Ados en quête de sens - Philippe Van Meerbeeck - E-Book

Ados en quête de sens E-Book

Philippe Van Meerbeeck

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Beschreibung

Capables de penser, de douter, de symboliser, de conceptualiser, les adolescents, à partir de seize ans, commencent à se poser les bonnes et difficiles questions du sens à donner à sa vie. La vie vaut-elle la peine d'être vécue ? Quelle femme ou quel homme veut-on devenir à l'âge adulte ? Faut-il ressembler à ses parents et accomplir ce qu'ils souhaitent pour nous ? Faut-il venger les pères humiliés ou les mères abandonnées ? Y a-t-il encore un ascenseur social ? Faut-il fonder une famille et si oui, laquelle ? Est-ce que Dieu existe ? Que se passe-t-il après la mort ? Peut-on vraiment choisir le sexe auquel on veut appartenir ? Qu'est-ce qu'une vie réussie ? Comment savoir si on est quelqu'un de bien ? Pourquoi a-t-on si peur de l'avenir et de la fin du monde ? Comment peut-on haïr, détruire et parfois tuer l'autre ? Pourquoi le suicide est-il la première cause de mort chez les jeunes ? Toutes ces questions sont atemporelles.

Elles se sont posées aux jeunes nés après le 11 septembre 2001, à ceux qui avaient vingt ans pendant la pandémie et à ceux qui ont donné leur vie pour défendre les valeurs européennes. On a appelé cette génération ""la jeunesse sacrifiée"" ou ""fracassée"". Raphaël Glucksmann parle des ""enfants du crépuscule"", parce que leur monde ressemble au chaos des fins ou à celui des origines. La toile de fond de cette époque est caractérisée par l'effondrement climatique, le terrorisme local et international, l'affaissement des démocraties, la montée des régimes autoritaires et le retour de la guerre en Europe.

Afin d'ouvrir un autre sens à suivre, l'auteur se risque à transmettre un récit revisité des valeurs évangéliques à partir de l'expérience sentimentale, amicale et amoureuse vécue par les jeunes. La rencontre de l'autre, non-algorythmée, peut leur faire découvrir que l'amour est plus fort que la mort.



À PROPOS DE L'AUTEUR



Philippe van Meerbeeck : Psychiatre, psychanalyste, il est professeur ordinaire à la Faculté de Médecine de l'Université catholique de Louvain. Jean-Pierre Jacques : Psychanalyste et médecin, il a fondé et dirigé pendant vingt ans un centre d'accompagnement thérapeutique pour toxicomanes à Bruxelles. Il poursuit une pratique clinique orientée par la psychanalyse et a publié de nombreux travaux consacrés à la pratique psychanalytique, aux traitements de substitution et aux politiques des drogues.






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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture

Page de titre

Pour mes petits-enfants,Eileen, Lily, Pablo, Feilim, Harry, Paz, Michael et Bruno

INTRODUCTION

Capables de penser, de douter, de symboliser, de conceptualiser, les adolescents, à partir de seize ans, commencent à se poser les bonnes et difficiles questions du sens à donner à leur vie. Devenus pubères, ils ont d’abord voulu croire et imaginer. Puis, l’envie de croire a laissé la place au désir de connaître et de comprendre. Comment se poser les grandes questions et où chercher les bonnes réponses ? La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? Quelle femme ou quel homme veut-on devenir à l’âge adulte ? Faut-il ressembler à ses parents et accomplir ce qu’ils voulaient pour nous ? Faut-il venger les pères humiliés ou les mères abandonnées ? Y a-t-il encore un ascenseur social ? Faut-il fonder une famille et laquelle aujourd’hui ? Est-ce que Dieu existe ? Que se passe-t-il après la mort ? Peut-on vraiment choisir le sexe auquel on veut appartenir ? Qu’est-ce qu’une vie réussie ?

Comment ces questions se sont-elles posées aux jeunes nés après le 11 septembre 2001, à ceux qui avaient vingt ans pendant la pandémie ou à ceux qui ont donné leur vie pour défendre les valeurs européennes ? On a appelé cette génération la jeunesse « sacrifiée » ou « fracassée ». Raphaël Glucksmann parle des « enfants du crépuscule », parce que leur monde ressemble au chaos des fins ou au chaos des origines. C’est la génération du retour de l’histoire oubliée, des conflits refoulés et du tragique. La toile de fond de cette époque est caractérisée par l’effondrement climatique, le terrorisme local et international, l’affaissement des démocraties, la montée des régimes autoritaires et le retour de la guerre en Europe.

Ce livre s’adresse aux jeunes qui ont envie de comprendre et à ceux qui ont pour mission de les former afin de leur permettre de prendre la relève et de nous porter plus loin. On n’est plus très nombreux à penser cette mission possible. Néanmoins, il nous faut transmettre ce que les générations précédentes nous ont apporté.

Il faut enraciner la parole du jeune dans l’histoire humaine. Durant la pandémie, nous avons souvent démissionné à cause de nos propres angoisses face à celle-ci. On laissait les ados livrés à eux-mêmes, seuls dans leur chambre avec leur portable. C’était un peu comme si on les laissait dans des quartiers chauds avec de la violence et du sexe marchandisé en pleine nuit. On se croit déjà obligé de leur donner un téléphone à douze ans pour savoir où ils sont. S’ils sont dans leur chambre, ce nouvel objet transitionnel (cfr le glossaire psychanalytique) est une occupation « ludique », répétitive, qui donne libre cours à l’emprise algorithmique.

Mon projet en écrivant ce livre est de partager mon expérience clinique de soins apportés aux jeunes en souffrance depuis des dizaines d’années et surtout pendant et après la pandémie. Durant celle-ci, les psychiatres étaient autorisés et encouragés en effet à rencontrer les jeunes en difficulté. Mon autre compétence consiste à avoir enseigné la psychologie médicale à la faculté de médecine de l’UCL. La relation médecin-malade a été mise à rude épreuve pendant cette pandémie. Un grand nombre de collègues spécialistes ne pouvaient plus pratiquer et ils proposaient d’accomplir des tâches d’infirmières pour soulager les soignants épuisés. Le pouvoir et la compétence des médecins ont été très secoués par ce virus. Néanmoins, la découverte du vaccin n’a été possible que grâce aux réseaux entre les chercheurs.

