Version 2.0 - Christophe Fourrier - E-Book

Version 2.0 E-Book

Christophe Fourrier

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Beschreibung

Là-bas…
Treize jours après l’accident du métro de la ligne 1, les cinq membres de la Cellule d’Enquête Spéciale, chargée d’élucider la disparition des passagers, sont à leur tour engloutis par le tunnel. Cette fois, le départ est volontaire. Car le Commandant Constant et ses collègues, qui ont résolu l’énigme de la catastrophe, sont en route pour rejoindre les disparus…là-bas, comme ils nomment cet autre Monde.
Les enquêteurs vont-ils retrouver Cécile et ceux des cavernes ?
Que sont devenus les joggers après avoir suivi la rivière ?
Enfin, comment fonctionne cet autre Monde ?
Autant d’interrogations auxquelles répond ce deuxième tome, qui suit le chemin de tous les disparus, mais s’intéresse aussi à comment, sur Terre, est gérée la disparition des enquêteurs.
Le Phénomène, décrypté par Morten, poursuit son influence, en filigrane, par touches discrètes.
Là-bas, est-elle bien plus qu’une sauvegarde de notre planète ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Christophe Fourrier est technicien dans le secteur des prélèvements et des greffes d’organes et de tissus. Il vient à l’écriture comme une activité personnelle et de soutien. Il commence par des journaux avant de se lancer dans les romans. En 2020 sort son premier titre. Aujourd’hui il poursuit dans la fiction en proposant des thrillers où un élément fantastique fait basculer la réalité. 'Version 2.0' est le deuxième tome de 'Sauvegarde', publié aux éditions 5 Sens.

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Christophe Fourrier

Version 2.0

Du même auteur

« Hadès » Mai 2020, éditions Prem édit.

 

« La poupée qui brillait dans le noir »

Mars 2021, éditions thyma

 

« Mannaz » 2021, éditions JDH

 

« Sauvegarde » 2021, 5 Sens éditions

 

 

Les miracles ne sont pas en contradiction avec les lois de la nature, mais avec ce que nous savons de ces lois…

 

Augustin d’Hippone.

1 – André

 

La lumière s’était éteinte. Puis ce fut la chute, interminable, sans notion de haut ni de bas, comme une immobilité insoutenable alors que le corps perçoit un mouvement incompréhensible. Puis le vent, les mains et les genoux qui pèsent sur une surface molle qui s’enfonce, le froid qui pénètre l’épaisseur des vêtements.

 

– André ? demande une voix familière.

 

La nausée. André ouvre les yeux ; après le noir absolu c’est un blanc argenté qui lui apparait.

Le vent est fort, froid, c’est la nuit. Une immense lune ronde donne cette couleur particulière à un manteau de neige immaculée. Augustin aide le psychiatre à se relever, luttant contre la nausée. André regarde autour de lui. Sara se blottit contre Morten, son sac à dos posé à ses pieds. Guy tourne sur lui-même, observant les alentours, presque hagard, un sourire béat sur le visage.

 

– Nous avons réussi ! Nous y sommes mes amis ! s’écrie-t-il.

 

André remet de l’ordre dans ses idées, ajustant les bretelles de son sac. Sara, Morten, Augustin, Guy et lui, habillés comme pour une randonnée, étaient il y a quelques minutes encore dans le tunnel du métro de la ligne 1, entre les stations Porte de Vincennes et Saint-Mandé. Les voici sur une plaine enneigée, dans ce qui semble être une chaîne de montagnes, leurs traces de pas sortant de nulle part, « comme si une montgolfière nous avait déposés » pense le médecin sans trop savoir pourquoi. Pas d’arche, de porte matérialisée, pourtant André sait très bien qu’ils sont arrivés. Ils sont arrivés dans cet autre monde, là-bas comme l’écrivent les disparus dans leurs lettres, ce monde dont l’existence s’est révélée à lui et ses compagnons au terme de cette enquête extraordinaire qu’ils ont menée ensemble.

André a une pensée émue pour Abdel, le vieil homme de 1991, ce pauvre jeune de 19 ans qui avait vieilli si vite en revenant sur Terre. André a un mouvement involontaire de recul, s’éloignant de l’endroit où sont apparues leurs premières traces dans la neige.

Augustin doit partager son sentiment car il l’entraîne un peu plus en arrière, tirant sur son sac.

 

– Viens André, il faut descendre, rejoindre la forêt plus bas. Le vent se lève ! crie le policier.

 

André prend conscience du vent qui fouette son visage, tourbillonnant, cinglant de flocons givrés qui s’accrochent à sa barbe. Les cinq compagnons avancent prudemment, leurs jambes s’enfonçant dans la poudreuse. Augustin a pris naturellement la tête de la colonne, recommandant aux autres de marcher dans ses pas, pour éviter de trop mouiller leurs chaussures de randonnée. La lune reste encore découverte, quelques nuages dérivant dans le ciel sans l’obscurcir. Sa lueur permet de voir au loin une masse sombre, mouvante, sans doute une forêt de conifères dont les cimes sont agitées par le vent.

« Nous sommes là-bas, mais pas au même endroit que les disparus », pense André en marchant derrière Augustin. Comme en écho à ses réflexions, Morten prend la parole, verbalisant ce que tous ressentent.

 

– Nous ne sommes manifestement pas arrivés au cirque du métro qu’ils ont décrit. Pourtant nous sommes partis du même point, la ligne 1. Le temps doit jouer également, dit-il.

– Le temps ? c’est-à-dire ? demande Sara.

– Le Phénomène doit également être influencé par le moment du départ. Lucien est parti trente jours après les garçons pour apparaître beaucoup plus tôt dans notre monde…

– Mais toujours dans le secteur de Saint-Mandé, remarque Guy.

– Je préfèrerais être tombée loin d’eux mais à la même époque, quitte à choisir, dit Sara d’une voix lugubre.

– Nous allons les rejoindre, il ne saurait en être autrement dit Augustin d’une voix résolue.

– Nous sommes sains et saufs, ensemble. Les faits ont donné raison à nos hypothèses, nous y sommes, ce monde existe bel et bien. J’ai confiance en ce monde, dit Guy en posant une main rassurante sur l’épaule de Sara.

 

La jeune femme ne dit rien, appréciant ce contact amical qu’elle n’aurait pas même accepté voilà une semaine. Les cinq compagnons se sont arrêtés en lisière de la forêt sombre. Augustin tient une torche à la main, hésitant à l’allumer. Éclairer c’est se révéler. Guy, ancien des services du renseignement, a bien compris la situation. C’est la nuit, il est tard. Une marche dans l’obscurité dans un bois inconnu n’est pas forcément la meilleure des idées, de même que planter une tente sur une surface blanche au clair de lune.

 

– Je dirais la petite clairière, juste là, propose-t-il à Augustin en sortant un pistolet de l’intérieur de son manteau pour le glisser dans une poche de devant plus accessible.

– Oui, tu as raison. Nous nous installons pour la nuit. On monte les tentes, sans lumière. Je prendrai le premier tour de garde avec toi André si ça te va, changement dans quatre heures, dit Augustin en pénétrant dans le sous-bois.

– C’est parfait, dit le psychiatre.

 

Les abris sont installés rapidement, structures autodépliantes qui permettent à deux personnes de dormir. Morten et Sara en occupent une tandis que Guy ronfle déjà dans la seconde. Habitué à la vie en opérations, le vieux chef du renseignement sait qu’il faut prendre du repos quand on le peut.

Augustin et André sont assis sur un tronc d’arbre mort, chacun couvrant une direction, comme un tête-à-tête. André fait face à la haute plaine neigeuse d’où ils sont venus, Augustin peut observer la forêt. Il s’agit surtout d’écouter, l’obscurité est insondable. Le policier a une lampe puissante dans la poche et son revolver dans un étui sanglé à sa cuisse.

