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"Le Bon Grain et l'Ivraie" est le troisième tome de la trilogie "UNE ERE NOUVELLE" reprenant sous forme romancée la période du Nouveau Testament. Ce livre retrace la période qui suivit la mort du Christ en s'appuyant sur les Actes des Apôtres et les Épîtres, mais en intégrant les écrits apocryphes. Le cadre historique est lui aussi très présent, soulignant les interférences possibles, et souvent très réelles, entre le pouvoir romain, le pouvoir juif et le développement de l'Eglise primitive.
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Seitenzahl: 730
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Merci à tous ceux qui m’ont aidé et encouragé dans mon entreprise : Daniel, Jean, Charles, Jean Paul…
Merci plus spécialement à Jackie pour la relecture, à Marie Ange, mon épouse, pour sa collaboration toujours aussi précieuse, et à mon fils Emmanuel pour la mise en forme et les illustrations.
AVANT PROPOS
LE TROUPEAU DISPERSE
LE SURSAUT
LE RETOUR
PARMI LES NATIONS
LE MESSAGE S’APPROFONDIT
QUELLE RESURRECTION ?
AU-DELÀ DE LA LOI DE MOÏSE
DANS LA TOURMENTE A JERUSALEM
LA QUÊTE DE MARC
SE LIBERER DE LA TUTELLE DU JUDAÏSME
LE CHAMP DE LA MISSION S’ELARGIT
PROGRESSER PAR LE DIALOGUE
JUSQU’AU BOUT
DIX ANS PLUS TARD
TABLE DES TEXTES BIBLIQUES
TABLEAU RECAPITULATIF
VOYAGES DES APOTRES
CALENDRIER DES FETES JUIVES
CHRONOLOGIE DES EPITRES DE PAUL
En terminant « SI LE GRAIN NE MEURT », le second tome de « UNE ERE NOUVELLE », je restais sur une interrogation que je n’ai pas voulu aborder alors : pourquoi le récit de cette « résurrection » de Jésus le troisième jour, annoncée par trois fois dans les synoptiques, est-il absent de deux d’entre eux ? (Notamment de l’évangile selon Saint Matthieu : le seul de ces trois évangélistes qui aurait pu en être témoin !)
Dans mon livre précédent, Jésus déclare, à trois reprises, qu’après sa mort il sera toujours vivant et non pas qu’il ressuscitera ; je ferai donc l’impasse sur ses « apparitions » conformément à Matthieu et Marc. Pourtant ce concept de « résurrection », qui fait couler tant d’encre actuellement, reste très présent dans l’esprit des chrétiens et il est difficile de l’évacuer purement et simplement des premiers balbutiements de l’Eglise primitive.
Avant de me lancer dans ce troisième livre, j’ai entrepris la lecture systématique des « Actes des Apôtres » et des « Epîtres de Paul », et une autre interrogation m’est venue à l’esprit : je n’y retrouvais pas le fil conducteur de « l’option préférentielle pour les pauvres » qui m’avait guidé dans le tome précédent. Il n’apparaît que dans les épîtres de Pierre, Jacques et Jean.
Bizarrement, Luc, plutôt discret sur le sujet dans les actes des apôtres, est, dans son évangile, le plus virulent (et de loin) pour dénoncer les riches.
De plus, qu’il s’agisse des Actes ou des Epîtres de Paul, la vie terrestre du Christ est désespérément absente ; même si cela relève du passé à l’époque de ces écrits, il est difficile d’imaginer qu’une telle omission ne soit pas délibérée. De même il n’est pas question non plus des autres apôtres, ou alors épisodiquement s’agissant de Pierre et Jean. Tout laisserait à penser (et certains n’hésitent pas à le faire) que seul Paul a évangélisé : les autres apôtres, d’origine trop modeste, seraient retombés dans l’anonymat absolu après la Pentecôte.
Heureusement il y a les écrits apocryphes qui, pour n’être pas « canoniques » témoignent d’une vie de la primitive Eglise qu’on ne peut pas rayer d’un trait de plume ! Mon roman est une tentative de coordination de tout ce bouillonnement apostolique. J’ai choisi, entre ces récits souvent contradictoires, la version qui s’intégrerait le mieux dans mon projet.
Autre interrogation : en parlant de l’Eglise primitive, Luc dit: « Et ils étaient continuellement dans le Temple à louer Dieu » (Lc 24/53), « Jour après jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient le Temple »(Act 2/48) . Il peut sembler curieux qu’un tel engouement ait pris les disciples après la mort de Jésus, alors que jamais, de son vivant, il ne les invite à aller au Temple ou à la synagogue pour prier ou offrir un sacrifice : quand il va dans ces lieux, c’est strictement pour délivrer son message. Je fais donc exister, auprès de la communauté de Jacques à Jérusalem, très liée au Temple, une autre communauté à Béthanie, autour de Marie et des disciples de Jésus, qui, elle, s’en détache de plus en plus.
Paul donne systématiquement la priorité aux juifs et, quelle que soit la ville où il arrive, va toujours d’abord les provoquer dans leur synagogue, ce qui entraînera probablement sa perte.
Pourtant, il s’est autoproclamé « Apôtre des Païens ». Il s’est battu incessamment pour qu’ils accèdent au baptême sans passer par la circoncision. Mais Pierre l’avait fait avant lui avec le centurion Corneille.
Aujourd’hui, il est de plus en plus question d’une « théologie en construction » chez Paul, et l’ordre retenu actuellement pour classer ses Epîtres permet de mieux suivre cette évolution, sur certains sujets au moins. J’ai bâti mon récit en conséquence, m’appuyant sur la chronologie la plus récente que j’ai trouvée. Elle figure en annexe à la fin du livre.
Toujours concernant Paul, nombreux sont ceux qui lui attribuent assez de sagesse pour se remettre en question tout seul. Pour ma part, j’ai choisi de lui faire vivre ces évolutions, voire ces retournements, en dialogue, difficile, avec les autres apôtres. D’ailleurs, selon les « Actes », il passe par Jérusalem après chacun de ses voyages, en général au moment de Pentecôte.
A partir de cet ensemble de réflexions, j’ai entrepris de bâtir un récit cohérent, essayant, comme dans mes deux précédents livres, de garder le cadre des récits néo-testamentaires et de laisser aller mon imagination quand les non-dits m’en laissaient l’occasion. Le cadre historique aussi est très présent, soulignant les interférences possibles, et souvent réelles, entre le pouvoir romain, le pouvoir juif et le développement de l’Eglise primitive.
L’écriture de ces trois tomes qui composent « UNE ERE NOUVELLE », m’a obligé à me replonger dans la Bible, notamment le Nouveau Testament, m’amenant à relire ces récits de façon plus approfondie : Peut être en sera-t-il de même pour vous à la lecture de ce roman.
Pour vous aider à vous y retrouver dans cette période agitée, vous trouverez en annexe :
- Un tableau récapitulatif de l’histoire de Rome et de la Judée avec, en vis-à-vis, les principales étapes de la vie des apôtres.
- Une carte permettant de suivre les déplacements des apôtres.
- La chronologie des Epîtres de Paul retenue pour mon récit.
Aux premières lueurs de l’aube, Simon-Pierre se réveille, la tête lourde ; il se trouve dans une sorte de grange qu’il ne reconnaît pas. Que fait-il là ? Soudain tout lui revient en mémoire : l’arrestation de Jésus par une bande armée conduite par Judas, la reddition sans résistance de Jésus et la fuite de tous ses apôtres… Lui, Pierre, ainsi que l’a appelé Jésus, a fui aussi ; mais il s’est ressaisi, se décidant à suivre de loin la troupe des ravisseurs qui a traversé silencieusement la ville avant d’arriver dans un riche palais. Tout d’abord, il est resté dehors ; puis il y a eu un grand brouhaha, des cris et des vociférations ; même les sentinelles ont déserté leur poste de garde au portail. Il en a profité pour se glisser discrètement dans la cour et se mêler au personnel de service surexcité : Jésus est là, vilipendé, conspué, frappé par la troupe fanatisée.