Nous allons d’abord décrire tout ce qui a changé au XXIe siècle dans ce qu’on peut appeler la troisième révolution industrielle, l’ère numérique. Yuval Noah Harari, professeur d’histoire israélien, parle même d’une troisième phase de la révolution darwinienne avec l’accomplissement du mythe de Frankenstein, la domination des robots. Cette mutation anthropologique a été très fortement accélérée par la pandémie. Nos enfants sont nés dans ce monde-là. Les tout-petits ont déjà des petites tablettes comme premiers jeux. Toute la vie des jeunes est « algorythmée ». Le coronavirus a banalisé l’usage des écrans et l’enseignement à distance. On réfléchira aux conséquences de tout cela pour l’école, le métier d’enseignant et le savoir à transmettre aujourd’hui.

Ensuite, les questions en lien avec la puberté, comme l’avènement d’une sexualité procréative qui intéresse tant les mouvements des droites radicales, seront abordées avec la question de la différence des sexes et le deuil des images parentales puisqu’il faut aller désirer ailleurs en quittant le nid familial. Ce mouvement typiquement juvénile a été empêché par la pandémie. Ailleurs, c’est évidement d’abord l’école, ensuite les clans voire les meutes avec l’influence des réseaux sociaux sur ces terrains d’adolescence. L’amitié est fondamentale dans cette tranche de la vie et n’a rien à voir avec les followers. Lukas Dhont l’a bien illustré dans son film Close. L’expérience amoureuse ne peut pas se réduire à des sites de rencontre et la découverte de la sexualité à des images pornographiques. Si l’expérience amoureuse est l’évènement majeur du vécu juvénile, la pandémie avec ses masques et les écrans l’ont considérablement influencée. Connectée en permanence, cette génération a tenté de s’aimer sans se voir et sans se toucher. La pandémie a ramené la question de la mort à l’avant-plan avec des deuils rendus impossibles à cause du risque de contamination. Aimer à en mourir est toujours la seule manière d’aimer quand on a 17 ans dans son cœur et dans sa tête. C’est cette expérience décisive qui donne le goût du plus grand que soi, le goût du sacré.

Les ados sont en quête de vérité dans un monde où les fake news font le buzz. Les algorithmes les renvoient à des échanges avec les autres qui pensent la même chose. Plus la nouvelle est négative et inquiétante plus elle capte leur attention. D’où l’importance de la transmission et de la discussion avec eux ! Les jeunes et leurs parents adorent les séries qui sont avant tout des récits. Ces histoires éveillent chez eux des capacités nouvelles d’intelligence et de créativités avec leur nouveau pouvoir métaphorique et leur sensibilité à la poésie. Cet éveil était assuré jadis par les contes au coin du feu. En guise de récits, on ne peut plus cacher l’histoire du XXe siècle. Ce n’est pas le jour le plus long qui a entraîné la chute du nazisme. Ce sont les Russes qui ont détruit Berlin et Poutine le rappelle sans cesse. Ces deux guerres abominables qui ont fait des millions de morts, surtout des jeunes morts pour la patrie, étaient la montée aux extrêmes, annoncée par le général von Clauzewitz entre le « couple franco-allemand », qui devait mener à l’apocalypse, nom donné par Poutine à son avion de commandement. Cette surenchère européenne était la conséquence de la loi darwinienne du plus fort entre des nations inventées par des récits du XIXe siècle. Nous devons leur transmettre la vérité de l’arrogance de l’homme blanc occidental qui s’est cru au-dessus de tous les autres et autorisé à exploiter toutes les ressources de la planète dont il se croyait le maître. Cette conviction d’être le plus évolué parce qu’il avait développé des armes de destruction massive lui a permis de coloniser le monde et d’esclavagiser les « sous-évolués ». Avec Auschwitz et Hiroshima, cette prétention s’est effondrée aux yeux des autres. La rage de Poutine et de Xi Jin Ping contre les Occidentaux depuis la fin de la guerre froide s’explique en partie par ce changement des rapports de force. Il faut essayer de comprendre nous-mêmes et ensuite de leur expliquer pourquoi l’idée de progrès et celle de la croissance consumériste se sont développées en Europe d’abord et ensuite aux USA grâce aux deux guerres du XXe siècle. Cette supériorité s’était imposée par les armes et la persécution durant le siècle dernier. Au XXIe siècle, c’est la puissance illimitée des réseaux sociaux qui a proposé le modèle occidental à toute l’humanité pour l’asservir à son divin marché avec les desperate housewives et les Gilets jaunes pavillonnaires qui ont peur d’être paupérisés.

Nous devons bien mesurer, dit Alain Badiou, écrivain et philosophe français né en 1937, l’omniprésence du désir d’Occident pour tous ceux qui regardent les réseaux sociaux et qui risquent leur vie en cherchant à adopter la même existence que les héros des séries distribuées dans le seul but de pousser à la consommation. Les jeunes qui migrent ou qui vivent chez nous hésitent entre les propositions héroïques et mortifères d’un radicalisme anti-Occident envié et haï et l’attrait des objets présentés sur leurs tablettes par les médias planétaires Apple et Google. Chez nous, il n’y a pas que des héritiers. Les enfants de la classe moyenne, qui est persuadée d’être le vecteur de la civilisation et qui définit les autres comme des barbares, vont voter « identitaire nostalgique » et la violence ne leur est pas étrangère. En Europe centrale et en Russie, il y a un mélange des deux types de jeunesse : celle qui est prête à mourir pour les valeurs démocratiques de l’Union européenne et celle qui reste nostalgique de l’ex-URSS.

Les jeunes migrent de plus en plus et ceux qui s’établissent chez nous font petit à petit une nouvelle majorité dans les grandes villes. Ils ont à assumer et à reconnaître l’histoire de leur famille, leur culture qu’ils revendiquent à raison et leur religion qu’ils tentent de pratiquer plus radicalement que leurs parents. Toute cette nouvelle population et la puissance de l’envie de croire de nos jeunes laïcisés, nous invite à prendre en compte la transcendance à laquelle ils aspirent quand ils ne se résignent pas au désenchantement du divin marché. Compte tenu du brassage des religions dans les écoles des villes, il me semblait important de développer la connaissance de la tradition chrétienne comme condition nécessaire au dialogue interreligieux.

J’ai tenté de faire l’exercice suivant : revisiter l’histoire et plus particulièrement celle des valeurs chrétiennes pour les raconter à tous les jeunes qui s’intéressent à la question du sens. Pourquoi l’idée du sacrifice a-t-elle sur eux un tel attrait ? D’où est-ce que cela leur vient ? Pourquoi l’amour est-il pour eux la vertu la plus importante ? Pourquoi la modernité et les droits de l’homme sont-ils un héritage des valeurs évangéliques ?

