Un Oiseau aux ailes brisées - Catherine Charbonnel - E-Book

Un Oiseau aux ailes brisées E-Book

Catherine Charbonnel

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Beschreibung

Condamné à des travaux d'intérêt général, Anna Marchal est envoyée dans un centre de sauvegarde pour les oiseaux blessés.

Anna Marchal est condamnée à deux mois de prison pour dégradation de voiture et menaces verbales contre son voisin qu’elle accuse d’avoir empoisonné son chat. Comme elle n’a toutefois jamais eu affaire à la justice, sa peine est aménagée en travaux d’intérêt général, qu’elle accomplira dans un centre de sauvegarde pour les oiseaux blessés. Après tout, pourquoi pas ? Tant que cela l’emmène loin de ses parents et de ce minable quotidien qui est le sien… Quand elle arrive sur place, elle est à l’image des oiseaux qui y sont accueillis : perdus et apeurés, ils refusent qu’on les approche. Et elle, se laissera-t-elle apprivoiser ?

Catherine Charbonnel nous offre une belle et magistrale leçon de vie. Au fil d’une histoire originale, émouvante et haletante, elle brosse avec brio le portrait lumineux d’une femme qui décide de rompre avec son passé pour donner un sens à son existence.


EXTRAIT

— Dossier numéro huit, prévenue : mademoiselle Anna Marchal.
Le juge releva la tête et regarda la jeune femme qui venait de se lever à l’appel de son nom.
— Approchez s’il vous plaît, mademoiselle.
Comme les sept personnes qui avaient déjà comparu avant elle, Anna Marchal vint prendre place à la barre, accompagnée de son avocat, maître Lebrun. Celui-ci s’était montré relativement optimiste lorsqu’elle s’était entretenue avec lui une dernière fois avant que débute cette audience du tribunal correctionnel de Limoges. Aussi, face au juge, se sentait-elle assez confiante.
Ce dernier considéra la jeune femme en silence. Elle était tout de noir vêtue, les cheveux coupés court, d’un blond décoloré, parsemés de quelques mèches violettes. Le seul signe de féminité qu’elle arborait résidait dans un piercing à la narine et un autre à la lèvre supérieure. Elle ne semblait pas le moins du monde intimidée par la situation. Le juge hocha la tête. Combien en avait-il vu défiler à sa barre, de ces jeunes révoltés prêts à tout pour montrer leur opposition envers cette société au sein de laquelle ils ne trouvaient pas leur place ? Une fois de plus, il allait lui falloir se montrer d’une grande sévérité pour tuer cette velléité de rébellion qu’il devinait dans le regard dur que lui renvoyait la jeune prévenue.
Le juge rappela les faits puis interrogea Anna à plusieurs reprises pour tenter d’éclaircir certains détails. Elle répondit le plus calmement possible, comme le lui avait vivement recommandé son avocat, et reconnut avoir vandalisé la BMW de son voisin, après avoir fumé du cannabis, et également avoir proféré, quelques jours auparavant, des menaces de mort à son encontre. Elle tenta de se défendre en invoquant le fait que ce voisin l’avait poussée à bout. Il n’avait eu de cesse, du jour où elle avait emménagé dans l’appartement d’à côté, de la harceler et, pour finir, il avait empoisonné son chat, ce qui avait déclenché sa fureur vengeresse.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Originaire de la région parisienne, Catherine Charbonnel découvre la Corrèze lors de ses vacances. Elle tombe sous le charme des paysages et est séduite par la qualité de vie. En 1986, elle quitte la capitale pour s’installer définitivement dans ce coin de paradis préservé. Depuis sa plus tendre enfance, la nature, la faune sauvage et la protection de l’environnement sont à la fois ses passions et ses chevaux de bataille qu’elle défend ardemment dans ses romans. L’auteur vit à côté de Tulle, en Corrèze.