Soudain, une voix de femme s’est élevée : « Celui-ci est des siens ! ». Les regards se sont tournés vers lui ; pris de terreur il s’est écrié en reculant vers le portail: « Mais non, je ne connais pas cet homme ! », Avant de quitter la cour, son regard a croisé celui de Jésus, il y a lu un douloureux reproche, mais surtout une immense tendresse. Il s’est alors enfui, bouleversé, contenant difficilement ses larmes. Plus loin, hors de vue du palais, il s’est appuyé contre un mur pour pleurer sans retenue.
De nouveau, s’est fait entendre la voix qui tout à l’heure le dénonçait ; elle était très proche, très douce, alors il a reconnu celle de Sarah, l’amour de sa jeunesse, quand on l’appelait encore Simon. Tout en lui parlant de leur amour, elle l’a pris par la main et l’a entraîné dans ce lieu qui lui est inconnu. Là, ils se sont aimés. Mais Sarah n’est plus là ; il l’appelle doucement sans obtenir de réponse.
Le jour se lève et le travail ne va pas tarder à reprendre. Inutile de se faire surprendre par le personnel de service. Il se glisse dehors. Sans doute se trouve-t-il dans la haute ville : il ne voit que de riches demeures entourées de parcs verdoyants clos de hautes enceintes pardessus lesquelles se balancent les palmes des dattiers. Soucieux de passer inaperçu au milieu de gens de sa condition, il emprunte une ruelle qui descend vers la ville basse et arrive à un petit pont qui franchit l’aqueduc amenant l’eau au Temple. Du pont, on a justement une vue magnifique sur celui-ci ; Pierre s’arrête, saisi par le flamboiement des fresques d’or ornant le haut de ses murs qu’embrasent les premiers feux du soleil levant. Une formidable clameur s’élève de ce côté-là, le sortant de sa rêverie : « A mort ! A mort » peut-on distinguer. Des gens autour de lui se précipitent dans cette direction. Pierre, craignant le pire pour Jésus, part en sens inverse ; il a peur d’affronter de nouveau son regard, et n’a pas envie non plus de rencontrer ses amis, il a besoin d’être seul.
L’enceinte de la ville franchie par la porte des Esséniens, Il trouve un endroit tranquille, à l’écart de la route et s’assoit pour essayer de remettre de l’ordre dans ses idées. Il se croyait fort, fort de l’esprit que Jésus avait su lui insuffler. Bien sûr ce dernier avait annoncé sa mort, mais qui pouvait y croire : de sa simple présence se dégageait une telle force ! L’évidence est là, Jésus va mourir, les grands prêtres l’ont entre leurs mains, ils ne le lâcheront plus. Et lui, Pierre, l’a renié en public ; pourtant le dernier regard de Jésus l’a bouleversé. Il se souvient de ses paroles à la fin du repas partagé tous ensemble hier soir : « Tu vas me renier… Néanmoins c’est de toi que j’attends que tu affermisses tes frères dans les épreuves qui vous attendent quand les juifs m’auront tué. »
Affermir ses frères… comment le pourrait-il après ce qui s’est passé, après avoir fui comme eux ? Voulant se montrer plus fort, il a suivi Jésus pour finalement le renier ; puis Sarah est venue à lui, proposant son amour. Dans sa détresse il a essayé d’y croire, mais elle a disparu, n’était-ce pas un rêve ?
Pierre reste prostré.
***
Sarah a entraîné Simon vers la seule demeure qu’elle connaisse vraiment à Jérusalem : celle de son ancienne maîtresse Salomé. Se dirigeant à la clarté de la lune, ils sont arrivés vers une grange dont la porte est toujours ouverte. Traumatisé par tout ce qu’il vient de vivre, Simon s’abandonne dans les bras de celle qu’il avait choisie pour femme et, sous ses caresses, réagit enfin la prenant dans une étreinte aussi violente que son désarroi est grand. Aussitôt après, il sombre dans un lourd sommeil agité de cauchemars.
Sarah aurait préféré plus de tendresse après toutes les turpitudes subies ces derniers mois ; cependant elle le veille, attentive, écoutant les bribes de phrases qu’il laisse échapper par moments, sans trop chercher à leur donner un sens. Mais peu à peu une certaine cohérence s’en dégage : le remords d’avoir trahi Jésus l’emporte sur toute autre considération. Alors, comprenant que l’homme de sa vie lui échappe complètement, elle s’en sépare doucement après un dernier baiser sur son front en sueur.
A cette heure très matinale où il fait nuit encore, elle s’étonne de voir de nombreux groupes d’hommes et de femmes qu’accompagnent des gardes en armes ; ils semblent se diriger vers le Temple. Elle s’efforce de les éviter, ne voulant pas risquer d’être reconnue et ramenée chez Caïphe où son sort serait encore pire après son évasion sans doute déjà remarquée. Elle se dirige vers la ville basse, espérant y passer plus facilement inaperçue. C’est la première précaution à prendre, mais ensuite quel peut être son avenir ? Un travail au contact du public ne peut lui convenir, le risque d’être reconnue serait trop grand ; mais quoi d’autre ? La mendicité, elle ne peut s’y résoudre, faire commerce de son corps, encore moins… Elle en est là de ses réflexions quand elle approche du quartier des tanneurs reconnaissable à son odeur pestilentielle. A ce moment s’élève une immense clameur du côté du Temple, des gens se précipitent pour aller voir de quoi il s’agit. Près des cuves, creusées à même le sol, où l’on fait tremper les peaux, un homme s’égosille :
- Qu’ont-ils tous à courir, abandonnant le travail ? Il ne reste plus personne pour approvisionner mes cuves en eau ; tels que je les connais je ne vais pas les revoir de la journée. Pourtant il faut que tout soit mis à tremper avant ce soir : c’est la fête de la Pâque suivie de huit jours de festivités ; le travail va être retardé d’autant ; les peaux vont se dessécher et ne vaudront plus rien.
Sarah l’a entendu, elle réfléchit rapidement ; bien sûr, l’odeur est abominable, mais d’autres arrivent à la supporter, pourquoi pas elle ? Elle interpelle l’homme :
- Si tu as besoin de main d’œuvre, je suis disponible.
Il la toise :
- La tannerie, ce n’est pas un travail pour les femmes.
- Porter l’eau, si, rétorque Sarah.
- Tu ne sais pas ce qu’est ce boulot, tu ne tiendras pas la journée.
- Prends-moi à l’essai, tu verras bien.
- Pourquoi pas, abdique-t-il. Je n’ai pas tellement de choix et tu as l’air d’être assez costaud. Alors, commence tout de suite : tu vois le bassin, là : il est alimenté en eau par le canal, tu puises dedans avec une des cruches appuyées contre et tu remplis les cuves que je te désignerai.
Sarah se saisit d’une cruche, la remplit et s’approche des cuves. Le sol est gluant d’une espèce de boue dont la couleur est indéfinissable. Elle pose sa cruche au sol, attendant les instructions de son nouveau patron.
- Malheureuse, s’écrie celui-ci, ne pose jamais là ta cruche, sinon après, tu vas troubler l’eau du bassin en la plongeant dedans pour la remplir. Verse ton eau dans la cuve devant toi, quand elle sera pleine je te ferai voir pour la suite. Mais n’oublie pas de nettoyer le cul de ta cruche.
***
Vers midi, le ciel s’assombrit, Pierre est tiré de son abattement par une fraîcheur soudaine ; il frissonne mais ne se décide pas à bouger. Pourtant il ne peut pas rester là, d’ailleurs la faim commence à le tenailler. Et puis, il doit retrouver les autres, leur dire qu’ayant renié Jésus il n’est plus digne d’être pour eux un modèle, qu’ils sont libres de faire ce qu’ils veulent. Inconsciemment ses pas le mènent vers la maison de Jérémie : c’est là qu’ils se sont retrouvés tous ensemble pour la dernière fois. Il frappe à la porte, Ruth l’entrouvre, elle a les yeux rougis :
- Ah ! c’est toi, Pierre ; d’où arrives-tu ?
