Un nouvel accord - Laurine Rosio - E-Book

Un nouvel accord E-Book

Laurine Rosio

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Beschreibung

Vic mène une vie qui lui ressemble, simple et sans histoire. Entre sa librairie, ses amis, son mari et sa fille, elle n’a, sur le papier, aucune raison de se plaindre. Pourtant, un soir, son passé refait surface. Face à des souvenirs qui remettent tout en question, elle se retrouve à devoir faire un choix. Peut-elle encore se contenter de ce qu’elle a toujours connu, ou doit-elle se laisser emporter par une passion dévorante au risque de voir s’écrouler toutes ses certitudes ?


À PROPOS DE L'AUTEURE


Laurine Rosio, s’est longtemps définie comme lectrice compulsive avant de passer, presque par surprise, sur l’autre rive en écrivant un premier roman de style new romance : Un nouvel accord. C’est avant tout une dévoreuse de mots, ceux des autres d’abord, ceux qui l’ont transportée ailleurs depuis son enfance, ceux qu’elle dévore chaque soir, et les siens maintenant, ceux dont elle espère qu’ils sauront à leur tour vous faire rêver, vous faire vibrer. Outre la littérature, elle aime les chats, le thé, les jeux de société, les discussions sans queue ni tête et flâner dans les rues de Strasbourg.

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Un nouvel accord

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Laurine ROSIO

 

 

 

 

 

À mes amies qui m’ont soutenue pendant toute la gestation de ce roman,

À Giovanna, ma première lectrice,

À Julien qui me supporte depuis dix-huit ans,

Merci

Chapitre 1

 

 

 

 

Marc venait de lui envoyer un texto pour lui dire qu'il avait un dernier dossier à boucler impérativement et qu'il risquait d’être en retard, ce qui eut le don de l'énerver. On était samedi, rien ne l’obligeait à faire des heures supplémentaires le week-end, d’autant qu’il savait pertinemment que c'était le soir de sa sortie mensuelle : Victoria l'avait même écrit en gras et surligné sur le calendrier familial. Il s’en souvenait forcément puisque, comme à son habitude, il lui avait rappelé que c’était une période particulièrement chargée pour lui et qu’elle aurait dû décaler sa soirée, voire l’annuler. Son conjoint avait toujours une nouvelle excuse mais, avec le temps, Vic en avait pris son parti et ne s’en offusquait plus autant qu’au début de leur relation. Cependant, son agacement ne retomba pas tout de suite, puisque comme un fait exprès ce soir-là elle avait dû batailler deux fois plus que d'habitude pour que Roxane mange et daigne aller se laver. Puis, quand elle pensa avoir gagné le droit d'aller à son tour prendre sa douche, elle avait été forcée de retourner tout l'appartement, pour retrouver le doudou de sa fille (qui était dans le frigo, c’était évidemment le premier endroit où elle aurait dû le chercher). Une fois la bestiole rapatriée sous les draps, il avait ensuite fallu chasser de la chambre Simba, le tigre féroce déguisé en chat domestique.

Parfois, en réalité très souvent, comme c’était le cas ce soir-là, elle n’avait aucune patience ; son seul souhait était alors de s’évader de son propre foyer. Si elle ne l’avouait à personne, ses obligations maternelles lui pesaient et elle ne trouvait aucun plaisir dans ce rôle imposé. Elle donnait de son mieux le change en public, pourtant en privé il lui arrivait régulièrement de craquer, écrasée par cette charge qui lui paraissait soudain insurmontable.

Elle avait finalement réussi à être prête, lavée et habillée (en ne retournant que trois fois sur les lieux du probable futur infanticide, pour remplir un gobelet, étaler une couette et ouvrir un volet). Ses baskets étaient tout juste enfilées qu’elle entendit la clé tourner dans la serrure. Déjà elle attrapait son sac, glissait un baiser au vol sur les lèvres de son mari et lui souhaitait une bonne soirée avant de s'éclipser le cœur déjà plus léger. En regardant sa montre, elle constata qu’elle n'avait finalement que trente minutes de retard et ne serait sans doute même pas la dernière arrivée sur place.

 

Nostalgie et France Gall chantaient à tue-tête les louanges d'Ella dans sa vieille voiture et elle ne pensait déjà plus à sa famille vingt minutes plus tard en arrivant sur le parking du Flamingo, le bar tapas où son groupe de copines avait ses habitudes depuis plusieurs années. Elle ne reconnut aucune voiture, ce qui lui confirma que, comme elle l’avait supposé, les filles étaient encore plus en retard. Une fois installée à l’intérieur, à une table près du large comptoir de bois brut, elle envoya un message pour les prévenir qu'elle les attendait à l'intérieur. Le serveur n’eut finalement même pas le temps de venir lui apporter la carte, qu’une sulfureuse rousse fit son entrée dans l'établissement.

 

— Salut ma belle, désolée pour le retard, souffla Cynthia en lui faisant la bise au coin des lèvres.

— Pas de problème, je n’espérais pas que tu sois à l’heure, répliqua Vic avec un sourire. En fait, je viens juste d'arriver, c'était Bagdad à la maison. On attend les autres pour commander ou tu es desséchée ?

