Voyage dans l'Empire de Maroc - Jean Potocki - E-Book

Voyage dans l'Empire de Maroc E-Book

Jean Potocki

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Beschreibung

Journal d'un voyage entrepris par Jean Potocki à travers le Maroc en 1791.

Journal du voyage que l'auteur entreprit au Maroc en 1791.
On y trouve des portraits, des récits, des notations ethnologiques, politiques, historiques, botaniques etc.
Outre sa belle qualité littéraire, ce texte, qui dénote une rare érudition et un sens aigu de l'observation, constitue un document historique d'une grande valeur sur le règne du souverain alaouïte Moulay Yazid.

Plongez dans ce journal de voyage et profitez d'une foule d'informations politiques, historiques, botaniques ou encore culturelles relatives au Maroc du dix-huitième siècle.

EXTRAIT

Les insectes de ce désert sont infiniment plus grands que leurs homogènes européens, mais je n’ai pas appris qu’il y en eût de malfaisants, à l’exception des scorpions qui se tiennent sous les pierres. Et la chasse d’un naturaliste est bien mauvaise si, en soulevant une douzaine de pierres, il ne rencontre pas quelque individu de cette espèce très redoutée par les gens du pays. Ce dangereux crustacé paraît être ici dans son climat naturel. Il n’a point l’air endormi comme les petits scorpions noirs que j’ai vus en Italie, mais tous ses mouvements ont au contraire une vivacité effrayante.
Nous sommes campés à une petite distance d’un lac d’eau salée qui communique ou ne communique pas avec la mer, selon qu’il plaît à un marabout enterré dans les environs. Voilà toutes les lumières que j’ai pu me procurer sur ce phénomène hiéro-physique.
Il y a autour de nous beaucoup de tentes arabes, mais leur aspect n’est pas le même que celui des adouars que nous avions vus jusqu’à présent, car les vents dont rien, dans ces plaines, ne peut arrêter la force obligent les habitants d’entourer chaque tente d’un haut rempart de roseaux. Ils cultivent peu la terre et mènent une vie plus purement pastorale.
Le caïd Jilali, qui commande toute cette province avec le titre de pacha, a envoyé des compliments à l’ambassadeur et un présent considérable consistant en chevaux, bœufs, moutons, poules, fruits, etc. Mohammed Zouine m’en a assigné une portion considérable, ainsi qu’il fait toujours, et, selon l’usage reçu, je les donne au chef de mon escorte.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1761, grand seigneur polonais d'éducation française, le comte Jean Potocki fut savant, artiste et homme politique. Après une enfance aristocratique, il fit des études en Suisse, en langue française, et connut une jeunesse militaire en Hongrie.
Il fut le fondateur des études de langues et civilisations slaves, publiant une série de travaux importants étayés par des recherches ethnologiques, historiques et linguistiques effectuées sur le terrain. Amateur de voyages, et grand amateur de contes et de traditions populaires, Potocki en écouta et en nota à Constantinople, en Tunisie, en Espagne, au Maroc ou en Europe Centrale. Il publia également des récits de voyage (cf. Voyage dans l'Empire de Maroc ; Voyage en Turquie et en Égypte). En 1789, il fonde à Varsovie un club politique progressiste et une « imprimerie libre », et publiera quelques pamphlets. En 1804, la situation politique ayant changé, il offre ses services au tsar, préconisant la conquête, dans un but civilisateur et commercial, d'une grande partie de l'Asie (dont l'Afghanistan). Il écrit dans sa jeunesse un Recueil de Parades, une opérette ( Les Bohémiens d'Andalousie) et quelques contes et apologues, et travaille dès 1797 au Manuscrit trouvé à Saragosse, achevé peu avant sa mort, mais resté inédit. Il se suicide en 1815.

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Couverture

LE SIMOUN

Dans la même collection :

1. Reconnaissance au Maroc

Charles de Foucauld

2. Le culte des grottes au Maroc

Henri Basset

3. Voyage dans l’Empire de Maroc

Jean Potocki

4. Voyage en Turquie et en Egypte

Titre

Copyright

Tous droits de reproduction, de traduction

Note sur la présente édition.