- Où sont les autres, interroge-t-il ?
- Jean est venu dans la nuit, il nous a raconté ce qui s’est passé à Gethsémani.
- Comment Marie a-t-elle réagi ?
- Dignement, c’est une femme forte. Au petit matin elle est partie avec Jean et Jérémie pour essayer d’en savoir plus ; depuis je n’ai plus eu de nouvelles d’eux, des autres non plus d’ailleurs. Pourvu qu’il ne leur soit pas arrivé malheur !
Pierre hésite sur le pas de la porte ; puisqu’il n’y a personne, pourquoi ne partirait-il pas tout de suite pour Capharnaüm, c’est encore possible d’arriver à Rama avant le coucher du soleil. Mais on entend un sourd grondement et la terre tremble. Quelques menus gravats se détachent du mur et leur tombent sur la tête.
- Entre donc dans la cour avant que ce soit le linteau qui nous tombe dessus, lui conseille Ruth.
Ses enfants sont sortis de la maison aux premiers tremblements et se serrent dans les jupes de leur mère. Elle leur caresse machinalement la tête en essayant de les rassurer :
- Ce n’est rien, ça va s’arrêter ; il s’agit juste d’une petite secousse.
On tambourine à la porte ; Pierre, qui se préparait à partir, ouvre et se trouve nez à nez avec les trois ex-maquisards, Jacques, le fils de Thaddée, Simon et Jude. Il s’efface pour les laisser entrer. Les nouveaux arrivants s’excusent auprès de Ruth :
- Nous ne savions pas où aller, nous ne connaissons personne à Jérusalem.
- Vous avez bien fait. Vous n’êtes que trois ! Savez-vous où sont les autres ?
- Parce qu’ils ne sont pas là, s’inquiète Jacques ? Nous espérions les retrouver ici. Nous nous sommes cachés sur les pentes du Mont des Oliviers jusqu’à maintenant, espérant que Jésus allait se décider à manifester sa gloire. Mais à part des clameurs hostiles en début de matinée et le tremblement de terre en milieu d’après-midi, nous ne savons même pas ce qui s’est passé depuis son arrestation. Nous n’avons osé interroger personne en traversant la ville pour venir jusqu’ici.
- Je l’ai suivi un moment de loin, intervient Pierre ; ils l’ont amené au Palais de Caïphe. Mais après …
Ruth redit ce qu’elle sait ; tous restent silencieux. Peu après, la porte s’ouvre, ce sont Jérémie et Jean, entourant la mère de Jésus épuisée.
- Tout est fini, déclare l’apôtre. Jésus a été crucifié, il est mort et son corps a été déposé dans un tombeau.
Ruth s’approche :
- Viens te reposer, Marie.
Les hommes, restés dans la cour, s’assoient sous le figuier.
- Comment cela s’est-il passé ? demande Jacques, fils d’Alphée.
Jérémie explique :
- Jean est arrivé ici dans la nuit pour nous annoncer l’arrestation. Nous avons attendu le petit matin pour partir vers le Temple où siège le Sanhédrin, nous pensions bien qu’il serait jugé là. Mais une foule compacte se serrait sur les parvis, encerclée par un fort contingent de gardes armés. Nous n’avons pas pu approcher davantage. Cependant, nous avons entendu le grand prêtre proclamer que la peine de mort était requise par le tribunal. Des hurlements de joie ont accompagné cette annonce, c’était du délire. J’ai cru que Marie allait s’effondrer. Ensuite Jésus a été transféré à la forteresse de l’Antonia toute proche : il fallait demander à Pilate l’autorisation d’exécuter la sentence puisque seul le gouverneur romain peut rendre exécutoire une condamnation à mort. Comme nous ne pouvions toujours pas approcher, Marie, ne doutant pas de l’issue du procès, nous a demandé à monter directement au Golgotha, lieu où les juifs rebelles sont crucifiés. Elle voulait être au plus près de son fils lorsqu’il serait exécuté. Trois gibets étaient en préparation. Nous avons appris par la suite qu’ils étaient prévus pour Barrabas et deux de ses lieutenants, arrêtés voilà quelques jours. André nous a rejoints avec les autres femmes qu’il était allé prévenir chez Maria et Marthe à Béthanie ; Marthe est restée auprès de la femme malade qu’elles hébergent depuis quelques mois.
Selon les dires de Nicodème, il semblerait que Pilate ait voulu sauver Jésus : il a demandé à la foule de choisir entre lui et Barrabas. Sous la pression des grands prêtres, celle-ci a réclamé la libération de ce bandit.
- Mais c’est insensé, s’insurge Jacques ! Dans les groupes de résistants, nous savons que tous le condamnaient pour sa violence, sa sauvagerie, son absence de tout scrupule. Il faut être fou pour l’avoir libéré.
- Sans doute le sont-ils ; ça nous donne la mesure de ce qu’avait de dérangeant le message de Jésus pour les élites de notre nation. Il est mort au moment du tremblement de terre. Joseph d’Arimathie, s’étant fait creuser un tombeau pas très loin du Golgotha, a demandé à Pilate que l’on puisse y déposer le corps de Jésus. Les grands prêtres, de leur côté, ont obtenu que le tombeau soit gardé. On se demande bien de quoi ils pouvaient avoir peur ! C’est donc sous la protection d’une décurie romaine que Joseph a fait enlever le corps. Les femmes ont suivi pour repérer l’endroit et venir s’y recueillir après la Pessah. Marie ne s’est pas jointe à elles.
- Sa mère ne les a pas accompagnées, s’étonne Simon ? C’était sans doute trop dur pour elle.
Marie, debout à la porte de la maison, les écoutait depuis un moment sans qu’ils ne l’aient remarquée. Elle intervient :
- Non, ce n’est pas ce que tu crois, Pierre ; si je n’ai pas accompagné mon fils, c’est que pour moi, au-delà de sa mort charnelle, il est toujours vivant. Souvenez-vous de ce qu’il vous a dit : « Il faut laisser les morts enterrer les morts ! »
***
Juste après l’arrestation de Jésus à Gethsémani, Judas a suivi de loin la troupe qui emmène son maître, sûr que celui-ci va manifester sa puissance à un moment ou à un autre. Rapidement il a repéré Pierre. Veillant à ce que ce dernier ne le remarque pas, il est arrivé à proximité du palais de Caïphe ; Pierre y est entré et en est ressorti quelques instants après, bouleversé, suivi de peu par une femme.
C’est à l’aube seulement que Jésus est sorti du palais, méconnaissable, une couronne d’épines sur la tête, entouré d’une nombreuse escorte. Tout le monde s’est dirigé en silence vers le Temple. Judas s’est laissé distancer car des gens sortaient de toutes les riches maisons, encadrés par des hommes en armes, formant un cortège derrière le supplicié. Jésus va être jugé, condamné à mort bien sûr, et forcément crucifié : c’est le supplice privilégié par les romains quand il s’agit de juifs. Il choisit donc d’aller tout de suite au Golgotha et se trouve un poste d’observation à l’écart dans un fourré ; en écartant un peu les branchages il a vue sur les croix et sur la ville. Si Jésus décidait de révéler sa puissance avant d’être crucifié, il le saurait immédiatement.
Ainsi, Judas a pu tout voir et tout entendre. Le cri que Jésus a poussé avant de mourir lui a glacé les os. Il n’a même pas eu à se déplacer, juste à casser quelques rameaux, pour voir l’endroit où le corps a été déposé, pas très loin. Le tombeau a été creusé dans une petite barre rocheuse, au pied d’une pente assez raide jonchée d’énormes blocs de roche que seul l’enchevêtrement de végétation dense qui a envahi les lieux semble maintenir en place. Il croit bien avoir reconnu Joseph d’Arimathie ouvrant la marche ; un groupe de légionnaires romains la fermant. A distance respectueuse suivaient quelques femmes, de celles qui étaient habituellement avec Jésus. Une fois le corps déposé dans le tombeau et la lourde pierre roulée devant l’entrée, Joseph et les femmes sont repartis. Le décurion a organisé un bivouac et des tours de garde. Il y a eu un conciliabule entre les prêtres présents à la crucifixion puis l’un d’eux à rejoint le bivouac : ils veulent sans doute s’assurer que nul ne viendra enlever le corps.
