Veux-tu une nouvelle maman? - Hazel Fortin - E-Book

Veux-tu une nouvelle maman? E-Book

Hazel Fortin

0,0

Beschreibung

Qui a dit que le destin était immuable ?

Nastia, petite fille châtain aux yeux noisette, est née dans la pauvreté de l’ère post-soviétique, en Russie. Elle y a vécu les sept premières années de son enfance, dans la peur, la misère et la violence, sous l’autorité d’une mère alcoolique et tyrannique.
L’histoire familiale et personnelle d’Adeline l’a très tôt amenée à envisager l’adoption, avec la difficulté supplémentaire d’entamer ces démarches en tant que célibataire. Sans capituler, elle a bataillé contre les préjugés et l’Administration pour gagner ce pari presque insensé d’adopter seule. Adeline rencontre alors Nastia. L’aventure de l’adoption entre ces deux êtres que tout aurait dû séparer commence alors.
Ce récit, elles l’ont écrit à deux, en alternance. Nastia, devenue aujourd’hui une belle jeune femme, raconte sa vie misérable à Saint-Pétersbourg, la découverte de sa mère adoptive, de l’amour et de la tendresse, dans son nouveau pays, la France.
Adeline évoque, elle, son parcours du combattant, la rencontre avec sa fille, son séjour en Russie, le bonheur de devenir mère et la souffrance de devoir accepter les révélations sur le passé cruel de Nastia.
Sous la plume de ce duo mère-fille, nous revivons le parcours intérieur accompli, mais aussi les multiples péripéties de ce qu’est l’adoption.

Un récit aux descriptions colorées, brutales et sensibles, des témoignages dramatiques, drôles, émouvants et tendres. Car Adeline et Nastia sont bien devenues « mère et fille ».

EXTRAIT

La neige. Une lumière. La nuit. Lumière verte carcérale. Le vieux réverbère de l’époque industrielle me surplombe. Les flocons tombent raides devant mes yeux dans une danse macabre, cisaillant le bleu de la nuit. Je me sens terriblement petite face à cette femme qui me regarde sans cesse. Je ne la vois pas très bien, les traits de son visage sont dévorés par la pénombre. Et qui est cet homme qui l’accompagne ? Il me fait peur...
La peur avance en moi au pas de charge, les tripes en pagaille, la bouche sèche, un goût amer sur la langue. Soudain, je sens une main qui saisit la mienne. C’est la première et l’unique fois qu’elle me prit la main. Le froid m’envahit. Des aiguilles de glace se multiplient dans mes chairs et me gèlent jusqu’à l’échine. Un froid d’éternité qui laissera son empreinte dans mon corps pour plusieurs années. Je comprends, il faut traverser la route, ombres glissantes dans les ténèbres, ruptures successives des trottoirs, nuit énigmatique. Ce passage, bien sûr, je n’en avais pas encore conscience, était la passerelle qui m’entraînait dans un autre monde, loin des murs protecteurs de l’orphelinat.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un livre émouvant tant par le passé de Nastia et la volonté d'Adeline que par leur résolution d'être ensemble. - Blog The Love Book

À PROPOS DE L'AUTEUR

Nastia, devenue Hazel, se destine aux métiers de l’enseignement. Elle termine son Master 2 de Lettres Modernes à l’Université Sorbonne-Nouvelle.
Adeline Fortin est née en 1960. Après des études de décoratrice et graphiste, elle travaille actuellement comme fonctionnaire au Ministère des Finances.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 329

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Hazel et Adeline Fortin

Veux-tu une nouvelle maman ?

Mère-fille, histoire d'une adoption

À la mémoire de mon grand-père Georges.

Pour Chantal, Colette et Garance.

Ce livre est l’histoire d’une aventure humaine, celle de l’adoption. Mère-fille, nous avons témoigné à deux voix. Cet ouvrage met en perspective, au fil des chapitres, nos deux points de vue, nos deux ressentis face à des évènements vécus ensemble, et s’enrichit de cet échange.

CHAPITRE 1 Russie, mon enfance misérable

La neige. Une lumière. La nuit. Lumière verte carcérale. Le vieux réverbère de l’époque industrielle me surplombe. Les flocons tombent raides devant mes yeux dans une danse macabre, cisaillant le bleu de la nuit. Je me sens terriblement petite face à cette femme qui me regarde sans cesse. Je ne la vois pas très bien, les traits de son visage sont dévorés par la pénombre. Et qui est cet homme qui l’accompagne ? Il me fait peur...

La peur avance en moi au pas de charge, les tripes en pagaille, la bouche sèche, un goût amer sur la langue. Soudain, je sens une main qui saisit la mienne. C’est la première et l’unique fois qu’elle me prit la main. Le froid m’envahit. Des aiguilles de glace se multiplient dans mes chairs et me gèlent jusqu’à l’échine. Un froid d’éternité qui laissera son empreinte dans mon corps pour plusieurs années. Je comprends, il faut traverser la route, ombres glissantes dans les ténèbres, ruptures successives des trottoirs, nuit énigmatique. Ce passage, bien sûr, je n’en avais pas encore conscience, était la passerelle qui m’entraînait dans un autre monde, loin des murs protecteurs de l’orphelinat.

Sans témoin de ma petite enfance, je livre ici les éléments que les institutions administratives soviétiques ont consignés dans leur registre.

L’enfant Volkova Nastia Tarassovna née le 22 septembre 1990 à Leningrad de mère célibataire, Rina, et de père inconnu a été déposée en institution de l’âge de trois mois à trois ans à l’orphelinat n° 5 de l’arrondissement de Primorski.

