Alerte à l'Ehpad - Serena Davis - E-Book

Alerte à l'Ehpad E-Book

Serena Davis

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Beschreibung

Les résidents de l'Ehpad parviendront-ils à avoir gain de cause ? La guerre est lancée...


À Auxonne, dans le petit Ehpad où travaille Anissa, aide-soignante, les résidents coulent des jours heureux. Mais les comptes sont dans le rouge. Le groupe qui gère l’établissement envoie Alexane, directrice, pour redresser la situation.
Pourtant, pas question pour les papis et mamies de lâcher leur train de vie. Menés par une vieille dame acariâtre et survoltée, ils vont organiser la résistance.
La « guerre des petits vieux » commence.



Dans un récit plein de rebondissements, les auteures livrent, avec beaucoup d’humour, le combat de deux femmes face aux contradictions de notre société. Un concentré d’amour, de tolérance et de bienveillance.


À PROPOS DES AUTEURES


Serena Davis est une romancière et nouvelliste d'origine bourguignonne, née en 1985. Ses œuvres, prolifiques et éclectiques, sont les pièces d'un puzzle formant un ensemble littéraire des plus énigmatiques, un véritable projet.
Mary White est une femme que la vie n'a pas épargnée, mais qui relève toujours la tête avec courage. Après l'écriture d'un premier roman en coauteure avec Serena Davis : Les pendules ne sont pas toujours à l'heure, elle signe une autobiographie sur l'inceste : Prendre un enfant.. Jamais à court d'inspiration, elle sortira en début d'année 2022, le premier tome (format BD), d'une série de douze pour la jeunesse.

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ALERTE À L’EHPAD

 

 

 

 

 

Serena Davis

&

Mary White

 

Chapitre 1 

Un grand changement

 

Anissa

— Mais qu’est-ce que qu’elle a, à me faire chier cette maudite sonnette ?

C’est la douzième fois cette nuit qu’Anissa est dérangée par l’appel d’urgence.

Anissa est une jolie quadragénaire dont les parents angolais ont émigré il y a maintenant soixante ans. Elle est couleur ébène, comme elle aime le dire. Elle préfère ce terme à « noire », c’est plus joli. En ce moment, Anissa se dirige en maugréant vers la chambre d’Hortense. Sa mauvaise humeur se dissout dès l’instant où elle aperçoit la vieille dame dont les yeux laissent échapper des torrents de larmes. En hoquetant, elle ne cesse de répéter :

— Ils vont me prendre, ils sont là ! Ils sont venus me chercher !

Comment Anissa pourrait-elle rester insensible devant tant de détresse ? Hortense a 101 ans. Toute petite et menue, elle semble perdue dans l’immensité de ses draps blancs.

— Que se passe-t-il, Mme Gervais ? demande-t-elle.
— Les Allemands, ils sont là, ils vont m’attacher, ils vont me brûler.

Hortense n’a plus toute sa tête. Elle oublie tout ce qu’elle fait, tout ce qu’elle dit. Atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle vit loin dans son passé. Et son passé, c’est la Seconde Guerre mondiale. Par vagues, elle revit ce qui lui est arrivé. Au fur et à mesure de ses crises, Anissa et ses collègues ont pu reconstituer, par bribes, son histoire. Car Hortense n’a plus de famille. Ses trois filles sont décédées avant elle, et ses petits-enfants ont peu à peu déserté, abandonnant cette grand-mère qui ne les reconnaît plus. Pas par méchanceté, non, juste par indifférence. Ils ont autre chose à faire que rendre visite à une vieille femme perdue. Il semble qu’Hortense ait été arrêtée par les Allemands parce qu’elle était juive. Attachée et visiblement torturée, car elle ne cesse de dire « ils vont me faire du mal ». Elle a ensuite été abandonnée dans une maison à laquelle ils ont mis le feu. Personne ne sait comment elle a pu en réchapper, ni si cette histoire n’est pas le fruit de son imagination, mais à chaque fois, il faut la rassurer et la calmer.

— Mais non, ils ne sont pas là ! Regardez, pas dans l’armoire, ni dans la salle de bains.

Alors, Anissa ouvre grand les deux battants de l’armoire, allume la salle de bains, se baisse, fait mine d’inspecter sous le lit. Puis, elle se penche vers la vieille dame et lui prend les deux mains qu’elle presse légèrement :

— Vous voyez ? Il n’y a personne, ici. Ils ne peuvent pas entrer. Je garde les lieux. Vous savez ce qu’on va faire ? Je vais laisser la porte de votre chambre entrouverte, comme ça vous verrez la lumière du couloir.

Petit à petit, la vieille dame se calme et son visage s’apaise. Elle regarde Anissa et lui dit :

— Vous êtes gentille, vous, je vous aime bien.