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Contenu

Page de titre

Dédicace

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

XXV

XXVI

XXVII

XXVIII

XXIX

XXX

XXXI

XXXII

XXXIII

XXXIV

XXXV

XXXVI

XXXVII

XXXVIII

XXXIX

XL

XLI

XLII

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Dans la même collection

Copyright

À mes chers parents,
Colette et Daniel.
— Dossier numéro huit, prévenue : mademoiselle Anna Marchal.
Le juge releva la tête et regarda la jeune femme qui venait de se lever à l’appel de son nom.
— Approchez s’il vous plaît, mademoiselle.
Comme les sept personnes qui avaient déjà comparu avant elle, Anna Marchal vint prendre place à la barre, accompagnée de son avocat, maître Lebrun. Celui-ci s’était montré relativement optimiste lorsqu’elle s’était entretenue avec lui une dernière fois avant que débute cette audience du tribunal correctionnel de Limoges. Aussi, face au juge, se sentait-elle assez confiante.
Ce dernier considéra la jeune femme en silence. Elle était tout de noir vêtue, les cheveux coupés court, d’un blond décoloré, parsemés de quelques mèches violettes. Le seul signe de féminité qu’elle arborait résidait dans un piercing à la narine et un autre à la lèvre supérieure. Elle ne semblait pas le moins du monde intimidée par la situation. Le juge hocha la tête. Combien en avait-il vu défiler à sa barre, de ces jeunes révoltés prêts à tout pour montrer leur opposition envers cette société au sein de laquelle ils ne trouvaient pas leur place ? Une fois de plus, il allait lui falloir se montrer d’une grande sévérité pour tuer cette velléité de rébellion qu’il devinait dans le regard dur que lui renvoyait la jeune prévenue.
Le juge rappela les faits puis interrogea Anna à plusieurs reprises pour tenter d’éclaircir certains détails. Elle répondit le plus calmement possible, comme le lui avait vivement recommandé son avocat, et reconnut avoir vandalisé la BMW de son voisin, après avoir fumé du cannabis, et également avoir proféré, quelques jours auparavant, des menaces de mort à son encontre. Elle tenta de se défendre en invoquant le fait que ce voisin l’avait poussée à bout. Il n’avait eu de cesse, du jour où elle avait emménagé dans l’appartement d’à côté, de la harceler et, pour finir, il avait empoisonné son chat, ce qui avait déclenché sa fureur vengeresse.
Au début, devoir parler dans un micro amusa presque Anna, dont la voix amplifiée se répercutait dans la salle au haut plafond. Mais, à mesure que les questions s’enchaînaient, une angoisse diffuse commença à s’emparer d’elle, car le juge présentait les faits d’une façon qui lui était plutôt défavorable ; qu’elle ait réagi violemment, sous l’emprise de la drogue, ne jouait pas non plus en sa faveur. Avant même qu’il en finisse, elle avait déjà la certitude qu’il ne se montrerait finalement pas aussi clément qu’elle l’avait espéré. Et lorsque l’empoisonnement de son chat fut évoqué comme un simple épisode regrettable, oubliant les consignes de son avocat, Anna explosa.
— Empoisonner un animal n’a rien de banal, monsieur le juge ! C’est criminel et c’est même carrément dégueulasse !
Le juge exhorta aussitôt maître Lebrun à calmer sa cliente, ce que celui-ci s’empressa de faire. Sous la menace d’une sanction plus lourde, Anna s’exécuta tout en rongeant son frein. Elle avait toujours en mémoire l’image de son chat qui se tordait de douleur dans ses bras, l’écume aux lèvres et secoué de convulsions. Durant de longues minutes, elle était restée impuissante, à regarder l’animal se débattre dans d’atroces souffrances avant que la mort vienne enfin le délivrer. Alors non, vraiment, la mort d’un animal n’avait rien de banal, n’en déplaise à ce juge !
Le procureur de la République, un homme au physique austère, prit ensuite la parole en mettant l’accent sur la consommation de cannabis à laquelle Anna se livrait régulièrement depuis plusieurs années. Il termina d’une voix sentencieuse :
— Les actes commis par mademoiselle Marchal sont aussi stupides que dangereux, je crois qu’il n’y a pas d’autres mots. Et afin que cette demoiselle comprenne que, dans notre pays, on ne contourne pas impunément la loi en consommant des substances illicites et que l’on ne se fait pas justice soi-même, je demanderai une peine de deux mois d’emprisonnement ferme.
Atterrée, Anna se tourna vers son avocat dont le visage venait soudain de se crisper. Il avait axé la défense de sa cliente sur le traumatisme provoqué par la mort violente de son chat, comptant sur la compassion du juge, mais aucune preuve n’était venue étayer les affirmations d’Anna et le tribunal s’était montré insensible à la perte qu’elle avait subie.
Tandis que le juge prenait quelques minutes de réflexion avant de rendre sa décision, Anna entendit les murmures du public dans son dos. Elle tourna la tête et vit son voisin sur le banc de la partie civile qui la fixait avec un petit sourire triomphateur. Ecœurée, elle préféra détourner son regard et chercha ses parents dans le public. Jusqu’au dernier moment, elle s’était demandé s’ils allaient venir puis elle les avait finalement aperçus, juste avant d’entrer dans la salle d’audience. Seule sa sœur, Laurence, n’avait pas jugé bon de se déplacer mais cela ne l’avait guère étonnée. Elle rencontra le regard froid de son père. Comme elle s’y attendait, elle n’y décela aucune affection. Yves Marchal se tenait assis, droit et fier, les traits figés, ne laissant rien paraître de ses sentiments. A ses côtés sa femme, Béatrice, un mouchoir à la main, se tamponnait les yeux, déchirée entre l’épreuve que subissait sa fille, sans pour autant lui adresser le moindre signe de soutien, et le respect mêlé de crainte que lui avait toujours inspiré son mari.
Au bout de quelques minutes, qui semblèrent une éternité à Anna, le juge reprit la parole d’une voix sévère.
— Mademoiselle Marchal, le tribunal vous déclare coupable des faits qui vous sont reprochés et vous condamne à une peine de prison de deux mois, dont un avec sursis.
Les mains d’Anna se crispèrent sur la barre. Ses yeux se portèrent sur les hautes fenêtres du tribunal et, l’espace d’un instant, elle se dit qu’elle ne verrait bientôt plus le ciel qu’à travers des barreaux. Elle eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds.
— Toutefois, poursuivit le juge, considérant que c’est la première fois que vous avez à répondre de vos actes devant la justice et dans la mesure où votre peine ne dépasse pas un an, vous pouvez bénéficier d’un aménagement de peine afin d’éviter la prison ferme. Si vous l’acceptez, vous devrez effectuer deux cents heures de travaux d’intérêt général.
Quelques minutes plus tard, Anna se retrouva devant les marches du palais de justice. Appuyée contre l’un des quatre piliers encadrant l’entrée du tribunal, elle écoutait avec attention son avocat qui, heureux que sa cliente s’en soit tirée à si bon compte, expliquait en détail en quoi consistait une peine de travail d’intérêt général.
Ses parents les rejoignirent. Yves Marchal serra la main du défenseur de sa fille en le remerciant tandis que la mère embrassait celle-ci. Enfin, Yves se retourna vers elle, le visage fermé.
— Nous allons faire en sorte d’oublier très vite cette malheureuse histoire. Maître Lebrun va te trouver un endroit où tu pourras effectuer ta peine le soir et le week-end. Et, dès demain, tu vas venir travailler avec moi et ta sœur à Marchal Cosmétic. Je te trouverai une place. Il est vraiment temps que tu reprennes ta vie en main !
Anna lui jeta un regard plein de dédain.
— Alors voilà, tu as décidé… comme d’habitude. Monsieur le directeur a parlé et seul son avis compte. Comme toujours, il faut que tu diriges tout…
— Cela suffit, Anna ! Je ne supporterai pas de…
— Mais tu n’as pas encore compris que je ne viendrai jamais travailler dans ton entreprise, papa ?
Les yeux noirs de son père se rétrécirent pour ne plus former qu’une sombre fente.
