Aquitaine et Languedoc, ou Histoire pittoresque de la Gaule méridionale - Justin Cénac-Moncaut - E-Book

Aquitaine et Languedoc, ou Histoire pittoresque de la Gaule méridionale E-Book

Justin Cénac-Moncaut

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Extrait : "Sur les bords de cette fille impétueuse des Pyrénées qui roule des paillettes d'or, au sein d'une contrée fertile et délicieuse, et sous le soleil brillant du riche Languedoc, il est une vaste cité, antique et glorieuse par dessus toutes celles de France. Elle a traversé vingt siècles de tempêtes, toujours environnée de puissance et de grandeur."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335040241

©Ligaran 2015

Préface

Pour moi, soit que ton nom ressuscite ou succombe,

Ô Dieu de mon berceau, sois le Dieu de ma tombe !

Plus la nuit est obscure, et plus mes faibles yeux

S’attachent au flambeau qui pâlit dans les cieux !

Quand ton autel sacré que la foule abandonne

S’écroulerait sur moi… temple que je chéris,

Temple qui m’as reçu, temple où j’ai tout appris,

J’embrasserais encor ta dernière colonne,

Dussé-je être écrasé sous tes sacrés débris.

LAMARTINE.

Sur les bords de cette fille impétueuse des Pyrénées qui roule des paillettes d’or, au sein d’une contrée fertile et délicieuse, et sous le ciel brillant du riche Languedoc, il est une vaste cité, antique et glorieuse par-dessus toutes celles de France. Elle a traversé vingt siècles de tempêtes, toujours environnée de puissance et de grandeur. Maintenant encore, après une époque de revers, elle élève vers le ciel les nombreuses et sublimes têtes de ses cathédrales, comme pour appeler le respect des hommes et les bénédictions de Dieu. À elle mon amour, à elle mes ovations ; car sous le nom de Toulouse, elle sut par sa vaillance autant que par son courage et son génie, conquérir les palmes d’Athènes et les lauriers d’Argos. Guidées par les sublimes inspirations du courage et de la vertu, les légions de ses héros allèrent proclamer son nom sur les bords du Rhin, au sein de l’Asie Mineure et jusques sur le tombeau du Christ, tandis que ses législateurs et ses poètes la décoraient de la palme impérissable de la civilisation, de la science et des beaux-arts.

Dernière halte de Rome conquérante, Toulouse qui avait envoyé ses fils cueillir des lauriers dans le cœur de l’Asie, sous les rochers de Delphes et au pied du Capitole, vit fleurir, dans ses murs, cette illustre monarchie des rois Goths, régénérateurs de la civilisation méridionale. Plus tard, il est vrai, les barbares du Nord vinrent se ruer contre sa nationalité puissante ; mais, au milieu de leurs invasions furieuses, ce fut en vain qu’ils essayèrent de lui ravir celle couronne de gloire que tous les âges avaient placée sur son front. Toulouse conserva toujours une grande et noble altitude dans l’histoire ; elle déroula cette glorieuse et vénérable famille de monarques, mille fois plus grands, plus redoutables sous leur modeste casque de comte, que tant d’autres sous le titre pompeux de rois.

Que la nationalité toulousaine est imposante, quand on la regarde à travers le prisme vivifiant de l’histoire, et qu’au milieu des irruptions de ces siècles de géants, on voit les peuples aventureux, Visigoths et Vandales, Francs et Sarrasins, se heurter avec bruit contre ses murailles, périr sous son glaive, et disparaître aux rayons de la nouvelle foi !… Qu’elle est belle et palpitante, lorsqu’on voit surgir au milieu de l’orage, ce royaume des Visigoths, fils bâtard et de Rome et du Christ, qui combat corps à corps avec les descendants de Mérovée, leur dispute pied à pied l’empire des Gaules, et ne cède à leur torrent barbare, qu’après cette bataille de Vouglé, une des plus sanglantes qui ait rougi le sol français ! Avec quel intérêt on aime à suivre cette lutte incessante, prodigieuse, que le Catholicisme commença contre le Polythéisme druidique et romain, qu’il continua contre l’hérésie gothique et les croyances chancelantes de ses héritiers ; lutte dont un simple et modeste martyr donna le signal, et qui vînt se terminer dans la croisade albigeoise ; duel sanglant et terrible, qui faillit noyer dans le sang les autels mêmes des vainqueurs. On dirait que cette reine méridionale fut le creuset puissant que Dieu avait choisi pour couler les plus grandes destinées de la France, tant les envahisseurs et les religions, les hérésies et les tumultes, les hommes du passé et ceux de l’avenir, vinrent brandir le glaive jusque dans ses murailles.