Comment décrire Rina Volkova, ma mère biologique, cette femme de sinistre mémoire ? Sa vie dissolue et miséreuse avait sculpté une décennie de plus sur les traits de son visage.

C’était une femme d’une vingtaine d’années, grande et maigre. Sa tête était entourée d’une tignasse blonde décolorée laissant échapper jusqu’à la naissance de son cou quelques mèches raides couleur queue de vache. Son nez large en pied de marmite faisait saillie sur son visage. Une bouche vulgaire formée de lèvres proéminentes dont jamais n’émanait un mot tendre ou une parole gracieuse. Sa peau était recouverte la plupart du temps d’un fond de teint de mauvaise qualité qui dissimulait difficilement son épiderme tavelé, criblé de gros points noirs. Un grand front bombé cachait des yeux marron joliment dessinés et profondément enfoncés dans leur orbite. Son regard n’était jamais épris de bonté ni de douce indulgence comme celui d’une mère, il reflétait surtout la bêtise et la méchanceté. Et quand il s’attachait un moment sur moi, il était animé alors d’une dureté perçante.

Le plus souvent, elle était vêtue d’un blouson en jean noir ou bleu marine clouté, avec des épaulettes, trop grand pour elle, ce qui lui donnait une carrure qu’elle ne maîtrisait pas. Des manches de ses blousons s’échappaient de grandes mains sèches et nerveuses spécialement profilées pour donner des claques cuisantes. Une particularité cependant, l’annulaire de sa main gauche était amputé de deux phalanges, stigmate d’un règlement de compte infligé par la mafia en représailles d’un contrat non respecté.

Un pantalon moulant d’un noir délavé et des chaussures de sport blanches bas de gamme devenues gris pâle à force d’être portées finissaient de l’habiller.

Que dire de sa voix ? À vingt-cinq ans, elle avait déjà une voix de rogomme liée à l’abus d’alcool et de tabac. Cette voix rude venait accentuer la brutalité et la grossièreté générale de son caractère.

Quant à sa démarche, elle était fréquemment droite et rigide comme celle d’un soldat qui défile ou parfois encore, elle marchait comme une rebelle, les mains enfoncées dans ses poches tout en roulant des mécaniques. Pour moi, c’était le comble du ridicule.

Les rares fois où je l’ai vue rire ou même sourire, c’était sous l’emprise de quelque drogue ou alcool. Ses sourires n’étaient jamais pour moi.

Deux ans après ma naissance, Rina se maria avec Dorik, de deux ans son aîné. Dorik troqua très vite son rôle d’époux pour celui de proxénète et de tortionnaire.

Les traits fins, il était plutôt bel homme. Grand, athlétique, cheveux châtains – une allure de caïd. Son regard était impressionnant, ses yeux métalliques d’un bleu très clair me fixaient impitoyablement et je restais pétrifiée.

Ce qui m’a le plus frappée chez lui ce sont ses mains ! Des mains larges et musculeuses dont l’usage premier était d’asséner des coups secs et violents. En bourreau exemplaire, il ne se départait jamais de sa ceinture et ne renonçait jamais à en user et abuser sur mon corps dénudé.

Notre logement se réduisait à une chambre dans un appartement collectif. À l’entrée, un beau palier dont le sol était recouvert d’un magnifique tapis oriental à dominante rouge. À droite, contre le mur, un splendide téléphone orange à cadran (vestige des années 70 !) trônait sur une table basse en formica. À droite de cette table se situait la salle de bain, une pièce minuscule. Il y avait tout juste la place d’y mettre une baignoire et un lavabo. Pourtant, il faut savoir que ce logement collectif abritait quatre familles soit une douzaine de personnes !

À gauche de l’entrée, un petit couloir étroit menait à une immense cuisine peinte en vert foncé. Chaque coin de la pièce était attribué à une famille. Ce lieu comportait donc quatre cuisinières, quatre frigidaires et quatre tables de travail. Le nôtre se situait au fond de la pièce, à droite, juste à côté de la fenêtre. Le long d’un mur étaient accrochés des râteliers d’où pendaient des lames de couteaux longues et pointues. Ces objets, pour moi immenses, me terrorisaient.

Dans le corridor qui menait aux cuisines se trouvait une pièce exigüe encastrée dans le mur, c’était les toilettes. Ce lieu était sombre et sans fenêtre, et lorsque les adultes étaient assis sur la cuvette, leurs genoux frôlaient la porte. Des morceaux de papier journal découpés faisaient office de papier toilette. Leur découpage était une tâche qui m’était attribuée.

Un peu plus loin se trouvait l’espace réservé à notre « famille ». Il se réduisait à une seule pièce, la chambre. Elle était non cloisonnée et multifonctionnelle. Elle pouvait être tour à tour un salon, une salle à manger et une chambre à coucher.

La porte était imposante, alourdie par les nombreux verrous dont elle était sertie. J’avais interdiction de la toucher et les verrous fermés étaient de toute façon inaccessibles à ma petite taille.

Une grande fenêtre y faisait face et baignait cette pièce d’une large lumière. Clarté qui disparut quand les vitres de la fenêtre furent brisées par des copains ivres mort de Rina. En effet, pour signaler leur présence dans la rue, ils avaient pour habitude idiote d’envoyer des cailloux contre la vitre. Et cette fois le caillou trop gros et lancé trop fort fut fatal.