— Je crains fort que tu n’aies pourtant pas d’autre choix, ma petite fille… et puis mon entreprise, comme tu dis, n’oublie pas que c’est elle qui te fait vivre.
— Oh non, s’il te plaît ! Épargne-moi ton couplet habituel. La seule chose que ton entreprise ait fait pour moi, c’est me pourrir mon enfance, rien d’autre !
Béatrice Marchal, restée en retrait jusque-là, tenta d’intervenir.
— Je t’en prie ma chérie, sois raisonnable, écoute ton père, c’est pour ton bien tu sais.
— Ta mère a raison. Jusqu’à maintenant, nous avons tout accepté de toi sans rien dire : tes lubies, ta volonté d’indépendance… mais regarde où tout cela t’a mené aujourd’hui ! Tu as failli te retrouver en prison, tu n’as plus de travail, ton propriétaire ne veut plus de toi… regarde où tu en es ! Alors cesse ces enfantillages. Tu vas bientôt avoir vingt-quatre ans et, pour une fois dans ta vie, prends une décision qui va dans le bon sens !
Anna releva fièrement le menton. D’un air déterminé, elle fixa ses parents.
— Vous avez raison, il est grand temps pour moi de mettre de l’ordre dans ma vie.
Elle se tourna vers son avocat, demeuré silencieux face à cette querelle familiale.
Un centre de sauvegarde pour les oiseaux blessés, c’était la structure que lui avait trouvée le juge d’application des peines. Après tout, pourquoi pas ? Anna aurait consenti à aller n’importe où, tant que cela l’emmenait loin de Limoges, loin de ses parents, loin de cette vie minable qui était la sienne.
Trois semaines étaient passées depuis sa comparution devant le juge et, depuis, ses parents n’avaient cessé de faire pression sur elle afin qu’elle vienne travailler dans l’entreprise familiale, aux côtés de son père et de sa sœur. Sa mère lui avait joué son éternelle scène sur l’amour parental bafoué, qui s’achevait invariablement dans un torrent de larmes. Ils ne lui avaient rien épargné : la feinte compréhension, les menaces, le chantage… même Laurence s’y était mise pour la faire changer d’avis. C’est dans cette lourde ambiance que son juge d’application des peines, son JAP, lui avait alors annoncé qu’il avait trouvé un établissement. Anna avait immédiatement accepté et, une fois les formalités administratives réglées, elle avait pris la route.
La veille au soir, ses parents avaient essayé de la faire fléchir dans une ultime tentative, menaçant de lui couper les vivres si elle persistait dans son idée. Une violente confrontation s’était ensuivie. Des mots durs furent prononcés de part et d’autre. Cette fois, la rupture entre Anna et sa famille était totale.
Tandis qu’elle roulait sur l’autoroute, dans sa petite Clio verte, elle sentit un grand poids la quitter en laissant Limoges derrière elle. Une page était en train de se tourner et elle espérait qu’une autre, bien meilleure, allait s’ouvrir. Cette épreuve tombait finalement à point nommé, et il était temps, car ces dernières années avaient été les pires de sa vie : plus d’une fois, elle avait failli sombrer dans la solitude du minuscule appartement qu’elle louait au dernier étage d’un vieil immeuble, près de la gare des Bénédictins, avec son chat pour seul compagnon, avant que cette présence lui soit si brutalement retirée.
Après avoir quitté l’autoroute à Uzerche, elle roula quelque temps sur une départementale puis emprunta plusieurs routes plus petites avant de commencer à voir des panneaux qui indiquaient la direction du Centre. Le Centre du héron blanc se situait à une centaine de kilomètres de Limoges, sur la commune de Saint-Auban, un petit village corrézien de sept cents âmes. Il était implanté en pleine campagne, à deux kilomètres du bourg.
Laissant sur sa droite un petit étang à moitié caché par de hautes herbes, elle s’engagea sur un chemin qui serpentait entre des prés entrecoupés de bosquets de hêtres et de chênes, et finit par déboucher sur un petit parking parsemé d’arbres, dont les troncs délimitaient les emplacements. Elle gara sa voiture entre deux jeunes chênes, dont l’un, courbé vers l’avant, semblait souhaiter la bienvenue aux visiteurs. Le bâtiment d’accueil, tout en bois, se dressait sur sa gauche. Un grand panneau était accroché sur sa façade, sur lequel on pouvait lire : « Centre du héron blanc » et, dessous, en plus petites lettres : « Centre de soins pour les oiseaux sauvages ».
Anna observa le bâtiment. Ainsi, c’était là qu’elle allait devoir passer les deux prochains mois, comme elle s’y était engagée. Elle n’aurait su dire si l’endroit lui plaisait. Elle haussa les épaules ; de toute manière, ici ou ailleurs, il faudrait bien qu’elle les fasse, ces maudites heures de travaux forcés.
Elle poussa la porte et une jeune fille l’accueillit avec un franc sourire. Anna demanda à voir Hugues Lacombe. C’était le directeur du Centre et, en ce qui la concernait, celui qui allait être son référent tout au long de l’exécution de sa peine. Elle espérait seulement que ce dernier ne serait pas trop directif, elle qui venait de quitter un père dominateur à l’extrême et qui s’était toujours montrée réfractaire à toute forme d’autorité.
Quelques secondes plus tard, un homme corpulent, aux cheveux frisés, poivre et sel, et à la cinquantaine bien sonnée, vint la rejoindre. Il lui tendit une main chaleureuse en lui souhaitant la bienvenue, puis l’invita à le suivre dans son bureau, qui jouxtait l’accueil.
— Ici, nous serons plus tranquilles pour parler, déclara-t-il tout en désignant une chaise à Anna, avant de s’installer lui-même à son bureau.
— Vous êtes donc chez nous pour deux mois, c’est bien ça ?
— Il paraît, oui, répondit sèchement la jeune femme.
Surpris par cette réponse pour le moins abrupte, Hugues Lacombe la considéra en fronçant les sourcils.
— Ecoutez, mademoiselle Marchal, que les choses soient bien claires entre nous. J’ai parfaitement conscience que la situation dans laquelle vous vous trouvez actuellement puisse être inconfortable et, si j’ai accepté de vous accueillir au Centre, c’est avant tout pour vous offrir une alternative à une période d’incarcération. Mais, pour que cela fonctionne entre nous, cela implique une entière collaboration de votre part comme de la mienne. Alors, si quelque chose ne vous convient pas, j’aimerais autant que vous m’en fassiez part dès maintenant.
Contre toute attente, la fermeté de ces paroles fut loin de déplaire à Anna. L’homme était direct mais au moins il jouait franc jeu avec elle en lui demandant de respecter l’engagement qu’elle avait pris avec la justice. Elle trouva même sa réaction plutôt légitime.
— Non, je n’ai rien à redire à ma présence ici et je vous remercie de m’accueillir.
Elle se demanda soudain si cet homme à la moustache et aux tempes tout aussi grisonnantes que ses cheveux connaissait les raisons de sa condamnation. Elle finit par lui poser la question. Il se montra honnête.
— Ne vous inquiétez pas pour cela. En tant que référent, j’ai en effet tenu à être informé de ce que vous aviez fait. Non par curiosité malsaine mais afin de savoir quelle personne serait amenée à côtoyer les oiseaux du Centre. Mais, rassurez-vous, je n’ai pas à juger les actes qui vous ont conduite devant un tribunal et ce n’est pas mon rôle de commenter les décisions du juge. Tout ce que je souhaite, c’est que vous mettiez à profit ces quelques semaines que vous allez passer parmi nous pour rebondir et repartir sur de nouvelles bases dans votre vie.
Anna le gratifia d’un large sourire. Décidément, Hugues Lacombe lui plaisait. Il lui rappelait un de ses professeurs de français, au lycée, le seul qui avait su gagner l’estime et la confiance de cette adolescente indisciplinée et tourmentée qu’elle était alors, tout en sachant se montrer sévère lorsqu’il le fallait.
Leur entretien se prolongea. Hugues lui expliqua brièvement le fonctionnement de l’établissement. Comme il pouvait s’y attendre, Anna ne connaissait rien aux oiseaux ; aussi, afin qu’elle se familiarise avec les lieux et ses pensionnaires, il lui indiqua que, dans un premier temps, elle serait chargée du nettoyage des locaux. Plus tard, elle pourrait participer au nourrissage des oiseaux et à la réception des nouveaux arrivants.