Si Christian de Duve avait raison de croire que seul le témoignage revisité de la vie de Jésus peut freiner la destructivité du darwinisme social, alors redonnons à nos adolescents, qu’ils soient chrétiens ou non, le souvenir du divin qu’ils ont en eux et qui ne pourra jamais être algorithmée. L’âme n’est pas un sentiment ou une émotion quantifiable. Cette âme est leur être au monde qui se révèle dans l’expérience amicale et amoureuse. Emmanuel Levinas, philosophe franco-lituanien (1905-1995), écrivait : « C’est dans le visage de l’homme que, par-delà l’expression de la singularité ultime, se manifeste la trace de Dieu et que la lumière de la révélation inonde l’univers. » Les ados découvrent l’âme sœur qui va incarner pour eux la vérité chantée dans le Cantique des cantiques : « L’amour est plus fort que la mort. » François Cheng, écrivain chinois et français né en 1929, a montré que le mot « sens » est le plus beau de la langue française, parce qu’il veut dire trois choses à la fois : le sens à suivre (la direction), le sens à éprouver (la sensualité) et le sens à comprendre (la valeur).

CHAPITRE 1Le monde a-t-il changé ?

Ce premier chapitre tente de décrire la toile de fond du monde actuel, caractérisé par une multicrise, celui dans lequel vivent les jeunes en quête de sens. Le premier abord est celui de la troisième révolution darwinienne qui se définit par la numérisation de la planète postpandémique. Comment en est-on arrivé là ? Il s’agit de l’accomplissement du célèbre mythe de Frankenstein écrit par Mary Shelley au début du XIXe siècle. Nous allons ensuite essayer de comprendre la théorie du darwinisme social pour expliquer les fondements du monde illimité du Data au XXIe siècle avec l’intelligence artificielle et le divin marché. L’amplitude de ce changement depuis le siècle précédent est difficile à mesurer. Les vieux qui sont morts seuls dans les maisons de repos pendant la pandémie croyaient en un monde nouveau plein de promesses basées sur la croissance et le progrès. Leurs petits-enfants n’ont pas pu leur dire adieu. Il y avait une distance hygiénique et intergénérationnelle causée par le fossé numérique.

Nos jeunes ont vécu leur adolescence derrière des écrans, enfermés dans leur chambre. L’enseignement à distance, le travail en groupe virtualisé, les achats en ligne les ont précipités dans le tout, tout de suite. TikTok est devenu leur première source d’informations. Le temps passé dans la lumière bleue a développé chez eux la captologie et la peur de disparaître en perdant le droit à l’oubli de leurs erreurs de jeunesse. Chez eux, l’envie de croire doit céder la place à la capacité de comprendre ce monde nouveau, monde dans lequel leur esprit est influencé par l’intelligence artificielle.

La théorie de l’évolution

Nés dans la révolution numérique du XXIe siècle, les jeunes sont confrontés à une mutation anthropologique très difficile à expliquer. Jusqu’au début de ce siècle, je m’inspirais de Michel Serres, philosophe et historien des sciences français (1930-2019), qui avait osé comparer cette mutation au passage du Paléolithique au Néolithique, soit le passage pour l’Homo sapiens du statut de chasseur-cueilleur au statut d’agriculteur-éleveur, qui sera repris dans le chapitre 7, car il nous éclaire sur le rapport de l’homme à l’animal et de l’homme à la terre. Ensuite, Michel Serres a plus prudemment comparé l’avènement d’internet à celui de l’imprimerie.

Lorsque j’ai lu Yuval Noah Harari, j’ai essayé de comprendre ce qu’il voulait dire par « la troisième révolution darwinienne », manière dont il définit la révolution numérique. Si on retient ce concept, on doit réinterpréter les deux précédentes révolutions. La première était celle de l’émergence d’une vie organique sur la terre. La possibilité qu’une vie organique se retrouve sur une autre planète de la galaxie est improbable et c’est ce qui rend le respect de notre terre si important pour les jeunes, pour autant qu’ils ne cèdent pas aux théories créationnistes. La deuxième révolution darwinienne correspond à l’apparition de l’homme.

S’il a fallu quatre milliards d’années pour voir apparaître la vie organique, par le jeu de la sélection naturelle décrite par Darwin, il a fallu deux millions d’années, et quelques modifications génétiques, pour qu’un singe africain devienne le maître du monde et qu’émerge l’Homo erectus. L’Homo sapiens, originaire d’Afrique, s’est imposé peu à peu en éliminant les autres courants humains présents au début de l’hominisation : l’homme de Néandertal et l’homme de Denisova. Grâce à ces mutations, l’Homo sapiens est entré peu à peu en relation avec ses semblables. Ce fut la naissance de l’intersubjectivité, dès lors qu’il vécut en tribu et dut composer avec des tribus rivales. Il acquit la capacité à développer des fictions qui devinrent des récits. Il élabora des lois, des règles, une façon de faire société. Il inventa des dieux, projections imaginaires d’un plus grand que soi. Avant cela, c’était impossible, car la pensée était purement animiste. Beaucoup plus tard, l’Homo sapiens s’est mis à concevoir l’écriture, la monnaie, les marchés, la bombe atomique, la conquête spatiale. Il a enfin encodé toute sa mémoire et a numérisé le monde.

Y a-t-il un « darwinisme social » ?

Le darwinisme social est une expression qui a d’abord désigné une polémique concernant l’application aux sociétés de la théorie de Darwin. Darwin lui-même n’était pas d’accord avec cette application, car, pour lui, l’empathie et la sociabilité avaient été sélectionnées au cours de l’évolution de l’homme et, dès lors, on ne pouvait pas tout expliquer par la sélection naturelle et la loi du plus fort. On voit bien dans ce cas comment une théorie devient un récit. Le sociologue Herbert Spencer (1820-1903) est à l’origine de cette « extension » conceptuelle. On ne peut pas nier les effets indirects de la théorie darwinienne sur le socialisme, le racialisme, l’eugénisme et la supériorité des coloniaux.

Le darwinisme social concerne le développement de Sapiens dès lors qu’il vit en société. La règle du plus fort a été la règle générale de son emprise sur le monde et sur les autres. Puis, la conjonction de l’héritage grec, du monothéisme judéo-chrétien et de l’Empire romain a permis l’avènement de l’homme blanc européen pouvant dominer le monde. Ce processus a pris plus de mille ans.