Alors, elle serre sa peluche contre elle, laisse tomber ses paupières alourdies par cette lutte mémorielle et finit par s’endormir. Demain, elle aura oublié.

Anissa sort discrètement de la chambre et referme la porte, sans bruit. La tempête est passée, Hortense ne se réveillera plus cette nuit.

Tout en retournant à la salle de garde, elle repense aux évènements de ces derniers jours. L’Ehpad1 d’Auxonne connaît de sérieuses difficultés financières. Le précédent directeur n’a pas su gérer l’établissement. Si rien n’est fait, la fermeture se profile à l’horizon. Le groupe, qui gère plusieurs maisons de retraite de ce genre, va faire venir un directeur d’envergure ; enfin, d’après eux. Quelqu’un de battant qui devrait redresser la situation.

Anissa est très inquiète. Ce n’est pas tant pour son travail. Elle est auxiliaire de vie, même si cela fait longtemps qu’elle remplace l’aide-soignante qui a démissionné. Du travail dans cette branche, elle n’en manquera jamais. Mais là, elle est à seulement deux kilomètres de chez elle, pas besoin de voiture, c’est une économie de plus. Car Anissa n’est pas dans une situation facile. Elle élève seule ses deux garçons de 9 et 13 ans. De bons petits qui aident leur mère autant qu’ils le peuvent. Mais avec un seul salaire, trois bouches à nourrir, ce n’est pas facile tous les jours. Le père des enfants n’étant pas solvable, Anissa n’a pas de pension alimentaire, juste une aide de la CAF2 pour compenser. Alors, elle se bat tous les jours pour joindre les deux bouts. Changer de lieu de travail ne l’arrangerait pas du tout. Et puis, tous ces petits vieux, elle les aime. C’est plus fort qu’elle, elle ne peut s’empêcher de s’attacher à eux, même si elle sait que leur temps est compté. Et c’est réciproque. Elle se sent vraiment bien, ici.

Elle attend beaucoup de cette nouvelle direction. Qui va-t-on leur envoyer ?

Quelqu’un de compétent et qui comprenne la difficulté de notre travail, c’est tout ce que je demande, se dit-elle en retournant à son poste.

Travailler de nuit n’est pas facile, même si cela lui permet de passer plus de temps avec ses garçons durant la journée. Ils ne sont pas seuls la nuit, sa voisine retraitée dort chez elle, contre un petit quelque chose pour améliorer sa pension. Les enfants l’aiment bien. Malheureusement, sa « nounou » déménage le mois prochain, pour se rapprocher de ses enfants. C’est bien pour elle, mais pas pour Anissa, qui, du coup, va devoir passer de jour. Qui dit jour, dit un peu moins de salaire, la prime de nuit va sauter. Et il va falloir responsabiliser les enfants qui devront rester seuls quand elle travaillera. Pas facile, même s’ils sont assez sages, ils sont encore très jeunes. Encore une fois, Anissa est interrompue dans ses pensées par la sonnette de garde. Elle regarde le tableau et lance un :

— Oh ! non… pas elle, pitié !

La lumière rouge signale un appel de la chambre de Mme Mairet. Cette dame, personne ne l’aime dans l’établissement, ni les soignants, ni les résidents. Elle ne cesse de geindre, de se plaindre, de houspiller toutes les personnes à sa portée. Elle est méchante et acariâtre. Ancienne bourgeoise, elle prend les gens de haut et critique tout le monde. Rien n’est jamais assez bien pour elle. Elle n’est pas malade pourtant, juste vieille. Malheureusement, toutes les personnes âgées ne deviennent pas sympathiques et attendrissantes en prenant de l’âge. Et celle-là est l’image même de la vieille « ronchon ». Anissa la soupçonne même d’être un peu raciste.

En traînant les pieds, Anissa se dirige lentement vers la chambre de la vieille dame.

— Pff ! allez, courage, se dit-elle en poussant la porte de la chambre 24.
— Ah ! quand même, vous avez pris votre temps ! On peut mourir cent fois ici avant que quelqu’un ne vienne.

Ce sont les premiers mots de la vieille dame, pas un « bonjour », rien. Ce n’est d’ailleurs jamais un bon jour pour Mme Mairet.

Allez qu’est-ce qu’elle a cette fois ? se demande Anissa.

— Il faut que j’aille aux toilettes, ça presse. Et vous savez bien que je ne peux pas le faire seule. J’ai failli m’uriner dessus, il était temps que vous arriviez.