Sans doute par manque de moyens, mais surtout par peur de venir chez nous, le vitrier ne passa jamais. On substitua alors à ces vitres manquantes une lourde couverture noire qui occulta la lumière. En se penchant par la fenêtre, on pouvait voir l’amoncellement de toutes les poubelles des résidents de l’immeuble qui, par temps chaud, empestaient la poiscaille. En levant les yeux, on distinguait à une dizaine de mètres les nombreux faisceaux de rails qui, si on les suivait du regard, allaient mourir vers la gare de triage au bout de notre rue.

Le mobilier minimaliste de la chambre était constitué d’un lit gigogne, d’un lit deux places, d’une armoire et d’une grande table ronde qui occupait une bonne moitié de l’espace disponible.

Le plafond était maculé de nombreuses taches de moisissures toutes plus originales les unes que les autres et de diverses origines. Quant aux murs gris, ils ne portaient ni cadre ni tableau mais étaient largement peinturlurés des souillures de projections diverses comme fin de canette de bière, vodka, huile de sardine...

Le seul élément décoratif était incarné par un lustre pompeux, d’une telle envergure que les adultes qui pénétraient dans la pièce devaient systématiquement se baisser pour éviter à leur chevelure de rester prisonnière des pampilles de verre.

Ma description serait incomplète si je ne vous parlais pas des cafards gros comme des pouces et des rats d’égout qui avaient pour habitude de venir grignoter sur la table. Il faut dire que ce petit bestiaire venait se régaler des maigres reliefs des repas et des immondices que Rina laissait s’entasser au milieu de la pièce.

Je partageais ce logement avec Rina, Dorik et Oxana, l’enfant issue de leur mariage, ma demi-sœur et cadette de deux ans. Rien dans ce logement n’était prévu pour accueillir la présence de deux enfants, pas de jeu, pas de jouet, ni aucun livre. Seul un gros bonhomme de neige en plastique blanc et aux lèvres violettes trônait, inaccessible, en haut de l’armoire. Rina consentait de temps à autre à nous le prêter pour quelques instants.

Comme unique divertissement, il y avait une télévision posée à même le sol.

En pensant à cet immeuble, il serait mal venu de parler de « chez nous ». C’était vodka, jurons, débauches, scènes de ménage à tous les étages. La promiscuité était telle qu’une anecdote me revient en mémoire. Un jour, les toilettes communes étaient occupées par un des voisins qui, ivre mort, s’était endormi en se soulageant. Il se trouva qu’au même moment, j’eus moi aussi une envie pressante. Héroïquement, je me retins du mieux que je pus, mais l’inévitable arriva et tomba dans ma culotte, ce qui me valut une raclée bien sentie.

Cette chambre appartenant à Rina se trouvait dans les bas quartiers du port de Saint-Pétersbourg et c’est là que je vins m’échouer, un repère de prostituées, de dealers, de mafieux, de drogués et d’ivrognes, là où la misère sociale se dissolvait dans la vodka.

Les nombreux rats et cafards qui vivaient dans notre chambre-vivier étaient mes animaux de compagnie (pas préférés). Les rats étaient gros et noirs tout comme les cafards. Il était fortement recommandé de ne pas oublier ne serait-ce qu’un gramme de nourriture, car ces petites bêtes voraces se chargeaient de la faire disparaître en un rien de temps. Le soir venu, les rongeurs devenaient très actifs et je me souviens encore avoir eu du mal à m’endormir tant ils faisaient de raffut à se chamailler et à grignoter.

Une nuit, en dormant innocemment, je sentis une bestiole passer entre mes cuisses. Quelle horreur ! Je bondis vers le haut du lit en tirant la couverture vers moi et là en dessous je vis une grosse tête de rat culotté en train de me regarder. Sans doute, plus hardi que les autres, il avait eu l’audace de grimper tout en haut de mon lit gigogne. Une fois le fautif découvert, ce fut une tout autre histoire de le faire déguerpir...

Croire que mes nuits dans cette chambre étaient calmes et paisibles serait une grosse erreur ! Pendant mon sommeil, les cafards faisaient de grandes expéditions dans toute la piaule, au sol, sur les murs, au plafond, ils occupaient le terrain ! Haut perchée sur mon lit, je dormais la bouche ouverte en raison de la forte odeur de moisi qui m’étouffait et qui émanait des fresques humides et sales qui couvraient le plafond en stuc poreux. Une nuit, une blatte, mal accrochée au plafond, tomba droit dans ma bouche. Rêvant de nourriture (eh oui, n’en trouvant pas beaucoup dans la vie réelle, il fallait bien que j’en rêve) je croquai de toutes mes dents avec le plus grand appétit. L’insecte émit un petit crissement puis un liquide amer et nauséabond se répandit dans ma bouche. Dégueulasse ! Je me réveillai en sursaut et me mis aussitôt à cracher, mais ce liquide était gluant et des morceaux de pattes et de carapace brisées collaient à ma langue et à mes dents. Écœurement total !

Périodiquement, j’avais la chance d’être déposée par Rina à la crèche de l’arrondissement. Cet endroit était mon unique refuge. Un home toujours propre, sentant bon les produits nettoyants. Les murs étaient colorés et les pièces spacieuses, et surtout toutes les fenêtres avaient des vitres ! L’arrivée dans ce lieu était pour moi une source de joie : j’étais heureuse de quitter Rina, heureuse d’être accueillie chaleureusement par les dames de la crèche, mais triste de devoir me confronter aux autres enfants. Mon aspect, mon attitude les rebutaient. J’étais crasseuse, hirsute, couverte de poux et de bleus et habillée de bric et de broc. Ils n’hésitaient pas à me montrer leur mépris en me raillant et m’injuriant, me faisant ainsi comprendre que je ne faisais pas partie de la même espèce qu’eux, ces enfants propres, aimés, éduqués. Je restais donc plantée là dans ma sauvage solitude ou bien parfois, à bout de nerfs, je sortais les griffes.