Michel Serres voulait nous permettre de reconnaître tout ce que nous devons au christianisme, le seul monothéisme qui a permis la sortie de la religion. Les droits de l’homme et l’Union européenne en sont les purs produits. Dans l’Empire romain, l’Église a constitué les premiers recueils de données. Les monastères ont été les premières industries internationales, les pèlerinages à Jérusalem le premier tourisme, le latin, après le grec, la première langue commune à tous les érudits et aux marchands. L’idée de l’égalité entre tous les hommes et l’idée de l’incarnation ont fait en sorte que les hommes ont pu penser le monde. Ne minimisons pas les Croisades, l’Inquisition et les guerres de religion dans l’évolution de la pensée ! La prise de Byzance en 1453 et l’arrivée en Occident des savants venus d’Orient ont été un formidable accélérateur de la sortie du Moyen Âge et de l’entrée dans l’époque moderne : la Renaissance. Les garçons et les filles pubères apprenaient à l’école les langues anciennes pour entrer à leur tour dans une pensée conceptuelle avec une ouverture aux sciences anciennes et nouvelles. Les penseurs occidentaux avaient voulu comprendre l’univers dans lequel ils vivaient en quittant la soumission aux dogmes de la pensée magique de leur enfance ou de celle du Moyen Âge. La connaissance était entrée dans un développement incroyable, au rythme des chevaux du courrier postal et au rythme des publications par les journaux, grâce à l’imprimerie et à la primauté accordée à la raison cartésienne. Ce progrès intellectuel a fait que le monde occidental a inauguré la modernité. Le reste du monde n’a pas franchi cette étape qui a semblé justifier l’arrogance de l’homme blanc. C’est ce qu’on a appelé le darwinisme social. Les Occidentaux ont considéré que le monde était à leurs pieds et que les autres peuples étaient sous-développés et donc inférieurs. L’invention de la machine à vapeur, l’utilisation de l’énergie fossile, le charbon, puis le pétrole (fin du XIXe siècle) avec le moteur à explosion ont permis à l’Occident de construire des armes, des bateaux, des avions, etc. On est passé de l’artisanat à la production de masse : c’était la naissance de la révolution industrielle.

Les idéologies ont fait leur apparition : l’idéologie technologique du progrès associée à l’idéologie morale missionnaire chrétienne. Mais il y avait aussi l’idéologie de l’égalité des hommes. Le peuple était devenu souverain. Il avait fallu supprimer l’héritage hiérarchique et, pour cela, on avait tué Dieu et le roi. Cette mouvance était un héritage du siècle des Lumières. Plus tard, on vit apparaître l’idéologie communiste : la primauté du peuple avant tout. La réussite de Napoléon s’explique par le fait qu’il avait été élu par le peuple en exaltant l’idée de nation dans laquelle chacun était sur un pied d’égalité. Il avait à sa disposition un million de soldats, prêts à mourir pour la patrie. En face, les princes n’avaient que des petites armées de mercenaires. Clausewitz1 avait conceptualisé « la montée aux extrêmes » à partir de la bataille d’Iéna en 1806. Il avait saisi l’importance du concept de nation pour obtenir que des millions de jeunes hommes soient prêts à mourir pour elle. L’humiliation des Allemands allait justifier la haine réciproque entre eux et les Français, qui a duré jusqu’à l’instauration de l’Europe réunie après la Seconde Guerre mondiale. Cette montée aux extrêmes qui devait s’achever, selon lui, dans une apocalypse, est aussi l’œuvre de la loi darwinienne du plus fort.

Une troisième phase de la révolution darwinienne

Depuis environ vingt ans, on assiste à une mutation anthropologique fondamentale : le basculement du monde dans l’univers de l’internet. La lecture de Yuval Noah Harari nous apprend que cette mutation correspond à une vraie phase de l’évolution darwinienne. Quand Darwin a théorisé la sélection naturelle, il y a cent cinquante ans, la vie, pour lui, était héritée d’un mouvement animé par la sélection naturelle et cela de manière inéluctable. C’était toujours le plus fort qui dominait le plus faible.

Aujourd’hui, la conjonction de la cybernétique, de la connaissance des pouvoirs cognitifs émotionnels, du conditionnement opérant, de l’éthologie, nous oblige à repenser les théories de l’évolution. L’homme n’est pas pour toujours le sommet de la pyramide. Les nouvelles formes d’intelligence, le pouvoir des manipulations génétiques, de la gestion de l’économie, de la pensée, de l’éducation, du rapport entre les humains, de leurs liens amoureux échappent complètement au mode antérieur de la transmission et de l’éducation.

Pourquoi une telle accélération ? On cite toujours la machine AlphaGo développée par l’entreprise britannique DeepMind et rachetée par Google en 2014. Ce logiciel a battu Lee Sedol, champion du monde du jeu de Go. La machine était devenue plus forte que l’homme dans un jeu inventé par les hommes. Si, par évidence, on ne peut que se réjouir de ce que la machine libère le cerveau humain des charges répétitives, on constate que la machine acquiert une capacité d’auto-apprentissage dont on ne mesure pas l’ampleur, capacité que l’on a évidemment induite et autorisée. N’oublions jamais que la machine est elle-même programmée par le génie de l’ingénieur.

L’intelligence artificielle s’invente des formes d’intelligence propres qui évoluent elles-mêmes de façon darwinienne comme une sorte de loi naturelle de la machine : une autocapacité comme un auto-engendrement darwinien.

C’est en cela que l’on franchit une nouvelle étape de l’évolution de l’humanité. Les nouvelles formes de l’intelligence artificielle hypercontemporaine nous montrent une évolution permanente régulée par des équilibres transitoires. L’émergence de caractères innovants est constante. Les capacités irradiantes du robot deviennent tellement adaptatives qu’elles influencent quasi tous les domaines socio-économiques. Une nouvelle civilisation numérique apparaît. Elle n’est plus humaine, elle est auto-engendrée. En cela, elle est darwinienne et l’homme n’en est plus le maître.

Cette nouvelle dimension de l’humanité est liée au fait que tous ces outils sont attachés à des algorithmes, qui sont un ensemble de règles opératoires dont l’application permet d’accomplir une tâche ou de résoudre un problème. Les algorithmes ne sont pas un calcul en soi, mais bien la méthode suivie pour réaliser un calcul ! Cette méthode aboutit à des prises de décisions et fait des algorithmes le concept le plus important de notre monde actuel.