D’où vient donc que, malgré tant de titres glorieux, elle semble dormir ignorée sur les ruines de son ancienne puissance, sans qu’aucune vénération populaire vienne révéler ses grandeurs aux générations d’aujourd’hui ? Serait-il indigne de notre siècle d’exalter avec orgueil ces fougueux Tectossages, vainqueurs des Grecs, de Rome et de l’Asie ? Serait-ce que nos grands hommes auraient à mépriser la sagesse des rois Goths et des comtes de Languedoc, ces premiers législateurs de la France ? Devrions-nous regarder comme des insensés les saint Exupère, les Raymond de Saint-Gilles, et comme de barbares fanfarons les Gaston de Foix, les Raymond Béranger, Guiraude, l’héroïne de Lavaur, et tant d’autres héros de la guerre des Albigeois ? Non, il est d’autres causes qui donnent une plus juste explication de cet oubli criminel des illustrations méridionales…. Depuis plusieurs siècles, toute renommée, tout mouvement nous venant du Nord, ce vainqueur orgueilleux du Midi a voulu profiter de son pouvoir centralisateur, pour effacer jusqu’aux souvenirs glorieux d’un rival illustre et redoutable qui lui disputa pendant si longtemps l’empire des Gaules… Et que celle lente vengeance, survivant à la guerre même, ne paraisse pas une exagération historique ! On se tromperait étrangement, si l’on croyait que la lutte, commencée avec le fer et le feu, finit avec le combat. Elle se continua longtemps, au contraire, à travers le calme apparent de la soumission. La partie populaire, nationale, de Toulouse et du Languedoc refusa constamment de courber la tête sous le joug de la Gaule franke ; et si les rois de Paris parvinrent quelques fois à passer sous les portes de la cité palladienne, et à planter les fleurs-de-lys sur les donjons du Château-Narbonnais, bien souvent aussi on brûla leur effigie, on célébra leur captivité en terre étrangère, et il y a un demi-siècle à peine que les Toulousains commencèrent à bégayer la langue de Paris… Ainsi donc l’antagonisme a été long, intense ; il s’est perpétué jusqu’au XVIIème siècle, et le sang de Montmorency en a écrit la dernière trace sur les degrés du Capitole. À peine si Toulouse respirait encore, lorsque la grande révolution de 89 vint absorber toutes les traditions provinciales dans l’unité forte et compacte de la nouvelle France.

Eh bien, dans cette espèce de guerre punique, lorsque les historiens prônent avec emphase les Clovis, les Charlemagne, les Pépin, les Martel, les Montfort, injustes et oublieux, nous passerions sur les cendres de leurs adversaires sans épeler leurs noms, sans énumérer leurs efforts ! Nous livrerions à l’oubli Théodoric-le-Grand, Euric-le-Législateur, les Eudes, les Bernard, les Frédélon ! nous laisserions la renommée proclamer les hauts faits de saint Louis, de Richard, de Tancrède, et nous négligerions le vaillant Raymond de Saint-Giles, héros de la première croisade, que le poète de la Jérusalem plaça tout auprès de Godefroy de Bouillon. Mais faut-il donc oublier qu’il ouvrit, le premier, les routes périlleuses du Saint-Sépulcre ? Faut-il oublier que ses vaillants compagnons, pavèrent les routes de l’Orient de leurs ossements blanchis, avant que le plus saint des rois de France osât s’aventurer vers les rives du Jourdain !…

Ô pages sublimes de ces temps héroïques, où tous les grands noms viennent se combiner dans les secrets de la Providence, avec les brusques et terribles apparitions des Huns, des Normands et des Sarrazins ! où le travail civilisateur du Catholicisme et du génie communal, se mêle aux efforts dissolvants du Protestantisme, à la révolution immense des Croisades, aux agrandissements successifs de cette monarchie de France, la plus belle de l’univers… Oui, en parcourant ces grandes phases de notre histoire, vous direz, avec moi, que le sol qui a tremblé sous les dénouements de ces terribles drames, et qui renferme encore les cendres des vaincus, doit être palpitant de souvenirs et de poésie !…

Je sais bien que chacun eut son lot dans ce combat de douze siècles, et qu’une égale justice présida à la distribution de la victoire et du malheur… Je sais que le peuple qui tomba était une agglomération hétérogène de Gaulois, de Romains et de Goths, de Polythéisme et d’Arianisme… tandis que les vainqueurs étaient ces hommes d’espérance qui allaient se façonner au creuset du Catholicisme, ce génie vivifiant qui brûlait le passé pour féconder l’avenir.

