirables yeux vert pâle, couleur de rivière sous le soleil. Élise se releva. Tenant son sac d’une main, de l’autre elle prit celle de Janet et ils marchèrent vers le bourg, où Justine louait un petit appartement.

Le crépuscule s’installait, bleuté. À cette heure, sa tante était probablement rentrée, elle avait dû fermer sa boutique de brocante. Au village, elle vivait au premier étage d’une vieille bâtisse, au-dessus de l’épicerie. Elle aurait bien voulu habiter dans sa maison près de la brocante, mais il y avait le vieux Joseph, en location depuis des années, et elle était trop gentille pour lui donner congé. Élise cogna à la porte qui s’ouvrit tout de suite. Justine la reçut dans ses bras et devina ce qui se passait, car depuis plusieurs semaines il était question du départ de Gilbert Arnaudin.

Élise sanglotait, à présent. C’était une belle femme aux cheveux de soie brune, qu’elle relevait parfois, quand elle travaillait, ce qui mettait en valeur son cou altier de statue grecque. La cadette, Justine, n’était pas vraiment belle, et faisait plus que son âge, vingt et un ans, mais il émanait d’elle une sorte d’aura, et on pouvait dire que c’était une fille solaire. Elle portait sa chevelure cuivrée comme une crinière de lionne. Les deux sœurs ne se ressemblaient pas. Ni par le physique ni par le caractère. Autant l’une était humble, paisible – en temps normal – et soumise au désir d’un homme idolâtré, autant l’autre était rebelle, fière, indépendante.

— C’est fini, Justine, il part, il nous abandonne. La rupture s’est consommée dans des fracas d’injures.

Justine avisa alors Janet en pleurs ; elle s’écarta d’Élise, cajola son neveu, l’amena dans sa chambre où elle lui donna les jouets apportés par Élise. Car, à neuf ans, il se comportait encore comme un tout petit enfant.

Comme Janet hésitait à s’installer sur le lit, elle imagina Élise, seule chez elle cette nuit avec son fils et son désespoir. La maison au bord du torrent où les sœurs Ségalat avaient grandi était parfois lugubre. Justine aurait pu vivre avec Élise et Janet, la place ne manquait pas, mais elle n’aimait pas cette demeure entre falaise et eau. Même quand elle était enfant, elle ne s’y plaisait pas.

— J’ai une idée, Janet. Tu vas dormir ici, avec ta maman, tu veux bien ? Je ne veux pas qu’elle reste seule dans votre maison, pas cette nuit, non, elle est trop malheureuse.

— À cause de mon papa ?

— Oui, tu as bien compris.

Janet avait beaucoup grandi ces derniers temps, mais son esprit n’avait pas suivi entièrement l’évolution de son corps. Il avait du mal à s’exprimer. Pourtant, Justine ne voulait pas l’épargner, ni lui mentir. Il devait se construire avec cette blessure, l’assimiler tout de suite. Elle serra les poings sur sa colère. Elle haïssait Gilbert Arnaudin, elle haïssait son fils – légitime – Arthur.

Après le repas, Élise s’allongea dans le lit de sa sœur avec son enfant contre elle. Justine arrangea sur le vieux canapé une couche occasionnelle et s’endormit d’un coup. Mais sa sœur se réveilla pendant la nuit, étonnée de n’être pas chez elle, ou à la Peyrade – le maître la gardait, quand ça lui convenait. Des souvenirs brûlants la terrassèrent. Les longues jambes de Gilbert, son ventre musclé, son torse puissant où bouclaient des poils gris, son sexe prompt à la pénétrer… « Dénoue tes cheveux, Élise. » Il y glissait ses doigts impatients. Des lanières de feu fouettaient ses reins, elle se cambrait, tandis qu’il s’écrasait sur elle. Elle se rappela aussi l’ombre bleue des petits matins d’été après l’amour, et Janet, endormi sur une couette, dans le couloir, devant leur porte comme un chiot. Parfois il se réveillait avant elle, mais restait sage, il avait compris qu’il ne devait pas déranger le maître quand sa maman était dans la chambre avec lui. Élise écoutait la voix douce de l’enfant qui jouait tout seul ; elle finissait par se lever, jetait un regard à l’homme endormi dans le désordre des draps et des couvertures, et se persuadait qu’à sa façon il l’aimait et qu’il finirait par reconnaître Janet afin, au moins, d’assurer son avenir.