Les algorithmes sont donc un héritage des mathématiques : ils performent ! Ils sont plus rapides que la pensée humaine s’ils tournent sur une machine numérique dont la vitesse de calcul est astronomique. N’oublions pas que les algorithmes utilisent parfois le calcul de probabilités, dont l’inventeur était Blaise Pascal (1623-1662). La probabilité s’est fait passer pour l’objectivité tout entière. Enseignée dans les facultés de psychologie et de médecine, elle est devenue une arme de certification massive pour la raison instrumentale en s’opposant aux « stupides croyances psychanalytiques ». Pascal, à qui on doit aussi le célèbre pari sur Dieu, avait indexé le hasard sur l’infini et l’incertain sur l’éternel. Comme tous les ados en âge de comprendre, il était à la recherche du raisonnable et de l’équitable. À nos ados actuels, on présente le risque zéro en réduisant le raisonnable et l’équitable au réaliste et à l’exact.

Aujourd’hui, les sciences de la vie ont réussi à décrire des algorithmes biochimiques à l’œuvre dans les organismes vivants. Jusqu’à présent, on ne connaissait que les algorithmes électroniques issus de calculs de probabilités très sophistiqués. On peut dire aujourd’hui que tout organisme vivant est décryptable avec des algorithmes biochimiques. Ce changement est invraisemblable. C’est ainsi que la description de ces algorithmes, combinée à la faculté de construire une machine capable de les concevoir, nous fait passer du décodage à la fabrication. Ces deux mouvements, l’un entraînant l’autre, font que la barrière entre l’organique et l’inorganique est estompée. Ce sont les mêmes lois mathématiques qui s’appliquent aux algorithmes biochimiques et électroniques. Le saut darwinien est lié à cela. Au train où vont les choses, les algorithmes électroniques vont bientôt dépasser les algorithmes biochimiques. On pourra donc construire des algorithmes électroniques plus puissants que les algorithmes biochimiques. Quand on sait quelle puissance mathématique est nécessaire pour envoyer une sonde sur Mars, on mesure à quel point les choses se sont accélérées.

Penser un monde sans limites

Désormais, un programme algorithmique électromécanique arrive à produire un instrument organique vital pour l’être humain, comme un cœur.

L’imprimante 3D est probablement d’une plus grande importance encore que l’imprimerie de Gutenberg. Cette technologie permet de produire les objets les plus divers sur mesure et à la demande, le tout à moindre coût. On l’appelle la fabrication « additive ». Elle consiste à créer des objets physiques à partir d’une superposition de couches de matières sur la base d’une modélisation numérique. On crée sur ordinateur un plan de la pièce que l’on veut imprimer. L’imprimante composée de plusieurs têtes d’impression va la produire à partir de cartouches de matière qui contiennent du plastique sous toutes ses formes, de l’aluminium, de l’acier, du titane, des résines, des polymères, de la céramique. On peut trouver aussi de la matière organique comme des cires, des substances alimentaires, du bois et même des tissus biologiques composés de cellules vivantes. Le grand public a découvert les imprimantes 3D il y a cinq ans, quand il a été possible de fabriquer un pistolet fonctionnel. On peut deviner tous les marchés d’armes à venir !

À l’époque, ces imprimantes étaient très chères. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Durant la pandémie, un jeune a utilisé trois imprimantes pour construire des protections plastiques du visage qu’il a données à des hôpitaux qui en étaient dépourvus. Un autre groupe de jeunes chercheurs a tenté de mettre au point un vaccin adaptable aux nouveaux virus et qui peut être produit en 3D.

L’avenir illimité nous permet d’aller jusqu’à imaginer l’envoi d’imprimantes sur la lune qui pourraient y construire des habitations avec de la poussière lunaire. Jeff Bezos doit certainement y songer pour la colonisation de l’espace dont il rêve. À Westerlo, en Belgique, on a assemblé la plus grande imprimante 3D de béton du monde : un cube de dix mètres de côté. Le projet est de construire une maison de deux étages par impressions successives de couches de béton à impression rapide. De doux rêveurs avaient imaginé reconstruire Notre-Dame de Paris de cette manière. Le marché de la 3D est évalué à plus de dix milliards de dollars à l’échelle du monde. En Wallonie, nous avons déjà une imprimante capable de fabriquer de l’os. Cet os synthétique a les mêmes propriétés que l’os humain. Il peut être façonné sur mesure. On imagine tous ses avantages dans des opérations délicates comme la reconstruction maxillo-faciale. Les promesses médicales sont impressionnantes. Le 15 avril 2019, l’Université de Tel-Aviv a réussi à créer un cœur humain avec une imprimante 3D à partir des cellules d’un patient. On imprime déjà du tissu humain. Dès lors que l’on fabrique un cœur à partir de cellules souches du patient, ce cœur devient biocompatible. Si on parvient à y incorporer des vaisseaux sanguins, on pourra implanter ces organes dans le corps puisqu’ils seront vascularisés. Le professeur Tal Dvir’s de Tel-Aviv affirme : « Il y aura des imprimantes 3D dans les hôpitaux d’ici dix ans et celles-ci imprimeront des organes pour les patients ». Durant la pandémie du coronavirus, les hôpitaux ont manqué cruellement de respirateurs, faute d’avoir été anticipés par des algorithmes ou d’avoir été construits par une imprimante.

Qu’est-ce qui a changé d’un siècle à l’autre ?

Sans nostalgie, reconnaissons que le XXe siècle a été un siècle géant et désastreux : le siècle des révolutions, des empires coloniaux, des guerres d’indépendance. Le siècle de tous les possibles. Et nous étions convaincus que demain serait mieux qu’aujourd’hui et que le progrès serait inarrêtable. Il y avait un projet commun à construire pour que nos enfants vivent mieux que nous-mêmes. Nous étions dans ce mythe du progrès et de la croissance sans en mesurer la portée darwinienne qui nous a menés au siècle des catastrophes.

À l’époque des baby-boomers, l’adolescence se portait bien. Avant, c’était l’âge bête, puis c’est devenu l’âge tendre des têtes de bois. L’image du GI fumeur de Marlboro, associée au rock, avait produit des modèles, tels Elvis Presley et James Dean dans La fureur de vivre. Ce qui a vraiment tout changé a été la pilule et la libération sexuelle qu’elle a permise. Les femmes purent commencer à se libérer des milliers d’années de soumission au patriarcat misogyne. Les filles faisaient enfin des études, comme les garçons, et la mixité fut instaurée dans toutes les écoles. On a beaucoup glosé sur la période de mai 68, qui a été globalement très décevante. Interdit d’interdire ! Les images de l’autorité paternelle en avaient pris un coup. Les idéaux de gauche étaient incontournables en pleine guerre froide.