Ce monde ne lui semble pas d’emblée hostile, mais il n’a ni carte, ni image satellite, ni données de son environnement et surtout, aucune idée de l’endroit où ils se trouvent.

C’est ce qui pourrait donner le vertige. Le territoire connu se limite à ce que ses yeux peuvent voir. Son portable n’a bien entendu détecté aucun réseau de communication ou GPS, les étoiles sont incompréhensibles, sans constellation identifiable. La boussole a tendance à osciller d’une façon inhabituelle, un peu plus longtemps que sur terre avant de désigner un nord magnétique qui ne veut pas dire grand-chose sans carte.

Toutefois, un sentiment étrange se développe en lui. Quand il pense à Cécile, la jeune mère des petits garçons, Augustin perçoit comme une intuition du chemin qu’il faut emprunter pour la rejoindre. Plus loin en contrebas se trouve un petit sentier que suivent les bouquetins, il suffit de… Mais comment je sais cela ?

 

– Augustin ? demande André d’une voix plus appuyée.

– Oui ? Désolé, j’étais dans mes pensées, répond le policier un peu gêné.

– Tu semblais très loin… C’est exactement la teneur de mes propos. La situation est irrationnelle, nous venons de voyager à travers l’espace et peut-être le temps, et pourtant nous l’acceptons sans grande démonstration d’émotions, remarque le psychiatre.

– Nous avons choisi de venir ici. Nous savions que ce serait un aller sans retour, le Grand Saut, comme on dit, complète Augustin.

– Il y a autre chose je pense. Cet endroit modifie notre raisonnement, comme je vous le disais sur Terre. Ce phénomène séduit, convainc c’est plus juste, je ne ressens pas de malice… ou alors je suis déjà moi-même trop influencé ! sourit André à ses propres mots.

– Que dirais-tu si je te disais qu’en pensant à l’une des disparues, je deviens conscient du chemin qu’il nous faudra emprunter demain ? demande Augustin d’un air de défi.

– Cécile, la mère de famille ? répond André d’une façon détournée.

– Oui…

– J’en suis peu étonné mon ami. Tu as accès depuis quelque temps à une sorte de connexion avec cette jeune personne. Et tu as lu son journal où elle parle de cet inconnu dans une salle de classe en bois. Il s’agit sans aucun doute de toi, dans notre salle de la base de Vincennes. Le Phénomène qui a été assez prodigue avec les disparus pour leur fournir des vivres et un abri, poursuit son œuvre, comme le dirait notre ami Guy, en nous fournissant un guide, conclut André.

– Comment peux-tu en être aussi sûr ? interroge Augustin.

– Parce que depuis ce matin, c’est la première fois depuis le décès de mon épouse que je ne l’ai pas à l’esprit à chaque moment où je pense tranquillement, confesse André.

– Que se passe-t-il André ?

– Je ne le sais pas. Mais je ressens une douce quiétude que je n’ai jamais éprouvée, comme si mon deuil était enfin terminé. Je pressens que nous allons avoir des aventures terribles également, dit le psychiatre en frottant ses mains pour les réchauffer.

 

Augustin sort de son sac une épaisse paire de gants qu’il tend au médecin. Lui-même en porte une fine qui préserve l’agilité de ses doigts. Il passe inconsciemment la paume de sa main gauche sur la crosse de son revolver. Le vent est moins fort dans le sous-bois. La forêt est calme, laissant entendre quelques bruits anodins, habituels pour le militaire.

C’est une forêt de moyenne montagne comme il en existe en France, et pourtant cette forêt est complètement différente. C’est une forêt primaire, absolument pas marquée ou entretenue par l’Homme. La couche d’humus est épaisse, des troncs morts jonchent le sol où poussent des rameaux pleins de vigueur. La lune reste claire, donnant au paysage un éclat argenté. Les deux amis continuent à discuter à voix basse jusqu’à ce qu’il soit temps de réveiller Guy et Sara pour les remplacer. D’un commun accord, ils ont laissé Morten dormir la nuit complète, mettant en place un roulement d’un jour sur cinq sans garde pour chacun d’entre eux. Guy s’installe à la place d’André sur le rondin, montant une arme automatique courte qu’il tenait en plusieurs pièces dans son sac. Sara porte son pistolet à sa ceinture. Les deux policiers ne se sentent pas particulièrement en insécurité, c’est une attitude classique pour eux, il s’agit de pouvoir parer à tout événement possible dans un environnement inconnu. Une autre planète, un monde nouveau, jamais décrit, il est difficile de faire plus inconnu comme environnement.

Guy sourit comme un enfant en déclarant :

 

– Te rends-tu compte Sara ? ! Nous sommes dans une forêt où peut-être jamais un humain n’a mis les pieds. C’est incroyable ! Et terriblement excitant, dit Guy.

– Je crois qu’il faut s’attendre à tout, Guy. Les disparus ont écrit sur les prédécesseurs aux grottes, il y en a eu certainement beaucoup, certains auraient pu faire souche ici, si je puis dire, répond Sara.

– Oui Morten m’a mis en garde lui aussi. Nous ne sommes pas au paradis en gros. Tout est possible, c’est ce qui est formidable. En même temps, je perçois les choses de la même façon que Serge, le disparu, tu te souviens, le cycliste ; cet endroit doit rester inaccessible, secret, pour que l’Homme ne le corrompe pas, je suppose, poursuit Guy.

– D’où cette notion de sauvegarde de l’Humanité, un endroit où les espèces, dont celle de l’Homme, seraient protégées, pour pouvoir y puiser au cas où les humains détruiraient leur propre planète, c’est ça ? interroge Sara.

– Je trouve l’idée pertinente, élégante même, concède Guy.

– Sous la volonté de qui ? demande Sara malicieusement.

– Dieu, l’Univers, la Providence, le grand hasard cosmique, on s’en contrefiche, mais c’est là sous nos yeux, ça existe, que nous sachions l’expliquer ou non ! proclame Guy.

– Tu parles comme Morten, Directeur Meyer, dit Sara en souriant à l’évocation de son amant.

– Oui, il accepte cette… bénédiction, je trouve cela très respectable. Il a été à la hauteur des espoirs que suscitait la photo de ma grand-mère. Comme toi aussi, Sara, depuis que je t’ai recrutée. Je savais que tu jouerais un rôle dans cette histoire incroyable.

– Jamais je n’aurais cru avoir le courage de partir, quitter ma sœur, dit Sara avec tristesse.

– André pense que cet endroit, le Phénomène, nous influencent, brouillent notre jugement, pour le meilleur semble-t-il, remarque Guy.

– Phénomène, la rencontre avec Morten, ou bien cette enquête hors norme, il y a eu de quoi me secouer. Mais je ne regrette pas mon choix, je sais Saydeh en sécurité avec sa fille, je suis heureuse d’être là avec vous quatre, même si c’est une histoire de fous, s’exclame Sara.

 

D’après sa montre, André constate que le soleil se lève vers 7 h 00 ce jour, ce qui ne veut pas dire grand-chose. Il sait que les journées seraient plus longues ici que celles sur Terre.

« Je parle comme les disparus, je dis ici pour ce que nous appelions là-bas avant de partir » dit-il à Augustin qui allume un petit réchaud.

 

– Café soluble pour tout le monde ? demande ce dernier l’air de rien.

– Ah misère ! Du café soluble ! gémit Morten en sortant de la tente les cheveux ébouriffés.

– J’ai du thé si tu veux, propose Sara en l’embrassant tendrement.

 

Guy qui s’était éloigné réapparaît avec une petite pelle pliante et un rouleau de papier toilette.

 

– Oui nous allons devoir renoncer à beaucoup de choses de notre quotidien, dit-il en montrant le rouleau avec un geste explicite.

