Un voyage involontaire - Lucien Biart - E-Book

Un voyage involontaire E-Book

Lucien Biart

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Extrait : " À ta santé, mon pauvre Boisjoli ! — À la tienne, mon brave Pinson ! Les deux convives, assis dans la salle à manger d'un appartement de la rue Nollet, burent avec lenteur; leurs verres, à demi vidés seulement, furent replacés sur la table. On était en avril; une pluie fine tombait au dehors, trois bûches crépitaient et sifflaient dans la cheminée..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

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Seitenzahl: 281

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335050493

©Ligaran 2015

À Mademoiselle

MARIE DES ESSARTS-BOBLET

l’Auteur reconnaissant.

CHAPITRE PREMIERAux Batignolles

« À la santé, mon pauvre Boisjoli !

– À la tienne, mon brave Pinson ! »

Les deux convives, assis dans la salle à manger d’un appartement de la rue Nollet, burent avec lenteur ; leurs verres, à demi vidés seulement, furent replacés sur la table. On était en avril ; une pluie fine tombait au dehors, trois bûches crépitaient et si filaient dans la cheminée. M. Pinson, l’amphitryon, était un homme de moyenne taille, vigoureux, au regard vif, à la chevelure bouclée, aux traits intelligents, à la bouche souriante ; son invité, Boisjoli, le dépassait de toute la tête, et ses traits, plus accentués, plus sévères que ceux de M. Pinson, étaient néanmoins empreints de la même franchise, de la même bonté. Les deux amis, à en juger par l’extérieur, semblaient dans la force de l’âge ; on eût hésité à donner, soit à Boisjoli, soit à Pinson, la quarantaine.

Ils avaient posé leurs verres sur la table, et chacun d’eux, comme absorbé, regardait silencieusement le fond de son assiette.

« Tu ne manges pas ? dit M. Pinson.

– Non, l’appétit me manque, je l’avoue,

– Que la peste t’étouffe, Boisjoli !

– Merci, mon ami ; mais à quel propos vient ton souhait ?

– Si je ne me trompe, reprit M. Pinson, il y a aujourd’hui trente-deux ans, ou à peu près, que ma pauvre mère, presque aussi éplorée que moi-même, me conduisit à Sainte-Barbe.

– Trente-deux ans ! répéta Boisjoli ; comme le temps passe !

– Je n’étais pas fier ce jour reprit-là, M. Pinson. J’avais toujours vécu près de ma mère, et, brusquement, je me voyais transporté dans une salle pleine de collégiens qui, tous, me regardaient avec malice.

– Pas tous, dit Boisjoli.

– C’est vrai, tu te trouvais là. À l’heure de la récréation, j’allai, le cœur gros, rôder près de la porte par laquelle ma mère avait disparu. On me suivait, on chuchotait, on m’examinait ; je devais ressembler à un oiseau effarouché. Les plus hardis de mes futurs camarades m’accablaient de questions, et je me taisais. Je sentais que ma contenance gauche, inquiète, embarrassée, provoquait les sourires. Un grand garçon me poussa, après m’avoir fait un pied de nez, pour me tâter, selon l’expression en usage. Ma poigne valait la sienne ; mais je me sentais isolé, dépaysé, et plus anxieux de m’en aller que de me battre. Il y avait trois mois que tu étais à Sainte-Barbe, Boisjoli ; tu comptais déjà, parmi les anciens. Tu accours, tu disperses mes tourmenteurs, tu me prends sous la protection, et… Tiens, à ta santé, mon vieux Boisjoli !

IÀ LA TIENNE !

– À la tienne, mon cher Pinson ! »

Après ce second toast, les amis demeurèrent de nouveau silencieux et absorbés.

« C’est à des heures pareilles, reprit M. Pinson, lorsqu’un chagrin vous serre le cœur, qu’on aime à parler du passé. Pauvre vieux collège ! nous y avons vécu neuf années, Boisjoli, nous suivant classe par classe, nous disputant les premiers prix, jusqu’au jour où la composition générale le les faisait adjuger.

– Affaire de chance, Pinson.

– Et aussi d’intelligence et d’application, mon ami. La fortune peut venir à ceux qui dorment ; le savoir, c’est autre chose : on ne le conquiert que par le travail, l’assiduité, les veilles. Te rappelles-tu le jour de notre sortie de Sainte-Barbe ?

– Oui, nous sommes bravement allés nous faire raser, afin de nous présenter plus convenablement à l’École centrale.

– D’où tu es sorti le premier.

– Et toi second, ce qui est la même chose.