Mais quel homme, ayant respiré l’air de la patrie, n’aura pas quelques regards d’admiration à jeter sur un peuple, qui, déjà vieux dans la gloire, combattit avec un acharnement héroïque pour défendre ses foyers, son indépendance et ses lois ? Quel est l’homme, au cœur pur, qui n’aura pas quelques larmes à donner à la malheureuse Toulouse, lorsque cette illustre cité, courbée sous le bras sanglant de Montfort, voyait les cachots et les bourreaux se partager tout ce qui lui restait de sang noble, généreux et vaillant ?… Quelles que soient les puissances qui tombent, celles qui furent grandes ne méritent-elles pas toujours des pleurs sur leurs tombeaux ?…

Je vais donc soulever les dalles d’antiques sépulcres, y descendre le front courbé de respect, et raconter ensuite les rêves tumultueux et sublimes que les squelettes d’un grand peuple font encore sous leurs suaires poudreux. Mais qu’est-il besoin d’évoquer les morts ? Les siècles que j’invoque n’ont-ils pas laissé au sein de la cité deux personnifications éloquentes de leurs passions, de leurs revers, de leurs triomphes ? Les principes ennemis qui ensanglantèrent la capitale du Languedoc ne vivent-ils pas encore, retracés avec force dans deux monuments ! Ô vous, qui voulez être initiés aux secrets de ces époques reculées, venez avec moi contempler les ruines d’un vieux palais, la splendeur d’une antique basilique, et un regard vous suffira pour pénétrer le mystère.

Ce n’est peut-être pas une idée neuve que celle d’identifier les monuments avec les peuples qui les ont enfantés. Mais on se trompe quelquefois en se figurant que l’architecture n’est que la traduction exacte et froide des idées, des croyances d’un peuple. L’architecture est un géant, qui a sa base dans le berceau même de la nation, qui combat, qui grandit, qui progresse avec elle ; auxiliaire puissant, il adopte avec enthousiasme le principe qui l’a fait naître ; il le retrace à l’extérieur par ses formes monumentales, le renferme dans son sein, combat pour lui jusqu’à la mort, et après avoir partagé les grandeurs et les vicissitudes du peuple, il tombe avec lui et partage son tombeau. Voyez le Capitole, ce temple forteresse dans lequel la force et les croyances du Latium venaient se résumer ; malgré sa base de granit, qu’a-t-il vécu ?… Ce qu’a vécu l’esprit romain… Qu’ont duré les temples grecs et les arènes nés avec le Paganisme et l’esclavage ?… Le Christ a paru, et tout s’est effacé… Malgré leur structure cyclopéenne, c’est à peine s’il a survécu quelques rares fragments comme enseignement des humaines vanités… Quand je parle d’architecture, on comprend que nous n’avons rien à démêler avec cette maçonnerie bâtarde des siècles avancés, où l’art n’est plus qu’un éclectisme sans nationalité, une imitation servile et fastueuse, et où l’on se fait architecte et sculpteur par simple spéculation. L’architecture dont je parle est la fille chérie de ces temps poétiques, où l’homme, tout à la fois religieux, artiste et héros, n’est encore ni mathématicien ni géomètre ; de ces temps, par exemple, où chaque église n’était pas seulement une allégorie admirable du dogme et des cérémonies, un musée où l’art renaissant venait se révéler sous toutes les formes, mais une forteresse dans laquelle la croyance religieuse, philosophique, politique, s’était intronisée ; une forteresse, animée de toute la puissance fougueuse de ces époques brûlantes, dont le clocher servait de fanal aux peuples errants, dont l’enceinte devenait l’asile de la persécution et de la défaite, qui présentait noblement son front aux ennemis, ou bien envoyait son évêque pour arrêter les ravages des Barbares et conjurer l’audace des barons… Une forteresse enfin, qui ne se contentait pas de lancer l’anathème ; mais souvent aussi la flamme et le fer, et au sein de laquelle on combattait parfois jusques sur les autels et les tombeaux.