La psychanalyse apparaissait comme une nouvelle religion, attirant les déçus de la chrétienté et les déçus du marxisme. On était dans un climat de non-dits. Personne n’évoquait la Première et la Seconde Guerre mondiales, sauf des films américains manichéens. La Shoah et l’antisémitisme étaient des sujets tabous. Israël, après la guerre des Six Jours, enthousiasmait les jeunes de cette époque. C’étaient les golden-sixties : la télévision, les disques et les idoles des jeunes, le cinéma, le confort et la confiance aveugle dans le progrès et la croissance. Les églises se vidaient dans une totale indifférence, après le relatif échec du Vatican II. Les deux guerres mondiales avaient changé le monde très profondément à tout point de vue, mais personne n’en parlait.

Les crises économiques des chocs pétroliers sont venues secouer tout ce « bonheur » matériel. Le processus de la décolonisation avait mis fin à l’arrogance de l’homme blanc, là aussi sans que personne n’en mesure les conséquences. Avec du recul, on comprend aujourd’hui à quel point cette seconde moitié du XXe siècle a été l’aboutissement du darwinisme social de l’Homo sapiens. La loi du plus fort avait produit tous ses effets en deux petits siècles. Les technosciences avaient beaucoup progressé grâce aux deux guerres. Les armes et le savoir de l’homme blanc lui avaient permis de dominer le monde au prix de cent millions de morts, dans cette montée aux extrêmes de la haine franco-allemande amorcée par les victoires prestigieuses de Napoléon. L’économie et la finance avaient pris les choses en main.

Après la Seconde Guerre mondiale, avec ses soixante millions de morts, l’Europe est en ruine et les États-Unis investissent dans le plan Marshall pour sauver leur part de marché. L’URSS fait de même de l’autre côté du rideau de fer. Le pétrole devient la source d’énergie principale, suivie par le nucléaire, découvert grâce à la bombe atomique. Dès le début des années 1980, le sida a eu des effets dévastateurs sur la libération sexuelle. La chute du mur de Berlin, en 1989, a mis fin à la guerre froide et à la politique de la terreur nucléaire. La déstalinisation et l’incapacité de la gauche à tenir ses promesses ont fait presque disparaître les idéaux égalitaires et révolutionnaires des anciens ados devenus vieux sans avoir été adultes. Les psychanalystes, qui avaient eu tant de succès, se sont détruits les uns les autres, après la mort de Lacan, laissant la pulsion de mort à l’œuvre et sans limites. Voilà la toile de fond de l’adolescence et de la jeunesse de la fin du XXe siècle.

La psychiatrie de l’adolescent n’existait pas. Les adolescents étaient bringuebalés entre les pédopsychiatres et les psychiatres pour adultes. On enseignait la schizophrénie comme la psychose de l’adolescence, malgré l’antipsychiatrie et les films comme Birdy, Family Life et Le Cercle des poètes disparus. Avec quelques autres professionnels, nous avons tenté de donner à la psychiatrie juvénile ses lettres de noblesse, non sans beaucoup de résistance.

Au début du XXIe siècle, je croyais dur comme fer que Marcel Gauchet2 avait raison et qu’on était sorti pour de bon du religieux depuis 1989. Plusieurs évènements ont changé le cours de notre histoire, à commencer par la destruction des deux tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001. J’avais le sentiment que le religieux refoulé nous revenait en pleine figure. Puis, ce fut la destruction de l’Irak, liée à un mensonge d’État, suivie par la mort de Kadhafi reçu peu avant comme un prince par Sarkosy et celle ignominieuse de Ben Laden. L’explosion du Proche-Orient provoqua la séduction du salafisme et celle des frères musulmans chez les jeunes qui se convertissaient et se faisaient sauter en Syrie ou chez nous, fascinés qu’ils étaient par le wahhabisme.

En tentant de comprendre ce qui pouvait motiver un jeune à sacrifier sa vie, force a été pour moi de redécouvrir chez eux l’envie de croire, symptôme qui avait été réduit habituellement à la pensée magique d’adolescents qui ne voulaient pas grandir, appelée le syndrome de Peter Pan. J’ai essayé de m’équiper intellectuellement pour pouvoir discuter avec un jeune converti à l’islam que je ne rencontrais pas à cette époque. Qu’est-ce qui est irrésistible dans les propositions des recruteurs ? Un discours révélé sur la vérité, sur la pureté et sur le sacrifice. Les religions, qui semblaient un truc de vieux, étaient devenues une tendance jeune. L’islamisme proposait un au-delà du temps présent qui en a tenté plus d’un. J’ai essayé de lire des livres sur les sunnites, sur le prophète, sur le chiisme, sur le salafisme, sur les frères musulmans, sur l’histoire de l’islam. J’ai tenté d’y voir plus clair sur les conflits entre l’Orient et l’Occident. La lecture des discours de Ben Laden ou celle des revendications de Daech après chaque attentat meurtrier, de même qu’une analyse des messages envoyés sur le Net, m’ont permis de mieux saisir les enjeux inconscients à l’œuvre dans ces conversions incompréhensibles. Mon livre sur les jeunes dans l’apocalypse (cfr. bibliographie) témoigne de ce travail, repris dans le huitième chapitre.

D’un mur à l’autre

Reprenant la thèse du désenchantement du monde de Max Weber3, Marcel Gauchet avait consacré la plus grande partie de son travail à la « sortie du religieux » en Occident pour nous montrer qu’il était comme la résultante même des valeurs chrétiennes. Pour lui, l’homme était sorti de l’hétéronomie4, quand il avait abandonné l’idée que les lois venaient de plus haut que lui, de Dieu ou du Parti. En effet, à partir de 1914-1918, les religions n’avaient plus pu assurer leur rôle socialisant. Des prêtres et des pasteurs avaient béni les soldats de chaque côté du front avant de les envoyer s’entretuer. Les religions laïques avaient pris la relève.

C’était aussi un aboutissement lié à la connaissance du monde qui impliquait que l’on ne pouvait plus croire au créationnisme, à la révélation, ni aux dogmes communistes. L’Église était en perte de vitesse, la théorie du parti s’était aussi fragilisée et l’économie avait pris la relève des idéologies. Marcel Gauchet avait choisi la chute du mur de Berlin, en 1989, comme date symbolique pour cet aboutissement du désenchantement du monde. Depuis l’invasion russe en Ukraine, des prêtres orthodoxes bénissent à nouveau des chars et la nostalgie de l’ex-URSS tue à nouveau des milliers de jeunes slaves des deux côtés de la ligne de démarcation.