Elle est parfaitement capable d’aller aux toilettes seule, mais comme elle n’est pas invalide, elle n’a trouvé que cette solution pour enquiquiner les aides-soignantes. Mme Mairet se déplace très bien. Avec son déambulateur, accompagnée d’une soignante, elle va même faire ses courses à la supérette en face de l’Ehpad une fois par semaine. Mais comme elle souffre de vertiges et qu’elle tombe sans arrêt, elle ne pouvait pas rester seule chez elle. N’ayant jamais eu ni mari ni enfants (merci pour eux), elle a pris la décision d’aller en maison de retraite de son propre chef. Et malheureusement, c’est cet Ehpad qu’elle a choisi.

Avec un sourire de façade, ravalant sa colère, Anissa aide la vieille dame à descendre du lit. Puis, elle l’installe sur la cuvette. Alors qu’elle ressort de la petite pièce, la vieille dame l’interpelle de sa voix virulente :

— Et vous, ne filez pas, hein ? La dernière fois, j’ai attendu dix minutes sur le « trône ». Vous restez derrière la porte en attendant que j’aie fini.

Anissa l’entend maugréer tandis qu’elle patiente. À croire qu’elle est la seule résidente de l’Ehpad. La nuit, elles ne sont que deux pour gérer une trentaine de résidents. Heureusement qu’elle s’entend bien avec sa collègue de nuit ! D’ailleurs, elle se demande si ce sera toujours le cas avec l’équipe de jour. Il paraît que l’une des aides-soignantes est une vraie « peau de vache » avec les non-diplômées, qu’elle leur fait faire toutes les basses besognes. Et Anissa n’a aucun titre, même si, dans les faits, elle effectue les mêmes tâches. Moins payée, ça arrange la direction. Perdue dans ses pensées, elle n’a pas entendu la « râleuse » l’appeler.

— Et alors, vous êtes sourde ou quoi ? Il faut que je hurle pour être entendue dans cette maison ?

Anissa ne s’excuse pas. Elle est à deux doigts de répondre vertement à la vieille dame, mais là, elle n’a pas la force de crier.

Elle ravale une nouvelle fois sa colère et prend une profonde inspiration. Elle ne se voit pas commencer une dispute trente minutes avant la fin de son service. Patiemment, elle aide Mme Mairet à descendre des toilettes, la recouche et s’apprête à sortir quand :

— Encore une fois vous avez oublié de passer un coup de lingette sur la cuvette des toilettes. Ma pauvre fille, vous n’êtes vraiment bonne à rien. Si j’avais eu des employés comme vous, j’aurais fermé boutique. N’oubliez pas qui je suis, j’ai dîné avec le ministre, moi. J’ai fréquenté les hautes sphères. Je ne suis pas n’importe qui, ma petite.

Et allez, c’est reparti ! La litanie redémarre. Ce refrain, Anissa le connaît par cœur. La vieille dame le lui sort au moins une fois chaque nuit.

D’un ton ferme et sec, elle lui souhaite une bonne nuit, sans retourner faire ce qu’elle lui demande. Puis, elle referme la porte et sort de la chambre.

La pauvre Anissa retourne à son poste en soupirant, non sans avoir jeté un coup d’œil aux deux chambres isolées au fond du couloir.

Deux résidentes en fin de vie s’éteignent doucement, sans douleur et sans bruits. Elles sont simplement très âgées et devraient « partir » dans les prochains jours. Quelquefois, ça va vite ; pour d’autres, ça traîne des semaines. Elle secoue la tête en caressant la main de Marguerite. C’est sa préférée, Marguerite. Toujours souriante, aimable et de bonne humeur. Elle riait et mettait de la gaieté dans les couloirs. Maintenant, elle est là, paisible, à attendre le moment du dernier passage. Heureusement, Marguerite n’est pas seule. Ses deux fils et tous ses petits-enfants lui rendent visite et l’accompagnent dans sa fin de vie. Sur ce sujet, Anissa a d’ailleurs des consignes strictes. Si elle voit que le moment approche, elle doit prévenir les membres de la famille pour qu’ils puissent être là au dernier soupir.

— Ce n’est pas juste, ce sont les meilleures qui partent en premier, ça ne pourrait pas être cette vieille bique ? murmure Anissa en ressortant de la pièce.

Allez, ça va être l’heure. Elle range calmement la petite pièce, remballe ses affaires. Il lui reste encore à faire le debriefing3 de la nuit sur la tablette et à marquer les faits divers sur le tableau blanc pour l’équipe suivante.

C’est d’un pas vif, qu’elle entame le chemin pour rentrer chez elle. D’habitude, elle vient à vélo, mais hier, quand elle a pris son service, il pleuvait.

Alors, elle a utilisé ses pieds, cette fois.

