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Serena Davis raconte 10 histoires de femmes dont on ne parle jamais
Qu'elles soient marginalisées, précarisées, qu'elles aient subi des traumatismes par le passé, elles avancent, le regard fier, dans la même quête de liberté.
Pour chaque femme, une fenêtre ouverte sur une tranche de vie, dans toute son originalité.
Une belle leçon d'humanité !
À PROPOS DE L'AUTEURE
Serena Davis est une romancière et nouvelliste d'origine bourguignonne, née en 1985. Ses œuvres, prolifiques et éclectiques, sont les pièces d'un puzzle formant un ensemble littéraire des plus énigmatiques, un véritable projet.
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Serena Davis
Ces femmes dont on ne parle jamais
Carnets d’Elsa
Nouvelles
1.
La chute de l’Aigle
Je vole. Je vole au-dessus de mon lit. Comme un oiseau je vole, libre et légère. Mon corps en lévitation se soulève, jusqu’au plafond, porté par une force mystique. Dehors, il fait nuit. À travers la baie vitrée, les arbres étendent leurs branches qui montent, telles des ombres chinoises, dans le ciel étoilé. Un ciel bleu nuit.
Par la seule force de mon esprit, je m’élève et me déplace. C’est un super pouvoir. Du coin du mur, j’observe le lit dans lequel je ne suis plus. Enfin si, je suis là, mais pas là. Je suis partie sans coup férir, sans douleur, sans regret. Je préfère le plafond au plancher, c’est bien plus agréable. Le matelas n’est pas très confortable, et je ne peux pas bouger. Là, au moins, je suis libre de circuler. Lorsque j’étais petite, je m’entraînais déjà à voler. Je fermais les yeux, et je me concentrais jusqu’à ce que ma tête se mette à tourner. Tourne, tourne, ma tête, puis mon cou, mon dos, mon bassin et mes jambes, enfin tout quoi. Comme la pale d’un hélicoptère, je tournais, tournais, vrillais jusqu’au moment où mon corps s’envolait. C’était bon de le laisser partir comme ça.
De long en large, je laisse flotter mon spectre, cet autre moi, en faisant attention à l’ampoule, bien sûr. Un choc pourrait me réveiller et me faire retomber. Je ne veux pas chuter, surtout pas. En dessous, il y a l’aigle et ses griffes acérées. Le ciel est mon refuge et sa roche est mon lit. Je me complais avec les anges, petits chérubins ailés dont les rires m’apportent joie et sérénité. Eux, m’entraînent dans un monde de lumière. Une lumière blanche dans la nuit noire. Cette nuit, je dors et je vis mon rêve.
Je pourrais, je suis sûre que je pourrais passer à travers les vitres. Je n’ai pas essayé. Ma méthode est assez archaïque. Il faudrait qu’un jour, je teste autre chose. Il paraît que les allants ont ce pouvoir. Du moins ceux qui s’entraînent.
Ce soir encore, je n’ai pas le temps d’essayer. Le mur se met à bouger, la pièce vacille. Son étreinte se resserre. J’entends son souffle rauque. L’homme qui m’oppresse va jouir. L’aigle s’est envolé et mon âme est rentrée.
Même pas eu mal.
2.
Le jeu d’osselets
C’est une après-midi d’été. Le ciel est clair et dégagé. Pourtant, son bleu semble aussi terne que les barres d’immeubles qui se dressent jusqu’à lui tels des bras qui se lèvent et se soulèvent, poings fermés, contre la vie. Ils ont voulu y mettre de la couleur, mais rien n’y fait. Dans la cité, le rose, le jaune, le vert brunissent. Des balcons, l’eau s’écoule le long des barres d’acier. Les gens fuient l’ombre qui les suit. Les mégots jonchent le sol bétonné. Des corps malingres, encapuchés, les ramassent, quand il en reste un peu. L’air répand des odeurs de soufre, effluves de poubelles ou de bécanes incendiées. Courbés par l’ardeur du travail, fatigués par le poids des soucis, les actifs recommencent leurs journées avec le même sursis. La douleur se lit dans les plis des visages de leur jeunesse éteinte par une cascade de rage.
Résignés, les anciens ont quant à eux depuis longtemps ravalé leur colère. Les bras croisés, ils comptent les heures à la fenêtre. L’esprit intrusif et voyeur, ils filment les vies qui se mènent au dehors, dans un corps qui les retient captifs à l’intérieur.
Ici, les vies sont engluées dans une toile d’acier. Dans le ventre des HLM, devant les portes et entre les étages, dans les cages d’escalier, dans les caves, dans le moindre espace affranchi, les enfants se retrouvent pour inventer leur vie. Une vie « hors les murs » qui se dessine dans les nuages de leurs esprits oisifs et de leurs cœurs naïfs.
Mounia, Leslie et Elsa « jouent » dans le hall de l’immeuble de Leïla. Elles sont venues chercher leur amie. Leïla n’était pas là. Elles sont restées sur les marches, au cas où, si cette dernière passait par là.
Assise sur la quatrième marche, Mounia passe ses doigts fins dans les cheveux de Leslie, calée entre ses jambes, pour lui défaire ses nœuds.
Avachie dos au mur, Elsa observe ses amies, de la toute dernière marche, dans une attitude un peu lasse. Elle est fatiguée, Elsa. Elle s’ennuie, un peu, aussi. Elle est peut-être fatiguée parce qu’elle s’ennuie.
Elle s’adresse à Mounia.
Leslie se retourne brusquement. Ses yeux verts brillent d’un éclat soudain et Mounia se dit que son amie est décidément très belle, avec ses cheveux blonds et ses fossettes espiègles.