Or, la pensée religieuse étant celle qui constitue réellement la nationalité, le temple est aussi le sanctuaire où se résume toute la vie nationale ; parcourez l’histoire du monde, partout vous retrouverez ce principe universel. –Le temple, tabernacle de la pensée religieuse, matérialisation du dogme, naît avec le peuple ; il grandit et tombe avec lui. –À côté de ce fait primitif, toutes les autres idées ne sont que des évènements transitoires, des idées secondaires qui s’enchaînent, se succèdent, et s’effacent sans que la religion et la nationalité aient à en souffrir. Jetez un regard sur l’Europe, que lui reste-t-il de cet admirable moyen-âge qui avait couvert son sol de monuments ? pas un beffroi ; car le beffroi est mort avec la petite commune qu’il représentait. Pas un cloître, parce que l’esprit monacal, contemplatif, austère, est mort avec la proclamation de la liberté de la parole, et qu’aujourd’hui les révolutions de la pensée se font au grand jour par l’imprimerie et les tribunes, au lieu de se couver dans l’asile des monastères. Enfin, pas un castel, parce que l’esprit d’orgueil, de tyrannie, de privilège est mort avec la proclamation de l’égalité et l’ennoblissement du travail… Que lui reste-t-il donc à cette pauvre Europe ?… Ah ! ne la plaignez pas ! il lui reste ses cathédrales, gardiens immortels du Christianisme, qui ont surnagé à tous les naufrages, parce que le principe qu’ils représentaient, vit encore fort et robuste au sein de l’Europe et de la belle France, quoi qu’aient pu dire et faire de mauvais philosophes et de petits géomètres. La cathédrale reste debout au milieu des vicissitudes des idées secondaires, et ce n’est que, du jour où vous la verriez tomber et disparaître, que vous seriez admis à dire : l’Europe va périr, car sa nationalité était le Christianisme, et le sanctuaire qui la représentait vient de s’écrouler.

Ainsi partout vous retrouvez la contexture uniforme, manifeste de ce drame social et éternel. –La naissance de la religion, de la nationalité et du temple. –Le combat, le triomphe de la religion et du mouvement. –Enfin, la décrépitude et la mort de l’un et de l’autre. –Partout dis-je vous retrouvez l’application de cette loi sociale ; mais nulle part, peut-être, elle ne s’offrira à vous sous des formes plus vivantes, plus tumultueuses, plus saisissantes que dans la capitale du Languedoc.

En arrivant du côté de Paris, par cette route où Clovis lança ses hordes barbares sur le Midi civilisé, le premier objet qui éveille l’attention du voyageur, c’est un clocher assis hardiment sur la croupe d’un temple, que son antiquité rend encore aujourd’hui aussi digne d’admiration, qu’il fût vénérable autrefois par la renommée de ses reliques saintes…

Ce monument, qui remonte jusques aux premières prédications de l’Évangile dans les Gaules, sut grandir et prospérer à travers les siècles ; étendard symbolique, il personnifia la transition merveilleuse qui venait lier les hommes et le ciel par les voies du Christianisme. Cet élan de prospérité, qu’il tenait du dernier souffle d’un martyr, l’a conduit jusqu’à nos âges, et nous voyons encore la

basilique de Saint-Sernin élever sa tête sublime au-dessus des plus hardis clochers du midi de la France.

En arrivant du côté de Narbonne, par cette voie du monde ancien que suivit l’aigle romaine pour s’abattre sur la Gaule, la dernière chose que le voyageur parvient à découvrir, après maintes informations prises auprès des Toulousains qui le comprennent à peine, c’est une grande et solitaire masure, mutilée, salie, transpercée par les palefreniers d’un moulin, habitée par des rats, des mules et quelques pauvres familles. Squelette lamentable d’un grand monument, il porte sur chacune de ses pierres le stigmate de la malédiction, et c’est à peine si l’on peut reconnaître dans ce tronc vermoulu, le dernier vestige du formidable Château-Narbonnais. Malheureux et dernier enfant de Rome conquérante, comme elle il eut à traverser une périlleuse série de siècles, combattant toujours pour les traditions de sa mère, sa constitution politique, sa civilisation et ses lois. Mais, efforts inutiles ! l’avenir ne saurait appartenir aux choses du passé ! Peu à peu il céda aux invasions des Franks et du Catholicisme ; il vint mourir au treizième siècle, et enfin s’écrouler au seizième sous la bêche de Bachelier, grand élève de Michel-Ange, qui démolit les derniers vestiges de l’époque romaine pour bâtir des temples au Christ et des cloîtres à ses adorateurs.