***
Ruth s’active autour de son four dans la cour, elle appelle discrètement son mari et lui glisse à l’oreille :
- On va manquer de pain, je fais cuire les dernières galettes, il ne me reste plus de farine et dans une heure je dois arrêter de cuisiner pour respecter le repos de la fête.
- Ne t’inquiète pas, on y a pensé ; André est allé en ville acheter des galettes et des fruits secs, on fera pour le mieux.
Peu après, arrivent les femmes suivies de peu par André portant deux lourds couffins. Elles l’en débarrassent et rentrent dans la maison.
- Tout le monde n’est pas là, remarque-t-il ?
- Non, répond Jean ; il manque mon frère Jacques, Matthieu et Thomas, et aussi les deux inséparables Philippe et Barthélemy. Je ne compte même pas Judas, après sa trahison, je ne pense pas qu’on le revoie.
- Qu’est-ce qui lui a pris de trahir Jésus ainsi, s’insurge Pierre ? Que comptait-il gagner dans l’affaire ?
- Rien, intervient Jacques l’ancien maquisard. Son idée était de forcer Jésus à manifester sa puissance aux yeux de tous face à ses ennemis. Judas nous avait fait part de ses projets, à nous les anciens du maquis ; nous ne l’en avons pas dissuadé pensant que cela pouvait être un bon plan… Au moins, la situation est claire à présent : Jésus n’est plus là, le Royaume qu’il nous promettait n’existe pas et nous avons perdu plus de deux ans de notre vie pour rien.
Suit un lourd silence, les propos de Jacques traduisent bien le sentiment de tous. Marie intervient :
- Je comprends votre désarroi et votre peine. Vous vivez la mort de mon fils comme un échec ; pourtant souvenez-vous, chaque fois que, dans notre histoire, le peuple d’Israël a semblé disparaître, être rayé de la carte, Yahvé l’a toujours fait renaître plus fort. Gardez confiance, Dieu n’a pas dit son dernier mot.
La sonnerie du shofar, cette trompe en corne de bélier, retentit sur la ville annonçant le début de la fête. Au même moment on frappe à la porte. Jérémie va ouvrir : les cinq apôtres manquants entrent dans la cour.
- Où étiez-vous passés demande Jean à son frère Jacques ?
- Sans nous être concertés, nous avons tous pris la fuite en direction de la Galilée. Arrivés presque en même temps à l’entrée de Rama aux premières lueurs de l’aube, nous n’osions pas entrer en ville, saisis par la peur irraisonnée d’être reconnus. Puis des voyageurs sont sortis de la ville, sans se préoccuper de notre présence. Peu à peu notre peur s’est estompée. Finalement, épuisés, nous avons sombré dans le sommeil sous un arbre, à l’écart de la route. A notre réveil, en début d’après-midi, Matthieu, Thomas et moi avons réalisé que nos mères étaient restées à Jérusalem, ou plutôt à Béthanie. On a décidé de retourner ensemble les chercher. A Béthanie, Marthe nous a dit que les autres femmes étaient parties tôt le matin. Elle-même n’en avait aucune nouvelle, mais pensait qu’elles étaient peut-être ici.
Tout en parlant Jacques est allé s’asseoir près de son frère ; les autres aussi se sont assis et une longue veillée silencieuse a commencé.
Tard dans la soirée, Marie sort de la maison où elle veillait aussi avec les autres femmes :
- Maintenant que mon fils nous a quittés, que comptez-vous faire ?
Après un long silence, Pierre, la tête dans les mains, finit par répondre d’une voix sourde :
- Je n’en sais rien : je n’ai plus d’espoir, je suis anéanti !
- Pourtant, Jésus vous a dit souvent que ce serait à vous de continuer sa mission quand il ne serait plus là.
- C’est vrai, reprend Philippe, mais nous n’avions jamais envisagé d’en arriver là. Que pouvons-nous faire devant tant de haine accumulée ?
- Vous voulez me faire comprendre que mon fils, Jésus, est mort pour rien ? Toi Pierre, en qui il a mis toute sa confiance, ne t’a-t-il pas demandé d’affermir tes frères ? Il m’a semblé qu’il te le disait hier soir encore.
- Peut-être… Je ne sais plus, je ne veux plus en entendre parler… Que chacun fasse ce qu’il veut… Dès après la fête je vais reprendre la route de la Galilée pour essayer d’oublier tout ça.
Marie s’est voûtée tout à coup ; se peut-il que tout soit vraiment fini ? Jean s’approche d’elle doucement et, posant les mains sur ses épaules :
- N’as-tu pas dit, la première fois que tu m’as vu, à Cana, que tu m’aimerais comme un fils ? Quoiqu’il arrive, je resterai près de toi.
- Merci Jean.
***
Judas a passé une nuit exécrable à son poste d’observation, il n’a pratiquement pas dormi et la faim le taraude, mais il n’envisage pas un instant d’abandonner sa cachette. Espérant que Jésus est toujours vivant selon sa promesse, il veut être là quand son maître se manifestera. La journée qui suit se déroule au son des bribes de chants qui lui parviennent du Temple où l’on fête Pessah. Pour éviter de se faire repérer par les gardes du tombeau, il reste immobile, subissant une véritable torture car tous ses membres s’ankylosent. Après le sacrifice du soir, le calme revient, puis l’obscurité gagne peu à peu, ce qui lui permet de se dégourdir les membres. A la lueur du feu que les gardes ont allumé à l’écart pour la nuit, il peut distinguer vaguement ce qui se passe. Au moment de la relève pour la quatrième veille, des nuages cachent les étoiles, des roulements de tonnerre accompagnés d’éclairs grondent dans le lointain. Bientôt ils se font plus proches et soudain la terre tremble comme l’avant-veille, mais plus violemment ; tout à coup un éclair fulgurant vient frapper le tombeau dans un fracas effroyable, renversant la dalle qui le ferme, jetant à terre le garde le plus proche. Ce dernier, en se relevant, entrevoit l’intérieur du tombeau à la lueur incertaine des éclairs, et s’écrie :
- Le corps a disparu !
Judas se précipite en hurlant :
- C’est un signe ! Il est vivant !
- D’où sort cet énergumène ! vocifère le prêtre de permanence.
Puis constatant qu’il n’est pas armé.
- Saisissez-le ! Les grands prêtres décideront de son sort.
Trois hommes ont ceinturé, ligoté et bâillonné Judas. Une lourde pluie d’orage s’abat brutalement.
A cet instant précis une nouvelle secousse sismique fait trembler le sol, suivie d’un sourd grondement : ce sont les énormes blocs de roche qui, s’arrachant à leur gangue de végétation sauvage, glissent d’une seule masse jusqu’au bas de la pente. Les hommes qui assuraient le tour de garde près du tombeau ont juste le temps de s’enfuir. Quand le calme revient, le prêtre s’adresse au décurion :
- Maintiens le dispositif, je cours chez les sadducéens pour avoir des instructions.
Il revient sous une pluie battante, accompagné d’un grand prêtre. Ce dernier interroge le garde qui a fugacement aperçu l’intérieur du tombeau :
- Qu’as-tu vu exactement ?
- Il m’a semblé que le corps n’était plus dans le tombeau ; mais tout s’est passé très vite, je n’en suis plus très sûr maintenant.
- Alors, dans ton intérêt, oublie tout ça. Personne ne pourra rien venir vérifier maintenant ; retenez bien ceci : à part ce glissement de terrain, il ne s’est rien passé ici : c’est la version que le Sanhédrin donnera demain officiellement.
Puis il demande qu’on enlève le bâillon du prisonnier :
- Qui es-tu ? Et que fais-tu là ?
