ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058) - Eiva Afif - E-Book

ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058) E-Book

Eiva Afif

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Beschreibung

"ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058)" réexamine la pensée de la figure importante de la littérature arabe, Al-Maʿarrī, encore très mal ou peu connue. L’ouvrage tente d’éclairer la philosophie de ce penseur arabe, articulée autour de la question fondamentale de l’humain et de son bonheur, en se basant principalement sur les Luzūmiyyāt et l’Épître du Pardon, deux de ses œuvres majeures. En défendant ouvertement Al-Maʿarrī, cet essai cherche à réfuter les critiques et les distorsions de ses paroles, mettant en lumière la nature intrinsèquement pieuse et humaniste de sa philosophie.

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Eiva Afif

ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058)

Poète, philosophe et penseur humaniste

Essai

© Lys Bleu Éditions – Eiva Afif

ISBN : 979-10-422-2290-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Sommaire

Introduction

Première partie : Abū al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī

1.1 Présentation d’Abū al-ʿAlāʾ Al-Maʿarrī

1.1.1L’homme

1.1.2Ses œuvres

1.1.3Les Sources de sa philosophie

1.2 Les accusations portées contre lui

1.2.1Imiter le Coran

1.2.2Son scepticisme

1.2.3Le pessimisme

1.2.4L’isolement

1.2.5La misogynie

Deuxième partie : L’humanisme d’Abū al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī…………………………………………………………………..

2.1 L’humanisme d’Abū al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī dans les Luzūmiyyāt

2.1.1Présentation du livre

2.1.2La philosophie d’Al-Maʿarrī

2.1.3Les critiques d’Abū al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī dans les Luzūmiyyāt

2.2 L’humanisme d’Abū al-ʿAlāʾ Al-Maʿarrī dans l’Épître du Pardon

2.2.1Présentation du livre

2.2.2Analyse de l’Épître du Pardon

2.2.3Son humanisme dans l’Épître du Pardon

Conclusion

3.1 L’influence d’Abū al-ʿAlāʾ Al-Maʿarrī sur d’autres humanistes

3.2 Une approche de la véritable personnalité d’Al-Maʿarrī

Tableau des symboles équivalents en français aux lettres arabes dans ce travail

Symbole

Lettre arabe

ʾ

الهمزة : ء

ǡ

المدّة : آ

ā

ا

á

ى

ث

ǧ

ج

ح

خ

ذ

š

ش

ص

ض

ط

ظ

ʿ

ع

ġ

غ

q

ق

w

و

y

ي

التاء المربوطة : ة

i / u / a

الفتحة َ / الضمّة ُ / الكسرة ِ

in / un / an

تنوين الفتحة ً / تنوين الضمّة ٌ / تنوين الكسرة ٍ

Voyelles longues

ā

الألف

ū

الواو

ī

الياء

Ce livre est une tentative de compréhension de la pensée du philosophe syrien al-Maʿarrī, qui a vécu entre 973 et 1057 au sud-ouest d’Alep, dans la petite ville de Maʿarrat al-Nuʿmān. Al-Maʿarrīest un homme original qui a perdu la vue à quatre ans à la suite d’une variole. Dans ce livre, je vais rassembler le maximum d’informations sur la personnalité de notre auteur et sur sa vie ; je parlerai brièvement de ses livres en général, mais plus en détail de ses livres Al-Luzūmiyyāt et l’Épître du Pardon.À travers l’analyse de ces deux œuvres, nous comprendrons mieux la personne qu’il était et répondrons ainsi aux plus graves accusations portées contre lui : Al-Maʿarrī a-t-il vraiment voulu imiter le Coran ? Était-il un sceptique ? Était-il une personne pessimiste ? Qu’en est-il de son isolement et dans quelle mesure était-il isolé de ses contemporains ? A-t-il vraiment passé sa vie à détester les femmes, autrement dit était-il misogyne ?

La nouveauté de cette recherche est de s’appuyer exclusivement sur al-Luzūmiyyāt pour montrer que l’ouvrage recèle toute la philosophie de son auteur. Or chacun connaît la difficulté de surmonter l’ambiguïté qui l’entoure.Afin d’atteindre mon objectif,je vais analyser le contenu des trois volumesdes Luzūmiyyāt, annotés par Nadīm ʿAdī et édités à Damas en 1988. J’ai classé les poèmes en fonction de leurs thèmes pour repérer lesquels sont le plus souvent abordés par l’auteur. J’en ai tiré des ratios qui seront très importants pour répondre aux nombreuses questions et accusations, déjà mentionnées, et qui planent autour de notre écrivain. À ce stade j’ai rencontré des difficultés à classer chaque poème. En effet, certains poèmes, par exemple à propos de la situation des femmes ou de la consommation de vin, ne sont qu’une description de la société de l’époque, tandis que d’autres affichent la philosophie de leur auteur. Pour ma classification, je me suis parfois appuyée sur ma propre compréhension des poèmes tout en tenant compte de ce que j’avais déjà perçu de la personnalité de l’auteur. J’aurais pu développer longuement et en détail ce qui était écrit sur les Luzūmiyyāt ; mais j’ai préféré analyser directement les poèmes du penseur lui-même pour en formuler la pensée. Je n’ai pas manqué ainsi de donner mon point de vue, qui peut être en accord ou non avec certains critiques. J’ai voulu donner ainsi à Al-Maʿarrī une chance de se défendre avec ses propres paroles sur ce dont il a été accusé et mettre en lumière ce qui avait été occulté ou négligé par beaucoup. Enfin j’analyserai le contenu d’une œuvre en prose la Risālat al-ġufrān. J’utiliserai l’édition de 1977 (la neuvième) éditée et commentée par ʿĀʾiša ʿAbd al-Raḥman, Bint al Shāti, qui justifie ses choix sur les variantes des manuscrits et qui s’efforce, dans ses notes en bas de page, d’expliquer les mots rares.

À l’issue de ces recherches, nous comprendrons mieux la philosophie d’Al-Maʿarrī et combien la grande tolérance dont témoigne son œuvre est une forme d’humanisme. Pour mieux connaître l’impact d’Al-Maʿarrīsur les autres philosophes, je mènerai également une étude comparative entre l’Épître du Pardon et la Divine Comédie de l’italien Dante. En effet ce dernier ouvrage est célèbre pour ses caricatures ; il n’est pas sans parenté d’esprit avec les œuvres d’Al-Maʿarrī.

En résumé, dans ce livre, j’aborderai l’humanisme d’Al-Maʿarrī à la fois dans sa poésie et dans sa prose, un humanisme étonnamment sophistiqué pour le onzième siècle.

L’une des raisons importantes qui m’ont poussée à étudier ce penseur syrien est que son nom est rarement mentionné dans les ouvrages sur l’histoire de la philosophie arabe. De nombreux historiens ne l’ont pas compté au nombre des philosophes qui ont laissé leur empreinte dans l’histoire de la philosophie arabe.Ils l’ont considéré seulement comme un poète. Certes, ses poèmes sont connus pour leur difficulté, et l’Épître du pardon est reconnue comme un mystère par beaucoup en raison de son vocabulaire difficile à comprendre. C’est pourquoi je suis heureuse d’exposer ce que j’ai perçu de sa pensée et de sa philosophie. Al-Maʿarrīest un penseur aux multiples facettes : audacieux, contradictoire, réformateur, ambigu, satirique et ironique. Sa pensée est fondée sur la rationalité ; ses œuvres ont suscité des débats véhéments parmi les intellectuels et les religieux. Ses détracteurs ont porté contre lui de nombreuses accusations. Ils l’ont accusé en particulier de Zandaqa (athéisme), d’hérésieet de collusion avec les Qarmates. Bref, je vais approcher un homme différent des autres. Poète et philosophe à la fois, il possède un style d’écriture particulier et probablement le plus sophistiqué de la langue arabe.