 

La question ne nécessita pas de réponse car, au même moment, les deux derniers éléments de la bande firent une entrée fracassante ; elles rigolaient tellement fort que tous les clients se tournèrent vers elles, ce qui ne les encouragea pas du tout à baisser la voix, bien au contraire. Sophie et Lucie avaient cette faculté magique de s'amuser d'un rien et de s'émerveiller de tout. Étant donné que leur joie était communicative, passer une soirée avec elles était toujours la garantie d’un bon moment, si l’on n’était pas sujet aux maux de tête. Les quatre trentenaires s’étaient rencontrées sur les bancs de la fac de lettres treize ans plus tôt et, même si leurs trajectoires scolaires et professionnelles avaient fini par diverger, elles avaient toujours réussi à garder des liens très forts et se retrouvaient au moins une fois par mois, loin des conjoints, des enfants, du boulot, en gros loin de la vie d'adulte. Chaque jour, elles s'envoyaient des dizaines de messages pour se plaindre de tous les petits maux du quotidien ; elles avaient été là les unes pour les autres pour les mariages, les naissances, les séparations, les collègues trop lourds et les patrons énervants. Ensemble, elles avaient combattu les désillusions, soutenu les projets mêmes les plus insensés et encouragé tous les délires, surtout les plus improbables. Comme à chaque fois, à peine assises, elles commencèrent immédiatement à se lancer dans des discussions ininterrompues, ne suivant aucun fil hormis celui de leurs pensées.

Et comme toujours, Victoria se sentit reconnaissante de les avoir à ses côtés toutes les trois. Cynthia, sa meilleure amie depuis le premier jour de la rentrée universitaire : celle qui faisait tourner toutes les têtes, le savait et en jouait. Elle était juste sublime, impeccable et classe en toutes circonstances, avec sa peau d’albâtre, ses boucles de feu, ses yeux couleur lagon et ses mensurations de mannequin. La jeune femme gérait d’une main de maître deux des agences immobilières de sa famille, et les hommes à la baguette, se satisfaisant depuis toujours d’un célibat approximatif mais volontaire. Sophie et Lucie se connaissaient depuis le lycée. Les deux brunes étaient aussi dissemblables que leur amitié était forte. Sophie, grande, la peau mate et l’allure sévère, travaillait comme assistante administrative pour un groupe de presse. Lucie, bibliothécaire, était la plus petite de la bande, volubile, son visage enfantin et son nez en trompette mis en valeur par un carré plongeant. Elle filait depuis des années le parfait amour avec le père de ses jumeaux, âgés de six ans.

Au milieu du groupe, Vic avait l’impression de disparaître et cela la rassurait ; se fondre dans la masse, dans une normalité moyenne, voilà à quoi elle aspirait. Elle savait qu’elle n’avait ni la beauté tapageuse de Cynthia, ni le charisme impressionnant de Sophie, ni le charme rieur de Lucie. Elle n’avait pour elle que son existence anonyme et son physique commun : des yeux bruns, des cheveux de la même teinte avec de vagues reflets auburn, ni défauts majeurs ni signes distinctifs flagrants. Celui lui convenait parfaitement : un bonheur et une apparence discrets, rien qui ne puisse l’empêcher de dormir en rêvant à des idéaux inatteignables.

 

Les mojitos et les tapas firent bientôt leur apparition sur la table et le volume sonore continua à augmenter en conséquence (tant pis pour ceux qui ne voulaient pas participer à leur conversation et leur bonne humeur). À force, le patron les connaissait bien et le fait qu'il en pince un peu pour Cynthia, qui ne faisait rien pour l’en dissuader, contribuait fortement à ce qu'elles se sentent ici mieux qu'à la maison, et qu’elles n’aient aucun scrupule à profiter de leur soirée.

 

L’homme devait être arrivé avant elle, puisqu'elle ne se souvenait pas de l'avoir vu passer. La seule certitude c’est qu’elles en étaient déjà à leur deuxième verre quand Victoria le remarqua enfin. Ou plutôt quand elle remarqua l'étui de guitare à ses pieds, posé contre la chaise. Étrangement, sans aucune logique ni cohérence, elle pensa immédiatement à Stéphane, dont le souvenir ne l'avait pourtant pas effleurée depuis bien des années. Les accords de Johnny Greenwood sur Creep en fond sonore devaient aussi y être pour quelque chose, mais c’est surtout la vue du tweed déchiré du case qui la propulsa directement quinze ans en arrière. Les murs et les banquettes du Flamingo s'estompèrent, les voix de ses amies n'atteignant déjà plus son nerf auditif et, sous ses cuisses, à la place de la banquette en bois sur laquelle elle était installée, elle retrouva la sensation si familière du canapé en velours râpé vert. Lorsqu'elle inspira, alors que personne ne fumait aux alentours, ses poumons s'emplirent d'une odeur de cigarette, ce même parfum qu'elle n'avait jamais supporté que chez lui, ce nuage de fumée qui le suivait partout et qui l'imprégnait elle aussi, par contagion, à chaque baiser. Elle revit aussitôt ses boucles brunes lui tombant devant les yeux quand il attaquait les cordes avec son médiator, oubliant tout jusqu'à sa présence. Elle pouvait sentir sous la plante de ses pieds les vibrations du vieil ampli transistor Marshall et le tapis persan, jadis bordeaux, usé jusqu'à la trame, dont les poils la grattaient à travers ses vêtements lorsqu'elle s'allongeait dessus. Elle retrouva instantanément des sensations qu’elle pensait reléguées aux oubliettes depuis une éternité, et un goût d'inachevé lui piqua la gorge et les yeux.

 

— Vic ? Vic ? Viiic ! T'es avec nous ou tu as décidé de regarder ce mec toute la soirée et nous snober ?

 

Elle secoua la tête pour s'extraire de sa rêverie et croisa le visage hilare de Cynthia. Cynthia et ses cheveux roux flottant autour d'elle, Cynthia toujours aussi adorable avec son maquillage léger et les joues légèrement rougies par les deux mojitos qu'elle venait de boire. Cynthia qui depuis toujours jouait avec les hommes sans ressentir le besoin de se poser. Cynthia qui avait été sa plus belle rencontre, un coup de foudre amical qui avait survécu à toutes les histoires.

