Vie et mort d'un fumeur de joints - Olivier de Vitton - E-Book

Vie et mort d'un fumeur de joints E-Book

Olivier de Vitton

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Beschreibung

Pourquoi fume-t-on et comment se débarrasser d'une dépendance à la drogue ?

« Vingt mille joints ; une bagatelle, n’est-ce pas ? En somme, c’est ce que j’ai fumé, grossièrement, à la pelle, à raison de quatre joints quotidiens quinze années durant. À déraison, devrais-je dire. De mes 17 à mes 32 ans. Puis j’ai arrêté. Arrêté net. » Le cannabis est la drogue, après l’alcool, la plus consommée en France. Elle touche près de 4 millions de personnes, dont un million en ferait un usage problématique. Les jeunes Français seraient même, à l’âge de 16 ans, les premiers consommateurs d’Europe. Comment sortir d’une consommation toxique ? Comment parvenir à se défaire d’une mauvaise habitude ? Quels sont les effets du cannabis sur le corps et le cerveau ? Quelles sont les principales étapes du deuil ? Et d’abord, pourquoi fume-t-on et comment s’installe la dépendance ? Par un cheminement dynamique qui aborde des aspects pratiques autant que théoriques, Olivier de Vitton nous amène vers une plus grande liberté. Cette libération, et pas seulement de la weed, croise réflexions philosophiques, récits de vie et journal d’arrêt. « L’objectif n’est pas de contrôler sa toxicomanie en diminuant sa consommation, en modérant son emprise sur notre vie (...) L’objectif est de lui faire la peau, elle qui nous a dérobé une partie de notre existence. Elle ne mérite pas autre chose. »
Ce livre nous invite à traverser les épreuves et surmonter les illusions pour troquer, dans un mouvement de vie réconcilié avec le réel, le joint pour la joie. Et en sortir grandi.

Ce témoignage, entrecoupé de réfexions philosophiques et de récits de vie, pointe les dangers et les illusions qui entourent les addictions et invite à se libérer complètement de cette emprise.

EXTRAIT

Arrêter de fumer le cannabis n’est pas non plus une simple question de volonté. Du moins, pas véritablement. C’est davantage une question de « déclic » et ce déclic a peu de choses à voir avec la volonté. Ce déclic est lié à des prises de conscience qui agissent en profondeur et en deçà de la volonté. Ce sont, précisément, ces différentes prises de conscience qui vont guider la volonté sur le chemin de l’arrêt. C’est un sursaut. Et même un sursaut existentiel. Ce qui fait obstacle à l’arrêt, c’est la représentation de l’arrêt, pour ainsi dire les images et les idées que l’on s’en fait. S’il était seulement question de « volonté », cela serait formidablement difficile. Cela serait une épuisante lutte que l’on aurait toutes les chances de perdre. La volonté, c’est toujours celle de l’autre. Parce que la force de la volonté lutte contre autres choses en soi, contre d’autres forces contre lesquelles elle s’oppose, qu’elle combat et qu’elle, de façon paradoxale, nourrit et reconduit sans trêve. Se placer sur le seul plan de la volonté est annonciateur d’une grande adversité. Ce travail sans répit est une véritable torture que s’inflige celui qui croit pouvoir, à la seule force de sa volonté manifeste, séparer des océans. Or ce n’est pas dans cette pluralité que l’on gagne, mais en acquérant une « unité ». Cette unité garantit la réussite, puisque dès lors c’est en entier que l’on opère et amène le changement. Les grandes révolutions sont souterraines et silencieuses.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Les descriptions sont vivantes, on se laisse amener le long du chemin, dans les creux et les sommets, sans jamais savoir ce qui se prépare au tournant. [...] J'ai immédiatement accroché avec ce livre qui mérite d être lu. Le rythme est vif et la réflexion, stimulante. Sa lecture laisse des traces. - PierreVi, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des études en école de commerce (EM Lyon) et en philosophie (Paris-IV Sorbonne), Olivier de Vitton est actuellement Consultant SEO, Rédacteur Web et féru de cryptomonnaies ; par ailleurs, il voyage souvent, roule à moto et escalade des montagnes.

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© La Boîte à Pandore

Paris

http ://www.laboiteapandore.fr

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ISBN : 978-2-39009-354-1 – EAN : 9782390093541

Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisation écrite de l’éditeur.