Ce n’est pas un problème pour Anissa, elle adore marcher. Il ne lui faut que vingt minutes pour rejoindre son petit chez-elle. Un trois-pièces tout simple qui respire la vie. Les enfants ont leur chambre et Anissa la sienne. Elle a su aménager le logement avec goût. Il est coloré, vivant, comme elle.

Il est 6 h 20 quand elle pousse la porte. Les enfants ne sont pas encore levés. Cela lui permet de se poser cinq minutes, de pouvoir apprécier son café au calme.

Pas pour longtemps. Anémone, sa voisine qui garde les enfants, l’a entendue et vient lui faire un petit coucou avant de retourner chez elle. Elle va lui manquer, sa copine. Elle pouvait tout lui confier sans crainte.

Une femme d’une discrétion absolue.

Sa meilleure amie et sa seule confidente. C’est sûr, ça ne sera plus jamais pareil, sans elle.

Enfin c’est la vie, se dit Anissa en raccompagnant son amie jusqu’à la porte.

En attendant l’heure de lever ses garnements, Anissa cogite. Il y a tellement de perturbations qui s’annoncent dans sa vie. Le changement d’équipe et de direction, le départ d’Anémone, ses difficultés financières… Surtout, Anissa se sent seule.

Bien sûr, il y a Paul et Louis, ses petits bouts de chou, mais ce n’est pas la même chose que d’être épaulée au quotidien par un compagnon. Depuis quelque temps, elle se pose des questions. Elle ne regarde plus les hommes de la même façon. Elle ne se sent plus attirée par eux. Elle a des amis masculins, bien sûr, notamment Antoine, l’homme à tout faire de l’Ehpad, qui lui fait les yeux doux. Il est gentil, Antoine. Toujours à vouloir l’aider. Pas de la même trempe que son ex, c’est sûr. Une bonne pâte, comme on dit, et pas moche, ce qui ne gâte rien. Mais non, Anissa ne ressent pas d’envie. Aucune attirance physique. Que se passe-t-il en elle ? Elle se surprend à regarder les silhouettes féminines. Le père de ses enfants lui en a fait voir de toutes les couleurs. Elle a dû se réfugier dans une maison familiale, se cacher après avoir déposé plainte contre lui pour violence conjugale. Coups et blessures, sans parler de la violence psychologique, bien plus traumatique. Il est en détention provisoire, depuis. Elle sait qu’il la cherchera toujours à sa sortie, mais elle n’est plus sous emprise, elle a appris à être forte. C’est peut-être pour cela, tout simplement, qu’elle éprouve cette ambiguïté bizarre, parce que c’est encore trop frais.

Elle a quitté Dijon avec ses deux enfants pour s’éloigner du père. C’est à 40 km, dans cette petite ville perdue au fin fond de la Bourgogne, qu’elle a trouvé refuge en décrochant cet emploi. Il a fallu s’adapter, se faire une place parmi les gens. À Dijon, personne ne connaissait personne ; ici tout le monde sait tout sur tout. Vous ne pouvez pas faire un pas sans être épié. Dans les petites villes, les rumeurs courent vite. Il faut rester en permanence sur le qui-vive. Éviter tout faux pas.

Depuis un an qu’ils sont là, ils se sont habitués et ont conquis leur voisinage. Les Thomas (c’est leur nom) sont discrets, ne font pas d’histoire, toujours souriants et polis. Anissa craignait le regard des autres. Elle, est vraiment très noire ; les enfants, avec un père blanc sont couleur café-au-lait. Ils sont beaux, vigoureux. Leurs cheveux, qu’ils tiennent de leur mère, trahissent leur origine africaine. À l’école, ils ont bien eu quelques réflexions du genre « pourquoi t’es noir » ? Mais sans plus, pas de rejet, ni d’insultes. Les enfants sont beaucoup moins regardants sur ces choses-là que les adultes. Ils ont des myriades de copains et pour l’aîné, de copines aussi. Il va falloir aussi gérer ça. Elle n’a pas voulu leur donner de prénom angolais, elle voulait qu’ils s’intègrent un maximum et elle pense qu’elle a eu bien raison.

Des petits pas énergiques la tirent de sa rêverie. Aujourd’hui, elle n’aura pas à les réveiller. Ils ont émergé seuls.

C’est Louis, le cadet, qui se jette dans ses bras pour le premier câlin du matin. Paul est plus réservé. Son grand lui fait la bise et après un « bonjour maman », s’attable pour le petit déjeuner. Déjà 13 ans ! Il va falloir qu’Anissa s’habitue à cette distance qu’il met entre eux. Il se considère comme un grand et comme il n’y a pas d’homme à la maison, il fait son petit chef. Quelquefois, quand il dépasse un peu les bornes, Anissa le remet à sa place d’enfant, mais ce n’est jamais bien méchant.