Pour une meilleure lisibilité du texte, nous avons modifié la transcription des termes arabes, berbères et hébraïques adoptée par Potocki car elle n’est pas toujours transparente. On peut citer par exemple : ‘arifat au lieu de Charifes ; taleb au lieu de Talbe ; cbarifa au lieu de Chariffe ; imam au lieu de iman ; Michna au de lieu Mischna ; Gémara au lieu de Gomara.

Par ailleurs, nous avons modifié ou modernisé, autant que possible, la transcription des noms propres et des toponymes. Exemples : Moulay Yazid au lieu de Jessid ; Avicenne au lieu de Avicène ; Mogador au lieu de Mongodor ; Oued Noun au lieu de Guadnoun ; Bokhari au lieu de Bochari ; Dar el-Beyda au lieu de Darbejda ; Sidi bel Abbes es-Sebti au lieu de Sidi-Belabes-Ceuty.

Toutefois nous avons conservé l’orthographe de Potocki, en mettant entre crochets l’orthographe moderne à la première occurrence du nom, dans les cas suivants :

– quand il s’agit d’une orthographe de l’époque. Exemple : Miquenez [Meknès] ; Maroc [Marrakech] ; Alcassar [Ksar el-Kébir] ;

– quand il se réfère à un autre auteur ;

– quand il utilise un terme espagnol. Exemple : adouar [douar].

Victime de la grande confusion qui régnait à son époque au sujet de la population du Maroc, Potocki parle de Scbillokb, de Brèbes, de Amazik, de Berbers et de Schellah (voir notamment p. 62). Nous avons mis entre crochets la transcription actuelle sans modifier celle de Potocki.

Il arrive aussi qu’il se trompe – sans doute parce qu’il a entrepris la rédaction de son journal d’après des notes prises à la hâte – ; dans ce cas, nous avons mis les correctons entre crochets. Exemple : le Petit-Atlas [le Rif].

Voyage dans l'Empire de Maroc

Le 2 juillet.

Je me suis réveillé à la vue de Tétouan. Cette ville est située à une lieue de la mer, dans un endroit où la chaîne du Petit-Atlas [le Rif] s’ouvre et laisse voir des vallées plus riantes. Ce lointain est éclairé, et les montagnes qui bordent la côte, encore dans l’ombre, en prennent un aspect plus sombre et plus sauvage. Est-ce encore une relation que j’écris ? Non, mais je cède à ce sentiment expansif que ressentent les voyageurs et, comme l’écrivait un ancien, « l’on ne voudrait pas de la plus belle campagne du monde si l’on n’avait quelqu’un à qui l’on peut dire : voilà une belle campagne ». Si jamais je publie ce journal, c’est que j’aurai cédé à ce même sentiment. D’ailleurs, je suis le premier étranger qui soit venu dans ce pays-ci avec la simple qualité de voyageur, et, à ce titre au moins, mon voyage ne sera pas entièrement dénué d’intérêt.

Le même jour.

J’ai débarqué à l’entrée d’une rivière assez considérable dont la barre n’est pas exempte de danger. Ses bords sont de sable et de bruyères. Des groupes de pêcheurs sont établis sur toutes les pointes que fait le rivage. Un peu plus loin est une troupe de femmes noires, qui prennent le plaisir du bain sans paraître redouter beaucoup l’approche des Actéons. Et, sur ce, l’on m’amène un petit âne sur lequel je vais charger mon portefeuille et mes piastres, laissant mes autres effets entre les mains des douaniers qui sont en tout pays les ennemis naturels et étemels des voyageurs. Je dois cependant ajouter à la louange de ceux-ci que je leur abandonnai tout l’immense bagage que je traîne après moi sans leur en demander aucun compte, et qu’il n’y a absolument rien à craindre à cet égard.

Le même jour.

J’ai suivi mon petit âne et les bords du fleuve pendant une demi-heure, et nous sommes arrivés à la douane. Cet édifice ressemble parfaitement à ceux du même genre que l’on voit en Andalousie auprès des ambareadors. Il est bien entretenu, et j’en puis dire autant d’un fort de six canons et d’un petit pont de pierre qui sont près d’ici. De l’autre côté est un hameau dont les cabanes, faites en roseau, m’ont beaucoup rappelé celles que j’avais vues sur des bas-reliefs égyptiens que l’on conserve au Capitole. Ainsi que dans les bas-reliefs, leurs toits sont couverts de cigognes, et il y en a certainement dans ce hameau un plus grand nombre que je n’en avais vu auparavant dans tout le reste de ma vie. L’entrée des cabanes est si basse qu’il faut presque se traîner sur le ventre pour y pénétrer, et leur intérieur a l’air tout à fait sauvage et tahitien.