Dans l’Europe occidentale et en Amérique du Nord, la sortie de l’hétéronomie avait conduit à l’idéal de l’autonomie, de l’individualité, de la singularité, où chaque être est unique et l’égal de tous les autres. Aujourd’hui, la plupart des jeunes se moquent de leur autonomie. Ils sont contents du réseau. Ils sont surtout soucieux de leurs connexions, fondements de la construction de leur identité. L’idée romantique d’être seul au monde en quête de l’âme sœur est solidement malmenée. Au XXIe siècle, le jeune veut être connecté ! Le seul mur qui compte pour lui est celui de Facebook, accessible à tous ses « amis » et sur lequel il n’est pas interdit, que du contraire, d’afficher les messages reçus ou envoyés. Ce mur-là est le point d’aboutissement du mythe de l’autonomie du sujet contemporain. Pour être tout à fait dans l’air du temps, Facebook a déjà changé de nom et Instagram a pris la relève qui est suivie par de nouveaux réseaux plus récents. Cela a produit des changements très profonds dans l’organisation de l’appareil à penser.

1989 a été aussi la date de l’invention de l’encodage numérique qui nous a menés aux réseaux sociaux. Internet est une conséquence de l’invention de l’encodage, une technologie extraordinaire de mémorisation. Un système binaire universalisable a pu encoder aussi bien un son, une image, une histoire, un concept, un document. Cet encodage a permis de numériser des données à l’infini avec les mêmes modalités mathématiques et techniques. Les récits qui avaient permis à Sapiens de dominer le monde pouvaient enfin être numérisés : fini les omoplates de chameau, sur lesquelles Mahomet avait écrit ses sourates.

C’était la grande révolution de la fin du XXe siècle : on a quitté les copistes du Moyen Âge et l’invention de l’imprimerie avec Gutenberg. Les cassettes vidéo, le cinéma 16 mm, l’ensemble des supports inventés pour conserver une mémoire étaient devenus obsolètes. La génération des baby-boomers a connu cette évolution. Elle a vu apparaître les premières télévisions, les premiers enregistreurs, les premières cassettes, le super 8, les 45 tours.

Le grand changement est venu du numérique sur fond de libéralisme économique reagano-thatchérien des années 1980.

Le virus, le viral et l’obsolescence programmée

Avant le coronavirus, la « pandémie » précédente était le viral numérique qui entraînait une contagion sociale. Les premiers symptômes de cette viralité-là étaient le virus des cyberguerres et puis on a parlé de « viral » pour décrire le buzz. Pour faciliter la propagation de ce viral, le réseau a favorisé la réponse émotionnelle et la dynamique de groupe. Les terroristes ont beaucoup utilisé cette méthode. La vidéo de l’attentat de Christchurch (le 15 mars 2019) contre deux mosquées a été téléchargée des milliers de fois. Brenton Tarrant, un terroriste d’extrême droite, avait causé la mort de 51 personnes et blessé gravement 49 autres.

Les complotistes en sont aussi friands. La croyance de chacun est confirmée et devient une vérité parce qu’elle est partagée. Le désir d’être reconnu et approuvé pousse à accentuer l’outrance et l’extrême postés sur les réseaux. La colère, l’indignation, la moquerie stimulent la dopamine. Les biais cognitifs et les effets de groupe alimentent cette pensée magique et ces croyances. Cela touche particulièrement les adolescents.

Des millions de données sont agencées par des milliers d’ingénieurs ou par des systèmes d’intelligence artificielle dans le but de profiler les acheteurs grâce à un meilleur ciblage publicitaire. En rendant les gens de plus en plus dépendants des objets, ce néolibéralisme numérisé leur a fait perdre toute indépendance et a exacerbé les inégalités sociales.

Le divin marché, selon Dany-Robert Dufour, évoque la place du commerce dans notre monde actuel avec l’obsession de la croissance comme condition essentielle du progrès. L’arrêt brutal de l’économie mondiale causé par la Covid, pays par pays, la « décroissance » a transformé le grand marché mondialisé et a changé de nombreux modes de travail d’avant le confinement. On a découvert que la moitié des tâches dans les entreprises pouvait être automatisée ou réalisée par le télétravail.

La programmation de l’obsolescence des objets précède l’obsolescence des personnes qui sont devenues inutiles. Prenons l’exemple des personnes très âgées : avec la pandémie du coronavirus, nous avons dû nous soucier des vieux gravement contaminés dans les maisons de retraite. Les médecins ont dû souvent choisir qui ils allaient sauver ! Les vieux semblaient ne plus servir à rien et ils coûtaient cher.

Au début du confinement, les adolescents ont observé leurs parents inquiets en train de vider les rayons des grandes surfaces pour acheter des pâtes, de la farine et du papier de toilette comme en 1940. Les grands-parents avaient connu l’époque durant laquelle on achetait des réserves de sucre, héritage de la période de l’esclavage (cfr chapitre 5). Les autorités ont immédiatement assuré que l’on ne manquerait de rien. Il a fallu ensuite définir ce qui était de première nécessité et… ce n’était pas la même liste à Bruxelles ou à Lesbos.

Avec le confinement, les écrans ont acquis un autre statut. Ils devenaient indispensables pour l’enseignement à distance et ils allaient permettre de rester calme en regardant des séries et des fake news ! Si l’on souhaite un objet qui n’est pas de première nécessité, il faudra le commander chez Amazon ou ailleurs en ligne. Les objets ainsi offerts à la convoitise sont à la fois virtuels, réels et faussement symboliques. L’asservissement du sujet jeune à la contrainte numérique est à prendre au sérieux. Une surérotisation de l’outil numérique est à prévoir, car cet outil peut apparaître comme ayant un statut d’objet autonome, voire comme étant une extension possible du sujet autoérotique. Il existe une zone d’apparent confort lorsque l’on se trouve derrière son écran. Le regard est sans limites et sans altérité. La voix peut se cacher derrière un avatar. On peut agresser l’autre impunément et le harceler pour voir un bout de son corps. Le repli social et scolaire est rendu possible dans la dépendance aux jeux, qui n’est pas réductible à l’addiction à une substance, même si souvent l’un accompagne l’autre. S’il y a addiction, c’est dans la servitude « volontaire » qu’il faut la voir, car un véritable esclavage est rendu possible dans l’actuelle civilisation du gavage.