Olivier de Vitton

Vie et mort d’un fumeur de joints

« Qu’il nous plaise ou non d’en convenir, nous sommes des plantes qui, s’appuyant sur leurs racines, doivent sortir de terre, pour pouvoir fleurir dans l’éther, et y porter des fruits. »

Johann Peter Hebel

Avant-propos

Vingt mille joints ; une bagatelle, n’est-ce pas ? En somme, c’est ce que j’ai fumé, grossièrement, à la pelle, à raison de quatre joints quotidiens quinze années durant. À déraison, devrais-je dire. De mes 17 à 32 ans. Puis j’ai arrêté. Arrêté net. Ce livre est d’abord le témoin de cette expérience. 17 à 32 ans : des années fondamentales dans une existence. Mais c’est plus qu’un témoignage, parce que ma formation en philosophie apporte des considérations qui dépassent ce seul cadre.

Cette réflexion sur une libération qui était loin d’être acquise et que je n’aurais pas crue possible six mois auparavant, m’a permis de faire émerger une méthode. Pas à pas, à ma conscience se sont révélées des pistes, comme autant de marches d’un escalier sombre, mais de moins en moins, qui m’ont conduit somme toute assez naturellement vers la lumière. Arrêter la weed, ce dessein a esquissé une méthode qui a fonctionné pour moi et qui pourrait servir d’autres que moi. Ce cheminement s’est mué en essai de développement personnel. Un guide. Le cannabis en constitue le noyau central et la raison.

Je n’ai pas cessé le cannabis du jour au lendemain, comme ça, ex nihilo, et mes précédentes tentatives s’étaient toutes soldées par des échecs. Jusqu’à la bonne tentative. Jusqu’à la réussite. Auparavant, je n’étais pas prêt. Je n’avais pas le bon état d’esprit. Celui qui vous donne le sentiment de pouvoir déplacer des montagnes, celui qui donne des ailes et vous fait croire que tout est possible ; celui qui permet de se débarrasser de ses entraves. Celui qui, vous restituant votre autorité, vous y autorise. Cet état d’esprit s’est forgé de façon progressive, au fil de mes expériences de vie, parfois douloureuses. Cet « état » d’esprit n’est pas un état, c’est un mouvement. Aussi n’est-il jamais acquis en définitive. Il est toujours à conquérir, à maintenir avec douceur et fermeté comme une chose délicate et précaire, mais heureuse. C’est un état à soutenir, sans cesse à alimenter. Ainsi va la vie.

Rompre avec cet enfumage quotidien si réducteur de soi n’est pas d’abord le fruit d’un effort particulier de « la volonté ».

Je ne vis pas comme un sacrifice le fait d’avoir arrêté, je le vis comme une libération.

Ces prises de conscience qui aboutissent au « déclic », j’entends les partager avec vous, lecteur, mon semblable. Le partage de ce dégagement, ou de ce désengagement, peut faire gagner d’importantes années, car la vie est courte et les années, précieuses.

Ce livre, enfin, est issu d’un constat : il existe une foisonnante littérature relative au cannabis, mais rien de véritablement pertinent pour qui souhaite un guide à l’arrêt. Il y a des choses, en abondance, sur les effets du cannabis, sur sa toxicité du point de vue des médecins et des psys (des points de vue extérieurs, donc), sur la légalisation, la culture, l’histoire, le marché noir, la société, etc. Mais des accompagnements pour arrêter à partir de l’expérience du fumeur lui-même (un point de vue intérieur) sont très rares, voire inexistants. À cet endroit-là, de l’intérieur, il y a en effet un vide. On ne trouve que des positions en surplomb, alors qu’il y a un besoin manifeste, alors qu’il s’agit de partir de ce vide même. S’y appuyer, si possible, sur ce vide au cœur duquel se constitue et se cristallise la consommation problématique. Il y a plus d’un million de fumeurs réguliers en France.