– À la sortie de l’École centrale, reprit M. Pinson, le directeur nous plaça dans les bureaux du chemin de fer de l’Est, avec promesse d’avancement rapide. Nous nous jurâmes alors de ne jamais nous quitter…

– Tu venais de perdre ta mère, Pinson, tu avais besoin de mon amitié. Deux ans plus tard, ma mère mourut à son tour, et ton affection me rendit alors avec usure ce que la mienne t’avait prêté. »

Pour le coup, une larme perla dans les yeux des deux amis ; ils se levèrent brusquement et gagnèrent un petit salon où une vieille servante achevait d’attiser un feu brillant. Là, ils s’assirent près d’un guéridon sur lequel reposait une cafetière. M. Pinson, continuant la conversation comme si elle n’eût pas été interrompue, reprit :

« Nous nous étions promis de ne jamais nous quitter, Boisjoli, et tu vas partir.

– Il le faut, Pinson ; et toi-même, souviens-t’en, chaque fois que nous avons discuté cette question, tu as fini par m’approuver.

– C’est que l’heure du départ était éloignée, c’est qu’il me semblait qu’elle n’arriverait jamais.

– Il y a quinze ans, reprit Boisjoli, que je végète dans la modeste place qui, je le crus à mes débuts, devait me servir de marchepied pour me conduire aux plus hauts emplois.

– On ne t’a jamais rendu justice.

– Eh si ! mon ami ; mais les capacités courent les rues, dans notre cher pays, et les premières places sont comptées. Il m’a manqué, et c’est aussi ton histoire, un protecteur qui, placé en haut de l’échelle, me facilitât l’ascension et me mît à même de montrer ce dont je suis capable. Néanmoins, si, comme toi, je possédais une petite fortune…

– Lorsque j’ai hérité de mes cinq mille livres de rente, Boisjoli, je t’ai déclaré ce que je déclare encore, c’est que la moitié de ce bien t’appartient.

– Sois tranquille, Pinson, cette moitié, je l’ai acceptée, et je viendrai peut-être te la réclamer un jour. En attendant, je veux tâcher de conquérir celle indépendance qui t’a permis de travailler à tes heures, de te produire enfin. Chez nous, encore une fois, les avenues sont encombrées ; il y a plus d’appelés que d’élus. La guerre qui vient d’éclater aux États-Unis fait la part belle aux hommes de notre profession ; je veux aller là-bas tenter la fortune. Je me suis donné dix ans pour devenir rentier ; au bout de ce temps, riche ou pauvre, je reviendrai.

– Et ces dix années, que tu me prends, me les rapporteras-tu ? Nous reverrons-nous jamais ? Suis-je immortel ? l’es-tu toi-même ?

– Il avait été convenu, Pinson, que nous dînerions ensemble, pour la dernière fois, joyeusement. Faisons-nous une raison, il est trop tard pour reculer. Je dois partir demain, et je partirai. Allons, remplis mon verre de ton vieux cognac. À la santé ! »

Cette fois, les petits verres furent vidés prestement. M. Pinson, en dépit de sa sobriété ordinaire, voulut boire au bon voyage de son ami, à sa réussite, à son prompt retour. Les deux convives, dont le caractère, au fond, était jovial, retrouvèrent peu à peu leur entrain, et ce fut le côté heureux de leur jeunesse qui les occupa. Les t’en souviens-tu ? se Croisèrent ; on sourit d’abord, puis on finit par rire bruyamment. Les trois ou quatre petits verres absorbés, pour se porter à tour de rôle de nouvelles santés, contribuèrent sans doute, autant que leurs gais souvenirs, à dérider les deux anciens condisciples.

« Si tu étais le véritable ami que tu prétends être, dit tout à coup Boisjoli en plaçant son verre entre la lampe et son œil, comme pour admirer la limpidité du liquide qui le remplissait, tu m’accompagnerais demain…

– À la gare ? s’écria M. Pinson. As-tu pu croire un seul instant que je manquerais à ce devoir ?

– Non, certes ; mais quand je dis que tu devrais m’accompagner…

– Songerais-tu à m’emmener à New-York ?

– In medio veritas, comme nous disions à Sainte-Barbe, reprit sentencieusement Boisjoli. Voyons, Pinson, tu es libre, tu n’as ni place, ni femme, ni enfants, rien qui le retienne au logis, et Calais n’est qu’à sept heures de Paris.

– Hum ! dit M. Pinson, tu me voles mon dénouement ; ce que tu désires est depuis longtemps décidé dans mon esprit, et je voulais, à ta grande surprise, m’établir avec toi dans le wagon qui doit t’emporter à la frontière.