Quand arrivait le crépuscule, tous les enfants désertaient les lieux, heureux de retrouver leurs parents et de rentrer chez eux. Quant à moi, je restais seule avec les dames. Rina m’avait une fois de plus oubliée... Alors commençait pour moi une soirée d’attente et d’angoisse. Les mauvais jours étaient ceux où Rina venait me récupérer. On entendait ses pas résonner dans l’escalier qui menait à la crèche rendue au silence. En même temps qu’elle montait les marches, la peur montait en moi jusqu’à la tétanie, car je savais invariablement que si elle n’était pas venue me chercher à l’heure, c’est qu’elle avait été retardée par une quelconque beuverie et que l’alcool avait déjà opéré. C’est alors que les dames lui reprochaient son manque de ponctualité et sa négligence envers moi. Rina, ordurière, n’hésitait pas à les insulter grossièrement tout en m’agrippant violemment par le bras. Je ravalais ma honte. Les jours où elle était trop saoule, les dames de la crèche lui interdisaient catégoriquement de repartir avec moi et lui demandaient de revenir le lendemain plus sobre et plus présentable. À ces paroles, j’étais remplie de bonheur ! Car non seulement je ne partais pas avec ce monstre, mais en plus commençait alors une douce soirée pour la petite fille que j’étais. Ces soirs-là, j’avais la chance de manger à ma faim, de dormir dans un lit bien chaud du dortoir et, cerise sur le gâteau, la dame qui était de fait réquisitionnée pour me garder toute la nuit me lisait les contes et histoires populaires russes avant que je ne m’endorme. Ces rares instants étaient pour moi comme un petit paradis sur cette terre de Russie qui comblait momentanément mon besoin d’affection.

Aujourd’hui est un mauvais jour, on m’a donné l’ordre de faire la manche et de ne pas rentrer les mains vides.

Je devais avoir environ cinq ans, c’était l’été et Saint-Pétersbourg haletait sous une chaleur étouffante.

Assise le dos au mur dans une rue passante empestant l’urine, je tendais le bras aux passants qui marchaient droit dans la rue. Devant moi, ma main formait un arc de cercle. Dans le meilleur des cas, les gens m’ignoraient. Sinon, ils me lançaient des regards noirs et méprisants. Je me sentais toute petite, écrasée par le flot continu des passants et par les barres d’immeubles gris qui me faisaient face. Après un certain temps, je ne faisais plus attention qu’aux martèlements des talons des femmes, dévoreuses d’asphalte qui passaient pressées et faisaient ainsi résonner le sol. Ce cadencement faisaient écho aux battements crescendo de mon cœur tant j’étais apeurée à l’idée de rentrer bredouille ce soir-là.

À la fin de cette journée, n’ayant rien collecté, j’hésitais à rentrer à l’appartement et c’est la peur au ventre que je pris le chemin du retour. Une nausée monta en moi lorsque je me trouvai au pied de l’immeuble. Derrière moi, j’entendais des rires d’enfants joyeux. À côté de l’immeuble où nous habitions, il y avait un square où jouaient des enfants. Je regrettais de ne pas partager leur insouciance, de ne pas faire partie de leurs jeux. À cet instant, je ne doutais point que ce qui m’attendait était un jeu de massacre dont je serais la cible. Je montai lentement l’escalier pour retarder le moment fatal de la correction. Pourtant, cette ascension me semblait encore trop rapide. Je pénétrai dans l’appartement collectif et me trouvai devant la porte de la chambre. Je me mis en devoir de frapper et de l’autre côté j’entendis les cliquetis des verrous qui me firent tressaillir. Puis face à moi se dressa Rina. Elle me questionna d’une voix sèche : « Alors qu’est-ce que t’as ramené ? » Pour seule réponse, je lui montrai mes mains vides. C’est alors qu’elle me tira violemment dans la pièce et les coups se mirent à pleuvoir.

Aujourd’hui encore, je traîne derrière moi une honte galeuse : celle d’avoir dû quémander ma nourriture ou un peu d’argent.

CHAPITRE 2 « Le soleil ne brille pas [...] pour ceux qui voudraient manger pour vivre. », Paroles, Jacques Prévert

Le soleil ne brille pas, certes, et la couleur de la faim est pour moi la couleur de l’enfance en Russie. Cette couleur est le gris : le gris de la neige souillée, des immeubles crasseux, de la bouillie qui flottait sur la Neva l’hiver. C’est aussi le gris de cette souffrance des mains et des pieds gelés et de la faim qui me tenaillait le ventre.

Comme vous le savez maintenant, Rina ne se préoccupait pas de me nourrir. Tous les jours, je me creusais la tête pour trouver de quoi manger, mon cauchemar quotidien. Mes meilleurs terrains de chasse se trouvaient être le marché et le port.

Dans les marchés, je commençais par déambuler parmi les étals avec l’œil aiguisé pour cibler mes proies. Mon regard affûté traquait le moindre faux pas des marchands et des passants. Une fois l’étal choisi, je me faisais toute discrète et la plus petite possible. Je faisais semblant de chercher quelque chose de précis, je touchais les denrées très vite et hop, ni vu ni connu, je me sauvais avec un aliment caché dans mes mains. Inutile de vous dire que je ne me présentais pas devant l’étal, mais sur le côté et dans la direction de la marche des passants pour pouvoir m’enfuir rapidement en serrant contre moi le précieux butin.