Elle mordit ses lèvres pour ne pas hurler et eut un long frisson. L’enfant remua près d’elle. Elle caressa sa tête bouclée et murmura :

— On s’en sortira, mon petit amour, nous n’avons pas besoin de lui !

Gilbert Arnaudin allait déserter la Peyrade, dont il remettrait un peu plus tard les clés à Jules Mellone, en qui il avait toute confiance. Sa voiture était garée devant la maison, où l’on accédait par une longue allée bordée de lauriers sur les deux côtés. Ses bagages étaient rangés à l’intérieur du coffre. Arthur était revenu pour quelques jours de vacances, mais il ne s’attarderait pas.

Les adieux entre le père et le fils avaient été froids. Mais leur éloignement ne datait pas d’hier. Depuis que Gilbert fréquentait Estelle, Arthur lui faisait la tête et n’était revenu de Paris que deux fois. Il n’avait plus jamais voulu rencontrer celle que Gilbert désirait épouser ; Estelle, de son côté, ne voulait pas remettre les pieds à la Peyrade. Elle attendait Gilbert chez elle à Lyon. Ils se marieraient plus tard, sans doute, en toute discrétion. Estelle aurait souhaité qu’il l’épouse tout de suite, mais il préférait attendre encore un peu. Il trouvait qu’à leurs âges le mariage n’était pas indispensable.

Contrairement à ce que pensait Arthur, Gilbert ne partait pas le cœur aussi léger qu’il le prétendait. Mais il avait choisi. Il avait travaillé dur et voulait à présent jouir des années qui lui restaient, encore nombreuses, espérait-il. Lui qui n’avait cessé de courir les jupons était amoureux pour de bon de cette belle femme de quinze ans plus jeune que lui. Estelle était veuve d’un mari fortuné et ne travaillait pas. Elle n’avait pas d’enfant, disposait de tout son temps, et ce temps, il lui serait consacré ; aussi, il ne pensait plus qu’à une retraite dorée aux côtés de sa belle, au bonheur de vieillir près d’une personne qu’on aime.

Estelle était une citadine-née et jamais elle n’aurait consenti à vivre à la campagne. Il l’avait connue au cours des seuls congés qu’il s’était donnés en vingt ans, dans un club de vacances, où il avait eu l’intention de draguer beaucoup. Mais il avait été pris au piège des grands yeux d’Estelle.

Il patienta un peu, espérant qu’Arthur sortirait pour l’accompagner jusqu’à la voiture. Mais non. Malgré lui, son regard balaya le jardin, comme s’il s’attendait à voir surgir Janet. Il serra les poings dans ses poches. La rupture avait été difficile. Pénible, et douloureuse, même pour lui. Mais si Élise s’était bien comportée, jamais il ne l’aurait laissée sans ressources, il lui aurait versé une pension pour Janet. C’était maintenant hors de question après leur explication orageuse ; il avait pris sa décision, même si le remords le taraudait.

Le regard de l’homme, encore une fois, se reporta sur la grande maison. Elle avait été bâtie par son grand-père, toute en pierres de taille, et agrandie peu à peu par son propre père et lui-même, selon les besoins et les rentrées d’argent. C’était dans cette demeure qu’il était né, et Arthur aussi.

Gilbert, cependant, ne se décidait pas à partir. En quelques secondes, des années de souvenirs défilèrent en images dans son esprit. Des souvenirs d’enfance, des souvenirs rapportés par son grand-père, il ne savait plus, mais il voyait avec netteté les chaises et les bancs disposés devant la cheminée de l’ancienne cuisine, il entendait les voix, les rires, les plaisanteries ponctuant les veillées à l’époque où la télévision n’isolait pas les familles. Il croyait sentir l’odeur des châtaignes blanchies et cuites à l’eau dans un grand chaudron noir suspendu à la crémaillère ; il avait dans la bouche, telle une madeleine de Proust, le goût des desserts qui étaient souvent à base de noix et d’amandes. Et lui, le menton dans le creux des mains, les coudes sur les genoux, assis sur une petite chaise basse, il regardait le feu et écoutait les grandes personnes qui narraient des contes à dormir debout.