Le même jour.

Le caïd, informé de mon arrivée, m’envoya à la douane ses propres mules avec deux gardes à cheval. Nous traversâmes pendant une lieue de chemin un pays bien cultivé. La moisson venait d’être faite et les champs étaient couverts de troupeaux. Un grand nombre de travailleurs étaient occupés à ramasser les blés, et parmi eux il y avait beaucoup de femmes. Mais on me dit que ce n’était que des vieilles et laides, les jeunes et jolies étant réservées pour le mystère et pour de plus douces occupations. Je m’approchai de quelques-unes et je vis qu’elles appartenaient incontestablement à la première de ces deux classes.

Plus près de la ville on traverse des vergers, l’on marche sur un ancien pavé mal entretenu, ensuite l’on entre par une porte d’un beau style arabe avec une fontaine de même. On traverse des rues étroites, bordées de maisons bien recrépies mais qui n’ont sur la rue d’autre ouverture que de très petits guichets. L’on passe sous les vestibules de quelques mosquées et l’on peut jeter un coup d’œil furtif dans l’intérieur de ces édifices qui m’ont paru être des quinconces imités de celui de Cordoue. L’étranger ne reçoit sur sa route que des marques de bienveillance et pas l’apparence d’une insulte.

J’allais descendre chez le caïd. Je vis un homme habillé fort simplement, accroupi sur un tapis, dans le coin d’une espèce de potager. Il me dit en peu de mots que j’étais le bienvenu, qu’il ne me manquerait rien, que, s’il plaisait au ciel, je verrais le visage du sultan et qu’en attendant l’on allait me conduire dans la maison qu’il m’avait destinée.

Le même jour.

Le caïd vient de m’envoyer du lait, des dattes, des œufs et des poules. A la tête du présent était un jeune homme à la figure avantageuse qui m’a fait son compliment de fort bonne grâce.

Ensuite, j’ai eu nombre de visites, entre autres celle du vice-consul anglais, qui est un vieux Maure à barbe blanche, qui parle l’anglais comme sa langue naturelle et sans l’apparence de l’accent. J’ai eu aussi la visite d’un autre Maure qui venait de Constantinople où il avait vu notre ambassadeur.

Le caïd m’a envoyé demander mon nom parce qu’il va incessamment écrire à l’empereur et l’informer de mon arrivée.

Ainsi s’est passée la première journée de mon troisième voyage en Afrique. J’en ai détaillé la relation, parce que ce n’est pas peu de chose que d’arriver et que l’impression en est plus forte qu’on ne s’y attend et plus qu’on ne peut l’exprimer. Je renvoie à cet égard aux premières lignes de M. Volney, dont le voyage est un chef-d’œuvre d’observation et d’expression.

Le 3 juillet à Tétouan.

J’ai trouvé à m’arranger d’une manière assez agréable, non dans la maison que le caïd m’avait assignée mais dans celle de mon interprète, le Juif Samuel Serfati. Cet échange n’a pu s’effectuer sans peine parce que c’était dire au caïd que je préférais mon goût au sien, et il a fallu bien des tournures, des délicatesses de langue, des allées et des venues pour faire réussir cette affaire épineuse.

A présent je suis établi dans un petit belvédère où ma vue s’étend au choix sur la plaine, sur les montagnes, sur la mer et sur toutes les terrasses qui sont comme une seconde ville au-dessus de la première. Celles qui sont autour de la maison que j’occupe appartiennent toutes à des Juifs, mais sur les terrasses plus éloignées l’on distingue aisément des femmes musulmanes, reconnaissables à leurs draperies flottantes et semi-transparentes, objets sur lesquels il serait trop dangereux d’arrêter sa vue car la mort ou la circoncision seraient les suites inévitables d’une entreprise téméraire.

Le même jour.