D’autres fois, emportée par mon élan, je n’hésitais pas à dérober dans les cabas que les babouchkas1, affairées à leurs achats ou distraites par leur commérage, laissaient sans surveillance. Erreur fatale qui allait leur coûter cher...

Un jour d’hiver, sans promesse, où je n’avais pas réussi à exciter la compassion des passants, je me vis échafauder une stratégie pour mettre à mon menu de la viande. Avec le début de la saison d’hiver, voler sur les marchés devenait plus périlleux. Les marchands et acheteurs étaient moins nombreux en raison du froid et les possibilités de fuir en se fondant dans la foule devenaient plus rares. Je ne pensais pas avoir l’étoffe d’une grande voleuse, j’éprouvais une faim atroce, luttais pour la vie dans ce froid pénétrant et seules ces raisons me poussaient à prendre des risques et à chaparder.

Ce jour-là, je m’avançai vers les étals ordonnés du marché, guidée par des odeurs de viandes grillées qui faisaient vibrer l’air glacé et attisaient mon appétit. J’étais comme en état de transe, j’imaginais le plaisir de mordre dans la viande juteuse (il était très exceptionnel que je puisse voler et manger de la viande) qui cette fois-ci me semblait très accessible.

Là, à ma droite, j’avisai l’étal du boucher d’où s’échappait ce délicieux fumet. Mais un cortège d’acheteurs, installés autour des broches et barbecues, n’arrangeait pas mes affaires en m’empêchant d’approcher. Je me faisais une raison, le mets tant convoité ne serait pas pour moi... Je me détournais quand la vision soudaine d’un morceau de viande crue posé devant moi comme un appât me foudroya. Je bondis en avant et arrachai ce mets irrésistible à l’étal du boucher. Puis je partis en trombe en courbant le dos pour être plus rapide et activer ma course. Je débordais d’une joie rarement ressentie. Le seul contact de cette viande sur la peau de mes mains m’enivrait de plaisir, j’allais enfin manger une nourriture pouvant me rassasier !

Tandis que je détalais à toute vitesse en direction de ma cachette, j’entendis derrière moi un remue-ménage, des cris, une bousculade. Je me retournai et vis un immense policier qui me poursuivait en faisant virevolter sa matraque au dessus de sa tête. Sa bouche écumante me lançait des injures et me gueulait l’ordre de m’arrêter. Je me disais « Débine-toi ! Débine-toi ! Et ne tombe pas ! », quand tout à coup, deux passants dressés devant moi arrêtèrent net ma course en me saisissant par les bras. C’est alors que le policier nous rejoignit : « Ce n’est pas la première fois que je te vois traîner par ici, c’est toi qui as volé la viande ? » Naïvement, je répondis que non. Cette réponse le mit en colère et il commença à jouer de sa matraque. Je tentais d’amortir les coups en baissant la tête et en levant les coudes. En vain.

Personne ne prit ma défense. Les marchands ne faisaient grâce de rien. Ils n’avaient aucune pitié ni humanité pour les enfants des rues. Nous étions de la vermine bonne à abattre.

C’est ainsi que la voleuse fut rattrapée et attrapée, que sa brève escapade se termina en illusion perdue. Une fois de plus, je n’avais rien à manger et il ne me restait plus qu’à boire mes larmes.

Il m’arrivait aussi de divaguer dans le port en quête de nourriture. Comme tous les ports du monde, celui de Saint-Pétersbourg transpirait le mazout. C’était un décor aménagé de jetées, de pontons reliés au transport routier et ferroviaire, de grues et de cargos à quai. Souvent, je traînais à la dérive sur l’aire de stockage entre les containers.

Une journée d’été, gangrenée par la faim, je traversais un pont autoroutier qui enjambait une embouchure de la Neva. Le passage incessant des bolides aveugles et vrombissants ébranlait la chaussée et mon petit corps risquait d’être raflé à tout moment. Je repérai alors sur la rive bordée de bâtiments industriels, parmi un tas d’ordures, des objets qui brillaient sous le soleil. Je dévalai la pente en prenant garde à ne pas me blesser sur les nombreux morceaux de verre qui hérissaient le sol. À la surface de l’eau épaisse et parsemée de plaques d’huile, je vis flotter des poissons. Je m’accroupis sur le bord et tendis mon bras pour pêcher ces animaux grands comme ma main, raides et aux yeux blanchis. Je les lavai vivement dans l’eau pour en faire tomber la vase. Malgré cette minutieuse toilette, ils restaient visqueux. Affamée, je mordis quand même dans leur flanc pourri et un liquide répugnant se mit à couler de mes lèvres puis goutta le long de mon menton. Leur chair avait plus un goût d’hydrocarbures que de poisson et leurs arêtes étaient molles.

Cette pêche fut loin d’être miraculeuse, mais elle me permit un temps d’apaiser ma faim dévorante.

La faim me rendait très opportuniste. J’ai le souvenir d’avoir accompagné Rina à un rendez-vous chez des personnes qui n’avaient pas d’enfant, mais qui possédaient un chat. Leur niveau de vie était bien plus élevé que le nôtre. Je revois un vaste appartement, des meubles en bois ciré et des tapis multicolores tendus aux murs.