– Ce n’est pas ce qui me pose le plus de problèmes. Comment allons-nous retrouver les disparus ? Nous ignorons totalement où nous sommes apparus, ni à quel moment, demande Morten en se servant une tasse du liquide noir qu’il regarde avec une moue de désapprobation.

– Je crois qu’Augustin a quelque chose à nous dire, répond André en souriant.

 

Tous s’assoient sur les deux rondins en vis-à-vis et écoutent celui qui, il y a 24 heures encore, était le chef de la Cellule d’Enquête Spéciale, la CES. Augustin explique ressentir la présence de Cécile, la disparue, mère des deux petits garçons.

 

– Tu sais où ils sont par rapport à nous ? Combien de jours de marche ? demande Guy Meyer.

– Non, ce n’est pas aussi précis. Je sais qu’il faut descendre dans cette direction, là derrière le bouquet d’arbres, par un chemin tracé par les animaux, à travers la forêt. Ensuite, Est ou Ouest, Nord, Sud, je n’en sais rien, ni combien de temps cela prendra. Au Fort de Vincennes, je rêvais d’elle, chaque nuit de façon plus précise, mais sans vraiment savoir si c’était réel. Depuis notre arrivée ici, c’est comme une connexion entre elle et moi, c’est assez déroutant. Je n’ai pas besoin de dormir pour ressentir sa présence. Mais dès que je pense à elle, je sais – je sais, oui c’est le bon terme – je sais par quel chemin aller pour la rejoindre, tente d’expliquer Augustin.

 

Il observe ses compagnons, pensant qu’ils vont le trouver complètement fou, ou du moins que ses explications restent trop floues pour bâtir une stratégie. Au contraire, chacun intègre parfaitement ce « ressenti », ces intuitions que dicte le Phénomène. André prend la parole de sa voix posée :

 

– Ce n’est pas comme si nous avions une alternative, je le reconnais. Mais je ne suis pas étonné que nous soyons guidés comme je te le disais cette nuit. Je dois également vous avouer que moi aussi, j’ai des ressentis, des impressions qui me viennent. Ce n’est pas précis, mais je suis d’accord avec Augustin quant à la direction qu’il nous faut prendre. Je pressens que le chemin sera long et sans doute périlleux, mais qu’il faut nous hâter, dit-il.

– Du genre quitter cet endroit au plus vite ? Nous n’y serions pas en sécurité ? demande Guy en observant autour d’eux.

– Non, cela concerne les disparus. Il faut les rejoindre au plus vite, je les sens en danger, dit le psychiatre presque en s’excusant.

 

Augustin se tait mais il comprend ce que veut dire le médecin. Lui aussi a cette urgence en lui.

Le camp est vite levé, chacun se prépare rapidement. Augustin ouvre la marche. Il a assemblé un puissant arc de chasse, un modèle démontable qui tenait dans son sac, avec une vingtaine de flèches. Puis viennent André, Sara, Morten et enfin Guy, qui ferme la marche.

La forêt comporte quelques plaques de neige qui disparaissent très vite au fur et à mesure que le chemin descend. Malgré une altitude assez haute, personne ne semble manquer d’oxygène. Au contraire, en descendant l’air paraît plus riche. Les arbres sont ceux rencontrés en moyenne montagne en Europe : conifères, bouleaux, chênes. Les oiseaux sont très nombreux, les cinq compagnons écoutent leurs chants qui cessent puis reprennent à leur passage. Le chemin est assez large désormais pour être deux de front et respecter quelques distances de sécurité. Plusieurs animaux ont été surpris par le groupe d’humains : lapins, cervidés, un couple de sangliers. Tous ont observé de loin, s’éloignant sans grande peur, plutôt curieux.

En dehors de ces observations, ce qui interpelle le plus les marcheurs, c’est le silence. Ici, pas de bruit de fond, aucune circulation, de rumeur lointaine ni de grondement d’avion haut dans le ciel. Il n’y a que l’activité de la forêt, qui s’estompe à leur passage et reprend une fois qu’ils ont progressé. Les cinq compagnons se déplacent dans une onde de silence.

Augustin a déjà connu cela dans le service action, de longues marches à travers la jungle de Guyane par exemple, mais toujours une activité humaine venait ponctuer ces périodes : communications radio, vol d’hélicoptères, trajets en tout-terrain…

Ils marchent depuis plusieurs heures sans autre contact que le leur. André goûte cette quiétude, Augustin, Sara et Guy l’acceptent d’une façon purement factuelle. Seul Morten s’en inquiète. Le chercheur est habitué à consulter régulièrement ses mails, les fils d’info, des sites spécialisés en sciences. Son smartphone inutile n’émet aucune notification, enfoui au fond de son sac à dos. La forêt semble s’étendre sur des kilomètres. Le sentier sinueux d’origine animale se déroule le long d’une petite crête, masquée par les arbres du bord. Cette crête domine d’une centaine de mètres un ravin dépourvu d’arbre, au fond duquel court un petit ruisseau encaissé dans des touffes d’herbes. Les cinq marcheurs ont aperçu le scintillement de l’eau ; Augustin cherche à descendre pour faire le plein, suivant le chemin, le flanc de crête étant assez à pic.

Soudain, du bruit attire l’attention de l’ancien militaire qui s’arrête. Devant lui surgissent, dans une cavalcade de sabots, trois cerfs qui foncent à travers les arbres, brisant des branches mortes. Les animaux ont changé brusquement de direction, évitant les humains, les contournant pour reprendre l’ascension.

Augustin s’accroupit très vite, suivi instantanément de Sara et Guy qui se retourne, arme en main, surveillant les arrières du groupe. André obéit instinctivement au mouvement général et se baisse à la suite de ses trois amis. Seul Morten reste debout, se retournant vers Sara, en souriant, l’air amusé, prêt à sortir une blague, du genre « Bah quoi ? On a peur de Bambi et sa famille ? ». Sara le tire brusquement vers le sol, assez fort pour le faire trébucher. Morten pense râler pour la forme quand la jeune femme pose un doigt sur sa bouche, faisant non de la tête. Doucement cette immobilité du groupe réveille le murmure de la forêt : chants d’oiseaux, feulements des petits rongeurs, activités des insectes.

Puis soudainement le silence réapparaît, signe de l’approche d’autre chose.

Augustin glisse silencieusement vers le bord de la crête, ses jumelles en mains. Il désigne du doigt le fond du ravin. Ils sont là. Plusieurs loups gris viennent de sortir du bois couvrant l’autre versant. C’est une meute d’une douzaine d’individus, regroupés autour d’un spécimen d’allure puissante. Les animaux sont à moins de cent mètres à vol d’oiseau, en contrebas. Ils reniflent le sol, sans doute à la recherche de la piste des cerfs. Plusieurs loups ont franchi le ruisseau, suivant ses berges pour retrouver l’odeur des proies qu’ils traquent. Le chef de meute lève son museau vers le ciel, les oreilles dressées. Tout le groupe se fige à son grognement. Augustin regarde la cime des arbres au-dessus de lui, le vent a changé de direction, il souffle désormais vers le fond de la vallée.

L’ancien militaire se détend et parle à voix haute, sans chercher à se dissimuler.

 

– Nous sommes repérés, ils nous ont flairés, dit-il en guise d’explication, en tendant ses jumelles à Morten.

 

Morten observe à son tour la meute qui tourne sur elle-même, reniflant et regardant vers le groupe des humains. Certains jeunes courent, sautent par-dessus le petit ruisseau par des bonds puissants, comme pour démontrer leur agilité. Guy, qui continue à surveiller la forêt derrière le groupe, s’approche du bord et jette un œil.

 

– On dirait qu’ils ne connaissent pas les Hommes, que nous les intriguons, vous ne trouvez pas ? demande-t-il.