Delphine sort de sa poche les cinq petites dents argentées.
Mounia la regarde, intriguée :
Leslie et Mounia tournent vers leur amie des visages surpris.
À la fin du jeu, les filles comptent les points.
Le sourire de la petite Mounia découvre une dentition partielle, comme un clavier de piano. Ses yeux s’étirent pour former deux jolis grains de café.
Les petites filles lèvent des sourcils circonspects.
Lorsque Leïla apparaît dans le hall, ses trois amies rient aux éclats. Leslie offre son jeu d’osselets à Elsa.
***
C’est un matin d’hiver. Derrière les voilages, aussi fins que des ailes de libellules, le ciel ouvre son bal de couleurs. Bientôt, l’encre du jour se répandra en mille nuances flamboyantes qui se dissiperont en un nuage de brume. Elsa aime se lever aux aurores pour profiter de cette vue orchestrale qu’elle admire du huitième étage de son appartement parisien. La Seine lui apparaît au loin, ses eaux bleu nuit miroitent la douce lumière des réverbères. Cette vie paisible se réveillera tantôt pour laisser place à un fourmillement d’individus, affairistes pressés tout de noir ou de bleu vêtus. Elsa aime profiter de ces instants de répit qu’elle savoure sur des notes de Brahms. Elle s’habille, s’accessoirise, se parfume, pour ne rien laisser au hasard. La cafetière moud le grain et laisse couler l’eau noire dont elle se gargarisera tout à l’heure pour se donner l’énergie dont elle a besoin. L’heure tourne, les couleurs du ciel se confondent. La nuit a été maquillée par le jour.
La journée commence, comme une danse endiablée. Elsa part, pressée, oublie son smartphone, revient puis repart, plus pressée encore. Sur le parvis de La Défense, l’arche de Spreckelsen apparaît, magistrale. Les tours de verre semblent défier le ciel. Leurs pointes le traversent de leurs flèches d’apparence prétentieuse ; inoffensives, pourtant. Le vent, froid et humide, vient fouetter le visage de la trentenaire qui se perd dans les milliers de regards contrits. Les montres, les téléphones, les valises, les chaussures dirigent l’orchestre des corps qui suivent, courbés, ces corps qui repartiront tout à l’heure en faisant les mêmes gestes.
Une jeune mendiante attend quelques euros qu’elle redonnera plus tard à un homme de main, peut-être le père du bébé, qui sait. Le bébé qu’elle (sup)porte, dans le froid et la faim.
Hier encore, Elsa avançait, aveugle, dans ce monde en couleurs qui était son manteau. Depuis quelque temps, elle se sent nue, pourtant.
S’aperçoit qu’elle est seule.
J’ai réussi.
J’ai réussi.
J’ai réussi.
Elle se dirige à pas lents vers la tour. Les autres la bousculent, impatients de retourner dans la grotte de verre.
Elle lève ses grands yeux noirs vers le ciel. Sort de sa poche le sac d’osselets.
Si je réussis ma « retournette », je ne vais pas travailler. Je fais demi-tour et… advienne que pourra !
Elsa réussit sa « retournette ». Une fois, deux fois, trois fois. Six ans qu’elle fait ça.
3.
Prisonnière
La revoilà, la vilaine. L’indicible, l’innommable pensée. Je l’avais chassée de ma tête, lui avais sommé de ne plus venir me voir, de ne plus venir troubler ma fête. Mais voilà qu’elle reparaît, après des années de silence, comme si elle attendait dans un coin de ma tête un simple appel pour pointer son museau, telle une chienne sans laisse. Réaction pavlovienne à la voix de ma maîtresse. Ah, il est trop tard ! Trop tard pour reculer ! Diable, je vais me marier !
Mais pour elle, il n’est jamais trop tard. Elle prend les devants, écrase les conventions et renverse le temps d’un simple revers de la main. Sombre déchéance ! Non, est-ce possible ? C’est un cauchemar vivant. Pas maintenant. Quel avenir m’attend ?
Je te regarde cuisiner. Tu occupes encore la cuisine. Hier, je trouvais cela charmant. Tu préparais de bons petits plats que nous partagions ensemble, assis sur le divan, nos jambes mêlées et nos cœurs accordés. Nos corps étaient d’accord. Nous refaisions le monde et nous étions en phase.
Je te regarde cuisiner et tout ce que tu m’inspires, c’est du dégoût. Je ne t’ai pas attendu pour dîner. Depuis quelques semaines, je ne t’attends plus. Elle m’oppresse et me presse, me somme de manger toute seule, pour éviter ce tête-à-tête insupportable. Nos opinions divergent, nous ne nous entendons plus. Je déteste quand tu as tort et que tu dis avoir raison.
Puisque j’ai déjà dîné, je n’ai plus faim et puisque je n’ai plus faim, les effluves me dérangent. La fumée, les grillades, toutes ces exhalaisons m’écœurent. Les bruits de poêles et de casseroles font un vacarme épouvantable. Je voudrais me reposer, allongée sur le canapé, un livre à la main, plongée dans la nébuleuse du silence, humer le parfum des fleurs qui ornent notre intérieur et que je ne sens même plus. Elles-mêmes sont étouffées par les volutes que tu expires quand tu fumes ton cigare. Entends-tu leurs cris ? Elles s’époumonent, mes fleurs, leurs pétales pleurent, leurs feuilles frémissent, leurs tiges se tordent de douleur. Pour elles, cette autre dans ma tête fait ce sourire ingrat qui nous transforme en leurre.