En parcourant ses deux principales œuvres, je vais donc projeter la lumière sur sa pensée et ses opinions sur des sujets qui demeurent d’actualité : la religion, le vin, le rationalisme, les causes du pessimisme, la procréation et enfin l’art de l’ironie. Al-Maʿarrī est une personnalité hors du commun, mais qui n’est pas sans relation avec ses prédécesseurs ; c’est pourquoi, dans la 1re partie, je rechercherai les sources de sa philosophie et quels philosophes ont influencé sa pensée.

Auparavant, je présenterai, la vie d’Al-Maʿarrī ainsi que les principales accusations dont il a fait l’objet.

La 2e partie est celle qui a pris l’essentiel de mes efforts ; car j’ai lu et classé les Luzūmiyyāt. Le vocabulaire utilisé par Al-Maʿarrī m’a posé problème. En effet, il m’a été souvent nécessaire de recourir à un dictionnaire en arabe pour comprendre le sens de certains mots1, puis au dictionnaire de Kazimirski2 pour les traduire. Il arrive que la lecture de certains vers modifie la première compréhension de certains autres.

J’ai classé les vers de chaque poème selon leur sujet et j’ai ensuite classé les poèmes en fonction du sujet dominant. Par exemple, si un poème est composé de dix-huit vers et contient trois vers décrivant l’Homme, sept vers critiquant l’homme, deux vers conseillant l’Homme et six vers sur sa philosophie, le poème sera alors classé dans la catégorie « critique de l’Homme » en raison du nombre dominant de vers parlant de ce sujet. À ce stade, il y avait une difficulté majeure : dans plusieurs poèmes, Al-Maʿarrī décrit des conditions humaines particulières de son époque, mais ces poèmes peuvent être compris comme faisant partie de sa philosophie. Prenant en compte sa personnalité et mes connaissances le concernant, j’ai dû trancher. C’est ce que j’ai trouvé dans de nombreux cas, y compris des vers dans lesquels Al-Maʿarrī parle de la mauvaise situation des femmes de son époque, mais j’expliquerai cet exemple plus tard dans le livre.

Telle est la démarche que j’ai suivie pour classer dix mille sept cent cinquante-deux vers qui portent sur treize sujets. Ce que j’ai fait est indispensable afin de déterminer quels sont les sujets les plus importants qui ont préoccupé Al-Maʿarrī et qui ont été davantage abordés dans ses poèmes. Je m’appuierai sur sa poésie comme première référence pour illustrer sa philosophie. J’ai traduit en français tous les poèmes que j’ai cités, en essayant autant que possible de respecter la formule poétique utilisée par Al-Maʿarrī, ce qui n’était pas facile. Parfois, j’ai été obligée d’ajouter un mot entre parenthèses pour préciser le sens ou le clarifier et il a fallu parfois intervertir les deux hémistiches du vers pour que le lecteur comprenne plus facilement la traduction en français. En résumé, dans la deuxième partie, j’étudierai de près deux de ses principales œuvres, les Luzūmiyyāt et L’Épître du Pardon en réponse à ses nombreux détracteurs.

Introduction

Après la naissance de l’Islam, la manière dont les Arabes utilisent la philosophie va évoluer selon plusieurs étapes :

– Au début du neuvième siècle : ʿilm al-kalām, la théologie spéculative, a dominé et la Muʿtazila était puissante à cette époque tandis que les conservateurs étaient plus faibles.

– Environ 850 : les conservateursdeviennent de plus en plus forts et la Muʿtazila a commencé à faiblir. Les intellectuels ont eu recours à la traduction et ont commenté ce qui était traduit ; c’est à ce moment que la philosophie est apparue dans le monde arabe avec Al-Kindī(801 - 866).

– À la fin du neuvième siècle : ʿilm al-kalām est devenue plus influente et Al-Fārābī est apparu ; il est appelé le Second maître.

– La fin du Xᵉ siècle, le XIᵉ siècle et le début du XIIᵉ sièclefurent l’ère de l’ouverture de la pensée islamique sur le monde ; même les Ašʿarites ont commencé à être plus ouverts d’esprit, avec leur chef Al-Bāqillānī (950–1013). La philosophie orientale a culminé avec l’apparition d’Ibn Sina (980-1037).

Au XIIᵉ siècle : la philosophie s’épanouit au Maghreb et en Andalus avec Ibn Bāja (1077-1137), Ibn Tufayl (1110-1185) et Ibn Rushd (1126-1198).

Il semble que les populations du Moyen Âge aient mieux compris l’islam que nous ne le faisons aujourd’hui. Nous les voyons apprécier la science, tout en étant croyants et savants en même temps.En effet, on voit ces penseurs innovateurs graviter dans tous les domaines. Le rôle des Arabes, à cette époque, a été reconnu et certains approuvent l’influence décisive de la philosophie arabe sur la philosophie scolastique, comme Pierre Rousselot (1878-1915), qui reconnaît cette influence :

« Saint Thomas marche aveuglément sur les traces d’Aristote et des Arabes surtout. »3

Cela montre que ce que les Arabes ont réussi à faire au Moyen Âge et la civilisation qu’ils ont construite étaient dignes de confiance et respectés par les penseurs européens qui sont venus par la suite.

Pour un grand nombre de penseurs, l’humanisme peut simplement être l’ensemble des idées et des problèmes philosophiques qui expriment la quête de l’homme. Les êtres humains cherchent à comprendre le monde de l’expérience humaine en utilisant les ressources de l’esprit. L’humanisme est donc une philosophie qui place l’homme et les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres valeurs. Historiquement, c’est un mouvement intellectuel qui s’est épanoui surtout dans l’Europe du XVIᵉ siècle, mais qui se référait aux textes antiques pour en tirer ses méthodes et sa philosophie. Il ne faut pas oublier que les textes antiques diffusés en Europe quelques siècles auparavant proviennent du monde arabe qui en avait fait traductions et commentaires. Le monde arabe du Xe siècle avait déjà traité philosophiquement de l’humanisme à travers plusieurs œuvres d’intellectuels de cette époque, qui seront citées plus loin dans ce chapitre.

Toutes les tentatives pour situer le phénomène de l’humanisme dans un système de coordonnées spatio-temporelles, ou pour lui donner une frontière géographique, prouvent surtout la difficulté de préciser exactement le début et la fin d’un mouvement d’esprit ou d’une tendance générale. Ce qui est sûr, c’est que ce mouvement a prospéré durant le XVIᵉ siècle, au cours de la Renaissance européenne. Il se définissait alors comme un mouvement d’idées qui rêvait de faire progresser l’homme grâce à la sagesse antique et qui voulait construire un idéal de paix.