Agnès avait beaucoup apprécié l’ancienne cuisine, mais très vite la pièce n’avait servi qu’à Arthur et plus tard à Janet, aussi, qui était heureux de s’y réfugier pour jouer. Agnès… Il en avait été tout de même amoureux, même si cela n’avait pas duré longtemps. C’était plus fort que lui, il aimait trop les femmes. Surtout celles des autres. Il s’était efforcé de la ménager, mais les bonnes âmes la renseignaient sur les incartades du mari trop adoré. Elle l’exaspérait avec ses reproches, ses supplications, ses larmes, ses façons languides, et elle le sentait. Il avait fait des efforts, il avait redoublé de gentillesse en prenant la peine de se montrer plus discret quand il la trompait, mais elle n’avait plus la force ni l’envie de lutter, et même son petit garçon n’avait pas réussi à la retenir au bord de la tombe.

Après, il y avait eu Élise, qui entrait dans sa maison pour y travailler, Élise avec sa jeunesse éclatante, sa douceur, sa joie de vivre. Gilbert s’était jeté à corps perdu dans des amours ancillaires. Pour un temps. La naissance de Janet l’avait profondément contrarié. Il en tenait Élise responsable. Il l’avait même accusée de lui avoir tendu un piège et n’avait pas voulu donner le nom d’Arnaudin à ce bambin non désiré, auquel, cependant, il s’était attaché. Jusqu’au jour de la rupture… Hé non, il n’aurait pas pensé retomber amoureux à près de soixante ans, et pourtant c’était arrivé et c’était la raison pour laquelle il était là, près de sa voiture qui attendait. Et lui qui espérait encore qu’Arthur allait sortir et lui dire : « Bonne chance, papa ! »

Mais cela ne se produisit pas et, le cœur serré, Gilbert Arnaudin monta dans sa voiture, mit le contact et démarra.

* * *

Quand Arthur était énervé – comme en ce moment –, il écoutait de la musique pour se calmer. La jeune femme avait promis de venir chez lui – en visite, il ne pouvait pas en espérer plus. Mais l’heure passait, son père l’avait habitué à l’exactitude et avec Adeline qu’il connaissait depuis peu on ne savait jamais sur quel pied danser.

Son statut de jeune écrivain prometteur n’impressionnait pas la belle. Sortir un premier roman à vingt-quatre ans, collaborer déjà à plusieurs hebdomadaires, lui, il trouvait cela fabuleux et croyait aujourd’hui à sa chance. Mais Adeline voyait surtout le côté matériel, et Arthur ne s’assumait pas encore.

Où cette histoire le mènerait-il ? Il était à l’âge où le présent suffit à vous boucher tout l’horizon, mais, pourtant, il aurait voulu une ouverture dans cette barrière opaque.

Sa rêverie l’embarqua de nouveau vers Adeline. Il se souviendrait toujours de leur première rencontre, dans une soirée organisée par son directeur de collection, Charles Groubet, qui exerçait aussi le métier de critique littéraire et publiait lui-même ponctuellement des articles. Pas encore quarante ans, brillant, et sympathique, il savait encourager son protégé et surtout le conseiller.

« Attention à cette fille avec qui tu as passé la soirée, elle va te couper les ailes ! » avait-il dit à Arthur le lendemain de la rencontre. Mais Arthur était déjà pris. Adeline l’avait ensorcelé dès qu’elle avait posé sur lui ses grands yeux aux paupières maquillées, et que sa bouche très rouge et pulpeuse lui avait souri. C’était le genre de fille qui aurait pu poser pour les magazines. Elle était hôtesse d’accueil dans une agence de voyages et était venue à la soirée avec des amis d’amis. Que cachait-elle sous son maquillage, ses manières affectées, sa tenue extravagante ? Lui, il offrait à tout venant l’intégralité d’un beau visage sensible, aux traits fins, presque féminins, avec des cheveux bruns aussi bouclés que ceux de Janet, des yeux sombres, et cette maigreur élégante qu’ont parfois les très jeunes gens.