Ce constat, je l’ai fait alors que je perdais courage quant à l’écriture de ce livre. Cela faisait de longs mois que je m’étais libéré du cannabis, et je saturais : ce bouquin m’obligeait à y revenir sans cesse. J’en avais assez. Je voulais passer à autre chose. Déjà, mon esprit était ailleurs, dans d’autres projets. Alors que ce livre m’avait accompagné et aidé dans mon arrêt, j’éprouvais désormais le sentiment pénible de le traîner comme un boulet. Le constat d’un relatif vide littéraire sur la question à partir de l’expérience d’un fumeur m’a encouragé. Et puis, je répugne à ne pas finir ce que je commence. Surtout, j’ai compris l’importance, à mes yeux, de finir. J’ai saisi la nécessité d’achever cette écriture pour parachever le travail de délivrance. Ce projet de vie (vivre sans cannabis) est lié à ce texte qui le signe et le contractualise en quelque sorte. Ils se sont renforcés l’un l’autre, aussi l’achèvement devait être total, sans quoi il serait un échec. À coup sûr, me remettre à fumer serait raturer le texte, l’avorter même. Et le laisser en plan reviendrait, avec son cortège d’inachevé, de désappointement, d’amère solitude, à renouer avec les douces, enveloppantes, léthargiques, volutes cannabiques. Je n’avais donc plus le choix (mais l’avais-je eu un jour ?). Pour en finir, il me fallait opérer cette déliaison jusqu’au bout. Le texte tiendrait tout seul, autonome, sans moi. Tout comme je tiendrais, seul, sans lui, et sans cannabis. Ou alors, rien de tout cela ne tiendrait.

Se libérer du cannabis appelle un discours nouveau, une élaboration nouvelle de la pensée, tant il est vrai que notre vie n’est pas dissociable de ce que l’on pense de la vie, même si la pensée et la vie sont deux choses distinctes. Vie et pensée se nourrissent l’une l’autre ; la pensée ouvre à des expériences et la vie donne à penser. Le soin dès lors doit être complet, corps et esprit, puisqu’est vitale l’unité du corps et de l’âme. Le soin suture cette unité. Une union que la consommation de cannabis tend à détruire, à dissocier. Enrayer cette habitude passe ainsi par un nécessaire renouvellement de soi. Ce renouveau se fera par l’acceptation progressive de la différence, par l’affirmation d’un devenir-autre, c’est-à-dire un devenir non entravé par le cannabis, un devenir avec une autre présence.

Pour dire simplement et en peu de mots le principe de cette méthode qui fonctionne et que je souhaite partager avec vous, partons de ce que l’on a coutume d’entendre : « Quand on veut, on peut ». Ce sont les mots d’ordre d’un volontarisme souvent culpabilisant pour qui ne parvient pas à démontrer, par ses actes, la force de sa volonté. Que la volonté soit utile est indéniable, mais seulement dans une certaine mesure. Avant la volonté, c’est le « pouvoir » qui décide, tant la volonté elle-même est déterminée. Aussi faudrait-il dire : « Quand on peut, on veut ». Et c’est ce « pouvoir » qui est à travailler. Ce n’est donc pas la volonté, mais « la volonté de la volonté », autrement dit ses déterminations, ses conditions, qui feront l’objet de toute notre attention. Dans la vie, on fait ce que l’on peut, pas ce que l’on veut. Travailler le pouvoir, ou plutôt la puissance, pour ne pas être impuissant, pour ne pas être démuni face à tel ou tel projet, voilà la tâche qui nous incombe. Avant même de faire, être capable de faire. Et c’est alors sans difficulté insurmontable que l’on défera ce poison lent, le cannabis, que l’on abattra le voile d’illusion dont il couvre nos vies, couvertures ici, là, ailleurs, et illusions dont nous sommes tous, d’une façon ou d’une autre, les thuriféraires1.

1. Le thuriféraire est celui qui, dans un culte, porte cet encensoir qui enfume l’espace et brouille odorat et vision. Ici, par extension, les « adorateurs » [de l’illusion].

I - Pourquoi ?