 

— De quel mec tu parles ? répondit Victoria en reprenant ses esprits. Je n'ai d'yeux que pour vous les filles vous le savez.

— Tu m’étonnes, on est de loin la table la plus canon de la soirée, même si tu aurais pu faire un effort pour l’occasion. Mais il faut avouer qu'il est plutôt pas mal… si on aime le genre sombre et renfrogné. Si je n'étais pas avec Éric je lui aurais bien offert un verre.

— Vas-y ne te gêne pas, on sait très bien que ce n’est pas ce qui va t’arrêter, on ne lui dira rien. Mais je t’assure que je ne vois même pas de qui tu parles.

 

En guise de réponse, Sophie et Lucie se joignirent à l'hilarité de Cynthia et elles la gratifièrent toutes les trois de regards sceptiques et amusés à la fois.

 

— Mais arrêtez votre cirque, lança Vic, je vous le dirais si c'était le cas, mais pour la dernière fois je ne regarde personne !

— OK OK, dit sa meilleure amie en levant les mains en signe de capitulation. Donc, ajouta-t-elle en appuyant ses propos d’un mouvement peu discret du menton, le regard dans le vague fixé pile-poil sur le beau brun, là-bas au fond près de la porte des toilettes… c'était pour vérifier la couleur du mur derrière lui. Bien sûr ! Bon… revenons à des choses sérieuses… Vous avez vu la photo d'Hortense sur Instagram ?!

— Celle au bord d'une piscine avec un bikini en taille huit ans ? Difficile de passer à côté, s'écria Sophie en oubliant définitivement toute discrétion.

— Je pense que la prochaine fois elle devrait économiser son argent et ne pas en mettre du tout ; pour ce qu'il couvre, on ne verrait même pas la différence, renchérit Lucie.

— Vous exagérez quand même… il faut bien qu'elle rentabilise ses régimes et ses séances à la salle de sport en ayant un retour sur investissement, rétorqua Victoria avant de reperdre aussi vite le fil de la conversation.

 

À nouveau ses yeux se posèrent sur l'étui et elle se demanda, pour la première fois depuis leur séparation (du moins c'est l’impression qu’elle en avait), ce que Stéphane était devenu. Elle chassa cette pensée et dut se concentrer pour réussir à figer un sourire sur son visage et regarder ses amies, comme d'habitude, comme si cette soirée était comme toutes les autres, comme s'il n'y avait pas cette silhouette vaporeuse au seuil de sa mémoire en train de chatouiller ses synapses. Elle joua machinalement avec l'anneau passé dans une chaîne en or blanc autour de son cou, s'obligea à penser à son mari, à son foyer, à sa fille ; en somme à cette vie qu'elle avait choisie et qui jusque-là ne lui avait pas fait défaut. Elle regarda l'une après l'autre ses compagnes, cette famille du cœur créée de toutes pièces et qui depuis plus de dix ans représentait sa bulle de liberté et de légèreté, cette sphère sacrée où tout pouvait se dire, car elles partageaient les mêmes aspirations et les mêmes difficultés, au moins en apparence. Elles avaient l'habitude de dire sans filtre tout ce qui leur passait par la tête pourtant, cette fois-ci, elle ne leur dit rien des pensées qui la parasitaient. Parce que « ça » ne voulait rien dire, parce qu’il n'était pas nécessaire de donner de l'importance à ses divagations en les verbalisant, parce que surtout il n'y avait rien à raconter. « Oh tiens, un étui à guitare, je me demande comment va mon petit ami du lycée, bon appétit les filles. »

Autour d'elle la conversation filait dans tous les sens, elle saisissait des mots au vol sans arriver à s’y accrocher ; les conjoints en prenaient pour leur grade, les enfants étaient rhabillés pour l'hiver et les hommes déshabillés sans concession. Elle entendait toujours la musique, mais n'arrivait plus à en percevoir nettement l'air ou les paroles. Était-ce seulement encore Radiohead que diffusaient les haut-parleurs ou un autre titre avait-il pris le relais ?

Le bar était bondé en ce samedi soir et il faisait très chaud, beaucoup trop chaud sans doute, car elle se sentit prise d'un vertige et tout devint flou autour d'elle. L'étui de guitare imprégnait ses pupilles et prenait toute la place dans son champ de vision, les deux baskets claires qui l'accompagnaient, tellement blanches qu’elles l’aveuglaient, battaient un rythme qui leur était personnel et qui répondait en même temps aux battements de son propre cœur.

 

— Vicky ?! Allô Vic ? Ici la terre, un alunissage est-il bientôt prévu ? Tu veux que j'appelle Marc pour lui dire que tu ne rentreras pas ce soir ?

 

Comme s’il s’était agi d’une formule magique, à la simple évocation du prénom de son époux, Victoria réintégra immédiatement sa conscience en se contentant pour toute réponse de lancer une olive en direction de Cynthia et de lui tirer la langue.

 

— Très mature ma chérie, lança cette dernière en lui donnant un petit coup de pied sous la table. Mais ton petit manège a l'air plutôt efficace parce qu’il te fixe depuis tout à l'heure.

— Mais puisque je te dis que je ne vois même pas de qui tu parles ! J'ai eu un petit malaise c'est tout, j'ai dû boire trop vite.

 

Cette fois c’est un coup de coude qu’elle reçut qui lui fit lever la tête par réflexe et remarquer qu'effectivement les baskets immaculées de l'étui à guitare étaient surmontées d'un corps, et même d'un visage avec deux yeux qui semblaient bien la regarder.