Après le départ des enfants pour l’école, Anissa fait un peu de rangement, avant d’aller se coucher pour un sommeil bien mérité.

Repos dont elle ne profite pas longtemps, elle est beaucoup trop perturbée pour dormir sereinement.

À 14 h, elle est déjà levée.

Sa deuxième journée de travail commence, comme pour beaucoup de mères isolées. De nouveau, il faut mettre de l’ordre, faire les lessives (à cet âge-là qu’est-ce que ça peut salir !), préparer le repas pour le soir. Ses journées, comme ses nuits, sont bien rodées. Anissa ne laisse aucune place à l’improvisation. Si elle se laisse déborder, c’est fichu. Ce qui n’est pas fait aujourd’hui, ne sera pas fait demain, c’est sûr. La procrastination, ce n’est pas pour les mamans.

À 16 h, elle va chercher Louis à l’école, ce qui lui permet de discuter seule à seule avec son petit dernier. Elle accorde de l’importance à ces petits moments d’échange ; c’est primordial de réserver un peu de temps à chaque enfant séparément. Quelques courses en passant, le goûter en rentrant, les devoirs et c’est Paul qui arrive.

Paul, lui, est beaucoup plus secret. Il a énormément souffert de l’attitude de son père avec sa mère. Il a vu les coups, entendu les cris. Au début, il en voulait à sa maman de la séparation car malgré tout, son papa, il l’aimait. Paul s’était mis à frapper sa mère. Anissa a dû lui faire suivre une psychothérapie. Heureusement, ils sont tombés sur une femme formidable. Au bout de quelques séances, Paul a compris. Ce n’est pas normal de frapper celle qu’on aime. L’amour, ce n’est pas ça. L’amour n’est que douceur. Bien sûr, on peut se disputer, c’est normal de ne pas être toujours d’accord. Mais frapper, injurier, non. Petit à petit, Paul a accepté la situation et s’est remis à faire des câlins à maman. Tout est rentré dans l’ordre, maintenant. Pour ses devoirs, Paul est très autonome, il se débrouille seul. De ce côté, Anissa ne se fait pas de soucis. Il est premier de sa classe et veut être architecte.

En revanche, Louis a plus de problèmes, il est dyslexique. Il est suivi par une orthophoniste pour des problèmes de langage, aussi.

Cela fait beaucoup à gérer pour une seule personne, et quelquefois, Anissa craque. Elle pleure quand elle est seule, jamais devant les enfants. De grosses crises de larmes. Elle a tellement peur de ne pas y arriver. Pourtant elle doit se montrer forte, ne jamais flancher.

Après avoir nourri sa petite tribu, Anémone arrive et Anissa part pour sa dernière nuit de travail. Dans 4 jours, elle passera de jour. Ses horaires lui plaisaient bien, jusque-là. Elle travaillait trois fois douze heures, puis enchainait, selon les semaines, trois ou quatre jours de pause. Cela lui convenait bien pour les enfants. Travailler de jour va tout changer. Les enfants, lorsqu’ils n’auront pas école, seront seuls de 8 h à 21 h presque toute la semaine plus certains week-ends, quand elle sera de garde. Paul et Louis seront livrés à eux-mêmes. Anissa appréhende beaucoup.

Pour l’heure, il lui faut reprendre son dernier service de nuit.

La dernière nuit, d’après ce qu’elle aperçoit sur le tableau de service ne va pas être facile. Marie, une des vieilles dames en fin de vie, s’est éteinte avant qu’elle n’arrive. Ça, elle n’aura pas à le gérer. Ce n’est pas le travail le plus amusant du métier. Malheureusement, Marguerite est en chemin pour le grand départ également. Sa famille est auprès d’elle depuis le début de l’après-midi. D’après le médecin, elle ne passera pas la nuit. Anissa est émue, tente de rester stoïque mais son cœur la pince et son ventre est noué. Elle ravale ses larmes.

Allez, ma p’tite, il va falloir te fortifier un peu, se dit-elle, la gorge serrée.

Et comme si cela ne suffisait pas, le piano4 de la cuisine a rendu l’âme. Les repas ont dû être apportés de l’extérieur pour le dîner. Il va falloir se débrouiller avec une petite gazinière pour les petits déjeuners.

Bien sûr, toute cette agitation a perturbé les pensionnaires qui utilisent la sonnette à tout va. Il va falloir beaucoup de patience et d’organisation pour gérer tout ce remue-ménage.

— Mais tout va bien dans le meilleur des mondes, s’exclame Anissa en regardant Françoise, une de ses collègues.

Évidemment, fous rires garantis des deux consœurs.

Ces moments de complicité entre collègues, ça détend l’atmosphère.