– Bravo ! s’écria Boisjoli ; je comptais là-dessus, et je bois à ton idée. Seulement, tu admettras que tu ne m’as rien accordé, puisque ta résolution était prise. Que t’en coûterait-il de pousser la promenade jusqu’à Londres, que tu ne connais pas ? car, entêté Parisien que tu es, tu n’as jamais mis le pied hors de ta ville.

– Je connais Versailles, dit M. Pinson avec gravité.

– Accompagne-moi jusqu’à Londres.

– Pourquoi pas jusqu’à Liverpool ? s’écria l’ingénieur qui se leva d’un bond.

– C’est ce que je pensais, reprit tranquillement Boisjoli ; pourquoi pas jusqu’à Liverpool ? Tu verrais ainsi, en quelques jours, la mer, la Grande-Bretagne, sa capitale, un de ses grands centres industriels, et, par-dessus le marché, le beau steamer Canada, sur lequel je dois m’embarquer. Est-ce convenu ?

– Mais tu pars demain à neuf heures ?

– À neuf heures quinze, mon ami.

– Il me faut un passeport.

– Pourquoi faire ? Le passeport est aboli.

– Une malle.

– Peste ! comme tu y vas ; il le faut un sac de nuit, et, comme dit une vieille chanson, deux chemises, autant de mouchoirs, et une paire de bas.

– J’ai un rendez-vous avec Viollet-le-Duc après-demain.

– Tu as jusqu’à demain huit heures pour lui écrire qu’un départ inattendu te force à remettre ton entrevue à huit jours.

– Et s’il se fâche ?

– Il se défâchera, surtout lorsqu’il saura le motif de ton absence.

– Mais…

– Voyons, Pinson, sers-moi tout de suite ton dernier argument, il se fait tard.

– Je pars ! dit l’ingénieur.

– J’en étais sûr ! s’écria Boisjoli, qui embrassa son ami avec effusion. Allons, à ta santé encore une fois, mon vieux Pinson !

– À notre amitié, Boisjoli !

– À demain, gare du Nord.

– À neuf heures, c’est convenu.

– Bonsoir !

– Bonsoir ! »

Son ami parti, M. Pinson fit plusieurs fois le tour de son petit salon, puis passa dans sa chambre à coucher. Là, il ouvrit son armoire à linge, contempla un instant ses chemises, ses bas, ses mouchoirs, artistement rangés pansa vieille bonne Marguerite, et osa enfin lui annoncer le voyage qu’il allait entreprendre. Dame Marguerite, qui, depuis dix ans qu’elle était au service de M. Pinson, ne l’avait jamais vu s’absenter vingt-quatre heures, crut d’abord à une plaisanterie.

« Apportez-moi un sac de nuit, lui dit son maître ; je veux préparer ce soir mes bagages.

– Un sac de nuit ! répéta la vieille bonne ; où le prendre, monsieur ? Je ne vous en ai jamais vu. »

Marguerite disait vrai. M. Pinson, employé aux travaux de la gare de Paris ou de Pantin, durant les années qu’il avait été attaché au chemin de fer de l’Est, n’avait guère visité, en dehors de la ville où il était né, que Saint-Cloud, Versailles, Château-Thierry, où il avait passé quelques jours avec Boisjoli, alors occupé de l’édification d’un viaduc. Il fut donc convenu qu’au point du jour, c’est-à-dire à sept heures du matin, dame Marguerite descendrait acheter un sac de nuit et une poche de chemin de fer.

Minuit avait sonné depuis longtemps, que M. Pinson ne dormait pas encore. Ce voyage si subitement résolu le tourmentait un peu.

« Bah ! se dit-il enfin, cela me fera du bien de sortir de chez moi, car je tourne au vieux garçon. Mais quel changement dans ma vie que le départ de ce brave Boisjoli ! Adieu les controverses, les travaux en commun, les parties d’échecs, de bézigue, de dominos, les longues causeries d’hiver, les promenades en été, les…! Et lui, comment se passera-t-il de moi ? »

Enfin l’ingénieur s’endormit.

Le lendemain, 28 avril 1862, à neuf heures quinze minutes du matin, M. Pinson et son ami montaient dans le train de Calais.

Le sol étincelait sons les rayons d’un soleil déjà chaud. Les deux ingénieurs devaient arriver à Londres à dix heures du soir, y passer trois jours, puis gagner Liverpool. Là, Boisjoli s’embarquerait sur le Canada. Tandis qu’il vogue-rail vers cette Amérique que la France a possédée presque tout entière, où Washington a fondé une République modèle et d’où revenaient autrefois les oncles millionnaires, M. Pinson rentrerait paisiblement à Paris.