Une basilique, un château-fort, voilà donc les personnifications éloquentes des deux principes ennemis, qui se disputèrent si longtemps la capitale de la Gaule méridionale ; monuments sublimes des siècles de passion, de désespoir et de persévérance, non seulement l’histoire nous les montre comme spectateurs historiographes de ce drame de douze cents ans, mais encore nous les voyons s’élancer maintes fois dans l’arène, combattre avec tout l’acharnement de la sève héroïque et religieuse qui fait leur vie, enfin se saisir corps à corps, et ne mettre fin à leur duel acharné, qu’après que l’un d’eux est tombé étouffé dans les bras de l’autre. Cette lutte des deux colosses, la voici en quelques mots :

À la mort du Christ, la Gaule, idolâtre et brisée par son morcellement politique, trouvait encore dans sa constitution sacerdotale, assez de cohésion et de force pour que le Christianisme ne voulut pas y heurter de front. Les Pères de l’Église se contentèrent donc de prêcher, dans la Grèce et l’Italie, sur les ruines d’un polythéisme déjà battu en brèche par ses propres philosophes ; mais nul n’avança vers la Gaule ; ils attendirent des conjonctures plus favorables pour franchir les Alpes et la Méditerranée. Eh bien ! quelque étrange que cela puisse paraître, ce fut Rome qui se chargea de préparer les voies à la nouvelle croyance ; elle divisa la Gaule sacerdotale avec ses lois municipales ; elle broya le Druidisme avec sa civilisation et son culte corrompu. Cette œuvre de la conquête ne manqua pas de monuments pour se graver sur le sol Gaulois, et les plaines d’Arles et de Nîmes sont encore couvertes des squelettes de cette architecture de fer. À Toulouse la période romaine fut moins complète ; cependant elle vint se formuler dans une puissante forteresse qui, malgré toutes les révolutions qui sont passées sur sa tête, nous a transmis quelques ruines avec le nom de Château-Narbonnais.

Quelque précaire que fut l’ère romaine à Toulouse, elle vécut durant quelques années, seule arbitre des destinées de la ville Tectossage, corrompant simultanément tout ce qu’il restait à la Gaule, religion, nationalité ; aussi survivait-il bien peu de chose, lorsque le Christianisme arriva, sur les brisées de Rome, par les routes mêmes que les légions avaient tracées à travers les forêts. Ce fut vers le milieu du troisième siècle… Sernin et ses disciples s’aventurèrent vers les rives de la Garonne, et la parole du Christ commença de se révéler à ses habitants. Bientôt Sernin fut mis à mort, le sang de l’apôtre prit possession définitive de cette dernière conquête des Romains, et une église de chaume, élevée sur les reliques du martyr, servit d’étendard à la nouvelle loi.

Pour bien comprendre les péripéties de la guerre qui va s’ouvrir entre l’avenir et le passé, entre la chapelle et la forteresse, il faut bien se pénétrer de la position respective des deux adversaires. La ville romaine, beaucoup moins étendue que celle d’aujourd’hui, s’abritait au nord contre un mur d’enceinte qui partait du Capitole, suivait la ligne représentée aujourd’hui par la rue Pargaminière, et allait s’arrêter à la Garonne, à-peu-près à l’endroit où se trouve aujourd’hui le port Saint-Pierre. Au-delà du rempart on ne voyait alors que friches et marécages successivement envahis ou laissés à sec par les eaux de la Garonne. Ce fut au milieu de ces marais, sur un îlot mal défendu contre les inondations, que l’on ensevelit saint Sernin, sous un hangar de roseaux ; chaumière miraculeuse, crèche de Bethléem pour le catholicisme gaulois, germe précieux pour la basilique moderne… La chrysalide était soigneusement placée dans sa modeste, mais pieuse enveloppe ; qu’un siècle fervent exhalât son haleine chaude, la transformation devait s’opérer d’elle-même, la merveille des arts devait sortir du frêle asile de la piété. Jusqu’alors le château, bâti à l’extrémité opposée de la ville, avait grandi sans ennemi saisissable. Dès ce moment il eut à compter avec un adversaire de terre glaise et de chaume, et cet athlète d’apparence chétive devait finir un jour par le terrasser.