Une soirée ordinaire

ENFIN tranquille ! Ça y est : le moment tant attendu est arrivé. Je suis rentré. Il est 19 h 30. Je roule mon joint. Avec frénésie. La journée a été longue, il est vrai. Et pénible. J’en trépignais d’impatience. Un bon joint de marijuana, rien de tel pour se poser. Pour décompresser. Affalé dans mon canapé, j’active le « mode avion » du téléphone. Le « mode avion », déconnexion au monde. Y ajouter l’agrément de quelques pétards, quelle évasion, quel pied ! Tant pis si Chloé, ma compagne, cherche à me joindre : ce soir, je prends la soirée. Rien que pour ma gueule. Seul au monde. Tranquille. Comment ferai-je quand nous habiterons ensemble ? Fumer auprès d’elle ? Attendre son sommeil ? Je balaye les encombrantes spéculations. Pour l’heure, ça y est : j’actionne le briquet d’où jaillit la flamme qui allume la précieuse substance. J’aspire profondément dessus, avide d’enfin retrouver cette merveilleuse sensation de détente et de fiévreuse excitation à la fois. Cette sensation où tout s’exacerbe, où mon esprit carbure à folle vitesse, où je vois clairement les liens et les choses. Où l’euphorie efface toute fatigue, toute lassitude, tout ennui. Je tire et je tire sur le joint. Ça y est : mécaniquement, les puissantes volutes s’emparent de mon cerveau. Quel apaisement ! Quelle détente ! Le temps s’étire pour ne laisser place qu’à la pointe de l’instant, là où tourbillonnent les rêveries et les idées. Dans ma tête, un feu d’artifice surgit et retentit jusqu’à ses plus ténues ramifications. Encore et encore. Je suis éclaté. Cette ivresse cannabique est une extase. Je sors de moi. Je m’agrandis. Me voilà homme augmenté. Quelle plénitude ! Tout est limpide et cette clarté m’inspire un orgueil démesuré. Je suis l’éclat. Cette orgie spirituelle me rend presque semblable à un dieu. Couleurs, sons, conceptions, tout est enchevêtré et fabuleusement agencé dans mon esprit créateur allumé et rendu si réceptif ! Esprit ardent qui se jette et se saisit de tout, faisant de l’ordinaire quelque chose d’extra, dénichant dans le banal du sublime, injectant dans la morne quotidienneté des sensations prodigieuses ; impulsion de mirobolantes intensités dans la sinistre routine.

Allégresse ! L’existence s’allège de façon incroyable, soulagée de cette chape de plomb, de stress et de quotidien affligeant, insoutenable. Le désastre devient bonne étoile. Affranchi de la gravitation, je m’envole pour la galaxie.

Ce crépuscule dans l’esprit, entre chien et loup, aiguise et donne du relief à toute chose. Ombres et lumières dansent follement sous les feux cannabiques.

Cette exaltation éveille mon appétit : j’ai une faim d’ogre. La fameuse « fonsdalle » du fumeur, contraction de « défonce » et de « dalle ». Je sors, non sans peine, de ma corporelle indolence et me dirige vers le frigo. Rien. Encore oublié de refaire des courses. Et merde. Bon, de toute façon nul courage ce soir de cuisiner un truc. En quelques clics, je commande une pizza et deux bières. Il me faudrait cesser cette manie ruineuse à double titre, santé et finances. Mais la volonté sous influence du cannabis n’est pas de taille à lutter contre ces pulsions qui incitent à commettre ce que, sobre, l’on ne fait pas.

L’interphone sonne. Le livreur. Ça va, la défonce ne m’a pas encore aspiré dans son trou noir. Je peux gérer.

Je gère.

La pizza US XXL étale ses arguments. Triple steak, cheddar, cornichons. Magnifique ! J’attaque une bière. Mon gosier est asséché. Fraîcheur pétillante, caresse de bonheur.

Quelle soirée formidable !

Je roule un deuxième joint. Avec la pizza et les sensations avivées par l’herbe, ça s’annonce phénoménal. J’aurai l’impression d’absorber un met succulent et d’une finesse sans pareille. Les saveurs, en bouche, vont se déployer infiniment.

Je me dis que c’est le dernier joint, ou peut-être en ferais-je encore un, un dernier, avant de dormir, mais pas plus. Car les réveils sont de plus en plus difficiles ces derniers temps. Et je mets deux longues heures le matin à m’extirper de ce brouillard des cannabiques turpitudes de la veille. À propos, un collègue m’a récemment fait remarquer : « Olivier, t’as l’air crevé en ce moment. Ressaisis-toi, tu sembles un peu absent ». Faire attention à cela. Je m’étais promis, pourtant : en semaine, pas plus de deux joints le soir. Mais, je ne m’y tiens pas. Quand on commence, difficile de parvenir à s’arrêter, tant le joint appelle le joint, tant l’excès par nature dépasse la limite, en pose une nouvelle et la dépasse derechef. L’« esprit du joint » est malicieux et toujours plus fort que soi. Baudelaire, dans Les paradis artificiels, décrit avec justesse cette nature faible, et faible en cascade, pour ainsi dire, de l’homme face à ces substances qui s’emparent de sa volonté et la déterminent en profondeur : « [l’esprit humain] ne croit jamais se vendre en bloc. Il oublie, dans son infatuation, qu’il se joue à un plus fin et plus fort que lui, et que l’Esprit du Mal, même quand on ne lui livre qu’un cheveu, ne tarde pas à emporter la tête ».

La pizza a disparu. Je l’ai dévorée. Sans même m’en apercevoir.