Allez ! C’est parti, le marathon commence. Il est 20 h, il faut faire les toilettes et aider au couchage de tous ceux et celles qui ne peuvent le faire seuls, soit environ la moitié des personnes âgées. L’Ehpad d’Auxonne n’est pas une de ces grosses boîtes déshumanisées qui ne sont là que pour faire du fric. Ici, les places sont limitées à 30 pensionnaires, pas un de plus, c’est plus familial. D’ailleurs, la liste d’attente pour y entrer est longue. C’est aussi pour ça que les finances sont au plus mal. On ne peut faire tourner une entreprise (et c’en est une en quelque sorte), qu’à coups de rabots et d’économies, ce qui n’est pas le cas ici. Les résidents, par exemple, décident eux-mêmes des menus qu’ils aimeraient voir sur la table. Le cuisinier s’efforce au maximum de leur faire plaisir, au détriment des économies.

Les toilettes, les couchers sont vite faits, les filles ont l’habitude. À 22 h, ne restent que les insomniaques, qui vont traîner dans les couloirs. Et Mme Lebœuf, qui elle, va coller Anissa jusqu’à ce que cette dernière l’occupe à quelques petites tâches comme plier les serviettes, par exemple. Mme Lebœuf ne supporte pas la solitude et cette activité lui fait tellement de bien qu’après tout, même si c’est interdit, Anissa la laisse faire.

Le reste de la nuit se passe sans encombre et Anissa s’apprête à dire adieu à son équipe nocturne.

C’est sans compter sur ses fidèles collègues. Lorsque l’équipe de jour arrive pour le roulement, celle de nuit entraîne Anissa dans la cuisine et là, surprise, un énorme gâteau l’attend.

— Nous savons que tu ne nous quittes pas définitivement, ma belle, lui lance Françoise. On se croisera tous les jours ; mais bon, tu vas nous manquer. Et en plus, à qui va s’en prendre « La Mairet » maintenant que tu ne seras plus là pour essuyer les pots cassés ? Pitié, pas moi !

Et tous d’éclater de rire.

La musique retentit (pas trop fort bien sûr, tous les résidents ne sont pas sourds) et Antoine (tiens, il est là celui-là !) entraine Anissa dans une valse endiablée.

Bien que fatiguée par sa nuit de travail, Anissa fait contre mauvaise fortune, bon cœur et se laisse entraîner.

Il serait peut-être temps que j’aille dormir quand même, non ? se dit-elle. Allez, comme dirait la Mairet, j’aurai bien le temps de dormir quand je serai morte !

Alexane

Dans le miroir des toilettes, Alexane ajuste une dernière fois, sa tenue. Cette jolie rousse au carré impeccable aime que rien ne soit laissé au hasard. Ce matin, elle doit prendre la parole devant tout le conseil d’administration du Groupe.

Créé en 2003, le groupe Vitalisa compte 42 établissements pour personnes âgées répartis sur l’ensemble du territoire. Son modèle économique, basé sur la recherche de la rentabilité maximale, est une source d’inspiration pour nombre d’entreprises lucratives.

Ses secrets ? Miser sur une clientèle aisée en délivrant des prestations « haut de gamme » facturables « à la carte » et grossir au maximum pour faire des économies d’échelle.

Son développement, le groupe d’Ehpad le doit à des opérations de croissance externe opérées avec l’aide de partenaires financiers remerciés à la commission. Chez Vitalisa, le vieillissement, c’est de l’argent.

En revanche, ces dernières années, les actionnaires n’ont pas lésiné sur les moyens pour recruter les meilleurs directeurs d’établissements, parmi lesquels d’anciens financiers.

Diplômée d’une grande école de commerce parisienne, âgée de 40 ans, Alexane, célibataire et sans enfants, incarne le profil idéal. Intelligente, disponible, pour ne pas dire dévouée à son entreprise et surtout : féminine.

Cette femme énergique et élégante, a travaillé quinze ans dans une banque en tant que directrice d’agence importante avant de se reconvertir dans le management des établissements de santé. Un revirement qu’elle doit à sa rencontre, en 2017, avec Emma Walters, la DRH du groupe, par l’intermédiaire de Philippe, son ex-mari avocat, duquel elle est restée très proche. Un soir de gala, elle s’est retrouvée à côté de cette délicieuse jeune femme qui lui a vendu du rêve. Un marché en pleine transformation, un secteur dynamique et porteur, une entreprise en croissance, la promesse d’une belle carrière pour une femme comme elle.