– Oui c’est clair. Notre odeur n’évoque rien pour eux, elle les déroute même. Notre position debout doit certainement les inquiéter, voire leur faire peur. Seuls les ours se dressent ainsi, avant de charger, explique Augustin.

 

André s’accroupit, se tenant à un arbre. Il prend les jumelles à son tour et rit en les observant. Le chef de meute décide finalement de remonter le long du ruisseau, s’éloignant des intrus. Il n’a pas détecté d’hostilité mais ces odeurs inconnues, mélangées, le décident à mener la meute loin de ceux-là.

Quant à lui, le groupe des humains suit le chemin et descend au ruisseau. Sara repère un filet d’eau qui sourd du versant opposé, se jetant dans le petit ru au cours très lent. L’endroit est meilleur pour puiser de l’eau de bonne qualité, sans risquer de s’intoxiquer. Pour le principe, Guy met un comprimé de désinfection dans un bidon.

Près de ce qui ressemble à une petite source, les cinq amis font une pause, mangeant des barres de céréales. André collecte scrupuleusement tous les emballages, les enfouissant dans la poche du bas de son sac. Augustin hoche la tête, conscient lui aussi de la nécessité de ne pas souiller cet endroit. En reprenant la marche, une fois le versant escaladé, le chemin poursuit sa descente, lente mais régulière. Des fougères apparaissent, des buissons à baies bleues, appelées airelles sur Terre. Morten se baisse et écarte des feuilles, découvrant des fraises des bois. Il en ramasse une, sent son parfum intense et la goûte.

Il sourit et recommence, bientôt imité par Sara et André. Guy s’apprêtait à les mettre en garde, mais hausse les épaules en souriant, en se régalant à son tour.

 

– Elles sont succulentes ! s’exclame Morten les dents tachées de rose.

– Elles me rappellent celles que je ramassais enfant avec mon grand-père, dit André.

– Je crois que nous allons en mettre de côté pour le repas du soir, dit Augustin en sortant les boîtes vides et rincées des rations du matin.

– Quelle bonne idée de conserver nos déchets ! dit Sara avec un clin d’œil.

 

Après plusieurs heures de marche, les cinq compagnons décident de s’arrêter sur un plateau dans une clairière, non loin du chemin. L’endroit est surplombant du côté du chemin et protégé par un talus naturel sur le reste de sa surface. Les tentes montées sont à peine visibles de loin. Les frondaisons cacheront certainement le ciel et l’éclat de la lune, d’autant que des nuages commencent à s’amonceler. Augustin opte pour allumer un feu dans un trou creusé. Les arbres masqueront sa lueur une fois la nuit venue, mais de plus près il éloignera les éventuels animaux qui pourraient s’aventurer dans leur camp. C’est un bon compromis pour le militaire.

Les cinq maintiennent les tours de garde bien entendu. Sara s’est ainsi installée dans un bosquet en hauteur, avec les jumelles, tandis que les autres montent le camp.

Malgré une distance conséquente parcourue, les cinq Terriens n’ont rencontré ni détecté aucune présence humaine, présente ou passée.

Cette journée a été merveilleuse pour le Dr André Louis, ex-psychiatre à la Salpêtrière. C’est un jour aux antipodes de ceux qu’il pouvait connaître à l’hôpital, mais au fond, ce départ sans retour lui convient très bien. L’idée de prendre sa retraite sans son épouse, en hésitant à mener à terme des projets conçus à deux et pour deux, le terrifiait. Il parvenait difficilement à se détendre en vacances les rares fois où il était parti seul, depuis sa mort. Aujourd’hui, au milieu de ses nouveaux amis, il a goûté avec bonheur le plaisir simple de l’effort, au milieu de la nature, s’émerveillant de la présence des animaux.

Souriant, il saisit la main d’Augustin pour se relever, la serrant avec chaleur, remerciant d’être simplement là, en vie.

Pour la première fois depuis le décès de sa femme, André se sent… vivant. « Vivant » se répète-il à voix basse, conscient d’être heureux.

Vivant !

 2 – Bénédicte

Mercredi 9 février 2022, au matin.

À Saint-Mandé le facteur de quartier pose sa bicyclette chargée devant un immeuble cossu proche du lac. Il délivre le paquet de lettres et journaux au concierge qui le salue. Les deux hommes se connaissent et s’apprécient. Le concierge s’occupe lui-même de la remise du courrier aux résidents, l’immeuble ne possédant pas de boîtes individualisées.

Le facteur ouvre sa sacoche, prend le prochain paquet et se dirige vers le hall d’immeuble suivant, posant son pass sur le lecteur électronique.

Un homme à forte carrure se glisse à sa suite, le poussant dans l’entrée. Un second homme entre et referme la porte. Le facteur n’est nullement impressionné et commence à protester.

 

– Ça ne va pas de bousculer comme ça ! ?

– Police ! Nous voudrions voir ton courrier, ordonne le premier homme.

– Le courrier est privé en France ! Police ou pas, il n’y a que la just…

 

Sa phrase est interrompue par un coup au ventre qui lui bloque la respiration. Le second policier arrête le geste suivant de son collègue, l’écartant gentiment et se baisse, son visage contre celui du facteur.

 

– Bon, tu nous évites tes leçons approximatives de Droit et tu m’écoutes avant que je ne le laisse te dérouiller. Voici une carte de la Sécurité Intérieure, l’antiterrorisme. Je te demande de me montrer le courrier de cet immeuble. Je n’ai pas le temps pour les conneries, alors on fait vite et bien, dit l’homme en montrant une carte de police, son pouce masquant son nom.

 

Le facteur donne le paquet qu’il devait distribuer. Le policier passe en revue les plis, peu nombreux à l’ère d’internet. Une enveloppe épaisse attire son attention, il la soustrait rapidement.

 

– Bingo ! Celle-là est pour nous. Pas la peine de te plaindre, dès demain le courrier pour cette adresse passera par chez nous avant de venir dans ta tournée. Ce sera une décision officielle, de la Justice, tu sais le truc dont tu parlais tout à l’heure. On te connaît, alors sois sage, hein ? dit l’homme en sortant de l’immeuble avec son collègue.

 

Le facteur ramasse le paquet de courriers jeté à terre et observe à travers la porte vitrée. Les deux hommes montent en voiture et démarrent en trombe, un gyrophare éclairant le tableau de bord. L’homme qui l’a frappé conduit, l’autre téléphone, la main droite au niveau de l’oreille.

 

– C’est bon, j’ai le pli pour les deux fils de la cible Sophie. Oui pareil, une lettre manuscrite, mais écriture différente que celle pour la famille du militaire. Sans note d’accompagnement. L’adresse est écrite à la main, encore la même écriture, neutre d’aspect. J’ai ouvert avec des gants et une pince… Oui ? D’accord, nous y passons, termine l’homme au téléphone.

 

Il fait signe au chauffeur et lui montre du doigt une ligne sur une liste imprimée. Sans un mot, juste un hochement de tête, le chauffeur change de direction, se dirigeant vers la place de la Nation.

Au même instant, à Fontenay-sous-bois, dans un appartement d’un immeuble d’une cité HLM, deux autres policiers, un homme et une femme cette fois, sont assis autour d’une table ronde d’un salon. Face à eux se tiennent les parents de Mohammed et Abdel, les deux frères disparus dans le métro. À côté d’eux est assise la maman de Julien, l’ami des deux frères, lui aussi présent lors du funeste accident de métro de la ligne 1.

Les deux mères de famille pleurent. Le père des garçons regarde les policiers dans les yeux et répète ce qu’il vient d’entendre, pour être sûr d’avoir bien compris et de s’en convaincre.