Cependant, déjà aux IXᵉ et Xᵉ siècles, les Arabes, notamment à Bagdad et en Iran, avaient connu un essor intellectuel, une ascension fulgurante, littéraire, artistique, scientifique et philosophique qui avaient donné à la civilisation arabo-islamique sa maturité, son élévation et son authenticité4. Cette renaissance culturelle s’est accompagnée de troubles politiques5. Le Xᵉ siècle représente politiquement une période charnière pour le monde arabe : les Abbassides perdent le pouvoir effectif au profit de chefs militaires qui ont constitué des émirats autonomes. Les émirs abbassides deviennent complètement absents des centres de décisions politiques. Ils jouissent seulement d’un rôle honorifique pour légitimer le pouvoir des chefs militaires6. Malgré la brillante situation culturelle vécue par eux, la situation sociale à l’époque abbasside est à la dépression : un grand nombre de poètes abbassides ont décrit comment les concepts ont été inversés à cette époque :

غلبَ السّفاهُ، فكم تلقّبَ معشرٌ بالمؤمنينَ، وهُمْ من الكفّار

ومن البليّةِ، أن يُسمّى، صادقاً مَن وصفُهُ الأوْلى كذوبٌ فار7

« Le manque de raison a triomphé, combien de gens ont été qualifiés

De croyants, alors que ce sont des mécréants

Et le pire c’est de qualifier d’honnête

Celui qu’il vaudrait mieux qualifier de menteur et de fourbe. »

Al-Maʿarrī a décrit les personnes de son environnement dans bon nombre de ses poèmes :

فَهِمُ الناس كالجهولِ، وما يظـ ـفر إلّا بالحسرة الفُهماءُ8

« Le sage est parmi les gens comme un ignorant,

Ils ne gagneront que le chagrin, les sages. »

Celui qui utilise sa raison, notamment pour développer des idées philosophiques, passe sa vie dans une fatigue et une insécurité constantes. Autrement dit, pour la plupart des populations du Xᵉ siècle, l’intérêt pour l’apparence des choses est plus important que l’être intérieur, spirituel et intellectuel :

نقاءُ لِباسِنا فيها كثيرٌ وليسَ لأهلِها عِرضٌ نقيٌّ9

« La pureté de nos vêtements beaucoup y tiennent

Et ceux qui les portent n’ont pas de pur honneur ».

Qu’ils soient en prose ou en poèmes, les textes subversifs de l’époque qui traitent de la philosophie mettent en difficulté la situation personnelle de leurs auteurs, penseurs et philosophes. Pourtant, malgré la désapprobation générale des responsables politiques, les intellectuels ont continué à écrire.

La sédition en Irak et au Levant est permanente et, à chaque fois qu’elle vient à s’arrêter, elle s’enflamme de nouveau pour les raisons les plus triviales10. À cette époque, on est capable de tuer son frère pour récupérer ses biens11. Tel fut le cas lorsque al-Maʾmūn et son frère al-ʾAmīn se sont combattuset fait la guerre, ce qui a eu pour conséquence la mort de al-ʾAmīn et la prise du pouvoir par al-Maʾmūn qui devint le nouveau calife12. À l’époque, les domaines importants de l’activité sociale, législatifs, exécutifs et judiciaires, étaient théoriquement indépendants. Mais en pratique, ils ont toujours été soumis, séparément ou conjointement, à l’opinion du calife, du sultan ou de l’émir. L’avis de ces autorités était au-dessus de toute loi, règle ou jugement13. Les califes et les gouverneurs menaient une vie de luxe, cherchant leurs propres plaisirs dans la construction de palais et dans les divertissements14. Le reste de la population vivait dans un état où la pauvreté, la misère, le mal et le meurtre étaient très répandus. Au Xᵉ siècle,

« Tout au bas du système social, mal connue et méprisée des textes, végète la paysannerie : esclaves, journaliers ou petits propriétaires, tout un monde asymptote à la ruine, coincé entre le fisc, la pression urbaine et les exactions des grands possédants, marchands puis soldats. À ces fléaux, on échappe par la mort, la fuite, le brigandage ou la révolte. »15

Ce climat a provoqué l’émergence d’une pensée révolutionnaire qui s’intéresse à ceux qui ont commencé à perdre progressivement leurs valeurs humanistes à cause des conflits qui éclatent parmi le peuple, lui-même divisé en partis, à cause de l’agitation et de l’injustice croissantes16. En outre, depuis sa naissance, la philosophie a eu pour domaine l’univers entier ; elle a traité même de la nature de Dieu et de la création tout entière. Dans une telle atmosphère,l’Homme lui-même est devenu le centre du monde. Autrement dit, à cette époque, l’atmosphère intellectuelle et culturelle était meilleure que la difficile situation sociale et politique.

La participation arabe à l’humanisme a été considérable : Yaḥyā Ibn ʿAdī, décédé en 965, a été l’un des premiers représentants d’une nouvelle tendance humaniste philosophique chez les Arabes.Un coup d’œil à ses études textuelles nous donne une idée de l’intérêt qu’il a porté à la raison en tant que possession universelle de l’humanité. Sa sélection de livres qu’il a copiés, traduits ou commentés témoigne de son attachement à l’humanité et de son amour pour la diffusion de la philosophie ancienne dans la nouvelle société arabe.C’est une des raisons pour lesquelles Kraemer a dit :

« The Arabic version of Aristotle’s Organon reveals how ancient philosophical texts were edited by Ibn ʿAdī and his colleagues. »17

Al-Sijistānī a été un membre de l’entourage d’Ibn ʿAdī et est devenu un de ses nombreux élèves18, mais il ne s’est pas engagé dans le genre de travail textuel (copie, traduction, édition) dans lequel s’est spécialisé Ibn ʿAdī ; il s’est intéressé davantage à la philosophie qu’à la philologie. Certains élèves d’Ibn ʿAdī, comme al-Tawḥīdī, se sont joints au cercle de Sijistānī. La résidence d’al-Sijistānī était un lieu de rassemblement des savants du monde islamique. Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī retrace parfaitement les leçons et les discussions de ses réunions ; il a composé un ensemble d’ouvrages philosophico-littéraires. Al-Muqābasāt et al-Imtāʿ wa-l-muʾānasa sont des mines de renseignements sur la vie intellectuelle du Xᵉ siècle. Ces deux ouvrages sont d’un intérêt puissant pour la reconstitution des doctrines des philosophes de Bagdad19. Pour Majid Fakhry al-Imtāʿest le plus important d’un point de vue historique, du fait de son caractère exhaustif ; c’est une série de soirées passées à discourir sur presque tous les thèmes littéraires et philosophiques :

« Ce livre, qui a été décrit comme une sorte de Nuits arabes philosophiques, est écrit dans un style posé et orné, qui n’était pas d’usage chez les philosophes, mais qui était beaucoup plus courant chez les littérateurs du Xᵉ siècle »20.