C’était avant la crise Covid. Directrice adjointe d’une maison de retraite parisienne, l’Ehpad les Trois Fontaines, Alexane s’était distinguée par une gestion exemplaire de l’Etablissement. Et heureusement qu’elle était là ! Car le directeur qu’elle secondait a posé un arrêt maladie en juin 2020, débordé par la situation de crise sanitaire. Et sûrement par d’autres choses à titre personnel, mais ça, on ne le saura pas. Burn Out.

La maladie du siècle.

Comme nombre de directeurs d’Ehpad au plus fort de la crise. Les malheurs des uns faisant souvent les affaires des autres, la chute de l’homme l’a projetée, elle, sur le devant de la scène.

Et un autre élément a joué en sa faveur.

En plus d’une politique de rémunération généreuse à l’égard de ses cadres, depuis quelques temps, l’entreprise met le paquet sur l’ascension des femmes. Il faut montrer patte blanche aux actionnaires, aux financeurs publics, aux familles des résidents ; bref, à l’ensemble des parties prenantes sur les sujets de mixité, de diversité, d’écologie, de QVT5…

L’entreprise n’a pas hésité à faire appel à un coach pour accompagner les femmes « à haut potentiel ». Alexane a vite été repérée par les RH.

Depuis, elle prend conscience des incertitudes en elle qui l’empêche d’avancer.

Les femmes ont cette fâcheuse tendance à croire qu’elles ne sont pas à la hauteur.

Et ce matin, justement, Alexane ne peut pas s’empêcher de douter.

Toujours ces mêmes questions obsédantes :

Ma coiffure, ça va ? Je n’ai pas l’air d’une cruche ? La jupe, pas trop courte ? Et si je dis une bêtise ? Et si on m’interroge sur un truc et que je ne peux pas répondre ?

Autant de questions que son directeur général, Herbert de Villardière, lui, ne se poserait pas.

Ce personnage crapuleux passe le plus clair de son temps à travailler son réseau, allant de déjeuner en déjeuner pour glaner des informations. La stratégie s’avère payante puisqu’il en est arrivé à ce niveau-là, sans rien connaître du job. Oh ! non, il n’est pas dénué d’intelligence, il est au contraire très malin, capable d’identifier rapidement les personnes les plus aptes à effectuer le travail à sa place, des bonnes pâtes comme Alexane.

Alexane sort du cabinet de toilette, traverse le couloir du vingt-cinquième étage de la Tour Lacasse, passe les open spaces et pénètre dans la vaste salle de réunion.

Autour d’une longue table ovale, une douzaine de têtes grises et blanches attendent, l’air impassible, qu’elle leur livre sa recette miracle.

Derrière les grandes vitres en damier, les buildings de l’Esplanade s’élèvent tels des cèdres de verre et d’acier.

Alexane stresse. Au premier abord, elle se sent jugée par ces hommes au costume sombre. Parce qu’il n’y a que des hommes. Pas de femmes, mais genre, vraiment aucune. Et que des seniors. Elle comprend mieux les axes de priorisation du groupe.

Les regards se tournent vers elle. Un chuchotement se fait entendre. Elle surprend un des hommes susurrer à l’oreille d’un autre qui émet un rire sardonique.

Elle ne dit rien. Elle a l’habitude de ce genre de réactions. D’abord, les hommes la toisent, de haut en bas puis, ils la dévisagent.

Impossible de ne pas la trouver jolie. À la fleur de l’âge, elle a toujours sa silhouette de jeune fille, entretenant son corps en formes et en muscles par un entrainement quotidien dans une salle de sport située juste en bas de son appartement parisien.

Et puis, secret de jouvence qu’elle ne révèlera pas, sa jeunesse est conservée par quelques injections de botox administrées par sa dermatologue préférée.

Après sa séparation, Alexane a déménagé rue d’Enghien, dans le 10ème arrondissement, un quartier certes moins chic que son quartier précédent (quand elle vivait avec Philippe) mais plus accessible, qui lui permet de vivre seule dans 65 m², un luxe pour Paris. Il était hors de question pour elle de quitter un loft de 130 m² dans le 15ème avec vue sur la Tour Eiffel pour un studio sous les combles !

Alors, contre un loyer de 1 800 euros, elle loue ce trois pièces dans lequel elle s’est aménagé un vrai bureau.

L’Ehpad, sa salle de sport, son bureau, c’est son petit monde à elle.

Philippe continue de veiller sur elle. Dans sa vie quotidienne, Alexane n’est pas autonome. Bien que cela ne se voit pas sur elle, elle est différente, atypique. Ce qu’on appelle un handicap invisible, impossible à détecter. Un trouble de la personnalité, même si elle n’aime pas ce terme. Bien que cela ne l’empêche pas de travailler, sa particularité, au quotidien, lui impose un certain nombre de difficultés qu’elle ne peut pas gérer seule.