 

– Vous nous dites donc que quelqu’un envoie des fausses lettres aux familles des disparus, leur faisant croire que leurs… morts, ne le sont pas en fait, c’est ça ? Mais dans quel but ? interroge choqué le père de famille.

– C’est horrible de faire ça ! s’exclame la maman de Julien.

– Nous ne le savons pas, mais nous pensons que c’est pour tenter de vous escroquer, de profiter de votre malheur, explique la policière.

– Mais qui fait cela ? Comment ont-ils eu nos adresses ? poursuit le père des garçons.

 

Les deux policiers se regardent, gênés. Finalement la femme répond, avec le plus de tact possible.

 

– C’est délicat à expliquer et nous aimerions que cela reste entre nous, afin de ne pas interférer dans l’enquête. D’après notre hiérarchie, ce serait un groupe d’enquêteurs de la Sécurité Intérieure, qui travaillait sur l’affaire, clandestinement, qui serait à l’origine de ces lettres. Toutes les familles n’en ont pas reçu, la première à avoir donné l’alerte hier est celle de Fofana, le jeune militaire. Elle a prévenu sur-le-champ le Commandant de son fils qui a très vite réagi. Le commandement militaire de l’Élysée a pris la procédure en main, nous sommes en appui seulement, dit la policière.

– Mais pourquoi font-ils cela ? proteste la mère d’Abdel.

– Des rumeurs de trahison, haute trahison comme on dit dans le jargon militaire, sont évoquées. Ce groupe serait parti à l’étranger, nous n’en savons pas plus. Mais quoi qu’il en soit, ces lettres sont fausses. Si l’une arrivait chez vous, il faudrait nous appeler et surtout ne pas l’ouvrir. Votre courrier sera surveillé dès le centre de tri, j’en suis désolée, sans être ouvert rassurez-vous, mais nous voulions vous avertir si jamais quelqu’un la déposait dans votre boîte, ou sur votre voiture par exemple, termine la policière.

– C’est malheureusement la même chose que toutes ces fausses rumeurs qui ont fleuri après la catastrophe, avec tous ces pseudo-experts qui donnaient leurs avis…

– Rassurez-vous le dispositif mis en place par le Président continuera à vous aider, financièrement et dans vos démarches. Vous ne serez pas seuls, vous le savez… poursuit l’autre policier.

 

Les parents des jeunes garçons les remercient encore alors que les policiers prennent congé.

 

Près de la place de la Nation, Jean-Claude le mari d’Emma, l’une des disparues du métro, a ouvert la porte aux deux policiers qui arrivent de St Mandé, du domicile des fils de Sophie.

Les policiers sont en fait des hommes de la Sécurité Militaire, un service spécial, rattaché au Général D. Jean-Claude les reçoit dans son salon. La douche se fait entendre depuis la salle de bains. L’homme regarde dans la direction du bruit et reprend en souriant.

 

– Si une telle lettre était arrivée, cela voudrait dire que ma défunte épouse serait encore en vie, quelque part, et donc que potentiellement elle pourrait revenir, résume tranquillement l’homme.

– Ce serait un faux bien entendu, aucun survivant n’est revenu de cette catastrophe, vous le savez, dit gentiment un des militaires, son regard fixe et froid démentant la chaleur de ses propos.

– Ma femme est morte. La succession va s’enclencher dès que la procédure juridique confirmera son décès officiellement. Si j’avais reçu une telle lettre, je l’aurais brûlée, et je ne reconnaîtrais absolument pas l’avoir jamais vue, si c’est ce que vous voulez savoir, poursuit Jean-Claude.

– Il n’y aurait donc aucun risque que la presse vienne à en parler, si d’aventure un journaleux venait fouiner, par exemple ? interroge le second militaire.

– Je prendrais plutôt mal que l’on vienne ainsi troubler mon terrible deuil, poursuit Jean-Claude tandis qu’une jeune femme passe de la salle de bains à la chambre, une serviette autour de la taille, saluant de la tête les deux faux policiers.

– Nous pourrions compter sur vous au besoin pour affirmer que ces lettres ne seraient qu’une vaste campagne de déstabilisation ? propose le premier militaire.

– Assurément. C’est d’emblée ce que j’ai dit aux parents de Clémence qui m’ont appelé, en voisins. C’est moi qui ai alerté vos services d’ailleurs, conseillant à ces parents perdus de vous remettre au plus vite cette fausse lettre, explique Jean-Claude.

– Nous vous en remercions. Nous nous demandions pourquoi vous faisiez preuve d’autant de certitudes concernant ces lettres, sans le moindre doute, rajoute le second militaire.

– Vous avez votre réponse, non ? répond Jean-Claude en se retournant vers la porte de la chambre à coucher où la jeune femme s’habille.

– Assurément, une belle réponse, confirme le militaire.

– Merci. Je n’ai donc pour ma part reçu aucune lettre de cette arnaque aux familles des disparus. J’espère que vous pourrez en arrêter les auteurs, messieurs, conclut Jean-Claude en se levant.

 

Les deux militaires sortent, satisfaits de leur entrevue. Ils prennent leur voiture et se dirigent vers la dernière adresse dont ils ont la charge, celle du père d’Eva. L’homme, veuf, les reçoit très aimablement. Il écoute les deux militaires, qui se sont présentés comme des policiers, détailler comment plusieurs familles des disparus ont reçu des fausses lettres. Les policiers étayent leur version en expliquant que le groupe de malfaiteurs qui a opéré a eu accès à des écrits antérieurs de certaines victimes, pour ainsi produire des faux tout à fait crédibles au premier abord. Le père d’Eva paraît scandalisé, affichant son dégoût devant un tel procédé. Il confirme fort heureusement n’avoir rien reçu et autorise bien évidemment les services de police à mettre son courrier sous surveillance.

Quand les deux militaires s’installent dans leur voiture, le plus âgé fait le point sur sa liste.

 

– Bon, sur toutes les familles recensées, nous avons récupéré trois lettres : Une chez les parents de Fofana, une chez ceux de Clémence, j’ai sur moi celle pour les fils de Sophie. Jean-Claude a détruit la sienne, tu peux en être sûr. Le père d’Eva, les familles des trois jeunes, celles des autres joggers ont déclaré n’avoir rien reçu et sont désormais sous surveillance, récapitule l’homme.

– Le frère et la sœur avec les mômes, le dénommé Serge, le clodo, les Polonais, tous ceux-là n’ont pas de famille déclarée, c’est ça ? interroge le second.

– Non, aucun proche répertorié dans le fichier gendarmerie de la Cellule d’Identification des Victimes. Le groupe de la CES n’a donc pu envoyer quoi que ce soit pour eux, ils n’auraient pas eu d’interlocuteur, explique le militaire.

– Et pour les gamines d’Étampes, les filles du couple, c’est sous contrôle ? demande le plus jeune.

– Pas de problème. Elles symbolisent à elles seules les familles de cette catastrophe. Le Président lui-même et la Première Dame suivent leur prise en charge. Elles ont quitté dès le début la maison familiale pour être confiées à une famille d’accueil, loin de l’agitation médiatique. Aucun courrier ne pourrait leur parvenir sans que nous le sachions avant elles. On rentre, on va pouvoir rendre compte que c’est sous contrôle, dit le militaire en faisant signe à son collègue de démarrer.

– Pourquoi ils ont fait ça ces cons ? Où se cachent-ils ? dit le chauffeur tout haut.

– La CES ? Meyer et sa clique, tu veux dire ? L’élection est pour bientôt. Le Général a raison, ils agissent pour l’étranger. Si on les retrouve, je donne pas cher de leur peau, termine le militaire le plus âgé.