J’ai eu la visite du grand douanier Mohammed el-Prové, personnage plus important que le caïd et pour qui j’avais des lettres de recommandation. Il m’a dit que les douaniers ne feraient qu’ouvrir et fermer mes coffres, mais que cette cérémonie était indispensable et que les fils du sultan s’y soumettaient eux-mêmes.

Je me disposais à rendre toutes ces politesses, mais on m’avertit que je ferais mieux d’attendre jusqu’au lendemain, parce qu’un personnage comme moi était censé se fatiguer aisément et avoir besoin de plusieurs jours pour se délasser. Je m’accommode fort de cette étiquette et je ne manquerai pas de m’y conformer.

Le même jour.

La curiosité a rapproché de ma terrasse quelques jeunes femmes noires et mauresques, mais la crainte les en a éloignées avec beaucoup de précipitation.

Le même jour.

Le caïd m’a fait dire qu’il serait convenable que le courrier qu’il allait envoyer portât aussi la lettre que j’avais pour l’empereur, et j’ai appris à cette occasion que ce courrier, qui devait partir hier, était à Tétouan. Mais il faut s’accoutumer à ces lenteurs ou renoncer à voyager parmi les Musulmans, lesquels n’ont aucune idée de l’impatience, défaut absolument indigène à l’Europe et presque inconnu dans les autres parties du monde.

La lettre en question m’avait été donnée par Sidi Mohammed Ben Otman, ambassadeur de Maroc en Espagne, l’un des hommes les plus savants que le musulmanisme ait produits et le seul dont ses compatriotes ne disent que du bien. Je passais avec lui toutes mes soirées à Madrid. Son interprète était si bien fait à notre conversation que c’était à peu près comme si nous eussions parlé la même langue, au point même qu’il me faisait de longs récits dans le goût oriental que peut-être je ferai paraître quelque jour. M. Chénier dit que les Maures sont incapables d’amitié, mais ou la peine que Ben Otman a témoignée dans nos adieux était sincère ou il n’y a pas de sincérité dans le monde. Au reste, il n’y aurait rien de singulier dans cette exception. La conformité de nos goûts nous eût partout rapprochés et elle devait naturellement former une liaison plus étroite dans un pays aussi étranger à mon savant ami.

Or donc, pour en revenir à la lettre que Ben-Otman m’a donnée pour l’empereur, je n’osai point alors lui en demander la traduction. Mais je la fis faire depuis à Malaga, par un Tripolin établi dans cette ville appelé Ahmed Khodja, et je vais la donner ici, en prévenant que le titre de ya Sidi que l’on y verra veut dire seigneur. C’est celui que les Arabes donnèrent au Cid, l’appelant ainsi le Seigneur par excellence. Quant au titre d’émir al-Moumenin, ou prince des fidèles, c’est à lui que les historiens des croisades écrivaient le « Miramolin » et que, depuis, M. Galland a rendu par « Commandeur des croyants » – ce qui fait voir que les empereurs de Maroc manifestent assez clairement leurs prétentions au califat. Ces monarques portent encore différents autres titres spirituels, comme serviteurs de Dieu, etc. Mais leur seul titre temporel est sultan el Gharb, ou sultan d’Occident, parce que ce pays-ci est le plus occidental de tous ceux qu’habitent les Musulmans. Le « Marmolin », roi de Gharb, fameux par sa fiancée, n’était autre qu’un émir-al-Moumenin, Sultan el-Gharb, et comme la fiancée était fille d’un sultan d’Égypte et avait, par conséquent, toute la Barbarie à traverser, il n’est pas surprenant qu’elle ait eu sur la route quelques aventures de corsaires.

J’observerai encore que le nom de Boulounia que Ben Otman donne à la Pologne vient de ce que les Arabes ne sauraient prononcer ce nom d’une autre manière, premièrement parce qu’ils n’ont pas la lettre P et mettent toujours le B à la place et en second lieu parce qu’ils ne prononcent la voyelle O que dans certains cas assez rares dont l’usage seul décide.

Voici l’épître elle-même :

Au nom du très miséricordieux. Gloire soit au prophète !

« Ja-Sidi-Emir-al-Moumenin, je me prosterne contre la terre que foulent les plantes de vos pieds. Celui qui donnera cette lettre à Votre Hautesse est un habitant de Boulounia, pays très éloigné de nous et proche de la Moscovie. Cet homme est un des premiers de son pays et il n’a point d’autre but dans son voyage que de se prosterner devant Votre Hautesse. Aucun homme de cette contrée éloignée n’était encore venu dans l’Occident et Dieu avait réservé cet événement pour les commencements glorieux de votre règne.