Dans un sursaut, je consulte l’heure. Le téléphone affiche 1 h. Déjà. À la dérive dans l’extravagante excursion, les courants d’idées emportent, encore et encore, et court-circuitent tout sens de la temporalité. J’ai parcouru des tas de sites, lu des choses, vu des vidéos. Et je ne saurais dire, après coup, sans un édifiant effort de mémoire, ce qu’elles étaient exactement, ces choses vues et lues. Perché sur l’arête du temps, mon esprit envoûté par le joint ne retient plus rien, il vit dans un perpétuel présent.

Sentiment d’éternité.

Chaque objet extérieur (mot, mélodie, phrase, couleur, objet, ombre, lumière, forme), chaque captation est un tremplin qui fait bondir en mon esprit mille associations. Tout devient déformé et fascinant. Par une transposition étrange et singulière, on se désagrège et on incarne toute chose perçue par notre esprit, on se répand au-dehors ainsi que la fumée de notre joint, à tel point qu’il nous arrive d’attribuer au joint que l’on fume la mystérieuse faculté de nous fumer. Mais, à cette haute voltige étourdissante que l’on subit de plein fouet et dont les effets infusent le sentiment d’être un dieu, nous délivrant de notre condition d’homme, transportant sa puissance créatrice sur toute chose, s’ensuit une assommante torpeur.

À l’exultation succède un foutraque engourdissement. Stupeur. Là où tout était légèreté et énergie tourbillonnante, là où l’on se sentait la force de déplacer des montagnes (sans le faire, bien évidemment), là où notre esprit universel voyait toute chose, alors, peu à peu, tout se rétrécit. Et l’obscurité tombe, tel un épais et lourd rideau qui borde et réduit l’infini. Le spectacle est terminé. Épuisé de trop de sensations, de trop de conceptions, on s’écrase dans le néant. Le dieu qui volait devient pierre, lourde et sans âme, accroupie et ramassée au milieu de nulle part.

Mon expérience

J’ai commencé à fumer du cannabis à l’âge de 17 ans et j’ai cessé à 32 ans. Quinze années de consommation donnent approximativement vingt mille joints. Cela semble colossal ; c’est une moyenne de quatre joints par jour. Chaque jour, tous les jours. Alors oui, il y a des week-ends où je dépassais allègrement les quatre joints quotidiens, mais il y a aussi eu des jours, par-ci par-là, et des petites semaines, où je parvenais à m’abstenir. Aux moyennes, le fumeur préfère les extrêmes. La moyenne occulte les disparités.

Voilà trois années que je ne fume plus.

Ce parcours peut-il insuffler de l’espoir à ceux qui en manquent ?

« Abstinence » : un mot dangereux qui désigne l’action de s’interdire l’usage de quelque chose. Mieux vaut ne pas se situer dans la privation. « Aime, et fais ce que tu veux ! » disait Saint Augustin. La tonalité affective, son empreinte, importe davantage que les représentations, que les desseins, que la volonté. S’interdire quelque chose, s’en priver, tel est le meilleur moyen d’y succomber ! Les représentations nous font des farces et se jouent de nous ; qui n’a pas constaté, dans la vie courante, non sans amusement et un brin de tristesse, combien la suraffirmation d’un objet relevant d’un interdit, ou d’une obligation — l’autre face de la même pièce —, signale une effroyable obsession. « Abstinence » : se tenir dans l’absence de. Or, se tenir dans cette absence, c’est se positionner en fonction ; c’est inéluctablement renforcer la présence de cette absence. L’absence devient si forte, c’est une présence échouée devenue omniprésence, une présence obsessionnelle. Mais l’absence, c’est aussi une présence qui se tient au bord de la disparition, une présence que l’on retient au lieu de laisser partir. La volonté, en dissimulant ses déterminations, nous fait croire un peu trop vite à la liberté. « Vouloir ne plus aimer, c’est encore de l’amour, écrit la Bruyère, vouloir aimer encore, ça ne l’est déjà plus. »

« Succomber à », c’est se laisser enrôler par une force plus puissante que sa volonté. Par cela même qu’on lui résiste, on donne prise à tel ou tel désir. Même si elle est parfois utile, souvent juste, voire nécessaire, la résistance cautionne ce à quoi elle s’oppose. Elle lui donne du pouvoir. Pourtant, être dans une bataille éreintante, force contre force, est épuisant et ne tient pas. Il s’agit de se tenir ailleurs, en une façon plus saine et constructive d’envisager les choses. Non pas lutter contre, mais être avec. Ne pas lutter contre une absence déterminée, mais apprendre à vivre avec une présence autre, en demeurant dans la proximité.Dans la proximité même des ombres et de l’obscurité.