 

Du haut du cinquième étage, le père d’Eva observe la voiture de police qui s’éloigne de sa rue, le gyrophare posé sur le toit par une main qui sort par la fenêtre. L’homme quitte le carreau et s’approche d’un petit secrétaire. D’un tiroir il sort l’enveloppe qui contient la lettre de sa fille Eva. Elle est arrivée la veille. Son père reconnaît l’écriture d’Eva, sa fille unique. Le doute n’est plus permis quand il relit le passage « Nous menons une vie de Robinson, je m’y plais, je l’avoue ». Adolescente, Eva adorait le roman de Daniel Defoe. Son père lui avait offert une édition reliée de cuir, trouvée chez un antiquaire. Cette allusion est pour lui une confirmation de la véracité de cette lettre. Sa fille est vivante, il le ressent de toute façon depuis le premier jour. Pourquoi les autorités jouent-elles cette fable des fausses lettres ?

« Aucune idée, mais je m’en contrefiche. Eva est vivante, heureuse. C’est tout ce qui compte, même si elle ne reviendra jamais. Elle est vivante », murmure son père en souriant.

 

Dans l’après-midi, à l’Élysée, dans un salon jouxtant le bureau du Président, le Général D. et le nouveau directeur de la DGSI sont assis sur deux fauteuils dorés. Ils se lèvent quand le Président entre dans la pièce accompagné du Secrétaire Général et de Bénédicte. Le président prend connaissance d’un document dans une pochette de cuir, qu’il signe. Il rend la pochette à son Secrétaire Général puis se dirige vers les deux responsables du renseignement. Bénédicte suit le Secrétaire quand le Président la retient.

 

– Restez donc Bénédicte, vous pourriez prendre en charge le suivi de ce dossier je pense, propose le Président.

 

Le Président l’invite à s’asseoir sur le fauteuil à côté de lui. Il lui sert une tasse de café, demandant à l’huissier de sortir et regarde le général dans les yeux, hochant le menton pour lui demander de commencer son exposé.

Le militaire prend la parole, sa voix est nette et claire, sans hésitation. C’est ce qu’apprécie le Président, cet homme est solide et franc.

 

– Monsieur le Président, les nouvelles sont rassurantes. Les travaux de remise en état de la ligne 1 vont pouvoir débuter dès la semaine prochaine, en commençant par une consolidation des étais de la voirie de surface, explique le général.

– Oui je sais, la DGA nous a fait un briefing ce matin au Conseil. Ce que je voudrais savoir, c’est ce qu’il s’est passé le week-end dernier dans le chantier. C’est quoi justement ce chantier avec Meyer et la DGSI ? interroge le Président en regardant le nouveau directeur du service de renseignement intérieur.

– J’ai intégré mes fonctions hier Monsieur le Président, j’en suis à prendre le pouls du service. Mais il est clair que l’ancien sous-directeur a bénéficié d’une autonomie et d’une latence d’action qui interrogent, répond poliment le nouveau directeur.

– C’est le moins que l’on puisse dire ! D’où votre présence à ce fauteuil. L’ancien directeur a « bénéficié » lui d’une mise à la retraite anticipée, vous savez ce que cela veut dire en réalité, répond le Président.

– Je vais reprendre le résumé des faits Monsieur. Meyer et son groupe ont infiltré le chantier samedi soir, par une complicité interne qui reste à déterminer. Quelles étaient leurs intentions ? Nous l’ignorons. L’ancien directeur de la DGSI ayant tardé à révoquer son subalterne dès le vendredi soir, celui-ci en a profité pour tenter un sabotage sur le site. D’après mes informations, les cinq membres de ce groupe ont quitté le chantier par une brèche dans le tunnel, donnant accès au réseau de caves des immeubles voisins, ce qui explique leur fuite du dispositif. Depuis, l’accès a été muré après une inspection minutieuse des lieux. Nous pensons qu’ils étaient là pour repérer, ou bien recueillir des informations pour une action ultérieure. Je crois que la présence militaire sur place les a fait renoncer à commettre un forfait, pérore le militaire.

– Comment être certain qu’ils ne sont pas finalement responsables de cet accident, Général ? J’ai des doutes, vous m’aviez certifié que c’était accidentel, réagit le Président.

– C’est un accident Monsieur le Président, aucun doute. La DGA a prouvé en simulation que cet incendie à ultra-haute température est un phénomène exceptionnel, impossible à prévoir ou déclencher à distance. De plus, les événements récents démontrent à eux seuls que le groupe Meyer a seulement profité de cet accident pour tenter une entreprise de déstabilisation avant la campagne présidentielle. J’en viens à ces fausses lettres qui sont arrivées chez quelques familles des disparus. Le groupe Meyer en est l’instigateur, eux seuls avaient accès à l’ensemble des conclusions et du matériel des deux cellules d’enquêtes, là encore les droits du sous-directeur étaient hors normes, précise le général.

– C’était tout simplement du jamais-vu, confirme le nouveau directeur.

– Et ces lettres ? Que disaient-elles ? Les familles des disparus ont-elles été protégées de cette tentative de manipulation ? demande le Président tandis que Bénédicte prend des notes silencieusement.

– Pour le moment nous déplorons seulement deux familles qui ont été éprouvées, troublées par ces lettres très bien imitées, aux propos complètement lunaires. Le but était de faire croire aux familles que leurs proches étaient encore en vie, pour mieux les manipuler j’imagine, le but est incertain. Ces deux torchons, nous les avons récupérés et mis en place un suivi encore plus resserré pour les familles. Quant aux lettres, c’est du travail d’amateur, du papier moderne vieilli artificiellement au four pour le jaunir, des incohérences, mais des empreintes de l’ex-commandant Constant relevables sur l’une, dit le général.

– Pas de trace ADN recherchée ? demande Bénédicte l’air de rien.

– Non, impossible d’essayer, trop de manipulateurs dans ce dossier, cela n’aurait rien donné, répond le directeur très professionnel.

 

Bénédicte note et ne dit rien, affichant le regard de la simple conseillère qui boit les paroles de l’expert. En elle, elle ne peut s’empêcher de penser : « comme cela, impossible de détecter l’ADN d’un disparu sur sa propre lettre ». Bénédicte ne sait pas comment Augustin a eu accès à ces lettres, mais elle n’a jamais douté de leur authenticité. Ce que ces gens écrivent la trouble. Où sont-ils passés ? Augustin a-t-il pu les rejoindre ou bien se cache-t-il ?

La conseillère est sortie de ses réflexions par le général qui poursuit son exposé.

 

– … n’est qu’une vaste escroquerie. Mais la tentative a échoué, les fausses lettres n’ont pas été envoyées à toutes les familles, leur plan est tombé en quenouille si je puis dire ! Des lettres… C’est d’un pathétique ! En revanche ce qui l’est moins c’est leur disparition, réussie et très bien orchestrée. C’est pour cela que nous y voyons une ingérence étrangère. Depuis dimanche matin, tous leurs passeports, moyens de paiement sont sous contrôle. Ils ne pourraient tenir dans la clandestinité si longtemps sans être repérés, sans l’aide d’une puissance étrangère. Soit ils sont déjà en dehors de notre territoire, soit ils sont cachés par une organisation très solide et disposant de gros moyens, dit le général.

– Ils sont inscrits en haut de la liste des personnes à appréhender en priorité. Nous avons transmis leur signalement à tous nos alliés. Nous souhaiterions votre autorisation pour un déclenchement « Protocole CPE » pour les cinq membres du groupe, propose le directeur d’une voix plus basse.

 

Le Président joint ses mains paume contre paume et pose sa bouche contre ses index réunis, dans une attitude de réflexion intense. Bénédicte ignore ce terme mais elle comprend que c’est une décision qui semble très lourde de conséquences. Le Président jette un œil à la conseillère, jaugeant l’opportunité de sa présence. La faire sortir maintenant reviendrait de toute façon au même résultat. C’est une femme intelligente. Le Président fait signe au général d’expliquer.