 

— Bon, pouffa Cynthia, puisque maintenant tu vois de qui je veux parler est-ce qu'on pourrait reprendre le cours normal de notre soirée et éviter à ces deux folles, dit-elle en montrant Sophie et Lucie, de se faire un torticolis à force de regarder dans leur dos ?

— Là c'est bon tu as gagné, maintenant on a l'air de quatre folles, on va se faire embarquer et pouvoir profiter d'un séjour au calme tout confort pour se reposer. Si on ne se retrouve pas au poste avec une plainte pour harcèlement ! Et ce pauvre gars vous le fixez depuis quand ? s'indigna Vic sans réussir à empêcher ses joues de s’empourprer.

— Promis depuis moins longtemps que toi, répondit Lucie une main sur le cœur et l'autre en l'air comme si elle prêtait serment dans un tribunal américain.

 

Étant donné que ses trois amies étaient trop occupées à glousser pour avoir besoin d'encouragements supplémentaires, elle les laissa à leur délire et observa du coin de l’œil le « pauvre gars » qui continuait indéniablement à la regarder. Elle constata qu'il était en compagnie d'une jeune femme qui semblait s'ennuyer ferme et pianotait sur son téléphone avec des ongles vraiment trop longs. Les verres devant eux étaient vides, mais aucun des deux ne semblait s'en préoccuper. Vic n'arrivait pas à figer mentalement ses traits et aurait été bien incapable de dire de quelle couleur étaient ses yeux, comme si elle le voyait à travers une brume épaisse ou une vitre embuée. Sa compagne quant à elle était blonde, avec de longs cheveux savamment remontés en un chignon décontracté, elle portait une robe courte qui dégageait des épaules rondes et des talons bien trop hauts pour que le commun des mortels puisse se jucher dessus. Cette hauteur vertigineuse ne semblait pourtant pas l'impressionner car bientôt elle se leva, attrapa avec agilité le sac minuscule qui pendait sur le dossier de la chaise, et prit congé en échangeant quelques paroles avec l’homme. Il n’y avait eu entre eux aucun geste affectueux ou laissant penser qu’ils puissent être en couple. C'était peut-être sa sœur, ou une collègue ou… Mais qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Les gens passaient des soirées avec qui ils voulaient, surtout ceux qu'elle ne connaissait pas et n'avait aucune intention de revoir.

Le contenu des deux verres ayant fini par atteindre sa vessie, elle dut se rendre à l'évidence ; il allait falloir approcher la zone dangereuse du fond de la salle. À cette simple pensée tout son organisme se mit en état d'alerte comme si elle replongeait en pleine puberté. Elle prit une longue inspiration, se rappela qu'elle était une femme adulte, responsable, mariée, mère de famille et qu’elle n’avait aucune raison de paniquer. Forte de cette conviction, elle réussit à traverser la salle jusqu'aux toilettes en faisant abstraction de ces deux pupilles accrochées à elle. C'était quoi son problème d'ailleurs à ce type ? On ne regarde pas les gens comme ça, sans raison, sans explication. Peut-être qu'il avait l'impression de la connaître et qu'il essayait de se rappeler où ils avaient pu se croiser ? Peut-être que c'était un tueur en série à la recherche de sa prochaine proie ? Peut-être qu'il avait flashé sur Cynthia et la regardait plutôt elle, pour détourner l'attention ? Voilà ce qui serait l'explication la plus probable et la plus rassurante.

 

Comme si la situation n’était pas déjà assez complexe à gérer, les toilettes étaient occupées et elle dut attendre juste à côté de la table du voyeur inconnu. La pensée lui vint alors, insidieuse, que pour une fois elle aurait pu mettre une touche de maquillage, tenter de dompter ses cheveux, trouver dans sa garde-robe autre chose que ses éternels jeans : faire un effort en somme.

Sans être d’un naturel timide, elle n'avait pas pour habitude d'adresser sans raison valable la parole à des inconnus, surtout quand ceux-ci essayaient indéniablement de tout faire pour la mettre mal à l'aise, mais, à cause de son excursion dans le passé, à cause de l'alcool, à cause du regard de ses amies qu'elle sentait sur elle, à cause de cette impulsion au creux de son ventre, les sons sortirent d'eux-mêmes : « une trois trente-cinq ? ». L’homme haussa un sourcil en la regardant d'un air impénétrable, attendant clairement la suite de cette formule sibylline. Elle se sentit rougir, espérant qu'il mettrait ça sur le compte de la chaleur et remerciant intérieurement le propriétaire des lieux d'avoir opté pour une atmosphère tamisée.

Les mots avaient beau avoir pris leur envol de façon autonome, elle aurait préféré qu'ils organisent un peu leur sortie, qu'ils prouvent qu'elle avait des neurones en parfait état de marche (au moins les bons jours) et qu’elle pouvait tenir une discussion intéressante. Au lieu de quoi, elle se retrouva donc à devoir développer et réussit (presque) à prendre un air décontracté, à montrer l'objet à l'origine de son trouble et à sortir enfin une phrase syntaxiquement correcte : « La guitare, c'est une ES 335 ? ».

Même s'il avait eu l’intention de répondre il n’en aurait pas eu le temps, car la porte des toilettes, contre laquelle elle s'était appuyée, s'ouvrit et qu’elle trébucha à l'intérieur. Elle entendit immédiatement des rires fuser depuis sa propre table (merci les copines pour le soutien) et s'enferma dans les cabinets histoire de se redonner une contenance. Si elle avait été dans un film ou dans un roman, si elle avait eu quinze ans de moins, si elle avait eu une médaille olympique de GRS, elle aurait pu envoyer un message à Cynthia lui demandant de l'attendre dehors et tenter une exfiltration par la fenêtre. Mais ses compétences sportives se limitant à monter et descendre des escaliers et l'architecte n'ayant pas jugé utile de mettre une ouverture dans cette pièce, elle dut se contenter de vider sa vessie puis de ressortir avec la dignité d'une biche estropiée.