Il se renversa sur les coussins du canapé fatigué qu’il avait acheté d’occasion dans un dépôt-vente. Le loyer de son studio était hors de prix, et, bien qu’il commençât à gagner de l’argent avec ses articles, il n’aurait pas pu s’en sortir sans l’aide de son père, ce père qu’il refusait de voir, trouvant toujours un prétexte pour ne pas « descendre » à Lyon, mais à qui il écrivait et téléphonait, car ils n’étaient pas fâchés « officiellement ».

Depuis son arrivée dans la capitale, Arthur n’avait eu que quelques petites histoires, des amourettes plutôt où on couchait, si on avait en poche des préservatifs, car il avait une peur bleue du sida. Les femmes qu’il avait rencontrées disaient oui au bout de dix minutes ; c’était si banal et décevant, avec un vague rituel, prétexte à ce cri du final, ce râle, plus exactement, et cette souillure, pensait-il parfois, alors que, déjà, il crevait du besoin d’aimer et surtout d’être aimé. Une femme – oui, il pensait à Justine Ségalat comme à une femme, bien qu’elle n’ait que deux ans de plus que lui – l’avait aimé, voulu, et il l’avait rejetée et se persuadait qu’il ne le regrettait pas.

Il regarda autour de lui. Le studio était dans un complet désordre, comme sa chambre à la Peyrade. Mais il n’avait pas envie de ranger ; Adeline, si elle finissait par arriver, aurait ainsi un aperçu plus réaliste de sa tanière. Il alla placer un CD dans son lecteur et se laissa emporter par la musique.

C’était un air de violon qui s’élevait, et qui lui écorchait les nerfs jusqu’au supplice. Une douleur exquise, oui, c’était cela qu’il ressentait. Un coup de sonnette impérieux rompit le sortilège. Il se précipita ; c’était Adeline, avec trois quarts d’heure de retard.

— Tu écoutais de la musique classique ? s’étonna-t-elle en entrant, environnée par son parfum. Je ne pensais pas que tu appréciais.

— Tu ne connais pas grand-chose de moi. Oui, j’apprécie. Cela change un peu des variétés.

Il respirait vite. Malgré lui, son visage affichait une expression de bonheur douloureux à force d’intensité, et qui n’avait plus rien à voir avec la musique. Le CD arrivait à son terme. Le silence se fit, tandis que le regard d’Adeline furetait autour d’elle.

— Alors c’est là que tu vis ! Mais quel fouillis, chez toi !

— Je suis assez bordélique.

— Pas moi, dit-elle.

Mais elle souriait d’une manière indulgente. Une lumière épaisse traversait à présent les vitres de l’unique fenêtre comme pour participer au plaisir de leurs retrouvailles.

— Installe-toi ! Je vais faire de la place.

Il enleva quelques vêtements en tas sur le canapé, retapa les coussins aplatis. Elle s’assit avec une élégance gestuelle inimitable.

— Tu veux quelque chose à boire ? Je dois avoir du coca-cola. Et des chips pour grignoter.

— Non, surtout pas de chips, et du coca light, si tu as.

— Ah ! ta ligne, j’oubliais…

Pensive, elle le regardait entre ses longs cils recourbés. Arthur s’approcha. Il avait envie de lui faire l’amour, mais, sans doute, c’était trop tôt et il avait peur de la décevoir. Ils n’en étaient qu’au stade des baisers et de quelques caresses bien innocentes, en vérité. Il l’entoura de ses bras. Elle le repoussa doucement.

— Tu vas froisser ma robe, arrête… Si nous sortions, à présent que j’ai vu ton repaire ?

— Sortir ? J’espérais que…

Il n’osa préciser. Elle avait dû comprendre.

— Quoi ? Oh, dit-elle avec une moue, tu es un gosse, un adorable gosse !

Adorable, mais elle ne l’adorait pas, elle ne s’intéressait pas à sa vie, à sa famille, à ses débuts de romancier. Elle aimait sortir avec lui, rencontrer des gens, aller au théâtre, au restaurant, au spectacle. L’important était de ne pas la contrarier, de ne pas la perdre et il ne la perdrait pas s’il restait léger et joueur. Le reste viendrait de surcroît, se persuada-t-il en lui tendant la main.