« Succomber », « abstinence », « tentation »... Désertons ce vocabulaire indésirable qui nous enferme. La raison pour laquelle cette approche est inappropriée est toute simple, notre psychologie humaine fonctionne ainsi : la négation révèle et réveille ce qu’il y a derrière, en creux. Sous couvert de n’en point parler, la négation en parle. Ma nièce peut ici illustrer le propos. Pipelette, c’est sa charmante et épuisante nature. Alors, pour tarir un instant son flux de paroles, on ruse (pour la bonne cause !). Un subterfuge malhabile serait d’avoir recours au « roi du silence », ce jeu qui, censé faire taire les enfants, constitue en fait l’irrésistible moyen de les faire parler (dès lors qu’on y entend l’injonction « Ne pas parler »). Éminemment plus efficace sera de lui proposer un divertissement calme qui va l’absorber, un livre, un coloriage ou un dessin animé, et ne l’inclinera pas au babillage, toute concentrée qu’elle sera à son activité. La négation peut toutefois servir : encore avec ma nièce, un des meilleurs moyens de la faire rigoler, si jamais elle est triste (un affect rare chez la fillette au naturel très gai), c’est de jouer à « la barbichette ». Lui interdire de rire en la regardant, avec grand sérieux, dans les yeux et en tenant du bout des doigts son imaginaire barbichette la fera immanquablement s’esclaffer ! Et c’est bien normal. De même, si je lui demande de « ne surtout pas renverser ce verre », cet ordre va focaliser son attention sur le verre et, peut-être, précisément par volonté de bien faire, elle va finir par le briser. Avant que je ne lui en parle et le signale à son esprit, elle ne songeait pourtant pas à ce verre. Prenons un dernier exemple, si vous rencardez cette fille qui vous attire et que le courant passe bien entre vous, la mettre au défi « de ne pas s’embrasser de la soirée » ne la fera penser qu’à ça.

Notre parole, nos discours, notre vocabulaire font monde. Ils nous y positionnent. Soyons vigilants et attentifs à l’usage que nous faisons de ce pouvoir.

Le principe ne consiste pas à s’interdire de fumer, il est de prendre conscience que fumer est mauvais et de détourner son attention vers autre chose.

Arrêter la weed, cette habitude ancrée en profondeur au quotidien depuis des années, entraîne une impression de vide. Inéluctable retour de l’ascenseur, peut-être. Rien de grave ni d’alarmant à cela, cette impression fait son temps. Quand sa copine (ou son mec) vous quitte du jour au lendemain, sans préavis, de façon imprévue, la situation est similaire. Au début, on est désemparé. On se demande comment on va survivre à cette perte. On voit que rien ne sera jamais plus pareil. Que le meilleur est passé, que le passé n’est plus et que le présent ne laisse que ce goût amer, cette tristesse de la disparition, ce parfum d’inachevé. Engoncé dans une optique « no future », que va-t-on faire, désormais ? (En réalité, le « no future », c’était avant, avec la weed, ou la relation déséquilibrée.)

On nous dit qu’« il faut se reprendre en main », que « ça va passer », que « demain tout ira mieux, tu verras ». On nous dit maintes choses, jusqu’à la pléthore. Facile à dire.

L’avantage avec la weed, c’est que l’on va préparer l’arrêt. On sera beaucoup moins déstabilisé par sa disparition. On va faire l’épreuve d’un deuil choisi.

Ancrage d’une habitude

Joints sur joints, sur joints et joints encore, joints toujours, à l’instar d’une fusionnelle histoire d’amour. Un amour-pansement. Comme s’il n’y avait rien de mieux à faire. Comme si c’était le seul bricolage de fortune possible au lieu de quoi tout foutrait le camp en mille morceaux. Joint sur joint, jour après jour, comme si tout ne cessait de fuir et qu’il faudrait colmater toujours. Au risque de se noyer, ou de se liquéfier. De complètement disparaître, peut-être, éclaté pour de bon. Totalement séché, enfin.

Faut croire que j’étais fêlé de partout. Que la machine était ainsi faite. Mal fichue, mal assemblée. D’emblée. Pour un « grand prématuré » d’1 kilo et des poussières, ça fait sens finalement. Mal fini avant même d’avoir commencé. De l’inconvénient d’être né, disait Cioran. Une couveuse comme premier lieu d’accueil, verre, métal et plastique comme premiers éléments. Obsession et hantise des espaces enfermés. Aversion des « boîtes ». Tout s’explique. Refus d’une liberté emboîtée, encadrée, empêchée. Un bon joint, y a pas à dire, ça déboîte.