— Autre chose, précisa Hugues, loin de moi l’idée de vouloir vous importuner mais, les piercings que vous portez à la narine et à la lèvre, je vous demanderai de les retirer. C’est par mesure d’hygiène car ces babioles sont de véritables nids à microbes et les oiseaux que nous recueillons ici sont déjà très fragiles. C’est aussi pour votre protection, quand vous serez amenée à manipuler les oiseaux.
Anna accepta de bonne grâce de se défaire de ses deux piercings, qu’elle affectionnait pourtant beaucoup, car la demande de Hugues était dictée uniquement par le souci du bien-être des oiseaux.
Au terme de leur entrevue, elle s’enquit d’une chambre ou d’un appartement où elle pourrait être hébergée durant son séjour. Sans hésiter, Hugues lui indiqua une adresse.
— C’est une sorte de pension de famille à la sortie du bourg. La propriétaire, Marie, est une amie. Je lui envoie souvent du monde, elle sera aux petits soins pour vous et le prix des chambres est très raisonnable. Je vais la prévenir de votre arrivée.
Au moment de se quitter, ils convinrent de l’heure à laquelle Anna devrait commencer le lendemain.
— Une dernière chose, ajouta-t-il, afin que vous ne vous sentiez pas mal à l’aise parmi les autres personnes qui travaillent au Centre, si vous le souhaitez, je vous présenterai comme une nouvelle bénévole. Personne n’a besoin de connaître la véritable raison de votre présence ici.
Anna le remercia pour cette attention, puis, après l’avoir salué, elle rejoignit sa voiture le cœur léger. Les choses se présentaient bien et elle espéra qu’il en serait de même les jours suivants. En attendant, elle se mit à la recherche de la pension que lui avait indiquée Hugues.
Munie du plan que Hugues lui avait rapidement tracé, Anna se dirigea vers le bourg de Saint-Auban. Le domaine des Tourettes se situait à la sortie du village.
Au passage de sa voiture immatriculée dans le département de la Haute-Vienne, sur la place de la mairie quelques têtes se tournèrent. Si elle n’était pas véritablement considérée comme une étrangère, c’était toutefois un véhicule inconnu qui circulait dans le village, attirant les commentaires des aînés, assis à l’ombre du tilleul communal. Elle passa devant le monument aux morts, au pied duquel des gerbes de fleurs légèrement fanées témoignaient des commémorations qui avaient eu lieu en ce début du mois de mai. Elle atteignit bientôt un bâtiment orné d’une immense antenne et, au drapeau tricolore qui flottait sur sa façade, elle devina qu’il s’agissait de la gendarmerie. Anna souhaita de tout cœur ne jamais avoir à y mettre les pieds. Les institutions répressives, elle les avait assez fréquentées ces derniers mois. Elle laissa derrière elle les dernières maisons aux murs de granit et au toit en ardoise gris bleuté et, à un carrefour, s’engagea à gauche sur une petite route ombragée. Sur les talus à l’herbe naissante, les fougères semblaient fournir d’énormes efforts pour finir de dérouler leurs crosses compactes. Au détour d’un virage serré, un vaste étang s’offrit à sa vue. Elle se gara sur le bas-côté de la route et prit le temps d’admirer le splendide paysage. Sur sa gauche, une forêt de hêtres, au feuillage vert tendre, se reflétait dans l’eau miroitante, qu’une légère brise faisait onduler. Plus loin, une petite plage de sable offrait sa douceur et son intimité à un couple d’amoureux qui se promenait langoureusement, main dans la main. Plus loin encore, l’étang se resserrait en une sorte de bras aux berges parsemées de joncs, au milieu desquels des bandes de canards sauvages avaient trouvé refuge. La beauté et la quiétude des lieux séduisirent Anna, qui se promit d’y revenir.
Elle reprit sa route et franchit quelques instants plus tard un portail dont les deux piliers rehaussés de pierres taillées marquaient l’entrée du domaine des Tourettes. Elle roula sur une centaine de mètres au ralenti, sur un petit chemin traversant un parc à la vaste pelouse parfaitement entretenue, parsemée d’arbres de différentes essences et de parterres de fleurs printanières aux couleurs éclatantes. Le chemin la mena à une cour gravillonnée au pied d’une imposante demeure de trois étages. Les rangées de fenêtres aux volets bordeaux tranchaient avec la couleur claire du granit taillé des murs. Mais ce qui conférait un air de château à cette majestueuse bâtisse, c’était les deux petites tours carrées qui se dressaient de chaque côté de la façade, ainsi que son immense toiture en ardoise dont les pans se recourbaient légèrement à la base. Anna était impressionnée. Elle ne s’attendait pas à être logée dans une telle demeure et aurait préféré quelque chose de plus simple. Elle en vint presque à regretter que Hugues Lacombe ait déjà annoncé sa venue, mais n’eut guère le temps de s’appesantir sur ses craintes car une femme, qu’elle supposa être la maîtresse des lieux, venait déjà à sa rencontre, en arborant un grand sourire.
— Bonjour ! Anna, je suppose ?
Les deux femmes se serrèrent la main.
— Hugues vient de m’avertir de votre arrivée. Soyez la bienvenue. Je suis la propriétaire des Tourettes, Marie Peuch, mais ici tout le monde m’appelle Marie.
Anna la remercia tout en la dévisageant discrètement. Marie Peuch était une femme à la silhouette élancée, dynamique, tant dans ses attitudes que dans sa façon de parler. Elle devait avoir dépassé la quarantaine, mais les traits de son visage étaient restés fins et réguliers, et les quelques traces du temps qui marquaient le contour de ses yeux et de ses lèvres conféraient à son visage élégant une certaine noblesse naturelle.
Elle aida Anna à porter ses bagages malgré les protestations de celle-ci et l’entraîna vers la maison tout en lui présentant les lieux.
— Les Tourettes appartiennent à ma famille depuis quatre générations et j’ai hérité du domaine voilà plusieurs années maintenant, même si beaucoup considéraient à l’époque que c’était un cadeau empoisonné. Il faut dire que les Tourettes, c’est une quinzaine de chambres, une trentaine de fenêtres, des plafonds de trois mètres de hauteur et des murs de plus d’un mètre d’épaisseur. Je vous laisse imaginer le problème pour chauffer et entretenir tout ça, sans parler de la corvée des carreaux !
Anna dut faire un effort pour se montrer aimable et sourire aux propos de son hôtesse. Si elle avait accepté de venir ici, ce n’était pas pour autant qu’elle éprouvait l’envie de sympathiser avec tout le monde. Pour le moment, elle n’avait qu’une hâte, celle de se retrouver enfin seule. Marie Peuch se rendit compte de sa réserve, aussi n’insista-t-elle pas. Elle la conduisit directement à sa chambre.
— Je vous ai réservé la douze. C’est une de mes meilleures chambres. Les bénévoles du Centre ont toujours droit à une petite faveur ici.
Anna nota avec satisfaction que Hugues avait tenu sa parole de la présenter comme une bénévole.
Au fond d’un étroit couloir, Marie ouvrit une porte en chêne massif et s’effaça pour laisser le passage à sa nouvelle pensionnaire.
— Vous voilà chez vous !
La chambre était douillette avec ses meubles en bois et son parquet ciré. De grandes fenêtres donnaient de la clarté à la pièce que les rideaux aux couleurs chaudes rendaient accueillante.
Elle déposa les bagages au milieu de la pièce et, avant de sortir, indiqua à Anna que le dîner était servi à partir de dix-neuf heures et qu’il était de coutume que tous les pensionnaires prennent leur repas autour de la même table… comme une grande famille, conclut-elle.
Cette dernière déclaration hérissa Anna. Elle qui venait de rompre avec la sienne n’avait nulle envie d’en intégrer une nouvelle.
— Décidément, je ne vais pas faire long feu ici, se dit-elle.