Les adultes discutaient dans le salon quand je décidai de me diriger vers la cuisine. Elle était équipée comme celles que je voyais à la télévision. Sur un sol impeccablement lavé, je remarquai la gamelle du chat remplie de croquettes. Instinctivement, je m’abaissai pour les dévorer. À quatre pattes, je remplis ma main que je portai ensuite à ma bouche. L’aliment d’une saveur « poisson fumé » se révélait être très salé, très sec et dur à croquer. Ces croquettes cruciformes ne fondaient pas, mais en quelques minutes formaient une pâte molle et bourrative que je parvenais difficilement à avaler. Mauvaise surprise ! La consistance de l’aliment ralentissait ma déglutition et amplifiait ma trouille d’être prise en flagrant délit...

La gamelle enfin vidée, j’entendis un bruit au dessus de ma tête. Je levai les yeux et là, un gros matou roux, perché sur le haut du placard, telle une sentinelle, me surveillait. Il posait sur moi un regard dégoûté, supérieur et dédaigneux qui semblait dire « Je ne ferai pas l’effort de disputer ce repas à cette créature pitoyable, je préfère tout lui abandonner. » La vérité de cet instant, si difficilement recevable, c’est que j’étais devenue moins qu’un animal. Sentiment d’infériorité absolu. Vous me diriez, et les adultes dans tout ça ? Aucun d’entre eux présents à cette soirée ne m’avait évité cette humiliation : nul ne s’était préoccupé de moi.

J’avais trouvé un autre remède pour apaiser ma faim, le papier journal.

L’idée d’en manger me vint un jour que j’étais aux toilettes en voyant les feuillets de journaux qui faisaient office de papier hygiénique. Mais pas question de toucher à ces derniers ! Cette pensée me rebutait... C’est alors que, rentrée dans la chambre où était Rina, je décidai de déchirer discrètement un petit morceau de papier. Puis, je montai en haut de mon lit et là, cachée sous la couverture, je découpai le papier en petits fragments que je mastiquai les uns après les autres tout en imaginant me régaler de bons plats. Au bout de quelques minutes, ils se transformaient en une purée de cellulose que j’avalais d’un seul coup. Ce papier ingurgité gonflait dans l’estomac et me rassasiait pour plusieurs heures. Je ne comprenais pas pourquoi Rina me traitait de menteuse, moi, petite fille de Russie, nourrie à la Pravda2 !

Tous ces substituts d’aliments me sauvaient momentanément de la faim.

Mais les jours de jeûne implacable, la faim me tenaillait à chaque heure, emplissant ma bouche de vagues acides et ma tête de migraines vertigineuses. Cette faim tyrannique dilatait mon estomac supplicié, torturé par des nausées incessantes. Les plaintes de ce ventre vide jamais entendues me donnaient l’impression que mon corps était épuisé, enserré par des fils barbelés aux pointes brûlantes dont les pics acérés transperçaient ma peau fiévreuse. Mon corps était soumis à ce besoin tenace de manger. Les jours de faim étaient des jours sans fin où malgré la fatigue, je restais éveillée sans aucun refuge dans le sommeil, engloutie dans cette sensation obsédante.

Cette compagne ordinaire de mon enfance en Russie reste un souvenir des plus douloureux. Au détour de mes promenades nourricières, il m’est arrivé, lorsque mon ventre criait famine, de lécher des troncs d’arbres pour en recueillir sur ma langue la sève doucereuse, de glaner des baies rouges et vernissées des rosiers des squares et de sucer les stalactites qui perlaient le long des grilles des ponts métalliques. Tous ces petits manèges pour tromper la faim. En voilà une drôle d’expression ! Car s’il y a une sensation qui ne trompait pas c’était bien celle-là !

Un soir, oubliée comme un colis trop lourd à la consigne, j’errai dans une galerie commerciale désertée. Parfaitement seule, silencieuse et affamée, quand une dame bienveillante, une gentille, avec de la générosité en réserve, me proposa un sandwich tout en me caressant la tête. Quelle belle surprise et quel délice !

Il advint aussi un soir d’hiver où Rina m’emmena voir une de ses connaissances. J’ai le souvenir d’un homme grand, brun, avec un large sourire animé par une dent en or. Il me regardait avec bonté. Installé dans la cuisine, tout en conversant avec Rina, il prit l’initiative de remplir une petite cuillère de sucre qu’il fit chauffer sur le réchaud à gaz. Une fois le sucre transformé en caramel, il me tendit la cuillère. Une sucette de fortune bienvenue !

Dans ma détresse, ces gestes de compassion me laissaient entrevoir un monde meilleur et me confortaient dans ce sentiment profond : celui de m’être fourvoyée dans cette famille, que définitivement Rina ne pouvait être ma mère, qu’il y avait une terrible erreur sur ma parenté et surtout qu’un ailleurs m’attendait où je serais enfin à ma place.

1. Grands-mères, vieilles dames russes

2. Journal russe, traduit par « Vérité ».

CHAPITRE 3 Pourquoi et comment adopter ?

Sarcelles, ville nouvelle, berceau de mon enfance. J’y vécus mes onze premières années.

Cette cité accueillait de nombreux migrants issus de diverses diasporas planétaires, postulants à la paix et à la démocratie. Ma famille et moi habitions dans un immeuble proche de la synagogue et notre voisin de palier en était le rabbin. Mes camarades de jeu dans ce quartier se trouvaient donc être d’origine ashkénaze et séfarade. Enfants ou petits enfants d’exilés et de déportés, leurs histoires familiales étaient tragiques. Aussi, l’irruption de leurs souvenirs douloureux venait souvent contaminer nos jeux d’enfants.