Ses copines avaient repris leur discussion et, avec leur discrétion habituelle, toute la salle savait maintenant que l’un des jumeaux de Lucie avait encore fait pipi au lit et qu'il avait ensuite fait une crise mémorable quand elle avait voulu laver ses draps. Vic s’apprêtait à les rejoindre et comptait oublier au plus vite cet épisode humiliant quand une main lui attrapa le bras.

Victoria essaya de se dégager, mais la poigne était forte sur sa peau. Toujours en silence et sans la quitter des yeux (décidément c'était quoi cette façon de faire), de son autre main il lui desserra le poing, qu’elle avait crispé par réflexe, et y glissa un morceau de papier avant de lui refermer les doigts par-dessus.

— J'attends ton appel pour discuter de la guitare, ou d'autre chose.

Sa voix était grave, profonde et sans inflexion particulière. Il la lâcha, laissant une marque rouge sur son poignet brûlant et continua à la fixer sans ciller jusqu'à ce qu'elle rejoigne sa table, tremblante de rage et d'émotions contenues qu’elle n’aurait pas réussi à démêler en cet instant même si sa vie en avait dépendu.

Elle se laissa tomber sur sa chaise en glissant machinalement la carte qu’il lui avait remise dans la poche arrière de son jean.

 

— OK !!! Tu nous expliques là ?

— Tu le connais c'est ça ?

— Qu'est-ce qu'il t'a dit ???

 

Les questions fusaient de toutes parts et ses yeux passaient de l'une à l'autre, sans vraiment se fixer nulle part.

— Mais rien, il a juste demandé si je ne m'étais pas fait mal en tombant, répondit-elle en frottant sans s'en rendre compte une marque invisible sur son poignet.

Elle espéra avoir l'air convaincante, mais il lui semblait que sa voix tremblait un peu quand elle leur répondit et elle tenta de prendre un ton plus léger avant de continuer.

 

— Franchement, je pense que j'ai passé depuis longtemps l'âge de m'évanouir juste parce qu'un mec m'a regardée un moment. Et vous, vous avez largement dépassé celui de vous faire des films aussi gros. On n’est pas dans un téléfilm de Noël.

— Si tu le dis… de toute façon, regarde, il s'en va, répondit Cynthia.

 

Effectivement, il était debout en train d'enfiler une de ces ridicules vestes en cuir aviateur avec de la fourrure au col par-dessus un tee-shirt noir tout simple et un peu trop moulant. Quand il passa près d'elle, cette fois sans même la regarder (à croire que rien d'anormal n'avait eu lieu, que les dernières minutes n’avaient été que le fruit de son imagination), la guitare lui battant le mollet gauche, comme si elle ne pesait rien, de sa main libre il lui frôla l'épaule. Elle reconnut immédiatement le parfum qui imprégna ses narines, un de ses préférés : L'Eau Bleue d'Issey. Elle sursauta, mais n'eut pas le temps de réagir qu'il avait déjà quitté l'établissement.

 

— Encore un qui se croit tout permis, lança acerbement Sophie.

 

Vic ne répondit pas, comme si elle ne voyait pas du tout de quoi parlait Sophie et elle se détourna suffisamment pour échapper aux coups d’œil insistants de Cynthia ; elle n'avait rien à leur dire, à cet instant sa conscience se situait dans une tout autre sphère, accessible à elle seule. Son amie, qui n’était pas dupe, lui serra les doigts et se pencha vers elle, dans un nuage de boucles rousses, pour lui murmurer, un brin inquiète :

— Tu es sûre que ça va ?

Pour toute réponse elle lui offrit un hochement de tête, un sourire artificiel et l'impression d'être assise sur des braises comme si, sous ses fesses, l'intérieur de sa poche venait de prendre feu.

 

Elle réussit à donner le change et la fin de soirée se déroula sans autre étrangeté. Cependant, une part de son esprit n'arrivait pas à rester ancrée dans cette réalité, elle avait l'impression d'être coupée en deux ; une moitié d'elle ici, discutant avec ses amies, et l'autre ailleurs, bien loin d'ici, de retour dans le passé, avec Stéphane, mais un Stéphane dont les yeux noisette seraient inexplicablement devenus verts.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 2

 

 

 

 

Quand elle rentra chez elle il était près de minuit, Marc était encore réveillé, les deux écrans d'ordinateur illuminaient le salon et elle fut accueilli par un « putain les gars vous abusez, je vous avais dit d'attendre mon signal avant d'y aller », elle passa derrière lui pour l'embrasser sur la tempe sans faire bouger son casque. Il lui répondit d'un vague salut de la main sans quitter des yeux la progression de ses coéquipiers dans ce qui ressemblait à une mer lunaire. Elle se déshabilla dans la salle de bain, enfila machinalement son pyjama dans le noir et alla se coucher en fermant la porte de la chambre derrière elle. Quand son mari finit par la rejoindre, de nombreuses vociférations plus tard, et autres encouragements sonores à ses coéquipiers, elle fit mine de dormir en lui tournant le dos. Quand, très rapidement, il sombra dans le sommeil, elle ne se détendit pas pour autant et continua longtemps à tourner et se retourner dans le lit.