- Je suis Judas, celui qui vous a livré Jésus. Si ce que dit cet homme est vrai, mon maître est toujours vivant et je peux dire comme Job :
« Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant,
Que lui, le dernier, se lèvera sur la terre. »
- Je n’en doute pas, ironise le grand prêtre. Remettez-lui son bâillon et allez le pendre loin d’ici, et que ça ait l’air d’un suicide.
Avant qu’on le réduise de nouveau au silence, Judas a le temps de hurler :
- Je ne peux que dire, comme les frères Macchabées :
« Tu nous exclus de cette vie présente, mais le Roi du monde nous ressuscitera pour une vie éternelle, nous qui mourons pour ses lois ! »
- Allez le pendre, ordonne le grand prêtre au décurion, et rentrez à l’Antonia ; surtout pas un mot sur tout ce qui vient de se passer. Nous sommes déjà intervenus auprès de vos chefs, vous n’aurez pas d’ennuis.
***
Réveillé par le tremblement de terre, Pilate n’a pas réussi à se rendormir. Il faut dire que, peu après, des prêtres sont venus en délégation lui faire part des derniers évènements au tombeau en lui demandant de faire le nécessaire afin que rien ne soit ébruité. Il a donc donné les ordres pour que les gardes concernés soient mis au secret dès leur retour. Puis, ne trouvant pas le sommeil, il s’est fait servir dès l’aube une collation dans la salle à manger. Peu après, Claudia Procula, sa femme, l’a rejoint.
- Te voici donc, chère amie. Je ne t’ai pas vue de la journée hier : étais-tu souffrante ?
- Non, je suis restée toute la journée dans la petite salle de la tour qui surplombe le parvis du Temple. Le cérémonial de leur fête de la Pâque est somptueux. J’ai trouvé la foule très sereine et priante après son déchaînement de la veille contre ce Jésus que tu as fait condamner.
- Oui, je ne comprends pas moi non plus ce changement soudain d’attitude. Mais l’affaire n’est pas finie, au moment du tremblement de terre et du violent orage de cette nuit, la foudre a frappé la pierre fermant le tombeau ; elle s’est renversée. Un garde a cru voir que le tombeau était vide.
- Que me racontes-tu là ? Et les autres, qu’ont-ils vu ?
- Rien, avant que les hommes se ressaisissent, un gigantesque éboulement a recouvert la sépulture ; elle se trouve maintenant sous plus de vingt coudées d’enrochements. Un homme surexcité, surgi d’on ne sait où, parlait de résurrection ; les grands prêtres m’ont demandé de le faire pendre pour qu’il n’aille pas semer le trouble en ville. Les légionnaires de garde au tombeau ont été mis au secret; demain matin dès l’aube ils partiront chacun dans des unités différentes aux quatre coins de l’empire pour éviter que, malgré le silence qui leur a été demandé, ils ne fassent courir des rumeurs. Ne parle à personne de tout cela : la version officielle, décidée en concertation avec le Sanhédrin, c’est qu’à part l’éboulement, il ne s’est rien passé.
- Dommage que tu n’aies pu empêcher cette crucifixion, c’était un homme de bien qui soutenait les pauvres sans prôner la rébellion.
- Il est arrivé à retourner complètement même certains riches. Zachée, le publicain qui tenait depuis dix ans la charge de Jéricho, m’a fait parvenir sa démission voilà deux mois. Après une enquête discrète, j’ai appris que c’était suite au passage de Jésus chez lui. J’ai dû le remplacer et cela n’a pas été facile ; le poste est stratégique, non seulement pour la levée des impôts de ce riche secteur, mais aussi pour le contrôle du transit de tout ce qui arrive de Duma, en Arabie, par delà les monts de Galaad. C’est la seule voie de passage importante sur les plus de trois cents milles qui séparent Damas d’Eilat sur la mer Rouge.
- Ce Jésus, j’ai l’impression que nous n’avons pas fini d’en entendre parler.
***
Toute la journée de la fête de la Pâque, les apôtres et les femmes sont restés terrés chez Jérémie à ressasser les évènements de la veille. Des disciples sont venus. Ensemble, ils ont reparlé de tout ce qui est arrivé depuis leur dernier repas avec Jésus : son arrestation, sa mort. Le même abattement les écrase. Le lendemain, aux premières lueurs du jour, Marie Madeleine, Salomé et Maria sont sorties pour aller se recueillir au tombeau ; après les turbulences de la nuit, le temps s’est remis au beau. Marie s’est levée en même temps qu’elles, mais ne les accompagne pas, pour ne pas poser un acte qui laisserait entendre que son fils est mort. Sa conviction, comme elle l’a déjà dit, est qu’il est toujours vivant. Les autres femmes l’ont rejointe dans la cour et s’affairent aussi pour préparer l’infusion du matin. Le chant de la bouilloire et l’arôme qui se répand tirent les hommes de leur sommeil. Un à un, ils se lèvent et se regroupent dans le coin cuisine, discutant entre eux à voix basse.
Tout à coup, la porte de la cour s’ouvre à la volée, Marie Madeleine et Maria font irruption:
- Il y a eu un éboulement ! Le tombeau est enterré sous une montagne de rochers ! Mais nous avons eu l’étrange impression de sentir la présence vivante de Jésus.
Salomé les suit, beaucoup moins expansive.
- Vous l’avez vu ? demande Pierre sceptique.
- Non, reprend Marie Madeleine, mais nous avons vraiment ressenti sa présence ; il est vivant, nous en sommes persuadées !
Marie s’est levée, transfigurée :
- Je le sais ! J’entends en moi une voix qui me dit comme Elie à la veuve de Sarepta :
« Voici, ton fils est vivant ! »
Puis, devant l’apathie des apôtres :
- Dites quelque chose, vous autres
- Je ne suis pas convaincu, répond Pierre sans regarder Marie. Le tremblement de terre de cette nuit a provoqué un éboulement, et alors ? Je m’en tiens à ce que j’ai dit, je rentre à Capharnaüm.
- Nous aussi, ajoutent André et Jacques fils de Zébédée.
- Si vous rentrez, je pars avec vous, déclare Salomé. J’ai vu ce que Marie Madeleine et Maria ont vu, mais je n’ai pas ressenti ce qu’elles ont ressenti… J’ai envie de retrouver Zébédée, mon mari, que j’ai abandonné depuis bientôt deux ans.
Du regard Marie interroge les autres. Jacques, l’ancien résistant, soutient son regard :
- Simon, Jude et moi, nous rejoignons le maquis pour essayer d’y trouver une autre voie vers la libération des opprimés qui tenait tant au cœur de ton fils.
Thomas, Philippe et Barthélemy se sont levés :
- Nous aussi nous partons pour réfléchir sérieusement à tout cela; ici il y a trop de tensions pour le faire sereinement, nous retournons à Tibériade.
Salomé s’adresse à Marie Madeleine :
- Veux-tu rentrer avec nous ou rester près de Marie ?
- Je reste ici. Puis, se tournant vers Matthieu, son fils :
- Toi seul n’as pas parlé ; que décides-tu ?
- Je suis aussi démuni que les autres, mais je ne veux pas trop m’éloigner de toi. Je vais aller à Jéricho voir Zachée, il a vraiment cru au message de Jésus lui, et avait commencé à distribuer tous ses biens quand nous l’avons vu la dernière fois, après la fête de la Dédicace. Je me demande comment il a réagi en apprenant la mort de Jésus.
- Tu as raison de ne pas oublier ceux qui ont mis en pratique le message de mon Fils, lui dit Marie ; pour moi, s’ils persévèrent, ils sont le signe qu’il est toujours vivant.
Jean s’est approché de Pierre qui sort de la cour :
- Pierre, tu ne peux pas partir comme ça, sans même aller au tombeau. Si tu veux, je t’accompagne.
- D’accord pour faire ce dernier geste, mais après je pars immédiatement.
Puis s’adressant à André, Jacques et Salomé :
- Attendez-moi, je n’en ai pas pour longtemps.