 

– Le Protocole CPE veut dire Cible Prioritaire à Exécuter. C’est un terme de l’aviation, qui signifie que les cinq membres de cette CES sont des cibles pour toutes nos forces armées à travers le monde, au même titre que les terroristes les plus dangereux, explique le général sans état d’âme.

– Mais à quel titre ? ! s’insurge Bénédicte.

– Haute trahison. Ennemi de l’État. Leur disparition ne plaide pas en leur faveur, explique le directeur de la DGSI.

– Mais… commence Bénédicte.

– Bon Bénédicte, je sais combien vous êtes attachée à Guy Meyer que vous avez côtoyé par le passé à l’Assemblée. Mais cette disparition inexpliquée et ces lettres n’augurent rien de bon. Général, vous avez une semaine pour trouver où ils se terrent et les remettre à la Justice. Passé ce délai, je les inscrirai au protocole CPE, je suis désolé Bénédicte. Je ne peux faire aveu de faiblesse, surtout en pleine campagne. Bien, messieurs, au travail. J’attends de vous la plus grande précision dans cette affaire. Les travaux commencent la semaine prochaine, j’aimerais que nous soyons dans la certitude concernant une haute trahison ou non. Mais si c’est le cas, si ce groupe n’a pas donné signe de vie et des explications, ils seront déclarés comme les ennemis de la France. Bénédicte fera le lien entre nous, Directeur. Tenez-la informée de vos démarches et progrès. Je vous remercie.

 

Le Président se lève puis quitte le salon, rejoignant une prochaine réunion. Bénédicte s’attarde avec le nouveau directeur de la DGSI. Le général lui demande des nouvelles de son mari et de ses enfants. Bénédicte sourit, discute. En elle, elle est terrifiée. C’est elle qui a donné les codes de sécurité à Augustin, elle qui expédie les lettres aux familles, travestissant grossièrement son écriture. Dans son sac à main se trouvent encore celles qu’elle n’a su où envoyer : les enveloppes de Cécile, Lucas et Serge. Cette omission des tests ADN n’est après tout pas une mauvaise affaire, pour elle.

Ces disparus semblent complètement perturbés. Ils sont persuadés être arrivés sur une autre planète. Que se passe-t-il ? Quel rapport avec cette histoire de patient sénile découvert errant dans le métro en 1991 ? Augustin s’était équipé comme pour une intervention extérieure. Où sont-ils partis à leur tour ? Bénédicte n’y comprend plus rien.

Mais ce qu’elle sait, c’est que la machine d’État s’emballe.

Tous sortent du salon. Bénédicte rejoint un autre conseiller, tandis que le général regagne son bureau avec le nouveau directeur du renseignement intérieur.

Les deux hommes se connaissent et s’apprécient, le policier doit sa récente promotion au militaire. Parvenu dans son bureau, le général fait entrer les deux faux policiers qui lui ont remis les lettres saisies en fin de matinée.

Le général parle en premier.

 

– Bien, dans une semaine nous aurons le permis de chasse ! raille-t-il.

– Cela ne signifie pas que nous les aurons retrouvés pour autant. Les perquisitions n’ont rien donné. La seule proche est la sœur du lieutenant Sara Khoury, elle ne sait rien. Elle a dit que sa sœur avait annoncé partir pour une mission de plusieurs mois. Mais le mari de la sœur a disparu lui aussi, dit le directeur.

– L’important est que si l’envie de revenir leur prenait, ils seraient abattus à vue, c’est le principal… Ce mari disparu, ce pourrait être une piste ? demande le général.

– Un compte en banque vidé, des billets d’avion achetés à la hâte, mais sans prendre le vol, ça ressemble à une diversion organisée en urgence. Il laisse sa femme et son enfant derrière lui, pas vraiment facile de voyager discrètement en famille. Le type est fiché pour des affaires louches au Moyen-Orient, il aurait plusieurs alias. C’est peut-être lui le lien. Il est introuvable également depuis vendredi soir, explique le directeur.

– La sœur ignore totalement où il se trouve. Depuis dimanche elle le cherche partout selon les écoutes. La diversion des billets d’avion c’était pour elle, je crois, dit un des faux policiers.

– Bon, continuez la surveillance des domiciles. Si quelqu’un s’en approche, il n’est plus question d’observer désormais, il faut agir, recommande le général.

– La haute trahison a été évoquée par le Président. Je vais réunir les effectifs et les informer. Je crois qu’ils sont loyaux à leurs chefs ; en expliquant en douceur qu’ils ont eux-mêmes été manipulés par Meyer, j’ai bon espoir que leurs soutiens au sein de la DGSI se dénoncent, histoire de se désolidariser et de ne pas risquer d’être pris pour des complices. L’important est d’ores et déjà atteint. Meyer et son groupe ne peuvent plus interférer, c’est l’essentiel, conclut le directeur.

– Le commandant Constant a toujours été une tête brûlée, déjà du temps de la DGSE. Mais il ne sait pas choisir où doit aller sa loyauté justement. Cette histoire à dormir debout avec le psychiatre n’était qu’une façon de capter l’attention du Président pour l’influencer. Ils ont désormais abattu leurs dernières cartes. Vous avez fait du bon travail messieurs. Il ne reste plus qu’à trouver quel est le traître qui leur a donné les codes de sécurité de samedi soir. J’y tiens, dit le général en saluant les deux militaires qui sortent de son bureau.

3 – Cécile

Jour 13.

Cécile est assise sur sa chaise faite de rondins et de cordes tressées. Elle écrit sur son cahier noir, regardant par intervalles la pluie qui ne cesse de tomber dehors. Elle est à l’abri sous la grotte de l’étage qu’elle partage avec ses fils et Sophie. Elle s’est installée non loin de l’entrée pour une meilleure luminosité, mais au sec. Sophie se repose sur sa couche, dormant de côté comme à son habitude. Cécile se retourne pour l’observer tandis qu’elle garde son stylo en l’air, perdue dans ses pensées. Elle sourit de voir son amie si sereine malgré leur situation complètement folle. Sophie vient de travailler des heures d’arrache-pied, découpant le taureau qu’ils ont tué pour en faire des morceaux de viande fumée et séchée, qui pourront ainsi être conservés. Ici l’absence de réfrigérateur impose de retrouver les « gestes d’avant » pour préserver les aliments. Cécile pense à Rosalie, la vache qu’ils ont attrapée ; quand elle donnera du lait, à moins de tout boire sur-le-champ, le seul moyen de conserver la traite sera de faire du fromage, d’essayer en fait. Cécile fronce les sourcils en anticipant ce nouveau problème, puis elle se détend devant le tableau de son amie dormant si paisiblement.

Sophie, Emma, Serge ou Lucien auront forcément une solution. Il y a une telle synergie entre eux tous, que Cécile ne désespère plus devant leur destin de Robinson. Elle reprend l’écriture, entendant Lucien tousser en bas. Il vient de sortir sous la pluie pour retourner l’immense peau du taureau que lui et Sophie ont découpée hier, puis raclée. La peau est posée sur deux solides bâtons en croix, fixés par Fofana, qui servent de support à la pièce de cuir. Le but est de la laver, d’attendrir le cuir, pour ensuite pouvoir le coudre, en faire des sacs, des vestes, « des… trucs quoi », dit Lucien à Serge, en reprenant son souffle.

 

– Oui, c’est vraiment une belle opportunité ce taureau. La viande est en train de fumer dans le conduit, ça sent le pot-au-feu là-dedans, dit Serge en montrant du pouce le fond de la grande grotte du bas.

– Je vais aller me sécher… près du feu, dit Lucien en toussant.

– Oui, ce n’est pas le moment de tomber malade, lui fait remarquer Serge.

– T’inquiète, je connais la vie au grand air camarade, répond l’ancien SDF en retirant sa veste trempée.