CHAPITRE IIEntre Paris et Londres

Il était cinq heures du soir lorsque les deux amis arrivèrent à Calais, l’ancienne Caletum des Romains. Ils eurent à peine le temps de manger trois ou quatre sandwiches que, sur les conseils de la dame préposée au buffet, M. Pinson arrosa d’un verre de grog au rhum, spécifique infaillible contre le mal de mer. Dix minutes plus tard, l’ingénieur mettait le pied à bord du steamer l’Avon.

Boisjoli ne connaissait pas la Manche ; mais il avait navigué sur la Méditerranée, ce qui, momentané ment, lui donnait sur son ami une supériorité marquée. M. Pinson, dont les exploits nautiques se réduisaient à une promenade sur le lac d’Enghien, promenade faite dix ans auparavant, se montrait émerveillé de toutes les nouveautés qui se présentaient à lui. Le ciel était nuageux ; les vagues, fouettées par une forte brise, moutonnaient, selon l’expression des matelots, c’est-à-dire que leur extrémité se couronnait d’une légère écume. L’aspect sévère, métallique de l’immensité liquide, qui s’étendait à perte de vue devant lui, impressionna M. Pinson. Il frissonna légèrement et songea à son chaud salon de la rue Nollet.

Une centaine de passagers de tout âge, de tout sexe et de toute nationalité, couraient, se pressaient, se croisaient, se heurtaient sur le pont étroit de l’Avon. Près du grand mât, solidement attachée par de fortes cordes, se dressait une berline de voyage surmontée d’une impériale. Un Anglais, rasé, cravate, ganté avec cette correction qui n’appartient qu’à ce peuple méthodique, s’avança, précédé d’un grand laquais en livrée, et conduisant avec courtoisie une dame entre deux âges. L’Anglais et sa compagne, à la grande stupéfaction des autres passagers de l’Avon, se hissèrent sur l’impériale de la berline. Des domestiques des deux sexes passèrent alors au noble couple des châles, des couvertures, des gâteaux, des bouteilles, des verres, des provisions plus que suffisantes pour une longue traversée.

« Toujours pratiques, ces Anglais, dit M. Pinson ; mais pourquoi se juchent-ils sur l’impériale de leur voiture, alors que la bise souffle d’une façon si aigre ? À leur place, je me logerais chaudement dans l’intérieur.

– Ils veulent mieux voir le paysage, dit Boisjoli.

– Le paysage ! s’écria M. Pinson en montrant la surface uniforme qui s’étendait devant lui.

– Tu oublies que nous sommes à trente kilomètres de Douvres, reprit Boisjoli, et que les côtes d’Angleterre apparaîtront à nos yeux aussitôt que nous commencerons à perdre de vue celles de France. »

Le steamer se mit en mouvement ; M. Pinson, assis à l’arrière du petit bâtiment, regarda la terre s’éloigner.

« Les poètes ont raison, dit-il soudain, ce n’est pas sans un serrement de cœur que l’on quitte la patrie. Pauvre vieille France ! j’ai peine à croire qu’il existe un pays qui la vaille ; je n’en veux d’autre preuve que la multitude d’étrangers qui, venus pour la visiter, s’y établissent et ne la quittent plus.

– Tu oublies la libre Amérique, Pinson ; c’est par centaines de mille que les émigrants courent vers cette terre promise.

– Je respecte l’Amérique, Boisjoli ; tu vas l’habiter, cela suffit pour me la rendre sacrée. Mais c’est la nécessité qui pousse des milliers d’émigrants sur ses côtes hospitalières, pas autre chose. Chez nous, ce qui attire les Européens, les Asiatiques, les Africains, les Américains et les Océaniens, ce sont nos mœurs polies, sociables, notre caractère bienveillant, puis nos musées, nos écoles et même notre cuisine. Chère France ! voilà un quart d’heure à peine que j’en suis sorti, j’ai encore ses plages sous les yeux, et j’ai déjà peur de ne plus la revoir ! »

M. Pinson se tut et regarda se perdre peu à peu dans la brume le phare, le gracieux clocher de l’hôtel de ville, l’église Notre-Dame, tous les monuments dont les Calaisiens se montrent fiers. M. Pinson, bien qu’il ne fût jamais sorti de Paris, était non seulement un habile ingénieur, mais un homme savant en histoire et en géographie ; il possédait même des connaissances zoologiques assez étendues. Il se rappela que cette ville de Calais, dont il ne voyait plus que les feux, avait été assiégée, en 1347, par Édouard III, roi d’Angleterre, et illustrée par le dévouement d’Eustache de Saint-Pierre. Après deux siècles de captivité, Calais, toujours fidèle à la France, avait été reconquise par ce vaillant François de Guise, déjà célèbre par sa belle défense de Metz et par la bataille de Renty.