Sans doute le rôle de la relique fut d’abord humble et timide ; elle se contenta, pendant longtemps, de former de simples vœux pour l’abaissement de ce grand palais qui la regardait dédaigneusement, fier de sa puissance. Mais bientôt une de ces terribles explosions de peuples, comme le troisième et le quatrième siècle en virent tant, vint ébranler le château et rendre quelque confiance à la chapelle. Je veux parler de l’invasion des Visigoths qui, sous le règne de Wallia, vers l’an quatre cent douze, transporta à Toulouse le siège d’un empire méridional. Ces nouveaux compétiteurs, ennemis de Rome, mais admirateurs de sa forte organisation administrative et politique, dont ils avaient étudié les ressorts pendant leurs courses à travers la Grèce et l’Italie, s’installèrent dans le palais Narbonnais ; et loin de détruire ce vestige du passé, ils y prirent leurs aises en grands seigneurs, et cherchèrent à singer les manières gouvernementales de leurs prédécesseurs, comme un laquais insolent se carre et s’importancie dans le fauteuil de son maître. Mais au milieu de cette révolution, Toulouse perdit ses temples des idoles, ses erreurs païennes ; et tandis que les Visigoths échafaudaient un empire Arien, vaste en apparence, bien précaire en réalité, le Catholicisme infiltrait ses principes dans les pores sociaux. Si Toulouse avait ses rois, la chapelle avait ses évêques, et la sainteté d’Hilaire et d’Exupère valait bien la gloire de Théodoric et de Thaurismond, dans un siècle où la valeur d’un homme ne se mesurait pas encore à la seule violence d’un coup d’épée. La modeste chapelle sut profiter de la tolérance de l’Arianisme ; elle se livra un peu plus hardiment à la croissance de sa sève ; elle changea ses mauvaises parois de terre glaise en colonnades de bois, et, dès ce moment, fière de ses formes tant soit peu monumentales, elle travailla, mais avec prudence, à l’abaissement de son rival.

Un nouveau peuple, récemment baptisé dans les plaines de Tolbiac, venait de planter sa lance conquérante sur les bords de la Seine, dans le palais de Julien-l’Apostat. Aussitôt que l’existence de ce peuple eût été révélée aux bords de la Garonne, l’église chrétienne, qui ne demandait qu’un bras pour frapper le Visigoth arien, leva les yeux vers lui et l’appela secrètement à son aide. À cette voix qui parlait au nom de la guerre et du Christ, le Barbare du Nord s’ébranla avec bruit, et guidé par l’Église elle-même qui lui montrait le cœur du Château-Narbonnais, il lança son cheval à travers les plaines sanglantes de Vouglé, et passa au galop sous les lambris dorés du palais d’Alarik, emportant au bout de sa lance une longue génération de grands rois.

Nous laissons à penser combien furent bruyantes les acclamations de l’église du Martyr au bruit de cette grande chute. Elle s’adjoignit des bâtiments spacieux pour loger plus dignement les serviteurs des autels, et abriter en plus grand nombre les chrétiens proscrits qui venaient lui demander asile. De plus, comme tout était guerre à cette époque, elle se couronna de bastions, s’entoura de fossés et de palissades ; ses habitants portèrent la lance et l’épée, et l’on vit se former ainsi le noyau d’une bourgade toute catholique, le donjon d’un petit peuple, ennemi juré, rival implacable de la ville encore gauloise et romaine… Dès ce moment, le Château-Narbonnais apprit à connaître son adversaire, car il venait de proclamer son droit d’asile, centre d’attraction, levier redoutable qui, dans les temps anciens, avait vu former Rome, et qui devint dans le moyen-âge l’origine de bien des villes, d’un grand nombre de puissantes abbayes. Aussi, de jour en jour, la Chapelle recrutait de nouvelles milices, et se préparait à de nouveaux combats.