Le sens, en expliquant, dépliant et repliant tout, en fourrant son nez dans le moindre interstice du réel, ça justifie tout au bout du compte. L’analyse risque d’imprégner de son odeur ses objets et de finir par y imprimer la marque du même, ce sceau de la reconnaissance qui, à la longue, évince l’altérité, parole et présence. L’habitude, dite « bonne » ou « mauvaise », formate autant qu’elle rassure.

Pour ma part, j’ai eu de la chance. Bonnes formations, classe prépa, philosophie à La Sorbonne, « Grande École » de commerce. Et des expériences pros plutôt intéressantes. Que j’ai survolées, un peu étranger à presque tout.

J’étais débordé. Par la vie, par ma vie. Cette sensation forte, de trop de choses, cette intensité de vie, fièvre et fureur, colère et enthousiasme nerveux, tour à tour ; sensations trop fortes, il me fallait les amoindrir. Dans un autre tourbillon. Le cannabis résolut mon affaire. Du moins le croyais-je, car il a provoqué la paradoxale prouesse d’aiguiser cette intensité autant que de la diminuer. Étrange stratagème qui mobilise un moyen en vue de sa négation. La drogue, consommée de façon problématique, a besoin d’en appeler à la ferveur de celui qui vit, qui sent et qui souffre, pour y fonder la promesse de la cessation. Cette ferveur, cette intensité, je les trahissais en les dirigeant contre elles-mêmes, leur anéantissement pour horizon. La souffrance, loin d’être anéantie, elle, ou seulement temporairement, était noyautée au cœur et amplifiée. Un peu comme le cas, mutatis mutandis, de celui qui boit pour oublier qu’il boit. Je ne pouvais tenir indéfiniment cette tension que je croyais atténuer par l’usage de la weed, au lieu de quoi je l’accentuais.

« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » a écrit Bossuet. À 22 ans, on s’aveugle. Je ne pouvais pas m’en prendre à cette herbe.

On est nombreux à découvrir les joints au collège ou au lycée. Est-on sérieux à 17 ans ? Au début, c’est récréatif et épisodique. Avec vos potes, ça fait marrer. Des crises de fou rire, les yeux rouges, on plane. C’était merveilleux. Insouciants, vous étiez. Heureux, même. Après tout, dans une société de consommation, nous aussi, on consommait. Avant les cours, pendant la pause déjeuner, après les cours, c’est devenu un rituel. Avant de se coucher. Pour dormir. Pour se détendre. On l’utilisait pour tout : mater un film, jouer à un jeu vidéo, bouquiner (au temps où on lisait encore). Tout est mieux avec la weed. Mais la tolérance gagne, l’accoutumance rampante estompe les effets. Et la consommation augmente. On recherche ces fameux premiers joints, les meilleurs, ceux qui prodiguent une énergie terrible, une euphorie planante, un vrai super bon trip. Quel fumeur ne regrette-t-il pas, triste et nostalgique, ses tout premiers pétards ? La première fois, la plus forte, perdue à tout jamais, dont le souvenir ému nourrira les fois suivantes. Un paradis qui se brouille, mais que l’on cherche toujours. Nostalgie de l’innocence, de la première expérience — printemps tout à la fois chronologique et ontologique —, la seule à être la seule, entière et unique.

S’installe l’inéluctable engrenage du divin poison. Au nom de cette intensité que dispense le cannabis, toutes les autres intensités s’amoindrissent, s’annulent, peu à peu s’évanouissent. On commence à tourner en rond, pris au piège d’un mécanisme destructeur. Enfermé dans la même soirée, dans les mêmes discussions. Corrompu dans la même répétition. Des soirées sans limites, exceptée celle du corps qui finit par s’effondrer, vaincu par ce trop-plein d’intensités, déconnecté par tant d’ivresses. Et les années passent. Addictive accumulation qui non seulement vous retire le plaisir du joint, mais surtout vous soustrait à vous-même. Fumer de plus en plus, exister de moins en moins.