L’ingénieur, toujours tourné vers la côte, communiquait ses souvenirs à son ami, qui les complétait par ses propres impressions. Peu à peu Boisjoli ne répondit plus que par de courtes phrases, puis par monosyllabes, et garda enfin le silence. M. Pinson se pencha vers lui.

« Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-il aussitôt.

– Moi ? Rien.

– Tu es tout pâle.

– C’est possible… un peu de malaise ; cela va se passer. »

M. Pinson, levant les yeux sur le pont du steamer, demeura interdit.

« Prodigieux ! » murmura-t-il.

C’est qu’une demi-heure de navigation avait bien transformé la scène. Au lieu du bruyant va-et-vient du départ, un silence relatif régnait à bord de l’Avon. Assis sur les bancs ou sur les cordages enroulés, des hommes, des femmes, des enfants, le regard fixe, les traits défaits, essuyaient sans relâche la sueur qui perlait sur leurs fronts, respirant les uns des flacons, les autres des oranges ou des citrons. Grâce à la violence de la houle, l’affreux mal de mer avait déjà pris possession de ses victimes. Le jeune gentleman qui, le monocle sur l’œil, le cigare aux lèvres, avait triomphalement posé le pied sur le pont, se tenait, d’une main, cramponné à un cordage, et, de l’autre, dérangeait la symétrie de la raie tracée entre ses cheveux pommadés. Ici, un mari soutenait sa jeune femme qui se croyait à la veille d’expirer ; là, une pauvre mère avait à peine le courage de s’occuper de son petit garçon, qui, libre de toute surveillance, rôdait de la machine à l’entrepont, de la poupe à la proue.

Mais le tableau le plus lamentable était celui qu’offraient les deux passagers logés sur l’impériale de la berline. Monsieur et madame, les traits défaits, penchés chacun d’un côté, appelaient à tour de rôle valet de chambre et camériste. Ceux-ci, sans doute aussi incommodés que leurs maîtres, ne paraissaient ni ne répondaient. Les matelots, un sourire narquois sur les lèvres, passaient au milieu des infortunés dont leur navire était encombré et qui croyaient leur dernière heure prête à sonner.

M. Pinson avait l’âme trop bonne pour se divertir des scènes grotesques qui l’entouraient ; d’ailleurs la pâleur croissante de son ami l’inquiétait.

« Ce n’est rien, répétait celui-ci, je connais de vieille date cet affreux mal ; j’en ai fait l’apprentissage lors de mon voyage à Alger, mais c’est à recommencer. Toi, Pinson, tu as toujours de la chance : tu hérites, et tu n’as pas le mal de mer. Aurais-tu le courage d’aller me chercher un grog à la buvette ? Il me semble que cela me remettrait. »

M. Pinson partit comme un trait, en ligne droite ; à sa grande surprise, le roulis le fit brusquement dévier, et il alla tomber sur le dos d’une grosse dame qui, en dépit de ses excuses, ne l’accueillit pas par des bénédictions. Étonné d’avoir perdu l’équilibre, de sentir le plancher se mouvoir sous ses pieds, M. Pinson n’avança plus qu’avec précaution, s’accrochant aux cordages chaque fois qu’un mouvement de tangage ou de roulis le poussait de côté ou en avant. Il atteignit enfin la buvette, se fit servir un grog et revint vers son ami. Au bout de trois pas, le petit steamer, soulevé par une lame, pencha soudain à droite ; l’ingénieur dut lâcher sa proie pour saisir le plat-bord et ne pas tomber ; le verre qu’il portait, lancé à distance, alla inonder de son contenu un malheureux passager qui, assis près de la cheminée, se croyait à l’abri du vent et de toute mésaventure.

Ramassant son verre vide d’un air assez piteux, M. Pinson, non sans songer à la chaude atmosphère de sa chambre de la rue Nollet et à l’immobilité de son parquet, regagna la buvette. Il demanda un nouveau grog, puis se remit en route pour la proue, avec mille précautions. Il arrivait près du grand mât, lorsqu’un gentleman, s’approchant de lui avec politesse, s’empara du grog en disant :

« Pour une dame, monsieur ! »

IIL’INGÉNIEUR EUT SOIN DE COUVRIR SA CONQUÊTE.

Et, en effet, il présenta le réconfortant breuvage à une jeune miss aux yeux languissants.

M. Pinson, trop bien élevé pour faire la moindre réclamation, retourna bravement vers la buvette, et reparut bientôt avec un troisième verre plein. Encore cinq pas et Boisjoli entrait en possession de son grog, lorsqu’une dame, se plaçant devant M. Pinson, lui dit, d’une voix douce et suppliante :

« Pour mon mari, monsieur ! »

L’ingénieur n’avait pas encore ouvert la bouche pour répondre, que l’heureux mari buvait à petits traits la liqueur destinée à un autre.