Ces réunions culturelles étaient riches et diversifiées. Outre Yaḥyā Ibn ʿAdī, il existait à cette époque quelques philosophes qui ont prêté à l’homme toute leur attention et qui lui ont donné la priorité dans la recherche du bonheur ; il y a eu non seulement Al-Tawḥīdī, mais aussi son ami Miskawayh et Abū al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī. Miskawayh est considéré comme l’un des philosophes les plus connus pour sa philosophie humaniste, à cette époque. Goodman l’appelait dans son livre Islamic Humanism :

« The Persian ethicist Miskawayh, who built a system of virtue ethics on the foundations afforded by the Qur’ān, drawing his materials from Arabic literary and historical culture, Aristole’s ethical philosophy, and the Persian courtier tradition. »21

Pour Miskawayh, l’humanisme était une vertu civique. L’homme est politique par nature et le bonheur humain ne peut être atteint en société que par une coopération mutuelle. Le bonheur humain ou la perfection, comme il l’a enseigné (d’après Aristote), le but ultime de l’individu, sont atteints au sein de la société. L’homme est politique par nature et le bonheur humain ne peut être atteint que dans la cité par la coopération mutuelle22. Cependant, il est clair que la religion a exercé une influence sur le classement des philosophes humanistes. Au Xᵉ siècle,

« Le parti pris antihellénique, antiphilosophique était sans aucun doute très fort. »23

Sous la dynastie des Abbassides, la poésie se transforme. Désormais on peut considérer la poésie comme une fidèle représentation de l’époque. Elle porte le témoignage du passage à la « citadinité » opéré à cette époque. Dans la poésie, les poètes ont remplacé le thème de la déploration des campements par celui de l’exaltation du vin, des femmes et du plaisir24. Mais à cette époque, on commence à assister à un mélange de la prose avec la poésie, au lieu de la seule prédominance de la poésie, comme à l’âge classique25. C’est, par exemple, le cas de l’Épître du pardon. En raison du contexte politique, les philosophes de cette époque vivaient dans une atmosphère tendue où les populations souffraient de crispation, de peur, de crainte, de contrainte et de manque de liberté. Certains exprimaient leurs idées et leur philosophie avec prudence. Ibn al -Muqaffaʿ, dans son livre Kalīla wa Dimna raconte des fables qui comprennent plusieurs sujets dont le plus remarquable est la relation entre le roi et son peuple, ce qui est considéré à cette époque comme un sujet sensible:

« La période qui assista à la naissance de l’école antimuʻtazilite en théologie, de l’école ašʻarite, était destinée à dominer la scène théologique pour longtemps. »26

La raison a dès lors commencé à occuper une place importante dans la vie des Arabes, elle englobait tout ce qui touchait à la religion :

" وفي تفسير القرآن يميل الجاحظ في أكثر الأحيان إلى استخدام العقل والاعتماد عليه، ويُخاصم من يُفسر كلام الله تعالى كله على ظاهر معناه "27

« Dans l’interprétation du Coran, Al-Ǧaḥiẓa souvent tendance à utiliser la raison et compter sur elle et il conteste quiconque interprète la parole de Dieu uniquement sur son sens apparent. »

La société arabe bouleversée perd son cachet original. La cour de Bagdad, devenue le centre de la civilisation arabe, fait sentir son influence sur la langue poétique, qui s’agrandit, s’adoucit, se perfectionne. Ainsi, la langue arabe a maintenu son statut et sa suprématie ; elle a aussi contribué à l’unité du monde arabo-musulman, tout en commençant à prendre un air affecté, avec l’apparition de vers maniérés. La notion de ʾadab a une double signification : celle de connaissance, de savoir et de culture, et celle d’éthique du comportement, de noblesse d’esprit et de respect d’un code social strict. Le développement de l’ʾadab est lié à une culture de cour et d’administration qui s’est développée et épanouie sous les Abbāssides. L’ʾadab s’est nourri de l’influence de la philosophie grecque et de la littérature persane. Un des volets littéraires importants de l’ʾadab est incontestablement la poésie. C’est sous les Abbāssides qu’est fixée par écrit la poésie préislamique. Soulignons le rôle, en la matière, du grand théoricien de la littérature arabe Ibn Qutayba (828-889) qui a établi les règles de l’ode. De plus, entre prose et poésie, apparaît le «sajʿ» qui est constitué de prose rimée et rythmée et qui sera porté à un haut niveau dans les « maqāmāt » de Badīʿ al-Zamān al-Hamaḏanī(968-1007) et surtout d’al-Ḥarīrī(1054-1122)28. C’est dans ce contexte que j’étudierai deux œuvres du Syrien Abū al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī, penseur et homme de lettres représentatif de cette époque, poète parmi les plus célèbres de l’époque abbāsside.

Pendant ce temps, le Moyen Âge en Europe peut être divisé en deux périodes : la première, du Vᵉ au XIᵉ siècle, fut la plus sombre et la plus pauvre scientifiquement et intellectuellement. La deuxième, du XIIᵉ jusqu’au XVᵉ siècle, marque le début de la Renaissance européenne. Autrement dit, le Moyen Âge européen n’a pas été entièrement obscur ni hostile à la science et à la raison. En effet, c’est une période plus ouverte sur le monde, surtout à partir du XVᵉ siècle où on assiste à la véritable Renaissance européenne. En effet Érasme (1467-1536) est considéré comme un incontournable agent de diffusion de l’esprit du mouvement humaniste : « il se considérait d’abord comme un théologien et un philologue »29. Autrement dit, entre la religion et la philosophie, même en Europe on ne savait pas qui influençait qui. Puis Érasme a été considéré comme emblématique des transformations intellectuelles de la Renaissance. Prince des humanistes, comme il a été surnommé par ses contemporains, Érasme de Rotterdam réunit dans sa pensée les nombreuses strates d’un humanisme protéiforme30. En 1499 Thomas Moore (1478-1535) a rencontré Érasme et il a été fasciné par sa doctrine humaniste. Leur amitié et les messages qu’ils ont échangés ont été des témoins précieux de cette époque et ont grandement contribué au développement de la philosophie et de la pensée.

Le courant intellectuel d’Érasme aux XVᵉ et XVIᵉ siècles est semblable au courant humaniste de la pensée arabo-islamique classique, représentée par des hommes tels que Al-Ǧaḥiẓ, al-Tawḥīdī, Ibn Sina, Al-Maʿarrī et autres. Ceux-ci étaient à la fois de grands écrivains et de grands penseurs. Ils ont su concilier littérature arabe, pensée islamique et philosophie grecque et d’autres cultures31. Les philosophes européens des XVᵉ et XVIᵉ siècles étaient, de manière analogue, doués de multiples talents et excellaient dans plusieurs domaines, par exemple :

« Thomas More étonnait beaucoup ses amis lettrés, comme Érasme, Pierre Gilles et Busleiden ; ils se demandaient en particulier comment cet homme réussissait à penser et à écrire alors qu’il était tiraillé de toutes parts par ses engagements politiques, sociaux et familiaux. »32

Thomas Moore est apparu avec de nouvelles idées qui ont contribué au développement intellectuel en Europe. Il est à noter que des philosophes de la Renaissance européenne tels qu’André Alciat (1492-1550), John Colet (1467-1519), Mélanchton (1497-1560), Érasme (1467-1536) et autres ont montré qu’ils étaient conscients de l’importance de l’apprentissage des méthodes de connaissance et se sont concentrés sur des méthodes importantes pour le renouvellement du savoir33. L’apprentissage, par exemple, est un sujet sur lequel al-Maʿarrī, trois siècles auparavant, avait également beaucoup insisté dans ses poèmes.En effet l’orientaliste allemand August Schmôlders (1808-1880) montre dans ses études et ses écrits la liaison étroite de la philosophie arabe et de la philosophie scolastique34.