***
Caïphe, le Grand prêtre en fonction, a convoqué une séance du grand Sanhédrin dès la première heure après les évènements de la nuit. Il n’y a pas eu de débat, juste une information officielle pour signaler que, suite au tremblement de terre de la nuit, l’immense rideau qui isole le Saint des Saints, partie sacrée du Temple, était tombé et s’était déchiré. En conséquence, l’ordonnancement des célébrations allait être perturbé le temps des réparations. D’autre part, ce même tremblement de terre et l’orage qui a suivi ont renversé la pierre du tombeau de ce Jésus et provoqué un éboulement important qui en condamne définitivement l’accès. Un garde a eu l’impression d’avoir vu le tombeau vide mais s’est rétracté ensuite. Judas, qui avait organisé avec nous l’arrestation de Jésus se trouvait là et s’est mis à crier au miracle. Les gardes se sont assurés de son silence.
Caïphe a demandé à l’assemblée de ne retenir de tout cela que l’éboulement qui avait enseveli définitivement le tombeau, et de garder le silence sur tout le reste.
Nicodème et Joseph d’Arimathie sont très dubitatifs : si ces faits arrivent à être connus, il se trouvera sûrement des personnes parmi les plus simples pour s’imaginer que Jésus est ressuscité. Les plus extrémistes parmi ses adeptes pourraient en profiter pour fomenter des troubles. Bien sûr, ils n’imaginent pas les apôtres, que nul n’a revus depuis l’arrestation de Jésus, fomenter quoi que ce soit ; seuls Jean et quelques femmes étaient près de la croix complètement désemparés. Mais mieux vaut anticiper sur d’éventuels débordements si le secret était mal gardé. Leurs pensées vont vers le même homme : Jacques dont les pharisiens de Galilée avaient fait un prédicateur pour contrer l’enseignement de son cousin Jésus. Ils décident d’en parler à Ananias, ce pharisien de Nazareth qui le connaît bien. Justement pour les célébrations de la Pâque, ils l’ont aperçu au Temple. Il sera certainement à la Maison d’Etudes cet après-midi.
Nicodème et Joseph attendent Ananias à la porte bien avant le début de la séance. Dès son arrivée, ils l’entraînent à part et lui exposent rapidement la situation. Nicodème conclut :
- Nous n’avons pas revu Jacques depuis la fête des tentes, que devient-il, pensez-vous qu’il puisse nous aider, par ses prêches, à contrer toute velléité d’éventuels extrémistes ?
- A vrai dire, je ne sais pas trop. Jésus n’est plus réapparu en Galilée depuis six mois et la tension a baissé ; nous faisons de moins en moins appel à Jacques pour apaiser les foules.
- Je comprends ce que vous voulez dire, reprend Nicodème. Mais les choses ont changé : Jésus est mort et ses disciples, dont nous avons pu constater le désarroi, sont bien trop abattus pour entreprendre quoi que ce soit, au moins dans l’immédiat. Si nous voulons faire quelque chose, c’est maintenant.
- Mais que voulez-vous faire au juste, je ne comprends pas bien vos intentions ?
- Pour faire bref, nous estimons que, une fois que nous aurons débarrassé de ses excès le message laissé par Jésus, il y a beaucoup à y prendre. Nous voulons lui faire place parmi les nombreux courants qui enrichissent notre foi et notre culture juive : certains aspects moraux de son enseignement, son parti-pris pour les petits, la dimension d’amour qu’il met dans notre relation avec Dieu, doivent enrichir notre réflexion, à l’intérieur même de notre Maison d’Etudes. La situation rappelle un peu celle que vous avez connue en Galilée, quand vous avez voulu contrer l’enseignement trop virulent de Jésus; nous voudrions le refaire à la dimension de la nation juive tout entière. Mais il faut que nous puissions rapidement imposer notre point de vue, avant que n’importe qui dise n’importe quoi. Concrètement, nous voudrions que Jacques soit ici au plus tard dans huit jours pour intervenir auprès des foules comme s’il reprenait le message de Jésus.
Ananias, après mûre réflexion, propose :
- Huit jours c’est court, mais jouable. Envoyons un messager à cheval. Il sera chez Jacques après-demain soir. Pour le convaincre, il faut lui écrire un courrier portant nos trois signatures.
- Votre signature ne suffirait-elle pas, remarque Joseph ?
- Peut-être, mais ce n’est pas sûr. Vos signatures amènent la caution de deux membres éminents du Sanhédrin, qui plus est docteurs de la loi, cela comptera beaucoup pour lui.
- Fort bien, tranche Nicodème, nous préparons le message ici même. Nous vous chargeons de trouver un cavalier qui connaisse bien les routes de Galilée. Dès qu’il est prêt, il nous rejoint et nous lui remettons le courrier.
***
Chez Jérémie, un certain malaise suit le départ des apôtres ; d’un côté, Marie, Maria et Marie Madeleine sont habitées de leur conviction, de l’autre Jean et Matthieu, plutôt sceptiques comme tous les apôtres… et puis il y a les autres, indécis : Jérémie et Ruth, Esther, Tabitha, Léa. Pratique, Maria décide :
- Je rentre à Béthanie, voilà deux jours que je ne donne pas signe de vie et Marthe va commencer à se faire du souci. Celles qui le veulent peuvent venir avec moi ; il ne faut pas trop tarder, je voudrais bien y arriver avant le repas de midi.
Les femmes venues de Béthanie avec elle la rejoignent. Marie reste près de Jérémie et de Ruth. Maria l’embrasse :
- Tu préfères rester ici Marie ?
- Oui, c’est dans cette maison que j’ai vécu avec la prophétesse Anne, ma mère, jusqu’à ce que je sois promise à Joseph. Pour le moment, j’ai besoin de rester à Jérusalem. Mais je ne voudrais pas être une charge pour toi Jérémie.
- Comment peux-tu imaginer cela ? Oublierais-tu que nous sommes frère et sœur de lait ? Ma mère Déborah se retournerait dans sa tombe si je ne t’accueillais pas. Tu seras pour nos enfants comme la grand-mère qu’ils n’ont pas eue.
Matthieu a choisi de partir avec les femmes pour Béthanie. C’est sa route s’il veut rejoindre Zachée à Jéricho. Jean n’a pas bougé et semble hésitant, Marie le remarque et lui sourit :
- Bien sûr, je te garde auprès de moi, tu as été le fidèle compagnon de mon fils chaque fois qu’il est monté à Jérusalem, le premier à le suivre et sans doute celui qui le connaît le mieux… J’espère que tu n’y vois pas d’inconvénient Jérémie ?
Avant même que celui-ci ne réponde, Jean intervient :
- Je t’assure, Jérémie, que je ne serai pas une charge, mes deux bras sont à ton service.
- Je n’ai aucune crainte à ce sujet, Jean ; tu es venu assez souvent chez moi avec Jésus et je t’apprécie beaucoup.
Puis s’adressant à ceux qui partent :
- On se reverra régulièrement n’est-ce pas ! Jusqu’à présent, je me rendais chez nos amies de Béthanie le surlendemain de chaque sabbat, il n’y a pas de raison que cela change, bien au contraire. Nous irons vous voir demain.
Craignant d’être reconnu comme un des fidèles de Jésus, Matthieu a préféré éviter le Temple et ses proches alentours. Le petit groupe descend à la porte de Siloé et entreprend de remonter la vallée du Cédron. Un attroupement obstrue le chemin car un homme s’est pendu là cette nuit. Matthieu a un pressentiment : si c’était Judas ?
- Je vais aller voir, décide-t-il, attendez-moi à l’écart.
En contrebas du chemin, au bord du torrent, il aperçoit de loin l’homme pendu à un arbre : c’est bien son compagnon. Il rejoint l’attroupement.
- Je reconnais cet homme, dit-il, aidez-moi à le descendre et à le coucher au sol.
Matthieu demande ensuite aux gens de s’écarter :
- Ne restez pas là, je vais aller avertir ses amis et nous viendrons l’enterrer.
Deux ou trois hommes se proposent :
- On ne peut pas le laisser seul ainsi, nous restons près de lui jusqu’à votre retour. Mais qui est-ce ?
- Je le connais, vous en dire plus ne servirait à rien ; merci pour votre proposition.