M. Pinson, un peu dépité, regagna une quatrième fois la buvette ; là, on lui réclama les verres qu’il avait déjà emportés. Les garçons parlaient l’anglais le plus pur, langue à laquelle M. Pinson ne comprenait mot ; il répondit en français à ce qu’on ne lui demandait pas, et ce quiproquo eût duré longtemps, si un passager valide ne lui eût servi d’interprète. Un quatrième verre lui fut confié. Cette fois l’ingénieur eut soin de couvrir sa conquête de son mouchoir, afin de la dissimuler ; car, selon sa judicieuse réflexion, il devait y avoir, à bord de l’Avon, des douzaines d’épouses, de sœurs, de mères, et Boisjoli courait le risque de ne boire qu’à Douvres, sans compter qu’il devait s’inquiéter de la longue absence de son ami. La vérité, c’est que Boisjoli était trop malade pour s’inquiéter de rien ; le malheureux n’avait qu’un désir : atteindre le port et laisser derrière lui ce maudit pas de Calais, celle Manche dont les vagues courtes infligent souvent le mal des marins novices à des gens aguerris par de longues traversées.

Le steamer entrait dans le port au moment où M. Pinson, chargé de son quatrième verre, arrivait près de son ami. Le tangage et le roulis cessèrent comme par enchantement, et Boisjoli, subitement guéri, put savourer le grog si péniblement obtenu. Les deux ingénieurs débarquèrent et suivirent les passagers qui se dirigeaient vers la gare. Accoutumé à voir les compagnies de chemins de fer s’occuper des bagages, Boisjoli ne songea qu’à se caser avec son ami dans un wagon. Avisés à temps, par un compatriote, qu’ils devaient aller démêler leurs effets dans un monceau de malles et de colis, pour les confier au train qui se disposait à partir, les deux ingénieurs durent abandonner les coins qu’ils avaient choisis, pour faire métier de porteurs. Boisjoli s’en tira bien ; mais M. Pinson ne pouvait retrouver son sac de nuit. Il le découvrit enfin sur une planche, à une hauteur telle qu’il dut réclamer une échelle pour l’atteindre. Si les Anglais maudissent la lenteur des douaniers français à classer les bagages dans les gares d’arrivée, Boisjoli et M. Pinson rendirent la pareille à l’incurie des compagnies anglaises, qui, depuis, ont fini par adopter le système français.

Bien que la nuit ne leur permît de rien voir, les deux ingénieurs étaient trop expérimentés pour ne point juger de la voie sur laquelle ils couraient par les légers soubresauts qu’ils ressentaient.

« Hein ! qu’en dis-tu ? demandait de temps à autre M. Pinson à son ami.

– Manque de niveau par-ci par-là.

– Et cette vitesse ?

– Remarquable, en vérité.

– Voilà ce qui prouve que le contrôle de l’État, auquel nous tenons tant en France, n’est point indispensable pour bien faire.

– Vive ce contrôle néanmoins ! s’écria M. Pinson ; il nous fait voyager sûrement, doucement et rapidement. »

Deux heures plus tard, les voyageurs débarquaient à Londres, où régnait en ce moment une grève générale de cochers. Assez embarrassés de leur personne, les deux Français sortirent de la gare, et, apercevant une enseigne qui représentait un magnifique lion rouge au-dessous duquel se lisait, en grosses lettres :

ICI ON PARLE FRANÇAIS

ce fut de ce côté qu’ils se dirigèrent aussitôt.

CHAPITRE IIIL’Hôtel du Lion rouge

Les deux amis, un moment fort inquiets, pénétrèrent joyeux dans l’hôtel, dont l’avis en lettres majuscules : « Ici on parle français », les avait tout d’abord séduits.

« Depuis notre départ de Calais, dit M. Pinson, j’ai déjà songé vingt fois à troquer ce que j’ai autrefois appris de grec et de latin pour quelques douzaines de phrases anglaises. Nous devons avoir l’air de niais, mon pauvre Boisjoli, en écoutant siffler à nos oreilles le noble idiome de Shakespeare, dont nous ne comprenons pas un traître mot. En vérité, quand je pense que tu vas désormais t’exprimer dans celle langue, je m’attendris doublement sur ton sort.

– Depuis quinze jours, dit Boisjoli, je travaille l’anglais sans relâche ; je sais déjà bon nombre de petites locutions ; seulement, jusqu’à cette heure, je n’ai pas trouvé l’occasion de les placer. »

Un gros homme au ventre proéminent, aux favoris roux, au menton strictement rasé, s’avança d’un air avenant vers les voyageurs, et leur demanda leurs ordres en anglais.