Toutefois, le soir venu, la faim la tenaillant, elle fut contrainte de descendre et de rejoindre la table commune. Les autres pensionnaires se réjouirent d’avoir un nouveau convive, mais Anna, peu encline à faire la conversation, se contenta de les saluer et de se présenter brièvement, ce qui parut contenter les autres, au nombre de cinq. Ils paraissaient s’entendre parfaitement et se nommèrent à leur tour. Anna fit ainsi la connaissance d’Armand et de Baptiste, deux frères retraités, de Salim, un ouvrier agricole d’origine marocaine, et d’un jeune couple, Eric et Justine, relogés temporairement aux Tourettes car leur maison venait d’être entièrement ravagée par un incendie. Seule une chaise restait vide. Anna devait apprendre, au cours du repas, qu’il s’agissait de celle d’Emilie, une élève infirmière qui effectuait un stage à la maison de retraite voisine et dont les horaires étaient très irréguliers.
Restée silencieuse tout au long du dîner, elle fut soulagée de constater que les autres pensionnaires respectaient sa réserve, sans chercher à l’accabler de questions. Sitôt le dessert servi, elle s’excusa et s’éclipsa dans sa chambre. Certes, la soirée s’était bien déroulée et tout le monde paraissait charmant, mais elle ne se sentait pas à sa place parmi ces gens et elle s’endormit avec la ferme intention de se trouver un autre lieu d’hébergement dès que possible.
Au cours des jours qui suivirent, Anna se trouva projetée dans un univers totalement nouveau pour elle : le monde des oiseaux. Elle entendit parler d’espèces dont elle ne soupçonnait même pas l’existence : buse variable, chouette chevêche, pouillot, vanneau huppé… A ses yeux les rapaces étaient des « buses » et elle englobait tous les passereaux sous le terme général de « petits piafs ». Aussi fut-elle étonnée de découvrir qu’il existait tant d’espèces différentes et que les reconnaître était primordial pour adapter la nourriture et les soins aux besoins spécifiques de chacune.
Dès son arrivée, Hugues Lacombe lui avait fait visiter le Centre en détail et elle avait eu quelques difficultés à s’orienter parmi les différentes installations. Là aussi, elle fut surprise par les diverses structures nécessaires au bon fonctionnement du refuge : accueil, bureau, box d’isolement, volières, tunnels, infirmerie, nursery… Hugues lui expliqua brièvement l’utilité de chaque unité tout en lui indiquant qu’elle pourrait, au fil des semaines, travailler au sein de chacune d’entre elles. Il constata avec satisfaction que la curiosité manifestée par la jeune femme n’était pas feinte. Elle semblait véritablement intéressée par l’action du Centre. D’autant qu’à cette époque de l’année, le refuge connaissait le plus gros de ses entrées car c’était la pleine saison de l’élevage des jeunes pour les oiseaux reproducteurs, et une quinzaine de pensionnaires avaient déjà été accueillis en ce mois de mai.
Les jours suivants, Anna travailla avec l’un des bénévoles au nettoyage des locaux. Elle accepta de l’accompagner pour le nourrissage des rapaces capables de s’alimenter seuls. Cependant, transporter des souris et des poussins morts à l’intérieur de la volière, la rebuta totalement. Elle se contenta donc de regarder faire son compagnon de travail, amusé par la réaction de la nouvelle. Il lui expliqua ensuite avec une certaine fierté dans la voix que le travail des bénévoles était indispensable au fonctionnement de la structure. Ils étaient une petite vingtaine mais, en fonction de leurs emplois du temps respectifs, n’étaient jamais présents en même temps. Ceux que rencontra Anna durant les premiers jours se montrèrent amicaux. Il y avait parmi eux des étudiants, des chômeurs, des retraités, des salariés qui donnaient un peu de temps durant leurs congés, tous portés par la même passion et la même volonté de venir en aide aux animaux sauvages en détresse, dans le seul but de les remettre ensuite en liberté dans leur milieu naturel.
Gagnée par leur enthousiasme, Anna oublia bien vite les réelles raisons de sa présence parmi eux. Si ce n’était d’avoir à signer chaque jour une feuille de présence destinée à son juge d’application des peines, elle se serait volontiers considérée comme une des leurs. Malgré tout, elle faisait encore preuve d’une certaine réserve. Toutes ces dernières années, la solitude avait meublé la majeure partie de ses journées. Jusqu’à aujourd’hui, l’amitié et la confiance n’avaient été que rarement présentes dans son existence et avaient presque toujours fini par être balayées comme des feuilles mortes soufflées par le vent d’automne. Anna éprouvait donc beaucoup de difficultés à accepter la sympathie qui lui était maintenant offerte.
Hugues lui présenta également Sylvie Bonnefon. C’était l’unique salariée de l’établissement, détentrice d’un certificat de capacité autorisant le soin et la détention d’animaux sauvages. Sans elle, il ne pouvait légalement fonctionner. Elle était principalement chargée d’administrer les soins et les traitements mis en place par les vétérinaires qui les aidaient gracieusement. La soigneuse se montra tout d’abord assez méfiante face à Anna. La jeune femme blonde aux mèches violettes ne l’inspira guère, et visiblement ce sentiment fut réciproque car celle-ci ne desserra pas les dents et se contenta d’un léger sourire de politesse lorsque Hugues les présenta l’une à l’autre. Puis, au cours de la journée, les deux jeunes femmes se retrouvèrent à plusieurs reprises et la soigneuse comprit alors que ce qu’elle avait d’abord pris chez Anna pour de l’arrogance n’était en réalité que de la retenue. Elle finit par se montrer plus cordiale.
Un matin, alors qu’Anna lavait à grande eau le carrelage de la salle de soins, Hugues lui demanda de bien vouloir aller chercher un flacon de désinfectant en lui indiquant l’emplacement de la réserve à produits pharmaceutiques. Son nettoyage achevé, elle se mit donc en quête du flacon. Après s’être égarée deux fois, elle poussa la porte d’une troisième salle, espérant que celle-ci serait enfin la bonne. Mais dès son entrée elle constata qu’une fois encore elle s’était trompée. Son attention fut toutefois attirée par un homme en blouse blanche au fond de la pièce. Il tournait le dos à la porte et était occupé à nourrir un oiseau qu’Anna identifia comme étant un jeune rapace. A l’aide d’une pince à épiler aux larges extrémités, il prenait avec précaution de petits bouts de viande qu’il dirigeait lentement vers le bec de l’oisillon encore recouvert de duvet clair. Sur sa tête sans plumes apparaissait sa peau rosée. Son bec disproportionné et ses yeux globuleux le faisaient ressembler à une sorte d’animal monstrueux. Le poussin, d’un mouvement rapide, attrapa le morceau de viande qu’il engloutit aussitôt en poussant de petits piaillements. L’homme, qui paraissait assez jeune, ne s’était pas aperçu de la présence d’Anna. Avec des gestes précis qui témoignaient d’une certaine expérience, il réitéra l’opération à plusieurs reprises pour nourrir l’oisillon. Subjuguée, Anna admira le calme et la concentration dont il faisait preuve. Aucun mouvement inconsidéré ne venait le perturber. Tout dans son attitude était calculé pour être efficace sans effrayer l’oiseau. Il finit par remettre le poussin rassasié dans sa cage. Ressentant enfin une présence derrière lui, il se retourna brusquement et découvrit Anna qui, surprise, battit en retraite tout en s’excusant.
— Hé, attendez ! Ne vous sauvez pas comme ça !
Il la rattrapa. Anna ne put faire autrement que de lui faire face.
— Vous êtes nouvelle ?
— Oui.
— Tiens, je croyais pourtant connaître toutes les personnes qui travaillent ici, observa-t-il.
— Il faut croire que non. Mais je ne suis là que depuis quelques jours.
L’individu la considéra avec une petite moue perplexe, puis il pointa soudain un doigt vers elle.
— J’y suis ! C’est vous la TIG !
A ces mots, Anna se rembrunit.
— A ce que je sache, devoir effectuer une peine de travail d’intérêt général n’inclue pas d’en porter aussi le nom, lança-t-elle sèchement.