Pour conclure :

La pensée de certains philosophes de cette époque, tels que Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī, Miskawayh et Al-Maʿarrī, a placé l’homme au centre de leurs préoccupations. Ils ont cherché son bonheur et mis l’accent sur la valeur des vertus, estimant que la piété est l’une des actions vertueuses qui renforcent la spiritualité chez l’homme et la conduisent à la perfection. Selon eux les vertus sont des chemins menant au bonheur et ces chemins varient d’une personne à l’autre. À ceux qui s’interrogent sur l’existence de l’humanisme arabe au Xe siècle, M. Arkoun, dans sa thèse sur Miskawayh et M. Bergé dans son livre sur al-Tawḥīdī, ont nettement répondu par l’affirmative35. Alors que la civilisation européenne des VIIIe, IXe et Xe siècle était plongée dans un profond sommeil, la civilisation arabe à Bagdad, puis à Cordoue, atteignait son apogée en termes d’éclat et de prospérité.

Première partie

Abū al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī

.1 

Présentation d’Abū al-ʿAlāʾ Al-Maʿarrī

..1 L’homme
..1.1 Ses origines

Abū al-ʿAlāʾ Aḥmad B. ʿabd Allāh B. Sulaymān est un célèbre poète et prosateur arabe de l’époque abbasside qui naquit en 363 de l’hégire soit 973 apr. J.-C. à Maʿarrat al-Nuʿmān, une ville située entre Alep et Homs dans la partie nord de la Syrie. Maʿarrat al-Nuʿmān était autrefois une grande cité, comme en témoignent les vestiges disséminés dans la campagne, et surtout par sa magnifique mosquée, dont le dôme est supporté par huit colonnes36. Dès les temps préislamiques, Maʿarrat était déjà habitée par une des plus puissantes tribus arabes, la tribu de Tanoūkh, dont les migrations constituent une phase de l’immense épopée dont s’enorgueillissent les bédouins d’Arabie. On l’appelait alors Maʿarrat de Homs, mais peu de temps après la conquête de la Syrie par les musulmans, elle prit le nom d’An-Nuʿmān, d’après Nuʿmān ibn Bashīr, gouverneur de Homs sous le califat de l’Omeyyade Marwān. Ce poète mourut dans sa ville natale en 449 de l’hégire, soit 1058 apr. J.-C.37 Les ancêtres d’Al-Maʿarrī (Banū Sulaymān) appartenaient aux familles nobles de Maʿarra. Son grand-père, qui s’appelait Sulaymān, fut cadi de Maʿarra38. La charge du cadi dans la même ville fut ensuite exercée successivement par Mohammed, l’oncle d’Al-Maʿarrī et par Abdallah, son propre père39. Son père était un homme de savoir, qui valorisait l’éducation et veillait à ce que son fils reçoive ce qu’il y avait de mieux. Sa mère appartenait à une famille appelée al-Sabika40, d’Alep, chef-lieu de la province dont Maʿarra faisait partie. À la suite d’une variole, Al-Maʿarrī perdit la vue dès l’âge de 4 ans41.Il affirme dans plusieurs vers qu’il n’avait pas eu beaucoup de chance :

ما بالُ حَظّيَ عنّي قاعداً أبداً إن كانَ من نبتِ أرضٍ، فاسمهُ البُركُ42

« Qu’est-ce qu’elle a ma chance, toujours assise loin de moi ?

Si c’était une plante, elle s’appellerait al-burku43».

..1.2 Sa sacralisation du savoir et de la raison

Al-Maʿarrī se trouvait dans une société agitée, submergée par des conflits et des guerres qui avaient provoqué l’émergence de beaucoup de contradictions. Avec son esprit sage, il affronta ces contradictions, les étudia et les critiqua en utilisant sa raison, comme seul juge. Il acheva son éducation religieuse, linguistique et littéraire, c’est-à-dire qu’il apprit les textes requis, sous la direction de différents šayẖs, en premier lieu ceux de Maʿarra et d’Alep tels qu’Ibn Ḫālawayh, Mohammad b. ʿAbd allāh b. Saʿd (le récitant, rāwiya, de la poésie d’al-Mutanabbī)44. En considérant les œuvres d’Al-Maʿarrī qui ont survécu à la perte et aux dommages causés par le temps, nous pouvons imaginer la grande quantité d’œuvres qu’il a apprises. On disait qu’il était animé d’une énorme soif de savoir. C’est lui qui a déclaré :

العلمُ، كالقفلُ، إن ألفيتَهُ عَسِراً، فخلّه، ثُمّ عاودْهُ لينفتحا45

« La science est comme une serrure, si tu as du mal à comprendre,

Laisse-la, puis reviens, plus tard elle s’ouvrira. »

De nombreux vers distribués dans les poèmes d’Al-Maʿarrī appellent à la sanctification de la raison, et des poèmes entiers montrent la vertu de la raison et l’importance de son utilisation pour mieux régler les problèmes de la vie :

فاللُّبُّ إن صَحَّ أعطى النفسَ فَترتها حتى تموت، وسمّى جِدّها لَعِبا46

« Si la raison est saine, elle donne à l’esprit la paix

Jusqu’à la mort, et elle appelle jeu sa propre persévérance47 ».

Il dit aussi :

والعقلُ كالبحرِ، ما غيضَتْ غَواربُهُ شيئاً، ومنهُ بنو الأيّامِ تَغترِفُ48

« La raison est comme la mer, rien ne sèche ses vagues,

Et les enfants des jours y puisent pleinement. »

De plus la raison chez Al-Maʿarrī empêche l’homme d’attaquer ses semblables ; il s’étonne de l’agressivité constante des humains :

أما لكمُ بني الدنيا، عقولٌ تصدُّ عن التنافُسِ والتعادي؟49

« Fils de ce monde, n’avez-vous pas des motifs raisonnables

De repousser la concurrence et l’hostilité ? »

Les sources de sa vaste culture restent mal connues, car les historiens ne se sont pas intéressés à dater ni à nommer les šayẖs qui l’ont aiguillé sur le chemin de la réussite50. Ce qui est certain c’est que :

« Le Xᵉ siècle fut vraiment l’âge d’or des études grammaticales à Baġdād ».51

C’est l’une des principales causes qui a permis à Al-Maʿarrī d’atteindre un haut niveau de langage et de grammaire. Les nombreuses calamités qui l’ont affligé ont fait de lui une personnalité remarquable52. Il dit à propos de lui-même:

وسرْتُ، وقيدي بالحوادث مُحكَمٌ كما سارَ بيتُ الشعرِ، وهو مُقيّدُ

وما العُمر إلّا كالبناءِ، فإن يَزِد على حدّه، يَهْوِ الرّفيعُ المُشيَّدُ53

« J’ai avancé malgré ce qui m’enchaîne à l’existence,

Comme a avancé le poème malgré ses chaînes.