* * *

Justine Ségalat était tout excitée. La petite maison accolée à son local de brocante était libre, enfin ! Joseph, le vieil homme qui l’habitait, était parti vivre en maison de retraite. Elle avait obtenu un petit prêt bancaire pour effectuer les rénovations indispensables. En souriant, elle se tourna vers sa sœur aînée.

— Puisque c’est ton jour de repos, Élise, tu pourrais m’accompagner ?

À la mort de leurs parents, Élise avait choisi la maison au bord de l’eau, où elles avaient passé leur enfance. Celle des grands-parents, au hameau des Marches, avait été attribuée à Justine. Mais la partie habitation était louée, et pas question pour elle de mettre dehors le vieux locataire qui y vivait depuis de nombreuses années.

Elle coula un regard soucieux vers sa sœur. Plus de trois ans avaient passé depuis le départ de Gilbert Arnaudin et Élise était toujours aussi abattue. Le salaud ! Aucune nouvelle. Il l’avait bel et bien abandonnée avec leur enfant. Élise, heureusement, avait trouvé à s’employer à l’auberge du village. Justine, pendant qu’elle travaillait, se chargeait de Janet, qu’elle emmenait à la brocante les jours où il n’avait pas classe. Il allait sur ses treize ans, mais fréquentait encore l’école primaire. Il faisait des efforts pour suivre, mais avait redoublé plusieurs fois, et il n’était sans doute pas question qu’il passe en sixième.

La maison apparut, trapue sous son toit de tuiles dont certaines étaient couvertes de mousse et de lichen, contrastant avec celui de la boutique, dans les dépendances, qui avait été refait à neuf. Avec précaution, les deux sœurs et l’enfant s’avancèrent dans le petit chemin derrière les pommiers, pratiquement envahi par une végétation sauvage. Il y avait encore des baies sur les buissons d’épines noires.

— J’ai un frisson quand je pense à ce que je vais trouver à l’intérieur, soupira Justine.

Elle regarda les volets du rez-de-chaussée, restés ouverts, et fit la grimace. Ils étaient pratiquement pourris. Tout autour, dans le jardin, régnait un innommable fouillis, car le vieux Joseph y rapportait un peu de tout, du bois, des cageots dont il se servait pour allumer le feu, des planches, de vieux pneus, des bidons. Le potager était devenu une friche, et, quand Justine se rendait à la brocante chaque matin, elle évitait de regarder de ce côté, car l’état du jardin lui fendait le cœur. Au début, Joseph cultivait, mais l’âge venant il ne retournait plus qu’un carré où il faisait pousser tant bien que mal des tomates, des poireaux et des carottes pour sa soupe. Justine n’aurait pas demandé mieux que de l’aider, de faire quelques courses pour lui, mais il ne voulait pas qu’elle entre dans la maison, c’était un indécrottable sauvage. Il n’était pas affable comme Laurentine, du hameau des Pierres. Elle était la tante d’Agnès, la mère défunte d’Arthur Arnaudin. Les deux sœurs la visitaient souvent et lui amenaient aussi Janet que la vieille dame adorait.

Avec appréhension, Justine prit dans son sac une grosse clé et l’introduisit dans la serrure. La porte consentit à s’ouvrir en couinant. La jeune femme retint une exclamation désolée tandis qu’Élise, elle, restait saisie. La pièce principale, une cuisine à l’ancienne, se trouvait dans un état répugnant. Sur un gros poêle de fonte qui semblait dater du début du siècle dernier, une gamelle oubliée montrait ses bords noircis. Dans la pièce voisine qui faisait office naguère de salle à manger, ce n’était pas mieux. Des cendres s’amoncelaient dans la cheminée et le plafond était enduit de suie. Le buffet était bancal et pourri comme les volets, les placards contenaient de vieux ustensiles rouillés ou entartrés. La table et les chaises dépaillées étaient à l’avenant. Quand leurs parents avaient loué la maison à Joseph, tout reluisait de propreté. Justine, qui avait dix ans à l’époque, s’en souvenait parfaitement.

Élise, avec affection, mit un bras autour des épaules de sa sœur.