Les badauds se dispersent ; Matthieu rejoint ses amies et les informe en aparté :
- C’est Judas, j’en avais le pressentiment. Inutile d’en parler, je ne sais pas comment les gens pourraient réagir. J’ai dit que je le connaissais mais suis resté évasif. Je vais retourner chercher Jean et Jérémie et nous l’enterrerons. Continuez votre chemin, je vous rejoindrai à Béthanie ce soir.
Les femmes sont reparties en discutant entre elles : Judas, c’était finalement un des compagnons de Jésus qu’elles connaissaient le mieux car il assurait, avec André, l’intendance du groupe.
Matthieu revenu avec Jean et Jérémie a remercié ceux qui étaient restés près de la dépouille. Personne n’a posé de question. Avec leurs pelles et leurs pioches, ils ont creusé une tombe sur un petit replat au dessus du Cédron et se sont recueillis un instant avant de reprendre leur route. Jean s’interroge tout haut :
- Pourquoi a-t-il fait ça, Judas ?
- Ses amis du maquis l’ont dit hier, il a voulu précipiter la révélation du Royaume dont nous parlait souvent Jésus, répond Matthieu. Que cela nous soit une leçon : les voies de Dieu sont impénétrables, il ne nous appartient pas d’en décider à sa place.
- Ce qui vient d’arriver était peut-être dans le plan de Dieu, fait remarquer Jérémie.
***
Vers la neuvième heure, Ananias retrouve Nicodème et Joseph dans la salle annexe de la Maison d’Etudes. Il lit le message qu’ont écrit ses deux amis et le signe à son tour.
- Je le donne tout de suite au cavalier et vais assister à la fin du débat à côté ; au ton des conversations, il semble houleux. Et vous que faites-vous ?
- Je vous suis, décide Nicodème.
- Je vais plutôt rentrer chez moi, à Arimathie, s’excuse Joseph. En partant tout de suite, je peux passer la nuit à Emmaüs et être demain soir à la maison. J’avais prévu de ne m’y rendre qu’après le sabbat prochain, mais si Jacques arrive précisément ce jour là, il est préférable que nous soyons tous présents pour l’accueillir et bien lui préciser ce qu’on attend de lui. Je vais donc aller régler rapidement quelques affaires ; je serai de retour pour le prochain sabbat.
Joseph marche d’un bon pas sur la route qui descend vers Emmaüs. L’itinéraire le plus direct pour rejoindre Arimathie passe par Bethel et les crêtes très exposées au vent froid qui souffle du nord-est ; il a préféré prendre la route de la plaine, mieux protégée. A mi-chemin, il aperçoit deux hommes marchant devant lui ; ils ne vont pas très vite, engagés dans une vive discussion ; Joseph a vite fait de les rattraper pour faire route avec eux :
- De quoi discutez-vous ? Vous avez l’air déprimés.
- Nous parlons de ce dont tout Jérusalem parle depuis deux jours.
- C’est-à-dire ?
- Comment ! Tu n’es pas au courant de l’arrestation par nos prêtres et de la crucifixion du prophète Jésus la veille de la Pâque ? Nous avions mis un espoir immense en lui, pensant qu’il était le Messie et allait rétablir la royauté en Israël. Nous étions de ses disciples. Ce matin nous sommes passés à la maison où se sont rassemblés ses apôtres, des femmes sont arrivées disant que le tombeau avait été enseveli sous un éboulement, mais qu’elles avaient ressenti la présence de Jésus comme s’il était près d’elles… mais, ce que disent les femmes…
- Pourtant, leur conviction ne serait-elle pas le signe que Jésus est toujours vivant ? L’idée de résurrection ne se révèle-t-elle pas progressivement tout au long de l’histoire du peuple d’Israël, depuis Moïse jusqu’aux Macchabées en passant par les prophètes ? Isaïe n’a-t-il pas parlé d’un Messie souffrant :
Objet de mépris et rebut de l’humanité,
Homme de douleurs et connu de la souffrance
Comme ceux devant qui on se voile la face,
Il était méprisé et déconsidéré.
Or c’étaient nos souffrances qu’il supportait
Et nos douleurs dont il était accablé…
Après les épreuves de son âme
Il verra la lumière et sera comblé ! »
Les deux hommes sont suspendus aux lèvres de leur compagnon, buvant sa parole et retrouvant espoir. Arrivés à Emmaüs, Joseph s’excuse :
- Je vous laisse, l’auberge à laquelle je m’arrête d’habitude est à la sortie du bourg.
- Venez au moins prendre votre repas avec nous, pour prolonger notre conversation.
Après les avoir invités à faire les ablutions, Joseph s’est attablé avec eux. La conversation a continué à propos du message de Jésus. A la fin du frugal repas, il prend un petit pain rond qu’il rompt en trois, donnant à chacun un morceau :
- Nous venons de partager beaucoup ensemble, partageons aussi ce pain en souvenir de ce Jésus qui nous a réunis.
Reprenant sa besace il rejoint son auberge. Les deux disciples restent d’abord silencieux sur le pas de la porte où ils ont dit au revoir à leur compagnon de route. Enfin l’un d’eux s’exprime :
- C’est fou l’espoir que cet homme m’a redonné, j’ai envie de retourner tout de suite à Jérusalem pour dire aux autres que tout n’est pas fini, que Jésus est certainement toujours au milieu de nous.
- Je suis d’accord ; le jour baisse, mais le ciel est dégagé, nous finirons la route au clair de lune. En marchant vite nous y serons dans moins de deux heures.
***
Comme il l’avait prévu, Matthieu a rejoint Béthanie le soir même. Un grand malaise s’est installé ; Maria et Marie-Madeleine sont certaines que Jésus est toujours vivant mais les autres n’en sont pas convaincues. Marthe reste dubitative, elle envie la foi sereine de sa soeur. Avant d’aller dormir, Matthieu réfléchit avec Marie-Madeleine, sa mère :
- J’aimerais, comme toi, avoir cette certitude que Jésus est vivant, mais je n’y arrive pas : ça me paraît trop irrationnel. Je sais tout le bien qu’a fait Jésus, tout l’espoir qu’il a fait naître, cela ne doit pas se perdre ; je ne veux pas que s’éteignent toutes ces lumières qu’il a allumées au cœur de beaucoup de petites gens et de toutes les personnes disponibles et généreuses. Je pense par exemple à Zachée : j’irai le voir demain. Sur la parole de Jésus, il a décidé d’abandonner toutes ses richesses ; je me demande comment il vit ces évènements ?
- Va mon fils, va voir Zachée qui a sans doute besoin d’en parler. S’il persiste dans ses choix, il suit la bonne route. Croire que Jésus est vivant, c’est d’abord essayer de maintenir la flamme qu’il est venu allumer sur terre.
Matthieu est allé se coucher rasséréné.
Le lendemain soir, à Jéricho, il est accueilli à bras ouverts par Zachée dans une dépendance de sa maison :
- Mon ami, je suis heureux de te voir après cette catastrophe qu’est pour nous la mort de Jésus.
- C’est la raison de ma visite. Nous sommes tous désemparés. Il ne m’est pas facile de l’évoquer ; comme les autres disciples, j’ai honte de mon comportement.
- Ne culpabilise pas trop, étant donné la haine que nos notables avaient accumulée contre lui, il n’y avait sans doute pas grand-chose à faire pour éviter le pire. Mais avant que tu m’en dises plus, j’appelle Bartimée.
- Comment, l’aveugle du Temple est chez toi ?
- Oui, quelques jours après votre retour à Béthanie au moment de la mort de Lazare, je suis monté à Jérusalem pour présenter ma démission de la charge de publicain auprès du questeur. Ma décision l’a d’ailleurs surpris. Au retour je suis passé par le Temple ; je n’avais pas dû y remettre les pieds depuis mon enfance, mais n’ai pas trouvé meilleur endroit pour faire une prière d’action de grâce. En sortant par la porte Dorée, j’ai trouvé Bartimée en train de mendier. Il avait préféré rester là après que Jésus ait failli être lapidé. Je l’ai ramené avec moi et depuis nous vivons ensemble.