L’âge n’est qu’une construction, si elle monte trop haut,

Elle s’écroulera et sera détruite. »

Malgré son handicap, sa réputation s’est répandue parmi les poètes aussi vite que le poème se répand oralement à travers la bouche des récitants. Son handicap n’a pas été un obstacle pour visiter les plus grandes bibliothèques de son temps54 ; il a surmonté de nombreuses difficultés pour parfaire ses connaissances. Al-Maʿarrī ne manque pas une occasion de constater que la raison doit être la méthode à appliquer dans l’appréciation de toutes choses. Dans l’Épître du Pardon,Taʾābbaṭ Šarran répond à une vérité reçue de l’al-ǧāhiliyya en disant :

" فما جاءك عنّا مِما يُنكرُه المعقولُ، فإنّه من الأكاذيب "55

« Ce qui t’est venu à propos de nous, si cela contredit la raison, alors ce sont des mensonges. »

Dans l’Épître du Pardon, également, lorsqu’Al-Maʿarrī parle comme un ǧinnī et raconte ses aventures, nous pensons que celui-ci est un vrai djinn venu d’un autre monde, parce qu’il invente des mots jamais entendus auparavant ni lus dans aucun livre. Nous pensons que ce vocabulaire vient du royaume d’Al-ǧinn et qu’il n’a pas de sens. Toutefois, Al-Maʿarrī a composé ces terminaisons de vers en s’appuyant sur la richesse de son savoir linguistique :

" الدرديس، طسيس، الأنْقَلِيس، الخَفِيس، اللّسيس، غبيس، الرّغيس، الدخيس، هلبسيس، الهَسِيْس، العَربَسِيْس، العَنتَريس، المَرْمَرِيس ... " 56

« Al-dardīs, Ṭasīs, Al – ʾnqalīs, Al-ẖafīs, Al-llsīs, Ġabīs, Al-rraġīs, Al-daẖīs, halbasīs, Al-hasīs, Al – ʿarbasīs, Al – ʿantarīs, Al-marmarīs… »

Dans les dictionnaires, ces mots existent vraiment. Leur signification est réelle et appropriée à ce que signifie le poète57. Ici, ce qui m’intéresse c’est de confirmer la richesse du savoir linguistique et la remarquable capacité verbale de Al-Maʿarrī dont lui-même se montre fier dans ses Luzūmiyyāt :

وألقيتُ الفصاحةَ عن لساني مُسلَّمةً إلى العرب، اللُّبابِ58

« J’ai prononcé l’éloquence de ma langue

Livrée aux Arabes sages. »

Nombreux sont les écrivains, comme Ṭaha Ḥussein, qui ont loué les merveilleuses images contenues dans les poèmes d’Al-Maʿarrī comme celle-ci :

هربَ النومُ عن جفوني فيها هرب الأمنُ عن فُؤادِ الجبانِ59

« Le sommeil s’échappe de mes paupières,

exactement comme la sécurité qui s’échappe du cœur du couard. »

Ses poèmes sont souvent cités par les linguistes de son époque, tels qu’Abū Sinān al-H̱afāǧī al-Ḥalabī, dans son livre Sirru al-faṣāḥa, pour illustrer son éloquence et la richesse des significations de la langue arabe. Sami-Ali dans son livre Chants de la nuit extrême dit :

« Al-Maʿarrī est avant tout un des plus grands poètes de langue arabe, unique par une démarche où il a pu pousser les exigences formelles à un sommet jamais atteint, ni avant ni après. »60

Le savoir, selon Al-Maʿarrī, a des fonctions pédagogiques, et les savants ont le devoir de faire bénéficier l’humanité de ce savoir et de guider les hommes vers ce qui est bon :

إذا كان علمُ النّاسِ ليس بنافعٍ ولا دافعٍ، فالخُسْرُ للعلماء61

« Si le savoir des savants était inutile

Et non motivant, alors ce serait eux les perdants. »

Fakhrī al-Bārūdī (1887–1966) a attiré mon attention sur le fait qu’Al-Maʿarrī connaissait les principes de la musique comme le passage d’une mélodie à l’autre. Risālat al-ġufrān le démontre lorsqu’il demande à une servante du paradis de lui chanter des vers du Al-Nābiġa al-D̠ubyānī62. Ceci contredit les accusations de pessimisme et de noirceur portées contre celui qui a prouvé ainsi son ouverture d’esprit.

..1.3 Les événements les plus importants de sa vie

En 395/1004, à 32 ans, Abū l – ʿAlāʾ a le chagrin de perdre son père Abū Muḥammad, qui avait été son premier maître63. Cet événement a augmenté son amertume, car son père, qui était juge, était le pilier sur lequel il construisait sa personnalité. Il la retranscrit dans ses poèmes en des termes chaleureux et touchants :

أبي حكَمتْ فيه الليالي ولم تزلْ رماحُ المنايا قادراتٍ على الطّعنِ

فليتَكَ في جَفني مُوارَى، نزاهَةً بِتلْكَ السّجايا عن حَشايَ وعن ضِبني

ولو حَفروا في دُرّةٍ ما رَضِيتُها لِجسْمِكَ، إبقاءً عليهِ من الدّفنِ

فيا قبرُ! واهٍ من تُرابكَ، ليّناً عليهِ، وآهٍ من جنادلِكَ الخُشنِ64

« Mon père, le destin l’a condamné, les

Les flèches de la mort sont toujours capables de transpercer.

Si seulement je pouvais t’ensevelir dans mes paupières et t’enlever

Avec tes qualités de mon ventre et de mes mains.

Même si on creusait un astre je ne serais pas satisfait

Pour ton corps, je me garderais de l’ensevelir.

Ô tombeau ! Puisse la terre être douce sur lui,

Ah grosse pierre, que tu es dure ! »

Comme tous les penseurs de l’époque, son rêve et son ambition sont de se rendre à Bagdad, la nouvelle capitale du monde musulman (après la destitution de la dynastie des Omeyyades et l’installation de la dynastie des Abbassides). En effet, sous le pouvoir à peine conquis des Abbassides, Bagdad, entre le VIIIᵉ et le Xᵉ siècle, est devenue le lieu d’un formidable éveil de la pensée philosophique et scientifique. Ce développement de la vie intellectuelle s’accompagne d’un vaste mouvement de traduction de toutes les disciplines scientifiques, de l’astrologie, de la médecine, de l’astronomie, des mathématiques… et même des manuels d’art militaire et de la philosophie, notamment celle d’Aristote. Ce mouvement dépasse, d’autre part, les conflits sociaux et religieux existants et, grâce à lui, les mécènes des grands traducteurs furent aussi bien Arabes que non-Arabes, musulmans que non-musulmans, militaires que civils65. Ce vaste mouvement fait de la ville un véritable centre de savoir et de rayonnement culturel. Al-Maʿarrīveut y visiter sa bibliothèque très célèbre à l’époque, ses salons littéraires et rencontrer ses savants66. Mais sa popularité est arrivée dans cette ville bien avant lui. Trois ans après la mort de son père, Abū l – ʿAlāʾ quitte Maʿarra pour se rendre à Bagdad où il ne demeurera que 18 mois67. Malgré le profit qu’il aurait pu tirer d’un séjour prolongé dans la capitale, il doit la quitter, sans doute par manque de ressources ; car il a refusé de faire le panégyrique de la noblesse bagdadienne, et sans doute pour d’autres raisons.Lui-même se retourne vers Bagdad et dit dans une lettre :

« Deux raisons m’ont obligé à te laisser : une mère que je n’ai d’ailleurs pas pu revoir et des ressources réduites à une somme dérisoire ». « Je vous ai dit, écrivait-il à un ami, que celui qui quitte Bagdad ne trouvera aucune ville pour la remplacer, quand bien même il trouverait un véritable paradis, car là, la science la plus usée est encore fraîche, tandis que, partout ailleurs, la science la plus saine paraît malade »68.