L’inconnu arbora un petit sourire contrit.
— Excusez-moi. C’était plutôt maladroit de ma part.
Il lui tendit une main amicale.
— Je me présente : Jonathan Lacombe. Je suis le fils de Hugues.
Anna hésita. Avec ses cheveux bruns aux mèches éparpillées, ses grands yeux noirs en amande, son air rieur et son sourire spontané, il paraissait sympathique mais elle se méfia. Combien en avait-elle rencontré, de ces garçons amicaux, qui se faisaient tout miel mais dont l’unique idée était de la mettre dans leur lit à la première occasion. Pourtant, ici, le contexte était différent et le fils de Hugues paraissait sincère. Elle se décida à lui faire confiance et lui serra la main tout en se présentant à son tour. Puis elle désigna de la tête le jeune rapace dans sa cage.
— Que lui est-il arrivé ?
Jonathan tourna la tête vers l’oisillon.
— C’est une jeune buse. Elle a été retrouvée sur une route. Sans doute est-elle tombée de son nid, et des promeneurs nous l’ont apportée. Elle est trop jeune pour voler et pour s’alimenter seule, alors nous la nourrissons plusieurs fois par jour.
— Et elle va s’en sortir ?
— Elle est sur la bonne voie. Elle a déjà repris du poids et des forces depuis son arrivée. En tout cas, nous faisons tout ce qu’il faut pour qu’elle s’en sorte.
Anna le fixa, décontenancée et admirative à la fois. C’était la première fois qu’elle côtoyait des personnes qui s’impliquaient pour une cause sans se soucier du bénéfice qu’ils pourraient en tirer. Et puis ce Jonathan avait l’air si passionné et si optimiste quant au devenir du jeune rapace !
— C’est bien, ce que vous faites, déclara-t-elle solennellement.
Jonathan hocha la tête.
— Bien ? Je ne sais pas… mais en tout cas c’est utile.
Songeur, il resta silencieux durant quelques secondes puis reprit :
— Je peux vous poser une question ?
— Dites toujours.
— Est-ce vous qui avez choisi de venir ici ou cela vous a-t-il été imposé ?
— Pourquoi ? ça change quelque chose à ma présence ici ?
Il parut gêné.
— C’est juste que nous n’avons encore jamais accueilli de personnes dans votre situation.
Anna haussa les épaules.
— Tout ce que je voulais, c’était être loin de Limoges. Les oiseaux, sortie des pigeons, je n’y connais rien. Pour moi, ce sont des bestioles avec des plumes qui ont la particularité de pouvoir voler.
Devant la spontanéité de sa réponse, il ne put se retenir de rire.
— Au moins, cela a le mérite d’être franc.
Tout en souriant, elle dirigea son regard sur le contenu de l’étagère derrière lui et aperçut divers flacons, ce qui lui rappela l’objet de ses recherches. Elle s’en ouvrit à Jonathan ; il la conduisit à la réserve pharmaceutique, qui se trouvait être la porte suivante, la seule qu’elle n’avait pas ouverte.
— Merci, fit-elle en recevant le flacon. Il faut que j’y aille, votre père va finir par s’impatienter. A une prochaine fois alors !
Elle se dirigea d’un pas rapide vers la sortie.
— Anna ?
Elle fit volte-face.
— Ravi d’avoir fait votre connaissance. Et je me tiens à votre disposition si les oiseaux se révélaient être autre chose que des bestioles à plumes et présentaient finalement quelques attraits à vos yeux !
Elle sourit à cette invite puis se hâta de rejoindre Hugues.
C’est le chant strident du coq sous sa fenêtre qui réveilla Anna le lendemain matin. L’esprit englué de sommeil, elle eut quelques difficultés à réaliser que l’on était dimanche. Le seul jour où elle ne se rendait pas au Centre. Elle tapota sur sa table de nuit, à la recherche de sa montre. Il était près de dix heures ! Laissant retomber sa tête sur l’oreiller moelleux, elle songea qu’il y avait bien longtemps qu’elle n’avait si bien dormi. Le domaine des Tourettes était si calme. La fenêtre de sa chambre donnait sur le parc et Anna se perdait souvent en rêveries, en regardant le paysage. Finalement, elle n’avait pas mis longtemps pour renoncer à son projet de trouver un autre hébergement. Les Tourettes avaient un charme qui agissait très vite sur leurs nouveaux habitants. Anna n’aurait su dire s’il s’agissait de la maison et de son caractère rustique, du parc où il faisait bon se promener ou des personnes qui y résidaient, mais elle s’y sentait bien. Marie Peuch n’y était d’ailleurs pas étrangère non plus. C’était une véritable mère, tout entière dévouée au bien-être de ses pensionnaires. A chaque repas, elle leur mitonnait de savoureux petits plats. Ses soupes, ses salades et ses desserts étaient de véritables délices, et il n’y avait pas de plus grand plaisir pour elle que d’entendre la tablée se régaler du contenu des assiettes. Si l’un d’entre eux était malade, elle se transformait en infirmière, appelait le médecin et s’occupait des médicaments. Elle avait toujours un petit mot affectueux pour chacun et n’avait pas sa pareille pour réconforter un moral en berne. Marie était l’âme des Tourettes et ses pensionnaires l’appréciaient.
Après une douche revigorante, Anna descendit à la cuisine pour se faire un café. Elle y retrouva Marie, affairée à préparer le déjeuner. Une succulente odeur de pâte feuilletée et de lard flottait dans la pièce.
— ça sent vraiment très bon, apprécia la jeune femme.
— Je vous ai fait un batistou, répliqua joyeusement la cuisinière.
— Un quoi ?
Marie sourit.
— Un pâté de pommes de terre si vous préférez. La recette me vient de ma grand-mère, vous verrez, c’est un régal !
A ce moment, un gros chat angora noir et blanc vint se frotter contre les jambes d’Anna. Elle le prit dans ses bras. L’animal se mit aussitôt à ronronner tout en fermant les yeux.
— Si vous commencez avec lui, vous n’allez plus pouvoir vous en débarrasser, ce matou est un vrai pot de colle, la prévint Marie.
— Laissez-le faire, il est tellement beau, et puis j’aime beaucoup les chats. Il me rappelle le mien.
— Vous avez un chat, vous aussi ?
Anna enfouit tristement son visage dans le pelage soyeux de l’animal qui ronronna de plus belle.
— J’en avais un mais il est mort. On l’a empoisonné.
— Quelle horreur !
— Ouais, comme vous dites, fit-elle amèrement.
Désœuvrée, Anna finit par l’aider à éplucher des pommes. La conversation s’orienta bientôt sur la bibliothèque qu’Anna avait aperçue dans l’une des pièces de la maison.
— Si vous aimez lire, n’hésitez pas, servez-vous, proposa Marie.
— Je dois avouer qu’il y a longtemps que je n’ai pas ouvert un livre. Avant, je lisais énormément, j’adorais ça.
— C’est dommage d’avoir arrêté. Vous devriez vous y remettre. Profitez de votre séjour ici, allez jeter un coup d’œil, il y a un peu de tout.
Les pommes épluchées, Anna s’éclipsa. Marie la suivit des yeux, perplexe. Sa nouvelle locataire ne ressemblait pas aux autres bénévoles qu’elle avait pu héberger. Certes, elle n’était pas très bavarde, mais surtout, il y avait cette autre chose que Marie avait ressentie dès le premier jour. Cette espèce de bouclier invisible qu’elle dressait entre elle et les autres. Et ce mélange de détresse et de dureté qui se peignait parfois fugacement sur son visage. Marie souhaita que son séjour apporte un peu de sérénité à cette jeune femme tourmentée.
Après être restée un bon moment à farfouiller parmi les livres de la bibliothèque, Anna jeta son dévolu sur un roman policier d’Élizabeth George et sortit pour lire dans le parc. Elle s’installa sous une pergola habillée d’une magnifique glycine en pleine floraison. Les longues grappes de fleurs mauves tombaient en cascade le long des montants en bois, offrant un refuge légèrement parfumé, tout à fait propice à la lecture. De temps à autre, une légère brise printanière soulevait ce rideau végétal, faisant onduler la fontaine de fleurs au rythme de son souffle tiède.
Accompagnée par les chants des oiseaux et le butinement des insectes qui venaient profiter eux aussi de la généreuse floraison de la glycine, Anna se plongea dans son livre. Elle allait entamer le deuxième chapitre quand, soudain, le cri strident d’un geai donna l’alarme et la fit sursauter. Elle entendit un bruit de pas puis une main écarta lentement le rideau de fleurs et Salim, le Marocain, apparut. Il la salua, presque gêné car jamais encore ils ne s’étaient parlé en tête à tête.