Celui qui a écrit cette lettre est Mohammed Ben Otman, l’un des Talebs chargés de faire connaître vos volontés souveraines. »

J’observe ici que l’on ne trouvera point dans cette lettre ce que l’on appelle communément le style oriental, qui proprement n’a point été celui des Arabes, au moins dans les premiers siècles de leur ère où ils affectaient au contraire une rustique simplicité et une humilité monacale qui servait à les mieux distinguer des monarques fastueux de la Perse et de l’Inde.

J’observe encore que l’Empire de Maroc est intéressant en ce que c’est la seule cour qui se soit conservée vraiment arabe et sans aucun mélange de turquerie. Elle est même plus pure, à cet égard, que les cours des imams de Mascate et de Sanâa.

Le 4 juillet.

J’ai fait demander au caïd l’heure à laquelle il voulait me voir, et il m’a désigné celle de midi. Aussitôt j’ai fait préparer le présent que je lui destinais et l’ai renfermé dans quatre mouchoirs de soie, noués par les quatre coins selon la coutume du pays : coutume très ancienne chez les Arabes, ainsi qu’on peut le voir dans l’histoire de La Lampe merveilleuse, lorsque la mère d’Aladin va porter au sultan les rubis et les émeraudes qu’il avait trouvés dans la grotte. Or donc, pour en revenir à mes mouchoirs de soie, le premier contient quatre aunes de drap fin, couleur de café, le second quatre aunes de drap bleu céleste, le troisième douze aunes de toile de Bretagne, le quatrième quatre pains de sucre de deux livres chacun et quatre boîtes à thé d’une demi-livre chacune. Notez que le thé et le sucre doivent toujours accompagner chaque présent de quelque valeur qu’il soit.

Le même jour.

Le caïd me reçut dans sa maison, avec plus de cérémonie que la première fois. La disposition m’a paru si agréable, la fraîcheur et la propreté si grandes que je n’en désirerais jamais une autre pour moi-même si notre climat permettait l’usage des salons ouverts, des jets d’eau et des pavés de faïence. Toutes ces choses étaient dans cette maison moins finies, mais absolument dans le goût de l’Alhambra de Grenade.

Le caïd me fit asseoir à côté de lui et me dit qu’il acceptait mon présent avec plaisir, que ce serait plutôt à lui de m’en offrir puisque je venais de si loin pour voir son pays. « Mais, ajouta-t-il, notre pays ne ressemble pas du tout à ceux que vous avez vus dans l’Orient : là, les pachas ont tout et le peuple n’a rien. Ici, au contraire, chacun a quelque chose. Vous ne verrez pas non plus ici que l’on rende d’aussi grands respects aux gouverneurs de province, mais en cela nous nous montrons plus exacts sectateurs de la Loi, qui dit que tous les Musulmans sont égaux. »

Ce début me plut, la conversation s’anima. On parla de voyages. Le caïd en avait fait beaucoup dans l’intérieur du pays. Je témoignai beaucoup de curiosité : instruire, enseigner est un des plaisirs de l’amour-propre. Le caïd s’y livra avec chaleur et poussa la complaisance jusqu’à me dicter tout son itinéraire, de Maroc à Souk Assa, qui est un grand marché où toutes les nations de l’Afrique occidentale viennent se rendre une fois l’an au temps du Mouloud – ou petit Baïram.

Ensuite on apporta du thé, du café et une pipe pour moi, parce que le caïd avait entendu dire que j’en faisais usage.

D’ailleurs, on fume peu ici. Un insulaire de Jerba qui avait été à Bender parla de la Pologne et de notre famille, et en rendit un compte avantageux. On parla beaucoup aussi de la guerre turque et de la paix future, dont en général on s’occupe ici avec intérêt.

L’on me montra aussi avec un air de complaisance un jeune Portugais qui venait de renier : ceci était moins délicat que le reste de la réception qu’on m’avait faite, mais il fallait bien que le Musulman se montrât par quelque coin. Le caïd finit par me recommander à son calife, ou lieutenant, qui est un jeune homme d’une figure superbe et très petit maître à sa manière. Enfin il prit congé de moi en me pliant de ne faire avec lui aucune espèce de cérémonie et de le regarder comme un ami.