Je me souviens plus particulièrement de la mère de mon meilleur ami, Marc, qui résidait dans une tour faisant face au balcon de notre salle à manger. Cette femme était belle, grande, mince, aux yeux bleus avec de longs cheveux blonds dorés qu’elle portait nattés dans le dos. Elle me faisait penser à ces beautés de l’Est, danseuses ukrainiennes qui posaient fièrement avec les Cœurs de l’Armée Rouge sur la pochette du 33 tours de mon père. Elle n’avait pas comme elles dans l’œil le pétillement de l’étoile du soviétisme triomphant mais un regard triste où rôdaient encore la peur et la détresse. Enveloppée d’un peignoir de soie bleu ciel, dépressive, elle vivait recluse dans cet appartement en compagnie des photos de ses chers disparus. Elle, orpheline de guerre, l’unique survivante de sa famille victime de la Shoah, elle restait enlisée dans ses souffrances, qu’elle ressassait avec un accent plaintif et roulant et que sa nouvelle vie dans cette ville nouvelle ne pouvait faire oublier.

À mes neuf ans, ma classe de babyboumeuses (la mixité n’était pas encore de rigueur), déjà surchargée, vit arriver trois petites filles vietnamiennes complètement désemparées. Il semblait que notre classe curieuse et volubile produisait sur elles une singulière impression. Se tenant par la main pour se donner du courage, elles tressaillaient à chacune de nos questions. Notre maîtresse nous expliqua qu’elles avaient subi de terribles épreuves pendant la guerre du Viêt Nam. Et, sans père ni mère, elles venaient rejoindre un parent déjà réfugié, grand-père, tante, cousin éloigné... Elle nous les confia en nous recommandant de faire preuve d’indulgence et de les accompagner gentiment dans leur intégration. Ces paroles avaient pour moi une grande valeur et bien que petite, je mesurais à quel point tout le monde ne partageait pas la même chance que moi d’être née ici en France à cette époque.

La guerre du Viêt Nam, moi, je la feuilletais assise sur le tapis rouge du salon à travers les photos choc de la revue Match que nous recevions à la maison. L’actualité journalistique tenue jusqu’alors à distance déboulait brusquement dans ma classe et s’incarnait à travers la présence et les témoignages de ces petites filles. Ce soir-là, en rentrant de l’école, je me suis fait la promesse solennelle que si des enfants souffraient encore d’abandon dans ce monde, lorsque je serais grande, je voudrais être pour eux un secours, une famille.

Et puis, l’héritage familial m’avait lui aussi inoculé très tôt l’idée de l’adoption. Mon grand-père maternel aimant et aimé, humble héros de la Première Guerre mondiale, résistant à la Seconde, militant acharné, défenseur des droits des peuples, fut abandonné dès ses trois jours de vie par sa mère. Enfant illégitime, il fut recueilli et élevé par son oncle et sa tante. Il fut un autodidacte méritant, un homme tolérant et généreux : je l’adorais.

En somme, mon itinéraire personnel et l’expérience léguée par mon grand-père m’avaient influencée et rendue sensible à ces situations d’abandon et d’adoption. Dès lors, cette promesse enfantine ne me quitta pas et, au contraire, elle fut nourrie par les années qui suivirent.

Le recours à l’adoption n’était pas une fin en soi (recueillir un enfant était mon vœu de petite fille) mais je désirais aussi avoir des enfants biologiques. Cependant, suite à des examens gynécologiques, il avait été établi que je serais contrainte de passer les neuf mois de ma première grossesse alitée. Entre la contrainte et la fuite, mes compagnons n’ont jamais hésité : ils ont choisi d’aller voir ailleurs. Forte ou faible de ces expériences, il s’édifia en moi une prise de conscience salutaire : je mènerais ce projet en qualité de mère célibataire.

À présent, il fallait transformer l’essai. Dès mes trente-cinq ans, je me lançais dans la longue marche ou plutôt la longue démarche, celle de la constitution de mon dossier d’adoption en vue d’obtenir un agrément des services de l’aide sociale à l’enfance de mon département de résidence. Agrément qui me permettrait de prétendre légalement à l’adoption. Je savais que la procédure serait longue et compliquée et en aucun cas inférieure à neuf mois, délai imposé par l’administration correspondant aux neuf mois de la gestation maternelle.

L’enjeu était de taille, aussi, je m’appliquais à fournir les pièces administratives demandées justifiant des garanties matérielles, morales, éducatives et familiales ainsi que les attestations certifiant ma bonne santé physique et mentale.

Ensuite, je devais définir quel serait mon projet d’adoption. Il faut savoir qu’en France, le droit d’adopter était donné aux célibataires, mais qu’en aucun cas il ne leur serait confié un enfant abandonné ou pupille de l’État. Mesure discriminatoire ! Donc, il allait de soi que je m’orientais vers l’adoption d’un enfant d’origine étrangère, âgé de six ans maximum (j’étais soucieuse de sa scolarisation) et pouvant être porteur d’un handicap léger. Priorité serait donnée à la connaissance précoce de son adoption, au respect de son passé et de son origine. Puis vinrent les enquêtes sociales auprès de mes proches et de mon entourage. Je trouvais parfois cet exercice humiliant. Connaissant la précarité des apparences, comment pouvais-je accepter que l’avis d’un chef de service ou d’un collègue puisse aider ou contrevenir à la réalisation de ce projet si intime ! On sollicitait aussi plus ou moins l’adhésion de ma famille. Du reste, un de mes frères dut s’engager par écrit à prendre en charge l’enfant au cas où je serais dans l’incapacité de l’élever.