On peut facilement remarquer ici le trouble et la confusion d’un homme sensible quand il s’agit de sa mère, perdu dans la grande ville, souffrant des angoisses de la corruption politique. C’est lui qui a dit :

أُولو الفضلِ، في أوطانهم، غُرباءُ تشِذُّ وتنأى عنهمُ القُرَباءُ69

« Ceux qui sont dignes, sont étrangers dans leur patrie,

Leurs proches les tiennent à l’écart et s’éloignent. »

On peut imaginer aussi sa nostalgie du doux pays de sa naissance. En période de ramadan en avril-mai 400/1010, Abū al-ʿAlāʾ s’est mis en route, et c’est au cours de ce voyage qu’il a la douleur d’apprendre la mort de sa mère.Il revient dans sa ville natale avec la résolution de vivre désormais à l’écart de la société. C’est à partir de ce moment qu’on doit lui donner le surnom de Rahīn al-maḥbasayn, otage des deux prisons, sa cécité et sa maison, auxquelles il ajoutera plus tard une troisième, la détérioration de sa santé ; ce qui fait de lui le captif de trois prisons.

L’auteur d’Al-Luzūmiyyāt et de l’Épître du Pardon n’a pas en Europe la notoriété d’autres écrivains arabes tels qu’Ibn Sīnā, Ibn Ruchd et Al-Rāzī. Il est par contre l’un des auteurs les plus en vogue en Orient, surtout depuis que l’esprit de libre discussion y a repris ses droits70. Il possède une mémoire étonnante. Dans une lettre adressée à ses concitoyens, al-Maʿarrīaffirme que le meilleur parti à prendre, pour son propre bien, est de se tenir à l’écart des hommes et que ce n’est pas une décision due à un caprice, mais à des années de réflexion. Il jure aussi que s’il s’est absenté du pays, ce n’est pas à la recherche de la fortune, ni pour se créer des relations, mais pour séjourner dans la cité de la science. Il dit :

أُنبئكُم أنّي على العهد سالمٌ ووجهي لمّا يبتذل بسؤال

وأنّي تَيَمَمتُ العراقَ لغير ما تيمَمهُ غيلانُ عند بلال71

« Je vous assure que je reste sur notre accord

Et que mon visage ne s’est pas sali par des demandes d’aide aux gens

Et que je suis allé en Irak pour des raisons autres que

Celles de Ghilan chez Bilal ».

Il remercie aussi les habitants de Bagdad pour tout ce qu’ils lui ont prodigué. Il a uniquement pour ressource un revenu annuel de trente dinars ; il garde la moitié pour son propre entretien et il donne le reste à son serviteur. Il ne vit que de pain d’orge et peut-être de dattes72.

..1.4 Le statut de l’animal dans la vie et la philosophie d’Al-Maʿarrī

Al-Maʿarrī s’intéressait aux animaux, mais n’était pas le premier à le faire dans le monde arabe de son époque : d’importants ouvrages littéraires ont été écrits sur les animaux, tel le Kitāb al-ḥayawān d’Al-Ǧāḥiẓ. De plus l’idée de sacralisation de certains animaux était répandue parmi les peuples anciens et certains d’entre eux étaient même considérés comme des dieux. Les anciens Égyptiens considéraient le lion et le crocodile comme sacrés. En Inde, depuis toujours, certains animaux comme les vaches sont sacrés et on leur offre des sacrifices tous les jours. Un jour, un homme vient à lui et lui demande : « Pourquoi ne mangez-vous pas de viande ? » Il répond : « J’ai de la compassion pour les animaux »73. En réponse au Dāʿī al-Duʿāh al-Fāṭimī dans une première lettre qui lui demandait pourquoi il ne mangeait pas de chair animale, Al-Maʿarrī a cité des poèmes arabes d’al-ǧāhiliyya, qui montrent le chagrin des chameaux lorsque leur fils est abattu pour nourrir la tribu. Il ajoute alors qu’il ne mange pas de chair animale :

« لأنّها لا يُوصَلُ إليها إلّا بالإيلام لحيوان »74

« Parce que personne ne pouvait l’atteindre sans la douleur de l’animal. »

Rappelons que, le 18 juillet 1822, la loi Martin, qui interdit la cruauté envers les animaux, a été adoptée à Londres. Il s’agissait de la première initiative officielle dans le monde occidental concernant les animaux. La loi a reçu un soutien officiel en 1835 en étant parrainée par la reine Victoria. En France, la première loi adoptée en 1850 réprimait les abus envers les petits animaux, mais la loi elle-même ne fut promulguée qu’en 196775. En Syrie, la première loi sur le bien-être des animaux remonte au 22/04/1925, elle prévoyait un châtiment corporel et une peine d’emprisonnement à toute personne qui agressait un animal. De plus, en 1928, la première clinique animalière gratuite de Syrie fut établie à Damas.Al-Maʿarrī a vécu il y a plus de 1000 ans ; mais déjà on retrouve dans ses poèmes des vers qui appellent à la compassion pour les animaux, il fut le premier à avoir pitié d’eux :

يا ضاربَ العوْدِ البطيءِ، وظهْرُهُ لا وِزْرَ يحْمِلُهُ، كوِزْرِ الضّاربِ

ارفُقْ به، فشهِدتُ أنّك ظالمٌ في الظالمينَ: أباعدٍ وأقاربِ76

« O toi qui frappes avec le bâton celui qui est lent, quand son dos

Ne porte pas de fardeau comme le frappeur son péché.

Sois doux avec lui, j’ai constaté que tu es un injuste

Parmi les injustes : les lointains et les proches. »

La compassion d’Al-Maʿarrī envers les animaux fait partie de sa personnalité et de sa philosophie dans laquelle il s’est engagé et qu’il a appelé à généraliser; frapper un animal l’attriste. Il critique sévèrement le fait de charger l’animal surmené et le de le frapper lorsqu’il est fatigué :

لقد رابني مغدى الفقير، بجَهْلهِ على العَيرِ، ضرباً، ساءَ ما يتقَلّدُ

يحمّلهُ ما لا يطيقُ، فإن وَنى أحالَ على ذي فترةٍ يتجَلّدُ

يظلُّ كزانٍ مُفترٍ، غيرِ مُحصَنٍ يُقامُ عليهِ الحَدُّ، شَفْعاً، فيُجلَدُ

تظاهَرُ أبلادُ الرّزايا بظهرِهِ وكشْحَيْهِ، فاعذِرْ عاجزاً يتبَلّدُ77

« Le pauvre m’a offensé très tôt, qui avec ignorance,

Vient frapper le chameau, quel mal fait-il.

Il lui fait supporter l’insupportable, et s’il est fatigué,

Il s’avance et attaque celui qui patiente depuis longtemps.

Celui-ci reste comme s’il était coupable d’adultère et sans protection

Jugé deux fois, et puis fouetté.