Comme tant d’autres. En France, il y aurait environ 1 500 000 fumeurs réguliers de cannabis. Un « phénomène de société » disent les médias. Pour autant, le cannabis, en soi, ce n’est pas grand-chose. Bien sûr, il y a pire. C’est vrai, l’alcool par exemple, c’est pire. Le problème, aussi, c’est que ces deux produits vont bien ensemble. Cette plante aux mille vertus et aux mille vices n’est pas banale ni anodine. Ceux qui fument depuis de nombreuses années le savent. Certes, le cannabis ne tue pas. Mais, il fatigue, il fume votre énergie. Il use. Cela fait longtemps qu’il ne vous procure plus les effets sacrés, cette euphorie étonnée et merveilleuse, cette respectueuse vénération mêlée de crainte — du début. Sacrés effets, profanés dans la banalisation, évanouis dans la quotidienneté.

Vous avez désormais une trentaine d’années. Vous fumez, par habitude, pour vous aider à vous endormir, pour vous détendre de votre vie stressante, pour vous délivrer de ce rythme infernal que nos obligations professionnelles souvent nous imposent. Ou pour le gérer, ce rythme. Pour tenir la cadence. Oh, ça ne se voit pas forcément ! Car vous êtes socialement intégré : vous avez un boulot, une copine (un copain), et tout va bien. Les apparences sont sauves. Quand le cannabis n’a pas tout foutu en l’air, vous avez mené, bon an mal an, vos études à leur terme. Vous évitez de vous demander ce que vous auriez pu faire, sans avoir fumé du tout, sans avoir fumé autant. Il y a des questions qu’il ne faut pas poser.

Le produit fait partie intégrante de votre vie, et vous ne vous imaginez pas vivre sans. Vraiment pas. Il vous arrive de plus en plus de passer des soirées, seul, à « comater » devant votre ordinateur, avec les joints que vous enchaînez. En réalité, qui vous enchaînent. Pour manger, il faut un joint : ça stimule l’appétit et donne de meilleures sensations. Pour mater un film, aussi : ça spiritualise et densifie le film. Pour sortir, idem, ça vous met dans l’humeur, ça « ambiance ». Pour faire l’amour, également : ça décuple le plaisir en attisant les sensations. Pour écrire, peindre, créer, ça ouvre à l’inspiration. En somme, pour vivre, en fait ! Le joint, c’est la panacée, le remède (et le contre remède) à tous les maux de la terre.

Merveilleux cannabis.

Il est devenu votre petit confort. Le hic, c’est qu’il a fortement réduit cette zone de confort, en l’intronisant zone enfumée, et étendu d’autant la zone d’inconfort, non plus un espace de changement propice au dépassement de soi et au progrès, mais une zone de manque, d’absence de cannabis, un malheureux espace d’étouffement et de recroquevillement sur soi.

En effet, le cannabis stimule, c’est indéniable, mais à force d’en prendre pour faire toutes ces choses usuelles, à force de se dire et de se répéter que l’herbe est nécessaire pour tout cela, on finit par profondément le croire et notre organisme s’y habitue. Le risque, en faisant systématiquement avec, c’est de finir par ne plus rien pouvoir faire sans. Votre liberté diminue peu à peu et la tolérance qui s’installe insidieusement vous oblige à absorber des doses de plus en plus fortes. Quel gros fumeur après des années de consommation ne fume-t-il pas pour seulement rester normal, c’est-à-dire pour faire toutes ces choses qu’il faisait sans substance, avant, dans une vie qu’un épais écran de fumée lui a presque fait oublier ? Cet écran de fumée qu’il interpose quotidiennement, et de façon systématique, entre ce passé-là et sa vie présente, entre le réel et son intériorité véritable, entre lui et lui-même. Car le cannabis, pernicieusement, isole de tout, et d’abord de soi. Le cannabis subjugue. C’est le propre de la séduction, de l’étymologie se-ducēre, que de détournerde son chemin, de sa vérité, celui qui en subit l’influence. Le cannabis : séducteur instrument d’une déroute. Moyen de fuite. On se détache. On a la flemme. On savoure cette paresse à laquelle on prend goût. On se laisse aller. Mais on ne va nulle part. On prend seulement des années dans la gueule, sans rien construire qui vaille. Le cannabis est une panacée illusoire, c’est lui qui institue le mal, et qui constitue son antidote. Ce qu’il offre, il le reprend au centuple.

La dépendance au cannabis existe. Elle prend sournoisement place au fil des années, au fil des joints, au fil de cet enfumage quotidien inlassablement répété. On tresse ses chaînes. Il suffit de voir ces milliers de fumeurs qui ne parviennent pas à arrêter, quand déjà ils osent entrevoir cette possibilité. Un des premiers pas vers l’indépendance est de reconnaître la dépendance.