Pas de place pour l’improvisation ! L’instruction du dossier se terminait par des entretiens sociaux et psychologiques. Les entretiens sociaux furent les plus marquants et les plus enrichissants. Les assistantes sociales, professionnelles de terrain, se trouvaient quotidiennement confrontées au spectacle de familles éclatées où des femmes sans moyens financiers ni soutien familial étaient contraintes d’assumer seules et sans l’avoir choisi l’éducation de leurs enfants. Elles voyaient plutôt d’un bon œil et sans aucune objection ni préjugé qu’une jeune femme célibataire entourée, autonome, indépendante financièrement et ayant des qualités éducatives, puisse mener à bien un tel projet d’adoption. Elles étaient indéniablement favorables à cette démarche. Mon célibat n’était pas sujet à délibération. À l’inverse, le psychologue avait jugé que mon célibat, directement lié au divorce de mes parents, aurait pour corollaire une incapacité à aider un enfant adopté à se construire une identité. Le verdict de ce psychologue me valut le refus de l’agrément. J’étais à la fois très en colère et malheureuse.

Très vite, je rebondis et bien qu’indignée, je m’efforçais de rester diplomate en rédigeant mon recours. Dans celui-ci, j’expliquais que le divorce de mes parents (père ayant quitté le domicile conjugal) n’était évidemment pas sans incidence sur mon parcours personnel, mais qu’en l’occurrence je ne pouvais en être rendue coupable ni tenue responsable.

« Tu n’as pas eu une famille construite, tu ne pourras pas construire de famille ; autant me condamner à la double peine. » Puis, j’arguais du fait que nos sociétés réclamaient à la mère de donner un père à ses enfants (perpétuelle condamnation des mères célibataires) et que ces mêmes sociétés bien-pensantes ne rechignaient pas, lorsqu’il s’agissait de déclarer des guerres, de grossir de ce fait les bataillons de veuves esseulées et d’orphelins.

Faire un recours supposait recommencer la totalité de la procédure avec de nouveaux intervenants et j’ignorais bien sûr mes probabilités de réussite (un seul recours était permis, je jouais mon va-tout). L’enquête sociale arriva aux mêmes conclusions que la précédente. Quant à la nouvelle psychologue, qui n’était pas adepte de la prédestination, elle infirma l’évaluation de son confrère. Je me souviens lui avoir confié lors d’un entretien combien j’avais trouvé injuste le rapport du psychologue et d’avoir dit que si des enfants issus de parents divorcés n’étaient pas en mesure, compte tenu de leurs antécédents, d’être de bons parents, qu’en serait-il alors des enfants adoptés.

Printemps 1996, j’obtenais enfin mon agrément. J’étais donc à présent candidate à l’adoption. Cet agrément me reconnaissait la possibilité d’adopter et était légalement indispensable, mais en aucun cas il ne me donnait le droit automatique à ce qu’un enfant me soit confié. Dans un second temps, il fallait donc proposer ma candidature auprès de certaines œuvres ou associations listées et validées par le département qui m’avait donné l’agrément. Durant la procédure, j’avais pris contact avec des fédérations et associations de familles d’adoption qui me donnèrent des conseils et où j’eus l’opportunité de rencontrer des parents adoptifs (couples et célibataires) et leurs enfants. C’est lors de ces échanges que j’appris que dans mon département de résidence, les célibataires avaient systématiquement dû faire un recours auprès du Président du Conseil Général, ce qui heureusement n’était pas le cas dans toute la France.

Je devenais de plus en plus consciente du temps que prendrait l’aboutissement de mon projet car de nombreux pays fermaient leurs frontières aux célibataires adoptants. À cet instant, je ne pensais pouvoir prétendre qu’à une adoption auprès de l’Afrique ou du Viêt Nam. Rien ne laissait présager alors que mon enfant viendrait d’une tout autre destination.

De l’aveu de mon petit réseau de parents adoptifs célibataires et expérimentés, le profil idéal de l’adoptant pour un grand nombre d’œuvres était une personne âgée de trente à quarante ans, vivant en couple hétérosexuel, mariée de préférence et ne pouvant avoir d’enfants biologiques. Les très jeunes enfants en bonne santé leur étaient le plus souvent réservés. Pour résumer crûment, pour les parents conventionnels, on gardait « le haut du panier », quant aux célibataires, ils faisaient office de « parents pauvres » dans la grande course à l’adoption.

À juste titre, on aurait pu imaginer un choix opposé. Que l’excellence du couple hétéro, image classique de la famille, avait plus de chance de réussir dans la prise en charge d’enfants en plus grande difficulté. Que nenni, c’était précisément l’inverse.

Mon intention n’est pas de confronter l’une ou l’autre démarche, mais de mettre en relief le préjudice subi par les parents « non traditionnels ». Le débat sur l’adoption d’enfants par des parents célibataires (et aujourd’hui de couples homosexuels) est un débat hypocrite. Comme s’il suffisait d’être un couple hétéro pour être labellisé parents exemplaires ! Quid des couples ayant divorcé après une adoption ? J’en ai connu. Le couple lui aussi est éphémère. Un modèle parental culturellement reconnu n’est pas un convertisseur en parents aimants, il ne métamorphose pas l’individu. « Le bon père » ou « la bonne mère » n’attendent pas d’être mariés, pacsés, célibataires... Le rôle de l’adoption est de donner une famille où puissent s’établir des liens affectifs avec des enfants qui n’ont personne.