« Nous voulons souper, coucher, dit Boisjoli ; nous sommes Français et nous ne savons que très peu l’anglais. »

L’hôtelier répondit par une phrase courtoise, à en juger par le salut dont il l’accompagna.

« Plaît-il ? » fit Boisjoli.

L’hôte parla de nouveau sans être mieux compris.

« Nous Français, nous pas parler anglais, » dit M. Pinson.

L’hôtelier salua encore ; puis, élevant la voix comme s’il s’adressait à des sourds, il dit en scandant les mots :

« Pray, give your orders, gentlemen.

– Nous Français ! cria M. Pinson de toute la force de ses poumons.

– Nous faim, nous vouloir manger, dit Boisjoli.

– Et faire dodo, » ajouta son ami, qui, par une pantomime expressive, appuya sa tête sur sa main et ferma les yeux.

L’hôte crut que M. Pinson souffrait des dents et lui conseilla de se gargariser avec du genièvre. Chacun des interlocuteurs, dans l’espoir de se faire mieux comprendre, élevait de plus en plus la voix. Les quiproquos se fussent succédé longtemps si un consommateur qui dégustait un verre de whisky, eau-de-vie d’orge très en honneur en Angleterre, ne se fut approché pour demander aux deux amis ce qu’ils désiraient.

« Nous sommes entrés ici sur la foi de l’enseigne, répondit Boisjoli, car, pour notre malheur, ni moi ni mon ami ne savons l’anglais ; nous voulons souper et nous coucher.

– Le garçon qui parle français est absent ce soir, messieurs, répliqua l’obligeant interprète après une courte conversation avec l’hôtelier ; mais je viens d’expliquer vos désirs au maître du Lion rouge, et vous allez être servis à souhait. »

M. Pinson et son ami furent alors conduits dans une chambre où se trouvaient deux lits étroits. Une demi-heure plus tard, servis par une jeune bonne irlandaise aux traits fins et avenants, ils se régalaient de jambon et s’abreuvaient d’ale, faute de mieux. Vers minuit, après avoir déploré l’étroitesse des lits, la dureté des matelas et l’absence totale d’oreillers, ils s’endormirent enfin.

Il faisait grand jour lorsque M. Pinson ouvrit les yeux ; il regarda autour de lui avec surprise.

« C’est vrai, dit-il, je ne suis plus rue Nollet ; je ne suis même plus en France, mais dans la capitale de l’Angleterre. Il y a la mer entre moi et les Batignolles, la mer ! En vérité, il faut toute mon amitié pour le brave garçon qui dort là, – et M. Pinson regardait le lit occupé par son ami, – pour que je ne regagne pas sur l’heure mon beau Paris, où les restaurateurs, s’ils parlent mal le français, le comprennent du moins admirablement. »

Boisjoli s’éveilla ; les deux amis regardèrent alors de compagnie par une des fenêtres du leur appartement, fenêtre à châssis ou à guillotine, dont le dangereux usage, passé de mode en France, est encore en honneur dans la métropole de l’Angleterre. En somme, sauf la teinte plus noire des maisons et l’étrangeté des cris qui montaient de la rue, nos voyageurs pouvaient croire qu’ils n’avaient pas quitté Paris. M. Pinson sonna, la servante irlandaise parut.

« Le garçon qui parle français est-il là ? » demanda l’ingénieur.

La servante salua d’une façon affirmative et sortit. Trois minutes plus tard, elle reparaissait avec une bouillotte pleine d’eau chaude.

« Voilà qui est bien, dit M. Pinson, mais envoyez-nous le garçon qui parle français, le… garçon… qui… parle… français.

– Yes, sir. »

La petite servante s’éloigna de nouveau. Pendant son absence, M. Pinson et son ami, mettant à profit l’eau qu’elle avait apportée, se rasèrent et procédèrent à leur toilette. Vers dix heures, ne voyant personne se montrer, ils descendirent dans la salle à manger et se trouvèrent en présence d’une demi-douzaine d’Anglais occupés à casser des œufs dans des verres.

L’hôte s’approcha.

« Le garçon français » demanda M. Pinson.

L’hôtelier sourit agréablement et tira de la poche de son gilet un petit papier qu’il présenta aux deux amis. Sur ce papier était écrit : « Le garçon français ne doit rentrer que dans l’après-midi ; que ces messieurs veuillent bien excuser l’hôte et patienter. »

« Patientons, dit Boisjoli, qui se mit à rire.