Le château, au contraire, dépouillé de ses rois, demeurait humilié et flétri ; mais, quoique vide et solitaire, il restait debout sans avoir perdu un créneau de ses donjons ; et pourtant la terrible frankisque était passée sur lui, arme meurtrière qui ne laissait presque rien vivre sur son passage… Je ne sais pourquoi les enfants de la Germanie n’avaient pu prendre racine dans celle cité, dans ce palais encore tout chaud du souffle de Rome. En vain Charibert s’était donné le titre de roi de Toulouse ; en vain ses prédécesseurs y avaient nommé des gouverneurs ; l’air de la Garonne était si mal sain pour les enfants de Mérovée, qu’ils traversaient l’Aquitaine presque sans faire halte, laissant Toulouse ce qu’elle était avant Clovis, commune romaine et visigothe.

Mais cette invasion ne devait pas clôturer la série des désastres. Après avoir vu passer sur elle les sectateurs d’Arius, et les nouveaux baptisés de Lutèce, Toulouse devait encore essuyer l’irruption des enfants de Mahomet, vers l’an 721. Zama descendit des Pyrénées à la tête de ses cohortes ; mais, malgré toute sa violence, l’avalanche vint se briser contre les murs de Toulouse, et le fer d’Eudes, duc d’Aquitaine, noya l’infidèle dans son propre sang, à la plaine del Balat. La bataille fut glorieuse, et cependant la négligence des historiens la fait éclipser, chez nous, devant sa sœur cadette, la bataille de Poitiers ; mais elle est demeurée comme une blessure ineffaçable dans le cœur des Arabes, et ils ont pleuré longtemps la Chaussée des Martyrs.

Quoique étouffée dès son début, l’invasion sarrazine porta en expirant un coup bien douloureux au Christianisme. Saint-Sernin, séparé de la ville, abandonné à ses propres et faibles ressources, fut entouré par les Mahométans et tomba sous leurs efforts. Les reliques, prudemment confiées aux entrailles de la terre, sentirent les voûtes crouler sur leurs caveaux ; les flammes sifflèrent sur leur tête ; mais ses ruines même leur servirent d’abri, et elles purent attendre en sécurité que la piété d’un grand roi vint les rendre à la lumière.

Des deux rivaux, il n’en restait plus qu’un : le château, fier, victorieux, voyait l’église détruite, abattue à ses pieds.

Tout le monde sait comment Martel et Charlemagne reparurent dans l’Aquitaine et la Septimanie ; le premier, chassant devant lui les hordes sarrasines ; le second, relevant les monastères détruits dans la dernière invasion. L’esprit municipal avait arraché le Midi aux Mérovingiens ; les Carlovingiens cherchèrent à le ressaisir par le Catholicisme, qui partout leur tendait la main pour recevoir richesses et autorité. Aussi les traces qu’ils laissèrent de leur passage furent bien plus importantes que celles des Mérovingiens ; Clovis et ses descendants n’avaient fait que des invasions ; ceux-ci firent presque une conquête ; ils nommèrent un comte de Toulouse, Torsin, et formèrent des établissements politiques qui durèrent jusqu’à ce que les dissensions des fils de Louis-le-Débonnaire permirent à l’Aquitaine de relever sa nationalité meurtrie.

Que Charlemagne vint ou ne vînt pas à Toulouse, c’est ce qu’il importe très peu de savoir ; il n’en est pas moins certain que l’église Saint-Sernin se releva par ses ordres, plus belle, plus ornée, plus imposante qu’autrefois ; et ce qui est plus important encore, enrichie des corps de six apôtres qu’il envoya d’Italie… Six apôtres ! cela ferait presque rire aujourd’hui ! mais non, l’enthousiasme récemment allumé dans les cœurs français par le retour des cendres d’un nouveau Charlemagne, a donné un grand enseignement aux esprits forts du scepticisme ; il leur a fait comprendre le prix que le présent et l’avenir peuvent attacher à quelques os du passé. Ce n’était pas sans doute les cendres de guerriers que Charlemagne donna à Saint-Sernin ; mais si Napoléon fut un dieu dans un temps où tout était guerre, des apôtres, des martyrs ne méritaient-ils pas quelques admirations dans des siècles où l’Europe brisait le joug du Polythéisme et rentrait dans les domaines du vrai Dieu.