De chez le caïd j’allai chez le grand douanier Mohammed el-Prové, non dans sa maison mais à celle de la douane. J’y trouvai le sofa occupé par deux chérifs de la famille impériale, qui venaient du Tafilalet avec une nombreuse suite d’habitants de ce pays-là. Certes, je ne crois pas avoir jamais vu de gens aussi laids. Leurs traits sont excessivement grossiers. Leur teint n’a point de nuance générale, mais chacun à la sienne, et l’on ne peut dire qu’ils soient ni noirs, ni bruns, ni mulâtres. Ils furent fort étonnés de ce que je connaissais les fleuves et les villes de leur pays.

Mais rien n’approche de leur admiration lorsque je déployai ma carte, qui cependant, d’après ce qu’ils m’ont dit, doit être fautive. Enfin ils ne me quittèrent qu’en me donnant mille marques de bienveillance.

Cinq heures se sont passées dans ces deux visites et elles ne m’ont paru que des instants, tandis qu’en Europe il m’est souvent arrivé de faire des visites où les instants m’ont paru des heures.

Le même jour.

Le caïd me fit dire qu’il allait y avoir un exercice de cavalerie et qu’il m’invitait à le venir voir. On me conduisit au mechouar, ou salle d’audience, qui est située sur une place d’une très grande étendue. On me fit monter sur une terrasse, et le caïd m’y envoya une chaise recouverte d’un coupon de damas cramoisi. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il y avait dans ses honneurs un sens dérisoire et que l’on se faisait un plaisir ironique de me rendre témoin du triomphe que la loi musulmane remportait ce jour-là, car je vis paraître le petit renégat portugais monté sur un fort beau cheval et accompagné d’une bande nombreuse de musiciens. On le plaça de manière que le peuple pût le voir commodément, et aussitôt après les exercices commencèrent.

Cinquante cavaliers se rangèrent sur une ligne un peu recourbée par les ailes et poussèrent un grand cri. Ensuite, ils se partagèrent en deux bandes qui coururent l’une sur l’autre et s’attaquèrent alternativement. Voici en quoi consiste cette attaque. Ils partent à la distance de cent pas et, dès les premiers pas, au plus grand galop. Alors ils tiennent leurs longs fusils de la main droite, à peu près comme nos cavaliers tiennent leurs piques et ils poussent un cri de « ha ! ha ! ha ! » toujours plus pressés. Lorsqu’ils sont à dix pas de l’ennemi, ils ajustent fort bien, tirent, reprennent leur bride, s’arrêtent sur le coup et puis se retirent au petit pas. Cet exercice fut répété pendant près d’une heure. Ensuite on promena le petit renégat par toute la ville au son de la musique. Il paraissait content de la fête et nullement embarrassé de son rôle. J’appris que c’était un pauvre pêcheur de Villaréal qui avait perdu son père et sa mère, et qu’il était venu exprès pour renier. Il paraît avoir quatorze ou quinze ans. Pendant qu’on le promenait, des jeunes gens du peuple jouèrent au ballon, absolument de la même manière que les Espagnols jouent à leur pelota et l’on m’a dit que ce jeu était fort en usage dans tout le pays des environs.

La procession du renégat revint sur la place au bout d’une demi-heure. Les cavaliers firent encore une charge générale contre la maison du caïd. Ils se rangèrent ensuite en demi-cercle, crièrent trois fois : « Dieu protège le sultan Moulay Yazid », et une fois : « Dieu protège notre caïd Omar. » Enfin ils étendirent leurs mains devant eux, récitèrent la prière Fatiha et se retirèrent chacun de son côté.

Je me retirai aussi, après avoir pris congé du caïd. Le peuple, les enfants surtout, se pressèrent beaucoup sur mon passage, mais mes gardes se mirent à jouer du bâton et, comme je marchais immédiatement derrière les coups, j’arrivai chez moi sans être aucunement incommodé de la foule qui était très grande. J’observai que mes gardes regardaient bien où ils donnaient les coups, qui tombaient ordinairement sur les capes rayées des montagnards et point sur les haïk blancs des jeunes gens de la ville.