— Je pensais bien vous trouver par ici. Les autres m’envoient vous chercher. C’est l’anniversaire de Marie aujourd’hui. Nous aimerions que vous vous joigniez à nous pour le lui souhaiter.
— Moi ? lança Anna, mais je la connais à peine !
— Vous êtes une de ses pensionnaires, c’est amplement suffisant, et puis ça nous permettra de mieux vous connaître justement.
La voyant hésiter, il insista :
— Votre présence touchera vraiment Marie.
— Je n’ai même pas de cadeau à lui offrir.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Tout le monde s’est cotisé pour lui offrir une composition florale, c’est un cadeau commun… En toute simplicité. Allez, dites oui, vous nous ferez plaisir à tous.
Anna ne s’était encore jamais rendu compte à quel point la voix de Salim pouvait être envoûtante. Ce timbre profond et suave mêlé à son accent marocain appuyé était fascinant. De lui, et bien qu’il ait pratiquement le double de son âge, elle n’avait d’abord remarqué que la douceur et la beauté de ses grands yeux noirs qui lui donnaient un regard de velours. Elle se surprit à accepter, ce qui ravit Salim. Ils se hâtèrent de rejoindre dans le salon les autres pensionnaires, qui se réjouirent de la voir. Même Emilie, l’élève infirmière qu’Anna n’avait croisée qu’à deux reprises, était présente. Alors, pour la première fois depuis son arrivée aux Tourettes, elle baissa sa garde et se joignit à l’allégresse générale. Marie, émue, les remercia chaleureusement en recevant les fleurs, ce qui remplit Anna de confusion, mais le petit clin d’œil furtif que lui fit Salim la rasséréna bien vite. Comme d’habitude, le repas fut succulent et se déroula joyeusement, avec toutefois un moment d’émotion lorsque Justine et Eric, la voix étranglée, expliquèrent à Anna comment un court-circuit avait provoqué un incendie qui avait entièrement ravagé la maison qu’ils venaient de finir de restaurer. Ils étaient dans l’attente des conclusions de l’expert des assurances. Quand vint le moment du dessert, Justine et Emilie, qui semblaient très bien s’entendre, allèrent chercher une magnifique forêt-noire commandée la veille au pâtissier du village, sur laquelle elles avaient allumé des bougies. Sous les hourras et la détonation d’un bouchon de champagne, Marie, attendrie, souffla ses bougies tandis que tous, le verre levé, chantaient en chœur « Joyeux anniversaire ».
Comme le soleil avait décidé de les accompagner tout au long de ce dimanche, ils partirent se promener, après avoir aidé Marie à desservir la table. Ils empruntèrent bientôt un petit chemin caillouteux au milieu des champs et des prés. Au bout d’un quart d’heure de marche, ils débouchèrent devant une immense étendue d’eau, et Anna reconnut avec surprise l’étang qu’elle avait tant admiré le jour de son arrivée aux Tourettes. Elle se réjouit qu’un chemin y accède directement, elle pourrait ainsi revenir souvent. Au retour, Anna remercia Salim pour l’avoir incitée à se joindre à eux.
— Normalement, ce genre de fête ne m’attire guère mais ici, aujourd’hui avec vous tous, c’était différent, expliqua-t-elle. C’était simple, spontané et surtout sincère… à cent lieues du conformisme forcé qui est de mise habituellement dans ma famille pour ce type d’événement.
Salim, bien que surpris, ne releva pas cette déclaration amère. Il se contenta d’entourer les frêles épaules de la jeune femme.
— Alors je suis heureux de t’avoir convaincue, petite roumia.
— Petite roumia ?
Le Marocain sourit.
— C’est comme ça qu’on appelle les jeunes filles qui ne sont pas musulmanes, chez moi.
— Roumia… C’est joli, on dirait un prénom.
— Ne t’inquiète pas, c’est comme ça que Salim appelle toutes celles qui n’ont pas de mari, plaisanta Emilie, qui venait d’arriver à leur hauteur alors que les autres étaient restés en arrière.
Salim ébouriffa amicalement les cheveux blonds de la jeune élève infirmière.
— Toi, avec tes horaires décalés, tu ne risques pas de t’en trouver un, de mari !
Elle le regarda d’un air malicieux.
— Qui sait ? Dans les maisons de retraite, il y a encore de très beaux partis, tu sais, répliqua-t-elle en éclatant de rire.
Ce soir-là, à la fin d’un dîner léger et après avoir salué tout le monde, Anna se retira dans sa chambre. Allongée sur son lit, elle se replongea dans son livre mais son esprit était ailleurs. Cette journée, pleine de chaleur et de partage, l’avait finalement ravie. Elle ne pouvait cependant s’empêcher de déplorer d’avoir aimé ces instants passés avec des personnes qui, somme toute, étaient des étrangères, alors qu’elle n’avait jamais pu apprécier ces mêmes moments qui auraient dû être si précieux avec sa propre famille. Cette pensée lui tarauda l’esprit jusqu’à ce qu’elle s’endormît, le cœur plein d’amertume.
Le lendemain, lorsque Anna arriva à l’accueil, Jonathan était en train de réceptionner une jeune tourterelle turque, victime d’un chat. L’ayant sauvée de justesse des griffes du félin mais ne sachant que faire de cet oiseau à l’aile pendante, le propriétaire du chat s’était adressé à son vétérinaire, qui l’avait dirigé sur le Centre.
Après avoir inscrit la tourterelle sur le registre administratif des entrées et indiqué les coordonnées de la personne et les circonstances des blessures de l’oiseau, Jonathan montra à Anna comment le peser et l’examiner afin d’établir un premier diagnostic, avant une consultation plus approfondie par le vétérinaire. Apparemment, la tourterelle avait l’aile cassée et plusieurs entailles au niveau du cou. Sylvie, la soigneuse, l’emmena dans la salle de soins pour lui bander l’aile et nettoyer les plaies. L’après-midi, alors que Hugues enseignait à Anna la meilleure façon de manipuler les rapaces, en évitant les serres et les becs crochus, Jonathan, d’un air navré, vint apprendre à Anna que la tourterelle n’avait finalement pas survécu. Ce qui était malheureusement le lot de près de la moitié des oiseaux amenés au refuge. Ils mouraient soit à leur arrivée, soit les jours suivants, et, pour quelques-uns, ceux dont l’état était trop grave, il n’y avait d’autre solution que l’euthanasie.
Anna prit très mal cette annonce. Elle revoyait la tête fine qu’elle avait tenue entre ses mains tandis que Jonathan examinait l’aile. Elle avait encore en mémoire le petit œil rond apeuré, qui la fixait néanmoins comme si l’oiseau comprenait qu’ils tentaient de l’aider. Déstabilisée, elle écouta distraitement les explications de Jonathan qui avait pris la place de son père, ce dernier ayant été appelé sur une autre intervention.
L’esprit toujours tourné vers la tourterelle morte, elle ne prit pas garde qu’elle avait retiré un de ses gants. Elle tendit la main vers le rapace et, avant même que Jonathan puisse l’avertir, l’oiseau avança son bec et la pinça violemment. La douleur fut instantanée et très vive. Elle poussa un cri et se recula avec précipitation. De colère, elle jeta son autre gant sur la paillasse carrelée.
— J’en ai ras le bol de ces bestioles ! Et puis, si la moitié d’entre eux y reste, je ne vois pas à quoi ça sert, tout ça ! J’en ai marre, je ne veux plus rester ici !
— Anna, attends !
Mais la porte se referma sur elle dans un grand claquement. Jonathan soupira puis, résigné, acheva de soigner le rapace. Quelques minutes plus tard, il sortit à son tour et retrouva Anna dehors. Elle pressait un mouchoir sur sa main ensanglantée et lui adressa un regard furibond.
— Fais voir, lui intima-t-il.
Une large entaille était visible sur le dos de sa main.
— Il faut la désinfecter. Viens avec moi.
Ils revinrent dans la salle de soins où Jonathan se saisit d’un flacon de désinfectant.
— ça va piquer un peu, serre les dents, prévint-il.