– Et déjeunons, » répondit M. Pinson.

À peine les deux amis étaient-ils assis que, sans attendre leurs ordres, la petite servante plaçait devant eux un plateau sur lequel reposait une théière, quatre œufs et autant de mouillettes de pain enduites de beurre.

« La carte ! dit M. Pinson.

– La carte ! répéta plus haut Boisjoli.

– La carte ! » répéta tant bien que mal la petite servante.

Puis elle secoua la tête de droite à gauche et de gauche à droite en signe de négation.

Qu’avait-elle compris ? C’est un mystère que le temps lui-même n’expliquera jamais.

« Nous sommes naïfs, dit M. Pinson, la carte doit être en anglais, et je ne sais trop à quoi elle nous servirait. Voyons, Boisjoli, parmi les phrases que tu as étudiées, s’en trouve-t-il une dont on puisse faire usage à l’heure du déjeuner ?

– Je puis, dit Boisjoli, demander une soupe à la tortue, du plum-pudding, un lapin.

– Avec la meilleure volonté du monde, reprit M. Pinson, nous ne pouvons déjeuner avec de la soupe et du plum-pudding ; garde donc ton anglais, il pourra nous servir à l’heure du dîner. Charles-Quint avait raison, Boisjoli, on est autant de fois homme qu’on parle de langues étrangères, et je comprends maintenant notre infériorité en face de MM. les Allemands et les Anglais. Si j’ai jamais des enfants, ils sauront l’anglais, dusse-je leur tirer cent fois les oreilles pour les forcer à l’apprendre.

– Si nous demandions un beefsteak ? dit Boisjoli.

– Voilà qui est pensé, s’écria M. Pinson, le mot beefsteak est anglais, et cette fois nous serons compris. »

Il fit aussitôt signe à la petite servante d’approcher.

« Beefsteak, lui cria-t-il, beefsteak aux pommes ! comprenez-vous ? »

L’Irlandaise sourit ; elle avait compris. Elle avait si bien compris qu’au bout de cinq minutes, elle déposait devant les deux amis une large tranche de bœuf et des pommes de terres cuites à l’eau.

M. Pinson et son ami étaient trop sages pour récriminer. La viande qu’on leur offrait étant appétissante, ils déjeunèrent en somme très copieusement, sans se méfier de la bière qu’on leur offrait, bière aussi capiteuse que les meilleurs vins. Ils se levèrent de table, surpris de se sentir en belle humeur, et, vers midi, ils se lancèrent au hasard dans la grande ville qu’ils avaient hâte de visiter.

Le contraste qui existe entre Londres et Paris ne tarda pas à les frapper. Si Londres est plus vaste, Paris est plus beau, plus clair, mieux aéré. Londres est une immense cité ouvrière, Paris un élégant château de plaisance. Londres forge, remue des ballots, du fer, du charbon ; Paris des plumes, des étoffes, des fleurs. On ne sauvait voir deux villes plus rapprochées par la distance, plus dissemblables par l’aspect et les coutumes. Les deux ingénieurs critiquèrent un peu, admirèrent beaucoup, et marchèrent toute la journée. Vers six heures du soir, ils se trouvèrent devant un restaurant français dont les garçons étaient à leur poste, et ils purent dîner à leur goût. À huit heures, ils entraient dans un théâtre où l’on jouait une pièce de Shakespeare. Mais, fatigués de leur journée de marche, ne comprenant rien de ce que disaient les acteurs, ils sommeillèrent une partie de la soirée dans leurs stalles et ne se réveillèrent qu’à l’heure où le spectacle finissait.

Aussitôt dans la rue, M. Pinson prit le bras de Boisjoli et l’interrogea sur ce qu’ils venaient de voir et d’entendre. Les deux amis marchèrent avec confiance, tournant ici, traversant là, suivant d’interminables voies, discutant toujours, À mesure qu’ils s’éloignaient du théâtre, les rues devenaient désertes, silencieuses. C’est que Londres, le rude ouvrier, ne veille pas comme Paris la coquette ; il ferme ses magasins de bonne heure et se repose.

« Sommes-nous bientôt arrivés ? demanda tout à coup M. Pinson à son ami.

– J’allais précisément, répondit Boisjoli, t’adresser la même question.

– Tu ne sais pas où tu es ?

– Comment le saurais-je ? Je suis depuis hier à Londres, où je n’ai jamais mis les pieds.

– Alors, où me conduis-tu ?

– C’est la question que j’ai voulu t’adresser vingt fois ; mais tu marchais avec une telle assurance que je te croyais sûr de la route.

– Je me laissais conduire. »

Les deux ingénieurs s’étaient arrêtés.