— Il faudra balancer tout ça, louer une camionnette et porter ces saletés à la déchetterie. Je t’aiderai.

— Mais il nous faut des bras d’homme, soupira Justine, qui pourtant s’était toujours débrouillée par elle-même.

— Ton voisin, Louisou Moras ?

— Oui, je pense qu’il pourra m’aider. Je ne peux pas habiter la maison dans l’état où elle est.

Janet furetait un peu partout. Il avait grimpé à l’étage composé d’une soupente chichement éclairée par un vasistas qui laissait sans doute passer la pluie, étant donné l’état du plancher couvert de moisissures. Avec précaution, Justine suivit son neveu.

— Viens voir, Élise. Je ne me rappelais pas que c’était aussi grand.

C’était là que Joseph avait dormi et, à son âge, grimper par l’échelle de meunier qui reliait le rez-de-chaussée à la soupente constituait un véritable exploit. Justine regarda avec dégoût le matelas moisi, où Janet était en train de sauter à pieds joints. Avec douceur, elle écarta le garçon.

— Quel cochon, ce Joseph ! ronchonna Élise. Ça doit être plein de vermine.

— C’était un vieil homme incapable de s’en sortir seul et qui n’acceptait rien des autres.

— Cet édredon… Quand nous étions petites, nous aimions tant nous y blottir ! Grand-mère en avait cousu l’enveloppe. On aurait dit du satin, tellement elle était douce.

Cependant, Justine avait repris courage. Son prêt bancaire suffirait sans doute pour les travaux, mais elle devrait travailler dur dans un contexte de crise où les gens réfléchissaient à deux fois avant d’engager une dépense, d’acheter un objet, un meuble pas forcément nécessaire.

La soupente était vaste, coupée en deux par une cloison ; on pourrait y faire deux pièces. En bas, le cellier encombré deviendrait facilement un cabinet de toilette. Comme aurait dit un agent immobilier, cette baraque avait du potentiel. En perçant une porte dans le mur du fond, elle serait reliée à la brocante.

Les deux sœurs ressortirent. Janet jouait dans les herbes folles.

— Un jour, il faudra lui expliquer que son père ne l’a pas reconnu et l’a abandonné, dit tout à coup Élise, les yeux pleins de larmes.

Justine l’entoura de son bras. Elle ne savait que dire, à part : « Oublie-le ! »

Ce n’était pas facile. C’était même impossible.

— Je suis là, mon Élise, tu pourras toujours compter sur moi.

Elle n’en voulait pas au pauvre Joseph d’avoir mis sa maison dans cet état ; il avait vieilli et il était faible. « Vieillir, disait leur grand-père, quand la force physique vous fait défaut, c’est une grande épreuve pour les paysans. »

— La semaine prochaine, déclara-t-elle résolument, je viendrai faire un premier tri.

* * *

Arthur écrivait. L’inspiration était là, et il voulait en profiter. Il avait tout l’après-midi avant d’aller chercher Adeline. Son premier livre Le Chant des oliviers n’avait pas marché ; le second, La Fée des collines, qui venait d’être publié, s’avérait déjà un succès, et il était allé en parler sur le plateau où se déroulait chaque semaine une célèbre émission littéraire.

Contrairement au titre, ce texte était loin d’être mièvre. Arthur relatait une enfance au goût amer, qui n’était certes pas autobiographique, et pourtant… Qu’en serait-il pour le troisième ouvrage ? Il ne s’en souciait pas encore, tout à la fièvre d’aligner les mots, de construire une intrigue, de susciter des images fortes. Et soudain, il tressaillit, relisant ce qu’il avait écrit. Sous ses personnages, cette fois, se cachaient à peine des personnes réelles, et il ne l’avait pas prémédité.