Elle ne broncha pas. Tout juste si elle eut un petit sursaut quand le liquide entra en contact avec sa peau lacérée. La plaie n’était finalement pas si profonde et il la recouvrit d’un pansement. Au contact de ces doigts délicats, Anna sentit sa colère fondre.
— Désolée d’avoir fait n’importe quoi et de t’avoir laissé en plan avec l’oiseau… Je crois que c’est cette tourterelle morte qui m’a un peu chamboulée.
— Oublie ça, les soins étaient presque finis de toute manière.
Il la fixa soudain.
— Tu sais, des oiseaux, il en meurt beaucoup, c’est vrai, mais on en sauve beaucoup aussi et c’est justement pour ceux-là qu’il faut continuer, même si c’est dur parfois.
Juste à ce moment, Hugues entra. Il aperçut le pansement sur la main d’Anna.
— Que s’est-il passé ?
— Rien de grave, juste un petit geste imprudent, répliqua aussitôt son fils.
Rassuré, le directeur farfouilla sur une étagère, prit une boîte renfermant des compresses puis ressortit tout en leur adressant un petit sourire d’encouragement. Sitôt la porte refermée, Anna se tourna vers Jonathan, mécontente.
— Tu pouvais lui dire, je suis capable d’assumer, tu sais.
— Je voulais juste t’éviter d’être mal à l’aise, c’est tout, se défendit-il surpris de ses reproches.
Elle marqua une pause, l’air buté et les sourcils froncés.
— Pourquoi te montres-tu si gentil avec moi ? Parce que, je te préviens, si c’est dans l’espoir de coucher avec moi, tu peux arrêter tout de suite.
Il la considéra d’un œil rond.
— C’est à croire que tu n’es tombée que sur des salauds jusqu’à maintenant !
Elle haussa les épaules.
— Tu n’as pas idée.
— Crois-moi, je n’ai pas besoin de ça pour séduire une fille quand elle me plaît.
— Alors pourquoi es-tu si sympa avec moi ?
Jonathan la regarda. Il ne connaissait rien d’elle, mais cette fille avait vraiment dû en baver pour être autant sur la défensive et se montrer si méfiante envers ceux qui voulaient juste se montrer amicaux.
Il se campa devant elle.
— Parce que le mot entraide, ça existe, et qu’il ne s’adresse pas seulement aux animaux.
Anna, gênée, hocha la tête en ricanant.
— Chez moi, tu vois, ce serait plutôt « égoïsme et opportunisme », les mots d’ordre.
— Alors il va falloir t’y faire, parce qu’ici on se soucie des personnes qui nous entourent et tu ne feras pas exception à la règle.
Elle haussa les épaules pour dissimuler son trouble.
— Après tout, si ça t’amuse…
Tandis qu’il replaçait le matériel sur les étagères, elle l’observa à la dérobée. Il demeurait un mystère pour elle. Il lui manifestait une sympathie et une attention spontanées et sincères alors qu’ils ne se connaissaient pas il y avait seulement une semaine. Cette façon d’agir lui paraissait si contraire à tout ce qu’elle avait vécu jusque-là que cela la désarçonnait totalement. Elle décida de se montrer plus conciliante.
— Je voulais te dire… Je te remercie pour ma main et pour le pansement.
Il releva la tête et esquissa un sourire qui semblait dire : « Tu vois, ça n’est pas plus difficile. »
Une autre semaine passa. Anna s’était parfaitement adaptée à sa nouvelle vie, entre le Centre et les Tourettes, et elle ne regrettait pas son choix. Limoges ne lui manquait pas le moins du monde. Elle s’était liée d’amitié avec quelques bénévoles et s’entendait maintenant très bien avec Sylvie et Jonathan. Pourtant, certains soirs, dans sa chambre, un immense sentiment de solitude l’envahissait. Au Centre, tous les bénévoles avaient une famille, qu’ils allaient retrouver le soir ou le week-end alors qu’elle se retrouvait seule. Certes, elle appréciait beaucoup les autres pensionnaires, et particulièrement les deux frères retraités, Armand et Baptiste, qui la faisaient beaucoup rire. L’un et l’autre, célibataires, avaient préféré venir vivre aux Tourettes sous la surveillance affectueuse de Marie quand le propriétaire de la maison qu’ils louaient avait décidé de la vendre. Ne possédant pas les moyens financiers pour se porter acquéreurs, ils avaient opté pour cette solution plutôt que de se retrouver dans la maison de retraite qu’on leur proposait. Et puis il y avait Salim, qui se montrait toujours très amical envers elle, même si elle ne le connaissait pas trop bien encore. Tout ce qu’elle savait de lui était qu’il travaillait dans une entreprise de bûcheronnage et qu’il vivait aux Tourettes depuis plusieurs années. Mais, aussi sympathiques qu’ils soient tous, ils ne représentaient pas une famille pour Anna. Elle qui admirait tant les rapports qu’entretenaient Hugues et Jonathan, faits d’amour et de respect mutuels entre le père et son fils, n’avait jamais connu et ne connaîtrait jamais cela dans sa propre famille, où l’on préférait écarter ceux qui ne rentraient pas dans le moule. Ces soirs-là, une envie irrésistible de fumer du hachisch la taraudait. Quelques bouffées pour que cette horrible boule qui lui étreignait l’estomac disparaisse… Depuis son arrivée aux Tourettes, elle n’y avait pas touché, elle avait su résister à la tentation.
Pourtant, un matin, tout faillit basculer. Ce jour-là, avant d’aller au Centre, elle se rendit à sa banque à Saint-Auban pour retirer de l’argent liquide. En consultant son compte, elle découvrit alors que ses parents avaient mis leurs menaces à exécution en lui coupant les vivres. Désormais, elle ne pourrait compter que sur ses propres économies. Heureusement qu’elle avait eu la sagesse de mettre de l’argent de côté – elle avait ainsi de quoi tenir plusieurs mois en se montrant économe – mais cette découverte la terrassa. Ses parents avaient osé aller jusque-là ! Pour l’unique raison qu’elle ne voulait pas se plier à leur volonté et venir travailler dans l’entreprise familiale.
Profondément accablée, Anna regagna le Centre. Après avoir nettoyé les locaux, elle se sentit toujours aussi abattue. Rien n’aurait alors pu empêcher qu’elle se dirige vers sa voiture, où était caché un joint. Dissimulée entre les deux grandes volières, elle inspira avidement la fumée qui envahit ses poumons en libérant ses toxines et son pouvoir euphorisant. Elle tira trois bouffées de manière presque compulsive. La brûlure au fond de sa gorge lui fit mal et provoqua une quinte de toux.
— Anna ? Mais qu’est-ce que tu fais ?
Hugues venait de surgir entre les volières et se dirigeait à grands pas vers elle. Surprise, elle jeta la cigarette au sol et s’empressa de l’écraser sous la semelle de sa chaussure.
— Je faisais juste une petite pause, répliqua-t-elle vivement.
Il la fixa puis, se baissant, ramassa la cigarette écrasée qu’il sentit.
— Ne me prends pas pour un idiot, je sais très bien reconnaître un pétard. J’en ai fumé avant toi, tu sais !
— Eh bien, vous pouvez comprendre alors !
Le directeur secoua la tête, exaspéré par sa réaction.
— A quoi tu joues exactement ? Tu crois vraiment que c’est malin de fumer du hachisch ici, dans ta situation ?
Anna haussa les épaules mais resta silencieuse. Elle avait l’impression d’être une petite fille prise en faute, et cela l’irritait considérablement car elle estimait beaucoup Hugues.
— Ce n’est qu’un joint, ça n’est pas si grave tout de même !
Devant la désinvolture de la jeune femme, il décida de se montrer plus incisif.
— Je crois que tu ne saisis pas bien toutes les implications. Normalement, en tant que référent, je devrais en informer ton juge, qui serait en droit d’annuler ton TIG, ce qui te conduirait directement en prison.
— Pour un simple joint ? Mais c’est du délire !
— Et puis ici, je t’ai déjà précisé que même le simple tabac est interdit pour ne pas risquer d’intoxiquer les oiseaux. Ils sont déjà assez fragilisés sans qu’on leur inflige un surcroît de stress en leur faisant inhaler des fumées nocives, a fortiori du hachisch.
Cette fois, Anna se sentit stupide.
— Je suis désolée, je n’avais pas pensé aux oiseaux.
Hugues soupira.
— Il me semble que tu te plais au Centre. Tu t’es bien adaptée, tes deux premières semaines se sont parfaitement bien déroulées et puis, d’un coup, tu fiches tout en l’air. J’avoue que ça me dépasse et j’aimerais vraiment comprendre.