La nuit fut courte et à sept heures, quand sa fille l'appela, Victoria était déjà sur le canapé, lisant en boucle la même page d'un roman, sans rien en retenir. La diversion fut donc la bienvenue et, grâce aux deux heures passées à effectuer des gestes quotidiens et à jouer aux Playmobils, elle avait entièrement retrouvé ses esprits quand son mari émergea pour le petit déjeuner dominical. En voyant débarquer Marc, elle ne put s’empêcher de réaliser à quel point il était toujours séduisant : sa barbe de trois jours lui donnait un air sérieux, mais ses cheveux châtain clair qu’il portait un peu longs sur la nuque se dressaient dans tous les sens et lui donnaient l'air d'un éternel ado. Bien que Roxane se précipitât vers lui et l'accapara immédiatement, il réussit quand même à lui demander si sa soirée s'était bien passée.

 

— Oui oui, c'était comme d'habitude, on a papoté de tout et de rien. Cynthia te passe le bonjour.

— Elle est toujours avec ce vendeur de voitures ?

— Tu as le droit de l’appeler Éric tu sais, et oui ils sont toujours ensemble. Je le trouve plutôt gentil en plus.

— Je ne vois pas ce qu'elle lui trouve. Attention ma puce, tu vas me faire renverser ma tasse, tu ne veux pas plutôt aller sur ta chaise ?

— Tu veux vraiment avoir cette conversation maintenant ? On ne pourrait pas juste prendre le petit déjeuner en famille ?

— Tu vois chaton, dit Marc en s’adressant à leur fille, je crois que ce matin nous avons affaire à maman grognon.

— Maman est grognon, maman est grognon, se mit à chantonner leur fille en sautant partout dans la cuisine.

Vic se leva et commença à mettre les couverts dans le lave-vaisselle ; elle n'avait aucune intention de déclencher une dispute de bon matin et se dit qu'aller prendre l'air lui ferait le plus grand bien.

 

— Ça te va si je vais courir un peu ?

— Oui bien sûr, répondit-il, ça m’arrange même. J'ai un dossier de presse à terminer et ensuite je lancerai une lessive.

— Maman ? Maman ? Maman ? Je peux venir avec toi ? Je prendrai mon vélo.

— OK… va t'habiller, céda-t-elle.

 

À peine ses mots prononcés elle eut l'impression que la folie venait de s'emparer de la petite fille qui se mit à courir partout. Victoria regretta aussitôt d’avoir accepté, mais il était trop tard pour ravaler ses paroles alors elle alla plutôt enfiler un legging et des baskets.

 

Cinq minutes plus tard, la mère et la fille étaient dehors, les rues étaient calmes et l'air plutôt doux pour un mois de mars. Vic se mit à courir en faisant abstraction du babillage incessant et des coups de sonnette intempestifs de sa progéniture. Elle avait découvert les bienfaits de la course à pied au lycée et avait réussi jusque-là à conserver ce rituel hebdomadaire. Certes, elle ne battait ni des records de vitesse, ni des records d'endurance, mais appréciait la tranquillité (parfois toute relative, comme en ce jour) de ces moments à elle. Elles n'avaient que deux intersections à traverser dans le village avant d'arriver dans les champs où Victoria pourrait se dépenser sans avoir à se soucier du respect approximatif de sa fille pour le code de la route. Ses foulées étaient régulières et elle ne pensait à rien, laissant son regard vagabonder sur l'horizon et son esprit se laisser anesthésier par les chansons sans queue ni tête que Roxane hurlait du haut de sa bicyclette. Elle venait de faire demi-tour quand une idée s'imposa à son esprit et qu'un sentiment d'urgence s'empara d'elle. Marc avait dit qu'il ferait une lessive… Or tout en haut du panier de linge il tomberait forcément sur la tenue qu'elle avait hier soir, et dans la poche de son jean... Elle essaya de se calmer en se disant que peut-être il n'avait pas fini son dossier, ou qu'il ne remarquerait pas le petit morceau de papier. D'ailleurs elle ne savait même pas ce qui était écrit dessus, si ça se trouve il était vierge ou peut-être qu'il s'agissait d'une carte de visite professionnelle, rien qui ne soit difficile à expliquer. Et s'il était tombé et qu'elle ne le retrouvait pas ? Ou s'il mettait le jean dans la machine sans vérifier les poches et que le carton en ressortait illisible ? Après tout ce n'était pas comme si elle comptait l'utiliser... Elle avait dû accélérer sans s'en apercevoir, car elle entendit un cri strident derrière elle :

— Maman arrête tu vas trop vite j'ai mal aux jambes !

Son premier réflexe fut de s'énerver et de dire à sa fille de pédaler plus vite, mais elle réalisa alors que sa propre respiration était saccadée, qu’elle commençait à avoir un point de côté, et surtout, surtout, que tout ça ne rimait à rien. Elle se força à prendre un rythme plus calme, mais sa mâchoire resta néanmoins crispée jusqu'à ce qu'elle franchisse le seuil de la maison, sans même vérifier que Roxane mettait bien son vélo dans le garage ou qu’elle avait réussi à retirer son casque seule. Après avoir jeté ses baskets près de la porte, elle se précipita vers la salle de bain ; le panier de linge était toujours aussi plein et, pour une fois, cela la soulagea immédiatement. Elle attrapa son pantalon et plongea fébrilement la main dans la poche, avant d’en sortir l'objet du délit du bout des doigts comme s'il allait la mordre ou la brûler. Il s'agissait d'une carte de visite en apparence tout à fait classique, sauf qu’elle ne comportait pour seule mention qu'un numéro de téléphone manuscrit, pas de nom, pas d'adresse, aucune information ni personnelle ni professionnelle. Pour faire court, elle aurait pu être à n'importe qui, mais la bouffée du parfum de Miyake qui lui parvint l'empêcha de se mentir plus longtemps : il s’agissait bien de celle que lui avait glissée l’inconnu du Flamingo. Elle se dépêcha d'aller la mettre au fond de son sac, stressée à la simple idée de la garder à portée de main. Marc, qui avait dû l'entendre rentrer en trombe, lui cria du haut de l'escalier : « Tout va bien ? ». Après l'avoir rassuré et vérifié que leur fille était bien de retour dans sa chambre, elle entreprit de faire tourner la machine. Le reste de la journée se déroula sans événement particulier et elle ne repensa même plus à cet incident.