Alors, Philippe s’occupe d’elle, de ses finances, de ses papiers. Pas du travail. Ça, Alexane sait parfaitement gérer. Cette jeune femme surdouée est capable de résoudre des équations à vitesse grand V.

Le revers de cette intelligence hors normes, c’est une grande peur de l’échec et une grande vulnérabilité au stress.

Elle tremble. Toujours ce foutu trac.

« Quand faut y aller, faut y aller ! » Alexane prend une profonde inspiration, puis elle déroule sa présentation. Deux jours qu’elle se prépare chez elle, répétant inlassablement devant son miroir, un sens du perfectionnisme proche de la maniaquerie. Elle commence par évoquer la situation de l’établissement, tel qu’elle l’a trouvé avant qu’elle n’arrive. Puis, elle présente les mesures qu’elle a prises : diminution des temps morts, réduction des coûts, coaching du personnel pour améliorer le travail en équipe, mesures d’économie d’énergie…

Sa dernière réussite ? L’obtention d’une aide de l’Agence Régionale de Santé pour financer, à 100 %, l’installation d’une nouvelle domotique6.

Dans cet Ehpad dernier cri, les services optionnels sont démesurés, pour ne pas dire gargantuesques (jacuzzi, piscine, service de manucure, repas gastronomi-ques…), le personnel bénéficie de bonnes conditions de travail, les listes d’attente sont longues et les résidents fortunés (le prix n’est plus qu’un détail).

Après avoir brillamment répondu à toutes les questions, Alexane relâche la pression. Le conseil applaudit. Les types semblent conquis.

Herbert la raccompagne à la porte du siège et la félicite.

— Brillante ! Tu as été géantissime, bravo !
— Merci, répond-elle en rougissant.

Elle sourit, sûre que maintenant, il va retourner dans la salle et récolter les fruits, entre courbettes et acclamations.

Mais le petit homme joufflu à la mèche rebelle n’en reste pas là et ajoute :

— Qu’as-tu de prévu ce midi ?
— Euh… Je… j’ai un rendez-vous à 14 h avec un aide-soignant qui a des problèmes personnels…
— On s’en fout de ses problèmes de cul ! Décale ton rendez-vous. Je t’invite à déjeuner. J’ai quelque chose à te proposer.

Alexane ne sait pas quoi dire. Elle est un peu gênée. L’aide-soignant en question aurait, semble-t-il, de gros soucis familiaux. Il voulait la solliciter pour une avance de salaire et un aménagement de son planning, ce qui ne l’arrangeait d’ailleurs pas forcément mais bon, il faut bien aider les gens. Le manager doit savoir se montrer à l’écoute et bienveillant.

Remarquant son trouble, Herbert s’empresse d’ajouter :

— Il va falloir que tu te renforces un peu ! C’est bien un truc de femme de mettre de l’affect partout. On t’a payé un coach, il me semble, non ? Si tu veux être une dirigeante, il faut que tu en prennes la posture ! Allez, décale-moi ce rendez-vous qui peut attendre. Je vois un truc avec le conseil et je te retrouve dans dix minutes au bas des ascenseurs, dans le hall.

Midi, dans la Tour Lacasse. Les gens se précipitent en masse vers les cantines, pressés d’arriver avant tout le monde pour ne pas faire la queue. Le siège de Vitalisa compte cinq espaces de restauration collective, sous-traités auprès de prestataires divers, qui offrent au personnel de bureau un choix varié de plats, boissons, desserts. Ici, tout est configuré pour que les gens n’aient pas à sortir des tours. Moins ils sortent, plus ils travaillent et plus ils travaillent, plus l’entreprise y gagne.

Alexane attend et suit, dans un vacarme épouvantable, le mouvement des gens qui défilent. Les femmes portent les mêmes manteaux à col de fourrure, la collection d’hiver de chez Zapa ou IKKS. Un méli-mélo de parisiens, de parisiennes, de provinciaux très vite convertis aux coutumes de la capitale et de salariés internationaux.

Tous du même profil : mariés, divorcés, remariés, deux ou trois enfants, exposant une vie conjugale de façade sur des vices cachés.

Alexane aurait pu tomber dans ce schéma réglé, mais le sort en a décidé autrement. D’abord, Philippe ne voulait pas se marier. Issue d’une lignée d’aristocrates, sa famille n’aurait jamais accepté Alexane. Son nom, Soulier, suggère plutôt une ascendance de savetiers. Ils auraient pu se contenter de cette union libre, sans contrainte et être heureux tout de même, s’il n’y avait pas eu ce foutu problème de fertilité.

Avec son trouble psychique, l’adoption, Alexane peut juste oublier. Son dossier serait tout de suite rejeté.