Les marques de coups apparaissent sur son dos

Et sur ses flancs, alors laisse tranquille un faible qui ne sent plus rien. »

La bonté envers les animaux, c’est comme donner aux pauvres dans le besoin :

تسريحُ كفّيَ بُرْغوثاً، ظفِرتُ به أبرُّ من درهمٍ تُعطيهِ مُحتاجاً78

« Laisser s’échapper une puce attrapée avec mes mains

Est mieux que donner un dirham à une personne nécessiteuse. »

Il sait que si les hommes sont incités à ne pas manger les animaux, ils n’écouteront pas. Alors il les invite au moins à la pitié :

روّحْ ذبيحَكَ، لا تُعجلْهُ ميتَتَهُ فتأخذَ النّحضَ منه، وهو يختلجُ79

« Laisse souffler ta victime, ne hâte pas sa mort,

Tu commences à la découper alors qu’elle frémit encore. »

L’égalité est un des principes qu’il affirme souvent dans ses œuvres. Il a horreur du mal : ce sentiment a fait de lui un végétarien obstiné. Dans sa poésie, il s’est demandé en quoi les animaux égorgés ont mal agi pour qu’ils soient privés de compassion et de miséricorde. Il dit :

فلا تأكُلنْ ما أخرج الماءُ ظالماً ولا تبغِ قوتاً من غريضِ الذّبائحِ

وأبيَضَ أَمّاتٍ أرادت صريحَه لأطفالها، دون الغواني الصّرائحِ

ولا تفجَعَنّ الطّيرَ، وهي غوافلٌ بما وضعتْ، فالظّلمُ شرُّ القبائحِ

ودعْ ضربَ النحلِ، الذي بكَرت له كواسِبَ من أزهارِ نبيتٍ فوائح

فما أحرزَته كي يكون لغيرِها ولا جَمَعَتْهُ للنّدى والمنائح80

« Ne mange jamais injustement ce que la mer produit.

Ni la chair des animaux récemment tués.

Ne touche pas au lait, car il est destiné par les mères

À leurs petits et non point à d’autres.

Ne trouble pas les oiseaux occupés à donner des soins à leur progéniture, car le braconnage est le pire des crimes et laisse le miel que les abeilles actives, levées de bon matin, recueillent sur les fleurs odorantes, car elles ne l’amassent pas pour en faire des libéralités »81.

En lisant cela, on ne peut qu’admirer l’auteur qui paraît sensible aux plus faibles. On peut comprendre son point de vue et son rêve d’une société où personne ne fait de mal à personne. Les hommes ont réagi à l’attitude d’Al-Maʿarrī envers l’animal de diverses manières. Certains ont respecté sa position, tels que Ilyās Saʿd Ġālī, qui a écrit Ḥadīqaẗ al-ḥayāwān fī Luzūmiyyāt Abī al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī, un livre dans lequel l’auteur a rassemblé tous les poèmes écrits par al-Maʿarrī sur l’animal. D’autres personnescomme Ibn Kathīr, Ibn Qayyim al-Jawziyyaont critiqué ce côté de sa personnalité. Ils l’ont accusé de fanatisme. Or aujourd’hui, les pays les plus développés demandent l’adoption d’une pensée similaire à celle d’Al-Maʿarrī et adoptent des lois proches de ce à quoi appelait notre penseur.

..1.5 Ses compétences

Al-Maʿarrīétait très ambitieux, il avait onze ans quand il commença à composer de la poésie82. Sa cécité est cependant très largement compensée par son extraordinaire mémoire ; elle a pris des dimensions fabuleuses chez ses biographes83.Ibn al-ʿAdīm, qui est dans l’ensemble digne de foi, insère dans sa monographie sur Al-Maʿarrīun chapitre sur sa profonde intelligence, ses aptitudes naturelles, sa mémoire rapide et brillante, sa pensée éblouissante et sa perspicacité pénétrante84. Ibn al – ʿAdīm raconte cette histoire : « On a demandé à Abū al-ʿAlāʾ : comment as-tu atteint ce stade dans la science ? Il a répondu : Je n’ai jamais rien entendu sans l’avoir appris et je n’ai jamais oublié ce que j’ai appris ». Celui qui lit les œuvres d’Al-Maʿarrī peut se forger une idée claire du niveau culturel et intellectuel de son époque, car ses œuvres touchent à divers domaines. Si ce niveau « élevé » n’avait pas existé de son temps, il n’en aurait pas parlé. Tous les savants et écrivains écrivent en priorité pour les personnes de leur temps85. Les épîtres d’Abū l – ʿAlāʾ sont nombreuses. Il s’est forcé à les écrire en utilisant des rimes et des mots rarement utilisés86 et difficilement compréhensibles sans explication détaillée. Ses épîtres sont de la prose rimée qui décrit les hommes, les animaux (les abeilles, les fourmis, l’aigle, les sauterelles, l’éléphant…), les étoiles, les denrées alimentaires, les villes… etc. Cependant la plupart de ses lettres sont aujourd’hui perdues ou détruites. Par contre leslettres dont nous disposons sont recueillies dans une seule œuvre, appelée les Lettres d’Abū l – ʿAlāʾ87. Al-Maʿarrī étaittrès exigeant dans tous les sens du terme, il a passé sa vie à chercher le savoir jusqu’à même considérer le sommeil comme une perte de temps, comme la mort, mais sur une plus courte période :

ونوميَ موتٌ، قريبُ النشور وموتيَ نومٌ، طويلُ الكَرى88

« Mon sommeil est une mort, dont la résurrection est proche

Et ma mort est un sommeil, dont le sommeil est long. »

Il aimait vivre sa vie comme un défi qu’il a bien représenté dans ses œuvres comme les Luzūmiyyāt. Dans ce livre, on se rend compte à quel point il était dur et têtu et on s’aperçoit qu’il se faisait violence en tout :

« Pour rester au plan de la forme, il s’imposait, chose à laquelle nul aveugle n’est tenu, la description de la nature, du jour et de la nuit, des animaux et des objets, avec un art qui n’a rien à envier à celui des poètes voyants. Le tout était servi par un vocabulaire abondant qui ne lui a jamais fait défaut. »89

On relève dans ses œuvres, entre autres, les vers suivants :

« Les religions ont semé entre nous la haine et nous ont légué toutes sortes d’inimitiés.

Les peuples vivaient dans le bien-être, mais les Prophètes ont apporté l’impossible, et ils l’ont troublé »90.

Beaucoup se sont appuyés sur ces vers et sur tous les poèmes qui traitent de sujets analogues, pour accuser leur auteur et sa pensée. C’est pourquoi il n’a pas pris la place qu’il méritait dans leurs écrits. Je vais aborder cette idée dans la deuxième partie de ce livre, lorsque je parlerai de sa critique de la religion.

..1.6 Al-Maʿarrī et le vin

Al-Maʿarrī était opposé à la consommation de vin avant tout parce qu’elle fait perdre la raison à l’homme et que pour lui la raison est une chose divine. Voilà ce qu’il a déclaré :

يقولُ الناسُ: إنَّ الخَمرَ تُودي بما في الصّدرِ من هَمٍّ قديمِ

ولوْلا أنّها باللُّبِّ تُودي لَكُنتُ أخا المُدامَةِ والنّديمِ91

« Le vin, disent-ils, emporte loin

Des poitrines les vieux soucis.

S’il n’emportait pas la raison,

Je serais frère des commensaux et du vin. »

Même quand il déclare sa position hostile à l’alcool ce n’est pas d’un point de vue religieux, mais parce que l’excès d’alcool envahit l’esprit et nuit ainsi à la relation humaine :

لو كانتِ الخمرُ حِلا ما سَمحتُ بها لنَفسيَ، الدّهرَ، لا سِرّاً ولا عَلَنا92

« Même si le vin était permis (religieusement), je ne me le permettrais

Jamais moi-même, ni en privé ni publiquement. »

Il est en effet bien connu que le vin affaiblit la raison et nuit au corps humain :

ولو أنّها كالماءِ طِلقٌ لأوْجبتْ قِلاها، أصيلاتُ النُّهى والتّجاربِ93

« Même si elle avait été comme l’eau, permise,

Le bon sens et l’expérience auraient obligé à réduire sa consommation. »

..1.7 Al-Maʿarrī et l’astronomie