 

Le soir venu, la maison enfin plongée dans le calme, Victoria et son mari se préparèrent à passer un moment tranquille devant la télévision. Ils venaient de choisir le programme lorsque le son caractéristique d'une pluie de notifications WhatsApp se fit entendre. Avant de mettre le groupe en sourdine, elle y jeta un œil. Personne n'était mort, mais elle faillit bien succomber à une avalanche de messages. Elle les lut en diagonale pendant le générique de début de leur série préférée. En résumé, Cynthia avait décidé de se transformer en détective privé et de harceler la terre entière pour découvrir l'identité secrète du « mystérieux inconnu », pendant que Sophie échafaudait les scénarios les plus rocambolesques sur son « attitude vraiment cheloue ». Seule Lucie devait encore être en train de coucher ses deux terreurs et n'avait pas eu le temps de participer à cet épisode de folie passagère.

 

— Tu regardes ou tu préfères que je mette sur pause, s'indigna Marc.

— Mais non c'est bon, j'envoie juste un message aux filles.

 

« Faites ce que vous voulez mais par pitié ne m'associez pas à votre délire. Personne ne va m'enlever ou me découper en rondelles, je ne vais pas non plus m'enfuir avec un espion russe ou un flic sous couverture. Par contre si vous en voulez je vous le laisse. En plus je ne me souviens déjà plus à quoi il ressemble. Promis, si je change d'avis je vous préviens, mais là je vais d'abord regarder une bonne série avec MON MARI. » Elle posa son téléphone, l'écran contre l'accoudoir du canapé, et s'allongea, la tête sur l'épaule de Marc.

Il lui passa la main dans les cheveux et elle put suivre tranquillement ce qui se passait à l'écran, du moins jusqu'à ce que la main de son mari descende un peu plus bas jusqu'à caresser ses seins qui réagirent immédiatement. Se redressant sur un coude elle lui répondit d'un baiser en lui mordillant la lèvre inférieure.

Ils durent ensuite relancer l'épisode à partir du milieu car étrangement ils avaient manqué un certain nombre d'éléments nécessaires à la compréhension de l'intrigue. Assise contre son époux, elle songea alors que, même si parfois il lui arrivait de regretter la fougue de leurs débuts, ils étaient toujours très bien ensemble.

Le lendemain matin quand le réveil sonna elle regretta d'avoir insisté pour regarder la suite de la série ; une bonne nuit de sommeil lui aurait été plus bénéfique. Ils prirent tous ensemble leur petit déjeuner avant que chacun ne parte, lui vers la maison d'édition où il officiait et elles vers l'école à l'autre bout du village. Une fois sa fille déposée, elle rentra à la maison. Après avoir fait un peu de rangement, elle alluma l'ordinateur pour consulter ses mails. Puis, poussée par une curiosité soudaine, elle se connecta sur Facebook ; comme beaucoup de gens de sa génération elle y avait un compte, mais ne l'alimentait jamais et ne s’y connectait que très rarement. Ce jour-là cependant, elle n'hésita pas une seconde avant de cliquer sur la barre de recherche du fameux réseau social et d’y entrer le patronyme suivant ; Stéphane Magnin. Elle n'aurait même pas imaginé se souvenir encore de son nom de famille, pourtant ses doigts pianotèrent les six lettres sans trébucher. Elle aurait encore pu tout effacer, ou ne pas appuyer sur valider, mais il lui fallait savoir. Pour que le souvenir reparte d'où il était caché, elle devait le nourrir, le rassasier, voir que son ancien petit ami était lui aussi devenu un adulte, un inconnu, avec une famille et un labrador, et qu'il pouvait retourner dormir dans les limbes de sa mémoire. Malheureusement, elle eut beau vérifier plusieurs fois l'orthographe aucun résultat ne correspondait. Elle essaya sur d’autres réseaux sociaux, mais sans plus de succès. Elle aurait pu en rester là, mais puisqu'elle avait commencé elle n'allait pas lâcher l'affaire si vite. À force de se triturer les méninges elle finit par retrouver ce qu'elle cherchait ; Antoine, à l'époque ils traînaient toujours ensemble, peut-être que lui aurait gardé contact.

Cette fois elle eut plus de chance et la première suggestion de profil était la bonne, le compte étant privé elle fit directement une demande d'ajout à la liste d'amis avant de risquer de prendre le temps de réfléchir, d'hésiter ou d'abandonner, et éteignit ensuite l'ordinateur. Elle s'installa dans le rocking-chair hérité de sa grand-mère pour lire en écoutant de la musique, juste rappelée à l'ordre vers onze heures par Simba qui miaulait pour réclamer bruyamment des croquettes fraîches. Elle reçut aussi plusieurs messages des filles : Sophie se demandait si ça ne serait pas le moment de tout plaquer et d'aller commencer un élevage d'Alpaga bio, Lucie préférait aller ouvrir une école de plongée sous-marine en eau douce et Cynthia avait eu beau lancer sur l'affaire tout son carnet d'adresses, pourtant conséquent, elle n'avait pas encore obtenu d'informations sur l'identité de l'inconnu du bar ; en résumé une conversation banale avec les filles. Elle se rendit ensuite au travail où le reste de la journée se passa sans événement notable, à tel point qu’elle eut l'impression de n'avoir rien fait qu'il était déjà l'heure de rentrer chez elle.