Bartimée s’assoit après avoir salué Matthieu.
Ce dernier relate dans le détail tout ce qu’il sait, puis, laissant errer son regard autour de lui sur un décor qui n’a rien à voir avec le faste dans lequel Zachée les avait reçus il y a quelques mois :
- Et toi, comment vis-tu ce drame ?
- La mort de Jésus m’afflige énormément. Mais pour l’instant, ça ne modifie en rien ma détermination à changer de vie. Plus je me libère de mes charges lucratives et de mes biens, plus je me sens libre. Je souhaite à tous d’opérer une telle conversion.
- Je peux témoigner de son bonheur et de sa joie, intervient Bartimée. Ils ne se démentent pas depuis que je suis auprès de lui ; après tant d’années à vivre rejeté de tous, même de ma famille dont j’ai perdu la trace, je ne pensais plus qu’une telle félicité soit possible.
Matthieu reprend :
- Je t’admire Zachée, ça n’a pas dû être si simple de te détacher des fastes de la maison que tu habitais. Ta fortune devait être grande.
- Plus grande encore que tu ne peux l’imaginer. Pourtant tu dois avoir une petite idée sur la question : tu étais toi-même publicain.
- Je n’étais affecté qu’à un petit poste de douane entre la tétrarchie de Philippe Hérode et celle d’Antipas : ce n’était rien de plus qu’un octroi au passage du gué du Jourdain ; et je n’en étais pas encore le chef.
- Effectivement, ce n’est pas comparable. J’étais, jusqu’à ces jours derniers, responsable de toute la région du bas Jourdain pour la perception des impôts auprès des propriétaires fonciers et des droits de douane. Ils sont importants car c’est d’ici que part la voie la plus directe de Jérusalem à Babylone par Duma.
- Mais toutes ces taxes et impôts sont fixés par l’administration romaine : comment peut-on faire fortune dans un cadre aussi strict ?
- Là, tu fais erreur. Effectivement, l’administration a ses censeurs qui fixent l’impôt ; pour cela, ils s’appuient sur un cadastre sans cesse mis à jour et un recensement précis des biens de chacun, du nombre de serviteurs, d’esclaves et de têtes de bétail. Au début de chaque année, les censeurs me présentent le récapitulatif du montant des impôts de chaque propriétaire et je dois faire l’avance pour les régler immédiatement. C’est à moi ensuite de fixer la somme à exiger de chacun en y ajoutant mes frais de gestion et bien sûr mon bénéfice ; lorsque je suis payé en nature, c’est à moi aussi d’intégrer les frais de stockage et de commercialiser la marchandise. Etant donné l’étendue de mon secteur, je ne traite en direct que les plus gros propriétaires ; pour les autres, j’ai des assistants dont j’exige qu’ils me payent le prix que j’ai défini, à eux de faire le même type de calcul que moi pour définir leur marge. Sur toutes ces transactions intermédiaires, l’administration n’a pratiquement aucun contrôle. Parfois, cela peut représenter 50% en plus de l’impôt de base. Rassure-toi, sous ma direction, on n’en est jamais arrivé là ; j’ai essayé de garder une certaine honnêteté. Par contre je connais celui qui est pressenti pour me succéder et je peux t’assurer qu’il n’aura pas de tels scrupules.
- Je comprends, mais si un propriétaire ne peut pas payer ?
- Suivant les cas je peux lui proposer un prêt s’il semble solvable, sinon je saisis sa propriété et, au mieux, il reste fermier sur ses terres.
- C’est un risque pour toi.
- Il y a toujours un risque, mais là il n’est pas très grand ; en ma qualité de publicain, je ne paye pas d’impôts sur mes fermages. C’est ainsi que j’ai acquis entre autres ma palmeraie au bord du Jourdain, et aussi une mine de fer du côté de Sukkot.
- Aujourd’hui, que vas-tu faire de ces acquisitions ?
- Dans les deux cas le fermier est l’ancien propriétaire. Je pense aller les voir l’un et l’autre la semaine prochaine pour en discuter : Veux-tu m’accompagner ?
- Pourquoi pas.
***
Peu après le départ de Matthieu pour Jéricho, Marie, Jean et Jérémie arrivent à Béthanie, accompagnés des deux disciples rentrés d’Emmaüs tard la veille. Les salutations faites, Jérémie s’est éclipsé vers le jardin qu’il supervise, selon son habitude. Il y a de quoi faire en ce printemps car la végétation est prolifique. Après quelques remarques ou conseils aux jardiniers, il revient vers les autres.
Maria et Marie sont allées directement à la chambre du fond. Dans la demi-pénombre, la protégée des deux sœurs y est toujours prostrée. Elles lui adressent quelques paroles qui n’éveillent aucune réaction et reviennent dans la salle commune où les deux disciples évoquent leur rencontre avec cet étranger sur la route d’Emmaüs, l’espérance qu’il leur a communiquée et cette présence de Jésus qu’ils ont ressentie au moment du partage du pain.
- N’est-ce pas un signe de plus que mon fils est toujours vivant, Jésus ne vous a-t-il pas dit un jour : « Heureux ceux qui croiront sans avoir vu ! ».
- Nous allons manger dehors, intervient Marthe, il fait si doux.
Tous s’installent sur les bancs de pierre de la terrasse. Un serviteur amène une table basse sur laquelle une servante pose les plats et les écuelles. Le repas frugal est vite expédié.
- Jean, demande Marie, toi qui étais présent à ce repas où Jésus a partagé le pain, ne pourrais-tu pas faire le même geste pour nous ?
- Je ne m’en sens pas digne ; ne l’ai-je pas abandonné comme les autres ?
- Douterais-tu du pardon de Dieu ? Ne sais-tu pas qu’il est plus fort que nos faiblesses ? Ce geste, tu ne le fais pas pour toi, mais pour nous tous ici. Si Jésus avait pensé qu’il devait être servi par des personnes parfaites, il n’aurait appelé aucun d’entre nous.
Puis se tournant vers le personnel qui mangeait à part, un peu plus loin :
- Joignez-vous à nous, aux yeux de Dieu nous sommes tous frères.
Ils se sont approchés timidement : la démarche est si inhabituelle pour eux ! Alors Jean a pris un pain sur la table, l’a rompu et distribué entre tous :
- Ces paroles que le Christ a prononcées s’adressent à présent à tous ceux qui se réclament de lui : « Prenez, ceci est mon corps. »
Marie remplit une coupe du vin contenu dans l’outre pendue au mur et la pose sur la table. Jean continue :
- Jésus nous a dit aussi : « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance. » Faisons en sa mémoire ces gestes de partage.
Chacun boit à la coupe et se recueille en silence.
Pierre, André, Jacques et sa mère Salomé se sont arrêtés pour la nuit à Tibériade, chez Barthélemy arrivé l’avant veille avec Philippe et Thomas. Ces derniers ont marché vite, empruntant la route des crêtes par Sichem, plus directe, mais plus exposée aux intempéries. Les trois pêcheurs sont passés par Jéricho et la vallée du Jourdain, faisant de petites étapes pour ménager Salomé déjà âgée. D’ailleurs, après un frugal repas, elle s’est immédiatement endormie. Les six hommes discutent à côté, à voix basse pour ne pas la réveiller …
- Comment avez-vous été accueillis ici ? demande Jacques à Barthélemy.
- Quand nous sommes arrivés, personne n’était vraiment au courant de la crucifixion de Jésus. Depuis, la nouvelle se répand, mais sans faire beaucoup de vagues : Jésus, on en avait entendu parler, mais jamais il n’avait mis les pieds dans la ville. Comme je vivais plutôt en solitaire, très peu de personnes savaient que j’étais de ses disciples.
- Tu étais pourtant écrivain public.
- Bien sûr, seulement je n’ai souvent qu’un seul contact avec les gens, parfois un peu plus, jamais de quoi tisser vraiment des liens.
- Crois-tu qu’il en sera de même à Capharnaüm ? demande André à son frère.