L’accès à nos empreintes numériques permet de nous tracer et de nous traquer commercialement et sécuritairement. On est tout le temps menacé d’être hacké dans notre intimité. C’est lié à la séduction illimitée de l’immédiateté compulsive des envies, des instants, des désirs. Qu’Amazon ne livre pas dans les heures qui suivent la commande, ce qui implique par ailleurs la possession d’une carte de crédit, est insupportable.

Tout, tout de suite

On clique sur Amazon pour mille raisons. Pour un emploi créé, deux autres sont à supprimer. Amazon assure la moitié du commerce en ligne aux États-Unis. C’est clairement un « monopole », qui s’infiltre partout et auquel rien ne résiste. Amazon est en effet la métaphore de la guerrière vigoureuse, libre et indépendante dans l’Iliade. Une mauvaise interprétation étymologique (amazon en grec ou sans sein) a fait croire que les amazones se coupaient le sein droit pour mieux décocher leurs flèches. En vérité, le mot viendrait d’une langue étrangère et signifie tueuses d’hommes. La valeur de l’action a quintuplé en quatre ans, même si la politique d’expansion entraîne d’énormes ventes à perte. Le but est d’anéantir la concurrence. Qu’est-ce qui est irrésistible dans ce marché ? C’est le tout tout de suite. Imaginez le vécu d’un adolescent devant cette Saint-Nicolas ou cette fête de Noël permanente !

Jeff Bezos est devenu un des hommes les plus riches du monde. Il est une des figures héroïques du XXIe siècle. Il ne ressemble pas à un adolescent attardé comme Mark Zuckerberg. Il ressemble en plus petit et plus mince à Marlon Brando dans le film de Coppola Apocalypse Now : la scène du « veau d’or » dans le film convient tout à fait pour sanctifier le divin marché. Jeff Bezos rêvait de devenir astrophysicien, mais il ne s’en est pas cru capable. Après des études d’informatique, il a travaillé dans le domaine de la bourse et a découvert que le Web avait progressé de 2300 % en un an. Il a compris alors quel chemin il lui fallait suivre pour s’enrichir. Il a commencé, en 1994, à Seattle, par vendre en ligne des livres, sans aucun intérêt pour l’objet, qu’il trouvait juste pratique pour l’emballage. Aujourd’hui, la ville est devenue inhabitable à cause du prix au mètre carré. Au début, en travaillant à trois, ils envoyaient vingt livres par jour. À présent, ils envoient quatorze millions de colis par jour dans cinq continents. Le confinement lui a bien profité ! Sa fortune personnelle est évaluée à 210 milliards de dollars. Il possède le plus grand magasin du monde.

L’obsession de Bezos était de réduire le temps et l’espace. Il a fait construire un puits de 150 mètres dans une masse rocheuse au Texas pour y installer la plus grande horloge du monde, qui doit durer dix mille ans, sonnant une fois par jour. Le coût est de quarante-deux millions de dollars. Il veut aussi aller sur la Lune et coloniser l’espace. Il met en place un tourisme spatial de luxe. Coût du voyage : 300 000 dollars. Continuant de compter, il vend ses moteurs de fusée à la Nasa. La partie la moins connue de son empire est son Cloud : Amazon Web Service, offert à tous ceux qui veulent se numériser. Ce serveur-là reste secret ! Il existe déjà 120 Data centers appartenant à Amazon dans le monde, interface entre tous les acheteurs et vendeurs. Le pouvoir politique de Jeff Bezos est immense. Le gouvernement des États-Unis a acheté pour 200 milliards de dollars de technologies à Amazon, qui héberge toutes les données du ministère de l’armée des États-Unis. Si vous avez 15 ans et que vous lisez la biographie de cet homme, pourriez-vous ne pas être fasciné par cette « réussite » ?

Dans la crise économique et sociale qu’a entraînée la pandémie, la majorité des décisions ont été prises pour relancer la machine néolibérale et tous ces dividendes non taxés pour les nouveaux milliardaires du numérique. On a cru un moment que les applaudissements pour les sans-grades allaient changer les mentalités et les « valeurs » en cours : il n’en a rien été ! J’avais espéré que les applaudissements des gens pour remercier les soignants, les vendeuses dans les magasins et les professeurs qui gardaient le contact avec leurs élèves, allaient susciter des vocations chez les jeunes. Le système numérique mis en place par le confinement a produit le contraire : tous ces métiers magnifiés restent mal payés et seront de moins en moins utiles, si on n’y prend pas garde. Les écoles publiques, les hôpitaux, les cabinets médicaux, la police, les prisons, l’armée sous-traiteront une bonne partie de leurs métiers de base à des sociétés privées.

L’enseignement à distance, la télémédecine, la 5G, les véhicules automatiques sont devenus incontournables. Le confinement a permis d’envisager un avenir sans contact pérenne et au coude-à-coude : un coude pour tousser et un autre pour se serrer la main. Les humains étaient devenus un risque d’infection les uns pour les autres alors que les machines sont safe. Nos logements personnels étaient devenus une classe, un cabinet médical, un club de sport et, si nécessaire, une prison. Si tout peut être livré au domicile par un drone ou par un véhicule sans chauffeur, ou virtuellement par un Cloud ou un streaming, si ensuite le partage se fait par écran interposé sur un réseau social, l’individualisme exacerbé aura gagné.

On était choqué, avant la Covid, par les alliances cachées entre les États et les géants du numérique. On se disait scandalisé par le fait que nos moindres gestes, paroles et toutes les interactions avec les autres étaient géolocalisables, analysables et traçables. Pour empêcher la propagation à partir de clusters, le plus grand nombre a accepté de renoncer à son intimité. L’envers du décor n’intéresse plus personne : les dizaines de milliers d’employés anonymes qui s’épuisent dans les entrepôts, les centres de traitements des données, les plateformes d’analyse des contenus dans des pays avantageux du point de vue du droit du travail, les usines électroniques chinoises, les mines de lithium. Ce sont tous des emplois précaires pour de nouveaux esclaves contemporains. L’accumulation de richesses et de pouvoir de ces géants du numérique leur a permis de faire main basse sur le commerce, les transports et les médias. Pour Google, il faut miser sur les plateformes dématérialisées (le Cloud) associées au réseau 5 G. Pour y arriver, la population jeune doit être entièrement connectée.