Entre la préparation du dîner et les autres tâches domestiques classiques, la soirée disparut elle aussi en un clin d’œil. Comme elle s'y attendait, Marc lui avait envoyé un message pour prévenir de ne pas l'attendre pour dîner (elle savait pertinemment que ce serait le cas tous les prochains jours) et elle lui avait laissé une assiette pleine dans le réfrigérateur. Elle venait de fermer la porte de la chambre de Roxane, qui pour une fois s'était couchée sans déclencher de conflit interplanétaire, quand son téléphone émit un petit bip : « Antoine a accepté votre demande d'ami, vous pouvez maintenant vous envoyer des messages. »

Au même moment, elle reçut un message privé de Cynthia lui demandant si elle ne voulait pas retourner au bar le week-end suivant, histoire d'essayer d’en savoir un peu plus. Elle lui répondit vite fait pour pouvoir écrire à Antoine pendant qu'il était connecté. « Mais ça ne va pas non ? Qu'est-ce que tu lui veux ? Sinon appelle-le et on n'en parle plus. » Elle se rendit compte trop tard de son erreur. Il ne lui restait plus qu'à espérer (sans vraiment y croire) que son amie ne relèverait pas le lapsus révélateur.

 

Salut, tu ne te souviens sans doute pas de moi, c'est Victoria du lycée Montaigne ; je sais, ça remonte à une éternité. Je sortais avec Stéphane en terminale et je me demandais ce qu'il était devenu alors je me suis dit que toi tu étais peut-être resté en contact avec lui et que tu serais en mesure de me donner des nouvelles.

 

Elle aurait voulu une accroche un peu moins abrupte, mais elle l'envoya tel quel, perturbée par la rafale de notifications en provenance de Cynthia (elle la voyait comme si elle y était, en train de pianoter frénétiquement, marchant en rond dans son salon digne d’un magazine de décoration, faisant voler ses cheveux dans tous les sens sous le coup de l'excitation). Il fallait maintenant qu'elle gère la tornade qu'elle avait elle-même déclenchée. « Haha très drôle, comment tu veux que je l'appelle » « … ??!!! » « Il t'a filé son numéro c'est ça ?! » « Réponds immédiatement ou je débarque » « Vic !!! C'est quoi cette histoire de téléphone » « Si tu ne me racontes pas IMMÉDIATEMENT tout ce qu'il s'est passé je ne te parle plus jamais » « Victoria !!! »

Cynthia ne lâchait jamais l'affaire et Victoria ne pouvait lui cacher quoi que ce soit très longtemps. Jusqu'à présent elle n'avait jamais eu besoin de lui faire de mystères et elle ne s'expliquait pas pourquoi elle ne lui avait pas raconté ce qui s'était passé, à savoir rien. Cherchait-elle à se mentir à elle-même ou au contraire à donner plus d'importance à quelque chose qui n'en avait pas du tout ? Pour en avoir le cœur net, elle préféra lui dire la vérité.

 

— Je ne me sentais pas très bien samedi, j'étais un peu à l'ouest, je lui ai posé une question débile sur sa guitare quand j'attendais d'aller aux toilettes et quand je suis ressortie il m'a dit que si je voulais en discuter je pouvais l'appeler et il m'a donné son numéro. C'est tout. C'est vraiment tout, alors ne va pas t'imaginer quoi que ce soit.

— Tu ne vas pas le rappeler alors ?

— Mais bien sûr que non ! Pour faire quoi ? En plus je n’y connais rien en guitare.

— Je ne vais pas te faire un dessin… Si tu changes d'avis, tu me le dis ?

— Promis.

 

Bien entendu qu'elle n'allait pas l'appeler, ni se mentir en se disant qu'elle pourrait le faire sans que ça porte à conséquence, mais elle dût bien avouer se sentir flattée d'en avoir simplement la possibilité. D'accord c'était surtout bizarre comme situation, bizarre, mais malgré tout agréable. C'était peut-être ce qui manquait à son existence ces derniers temps ; un peu d'inattendu, un peu plus de possibles pour pouvoir rêver à autre chose, s'évader d'elle-même, juste penser qu'ailleurs, dans un autre univers, une autre réalité aurait pu exister. Peut-être que l'étui de guitare renfermait l'entrée d'un trou de ver, et que le simple fait de le regarder avait le pouvoir de la faire basculer dans cette autre vie.

Des cris retentirent depuis la chambre d'enfant et, avant d'y aller, elle eut cette pensée fulgurante et fracassante, ce désir viscéral et inavouable que son autre existence se déroule surtout sans progéniture. Comment un être humain aussi jeune pouvait-il faire ressortir les pires pulsions ? Vic garda évidemment pour elle ses réflexions et alla désamorcer la situation comme elle était censée le faire : avec un semblant de calme, un manque flagrant de conviction et un chantage aux bisous.

Elle savait gérer le quotidien, appréciait les instants câlins, mais aurait sans hésiter fait une croix sur tout le reste : les contraintes, l'énervement constant et la fatigue permanente. Néanmoins, l'avantage de cet instinct maternel plus que limité était qu'elle n'avait jamais eu le sentiment d'avoir quelque chose à prouver aux autres. Elle ne pensait pas avoir sacrifié son identité au profit d'un rôle et le regard de son mari sur elle n'en avait pas pâti non plus ; elle était toujours celle qu’il avait rencontrée, aimée et épousée.