 

Dans la salle d’à côté, communicante, Fofana et Lucas montent des flèches, avec des pointes en os, éliminant au couteau les nœuds qui pourraient gêner le trait dans son envol. Clémence et Eva rient avec les enfants, Théo et Adrien, qui s’exercent avec les lance-pierres que leur a fabriqués Serge. Les garçons tirent des cailloux vers un pot qu’ils ont placé sous la pluie, près du potager. Serge a fabriqué plusieurs autres frondes, avec une chambre à air de rechange. Si les petits s’en amusent, les adultes ont compris avec l’aventure du taureau, que cette nature inconnue pourrait se révéler hostile. Disposer d’armes pour la chasse ou se défendre est une évidence pour tous désormais. Serge garde toujours à portée de main le glaive romain qu’il a trouvé dans les affaires abandonnées de la grotte. Il se demande souvent comment cette arme qui semble authentique – elle porte une inscription en latin presque effacée – a pu atterrir dans ces grottes. Mais « ici », sur cette planète, tout est mystérieux. Il accepte ce Monde tel qu’il est. Il s’en accommode même très bien. Emma s’approche et le prend par la taille, l’embrassant tendrement, comme en écho à ses propres pensées justement. Sans l’accident du métro, sans l’arrivée dans ce monde, jamais il n’aurait rencontré Emma, jamais ils ne se seraient aimés.

 

– J’ai rajouté des carottes au bourguignon. Il a besoin de cuire longtemps je crois, le bestiau était vraiment musclé, remarque-t-elle.

– Tu vas bien toi ? demande Serge.

– Oui, très bien. Je me sens comme une petite fille, une ado. Je suis bien, détachée. Je me demande bien sûr comment va Maman, comment elle surmonte ma disparition… Je suppose que mon frère est présent, dit Emma en perdant quelque peu son sourire.

– Nous ne pouvons rien y faire. À part accepter ce qui nous est offert, dit Serge en la serrant dans ses bras.

 

Emma se sent aimée, choyée. Elle l’accepte de bon cœur. La pluie se calme soudainement. Cécile profite de l’accalmie pour descendre à l’échelle à la grotte commune, avec son cahier sous le bras.

 

– Sophie s’est endormie, ça va lui faire du bien. Je viens voir mes petits hommes, dit la jeune mère en recevant dans ses bras ses deux garçons.

 

Ils lui montrent les derniers cadeaux de Serge. Cécile les préfère à des arcs, les lance-pierres lui semblent moins dangereux. Lucas et Eva s’embrassent discrètement maintenant que les enfants ont rejoint leur mère. Ils s’éclipsent vers leur grotte du haut, prétextant l’heure de la sieste. Fofana et Clémence poursuivent l’atelier arcs et flèches. Tous les autres partent se reposer alors que la pluie reprend de plus belle, tombant en rideau. Toutefois les grottes, même celles en hauteur, restent sèches. Cécile reprend son travail d’écriture, un peu plus près du feu. Lucien somnole dans un fauteuil de rondins. Il sourit à Cécile quand elle s’installe, ses deux petits à ses pieds, jouant avec des morceaux d’écorce de pins, sculptés en bateaux.

 

Ce que Cécile n’écrit pas dans son journal, se contentant de signaler des rêves étranges, c’est cet inconnu qui lui « parle ». Elle ne se souvient pas toujours de la teneur de ses propos, mais elle reconnaîtrait sa voix entre mille. Pourtant, elle ne sait absolument pas qui il est. Elle ne l’a jamais rencontré, enfin elle le pense, vu qu’elle ne voit jamais son visage, il est toujours de dos dans ses rêves. Elle l’appelle, elle lui dit son prénom, cherche à se présenter, mais il ne répond toujours pas. Elle sait qu’il ne lui veut pas de mal, au contraire. Depuis la catastrophe, Cécile interprète cela comme le désir d’être rassurée ; son inconscient mélangeant un trop long célibat avec le besoin d’être protégée dans un quotidien totalement inconnu et sans repères habituels. Il y a quand même trois couples formés autour d’elle : d’abord Lucas son frère et Eva, rencontre imprévisible, soudaine, mais si formidable pour son petit frère ; mais aussi Fofana et Clémence, là aussi une fulgurance, et enfin Emma et Serge, totalement… inattendue aussi cette histoire. Et pourtant, toutes ces mises en couple sont d’une sincérité et vérité désarmantes, reconnaît Cécile. Ces gens semblent tous faits les uns pour les autres. Sophie est totalement en accord avec elle, quand elles en parlent le soir, lorsque les petits dorment profondément. Cécile aime la compagnie de cette femme au caractère si fort et bon. Mais elle ne s’est pas résolue à lui confier ses rêves encore. « Quand il sera plus proche… » pense-t-elle en écrivant, s’arrêtant soudainement, son cœur battant la chamade. « Mais de quoi je parle ! ? » se dit-elle. Qui va venir ? L’homme de la salle de classe, la voix dont je rêve ?

Cécile ferme les yeux et reprend ses esprits. Elle analyse son ressenti, cherchant en elle le fil de ses réflexions, pour trouver le cheminement qui l’a menée à penser cela.

Quelque chose a changé. Jusqu’à présent les rêves lui laissaient au matin des bribes de souvenirs, des sensations, des odeurs parfois, celle du bois vernis ou d’un parfum.

Là c’est différent. C’est en effet la première fois qu’elle rêve éveillée, qu’elle ressent la présence en journée, de cet homme inconnu, au visage caché.

Elle perçoit qu’il est plus proche, il n’est plus dans cette salle de classe. Il marche, dans une forêt, croit-elle. Vers elle. Elle ne se sent pas en danger. Elle a confiance.

Cécile a terminé son écriture quotidienne. Elle somnole un peu à son tour, bercée par les jeux des garçons. Théo parle de son chevalier, son héros de jeu préféré. « Le chevalier est dans le bateau ! Il arrive ! » dit-il en mimant le bruit de vagues avec sa bouche.

« Ils arrivent ! » surenchérit Adrien son grand frère. Cécile ouvre les paupières et observe ses enfants. Ils jouent, profitant pleinement de leur âge. Elle aurait cru un instant qu’ils partageaient son ressenti. Cécile reconnaît que, vraiment, la solitude amoureuse commence à lui monter à la tête.

 

À la grotte de l’étage, Sophie s’éveille doucement. Elle pense à ses enfants, sans souffrance, avec tendresse. Elle sait qu’ils ont leur vie à vivre, qu’ils sont des adultes à présent. Elle leur a laissé suffisamment de solides provisions pour que son départ ne soit pas un problème pour eux. L’appartement est payé, ils sont à l’abri du besoin pour quelque temps.

Ils doivent ressentir que je suis heureuse, quelque part, peu importe où. Nous nous retrouverons un jour, cela ne fait aucun doute. Sophie s’aperçoit qu’elle n’a pas de pensée pour son mari décédé, comme à son habitude. Cet « oubli » lui fait peine au premier abord, avant que son mécontentement ne s’envole. Elle regarde le cadre photo posé sur un rebord de la grotte. Il n’y a pas de chagrin en elle. C’est une sérénité profonde qui l’envahit. C’est mon mari. Il était mon mari, je l’ai aimé, je ne l’oublierai jamais. Mais je suis vivante. Je dois vivre. Sophie s’assoit sur le lit, troublée. Ce n’est pas la première fois qu’elle se dit cela, c’est sa nature de vouloir toujours aller de l’avant. Elle tient toujours ce genre de langage, ce n’est pas nouveau.

 

Qu’est-ce qui est nouveau alors ?

 

Pour la première fois je crois à ce que je dis. Pour la première fois je ressens ce que je dis, au plus profond de moi.

Moi ?

Oui moi, je suis vivante.

Vivante.

4 – Kate