Il ferma les yeux, comme ébloui par l’écran de son ordinateur. C’était un peu avant la mort de sa mère. Élise Ségalat n’était pas encore la maîtresse de son père. Pour le jeune garçon, elle était juste la grande sœur de Justine, cette compagne de jeux au même titre que les filles de leur chef de culture, Hélène et Nathalie. Il se souvenait du bleu du ciel, du parfum sauvage des collines, et du sourire de la fille, de ses dents de devant un peu écartées – les dents du bonheur, disait-on –, de sa bouche un peu grande et de ses lèvres rouges comme des cerises mûres. Justine, qui avait deux ans de plus que lui. Elle avait enfilé une robe blanche trop large et trop longue par-dessus son short, envoyé valdinguer ses sandales et glissé ses pieds dans des souliers vernis qui appartenaient à sa grande sœur. Une lueur malicieuse illuminait son visage aux traits réguliers, sans réelle beauté, mais qui ne manquaient pas de charme. Elle avait pris un rideau et s’en était confectionné un voile qui glissait sur ses épais cheveux bouclés, d’une nuance cuivrée évoquant le flamboiement de l’automne.

Arthur s’était moqué, insinuant que c’était carnaval. « Non, avait-elle répondu, ce n’est pas un déguisement, c’est ma tenue de mariage. On va jouer aux mariés. Hélène et Nathalie seront mes demoiselles d’honneur. »

Justine l’agaçait souvent, mais au fond il l’aimait beaucoup, et même il l’admirait, car elle était la vitalité incarnée. Elle n’avait pas peur de vagabonder dans le haut de la colline, au hameau des Pierres, d’y courir, d’y grimper comme un garçon bien aguerri, tandis qu’Hélène et Nathalie pleurnichaient dès qu’il s’agissait de gravir une pente, redoutaient les insectes et craignaient toujours de marcher sur la queue d’un serpent.

« Et ce serait moi, le marié ? avait-il demandé, de plus en plus moqueur. – Et qui d’autre ? avait-elle riposté. Je ne vois pas d’autre garçon ici. Tu veux bien te marier avec moi, Arthur ? – Plus tard, tu veux dire ? – Là, tout de suite, et plus tard aussi ! »

Il n’avait pas voulu se montrer mauvais joueur devant les filles de Jules Mellone. Et comme il était le seul garçon, en effet, au milieu de ces trois gamines, il avait rétorqué : « Je veux bien pour maintenant, mais nous n’avons pas de curé ni de maire. »

Il se moquait un peu quand même. Justine insistait : « Allez, dis oui, on se passera de la loi ! » Et lui, soudain, qui ripostait d’un ton méchant : « Arrête, c’est débile. Moi, je n’épouserai qu’une princesse ! »

Justine l’avait foudroyé du regard. Ses yeux s’étaient emplis de larmes. Arthur aurait voulu revenir sur ce qu’il avait dit, mais ce n’était plus possible ; et puis, non, il n’avait pas envie d’être le mari de Justine, même par jeu. Alors, elle avait arraché son « voile », l’avait déchiré et s’était enfuie en criant : « Je te déteste ! » Lui, il était resté avec les deux filles de Jules, qui étaient désolées. « T’es vraiment bête, avait dit l’une d’elles. Tu ne sais pas jouer. »

Mais lui, il savait bien que Justine Ségalat ne jouait pas. Et si sa réaction avait été si brutale et méchante, c’était parce qu’il avait peur d’elle, bien qu’au fond elle le fascinât.

Quelque temps après, il perdait sa mère. Élise Ségalat entrait au service de son père. Quand était-elle devenue la maîtresse de Gilbert ? Arthur l’ignorait et, à vrai dire, ne s’en souciait pas. Les amants étaient discrets, au début. Sans doute parce que Gilbert Arnaudin tenait à sa réputation. Plus tard, Arthur ne s’était même pas aperçu qu’Élise était enceinte. Elle portait d’ailleurs des robes longues et amples. Elle accomplissait son travail normalement. Quand l’enfant était né, Arthur avait douze ans. « C’est ton demi-frère ! » lui avait assené Gilbert, qui pourtant n’avait pas reconnu Janet. Mais Arthur y prêtait attention, jusqu’au jour où son père avait rencontré cette autre femme. Puis il y avait eu une explication orageuse avec Élise, et Gilbert avait décidé de partir, de couper les ponts avec tout ce qui avait fait sa vie, pour suivre l’étrangère. Alors, à son tour, Arthur s’en était allé définitivement, oubliant, lui, qu’il était l’héritier des oliveraies de la Peyrade.