Oh ! comme la basilique avait en elle de force et de vie, et combien elle sut grandir dès que ses bras purent agir en liberté !… Nous avons vu qu’au milieu de toutes les vicissitudes de ces invasions, sa prospérité avait attiré sous son aile de nombreuses familles chrétiennes, quelquefois fortunées, toujours proscrites. Bientôt son enceinte ne fut plus assez vaste pour les contenir ; le vase, rempli par le tribut incessant du malheur, versa par-dessus les bords ; il fallut éloigner ses parois, agrandir sa capacité, et la basilique, qui était devenue aussi abbaye, allongea ses bâtiments et recula ses fortifications. À la vue de cette rivale qui grandissait si démesurément, et jetait un regard de menace et d’envie sur la ville romaine, le Château-Narbonnais conçut de sérieuses inquiétudes, et elles n’étaient pas sans fondement. Il ne faut pas s’y méprendre ; la basilique était devenue tout à la fois palais et forteresse ; elle recevait les Pépin et les Charles ; c’était là, derrière ses créneaux, que plusieurs rois de France donnaient leurs ordres, dataient leurs chartes ; c’était là, que Charles le Chauve assassinait son adversaire le duc Bernard, et qu’il préparait ses trois expéditions contre Toulouse. Le véritable siège de la puissance franke était donc la basilique, Toulouse, au contraire, demeurait toujours isolée. Sa population romaine, gauloise, visigothe, arienne ne pouvait pas accepter ce Christianisme qui venait s’imposer à la pointe du javelot barbare. Aussi fut-il bien puissant ce réveil de la nationalité toulousaine. Le château et l’abbaye jetèrent alors le masque, et ils se précipitèrent dans l’arène avec toute leur vieille animosité. Le comte Frédélon, dans le château ; le roi Charles, dans la basilique s’assiégèrent réciproquement avec une égale fureur, mais cette fois encore, le Frank, je pourrais même dire le Catholicisme, dut céder à celle commune puissante et vivace de Toulouse. Charles-le-Chauve se retira dans les forêts de l’Île-de-France, et Frédélon, laissé arbitre souverain de ce beau Languedoc, fonda la famille si puissante, si illustre des comtes héréditaires de Toulouse.

Cette révolution porta un coup funeste à la puissance de l’abbaye ; son tour vint alors de se resserrer dans ses murailles, de reprendre le rôle de la défiance et de l’hésitation ; bientôt même un coup plus terrible vint la frapper… Au milieu d’une paix profonde, les sectateurs de Manès, arrivés du fond de la Bulgarie, pénètrent dans l’Aquitaine. Toulouse est une des premières villes à les recevoir. Peut-être même le souvenir récent du rôle que l’abbaye avait joué durant les sièges de Charles-le-Chauve ne fut-il pas étranger à cet empressement coupable. Quoi qu’il en soit, les Manichéens se forment en bandes dévastatrices, et ces nouveaux Iconoclastes, détruisent dans une orgie la basilique de Charlemagne.

Pendant ce temps que faisait le Château ?… Fier de son indépendance et de la gloire de ses comtes, il reprenait le cours de sa prospérité ; il grandissait d’une façon miraculeuse, élevait ses têtes superbes, étendait ses bras, cuirassait son corps de remparts formidables ; il devenait enfin cette grande forteresse, ce palais vaste qui pouvait loger sept cents hommes d’armes, et recevoir magnifiquement, au dire des chroniqueurs, toute la noblesse de Languedoc. Le sanctuaire catholique, au contraire, demeurait renversé ; mais, quel principe de vie ne fermentait pas jusques dans ses ruines. Le tronc coupé n’attendait que quelques beaux jours pour s’élancer vers le ciel en jets plus vigoureux. Pierre Roger et saint Raymond entreprirent de le reconstruire, et la grandeur de leur ouvrage nous oblige presque à bénir le sacrilège des Manichéens ; car ce fut la basilique moderne, qui éleva dans les airs son colosse majestueux, sa noblesse imposante et inimitée. Épaisse forêt de piliers larges et vigoureux, solides sur leurs bases, comme la foi qui les bâtit ; groupe herculéen de cinq nefs latérales qui vont s’appuyant les unes sur les autres, triples montagnes de voûtes qui s’enhardissent, s’élancent de plus en plus rapides, jusqu’à ce que la hauteur saisissante de la grande nef leur ait dit : Vous n’irez pas plus haut. On dirait des groupes de géants s’accrochant les uns aux autres pour escalader le ciel. Chaque pilier est un muscle que sa vigueur fait reconnaître tout d’abord, pour appartenir à ce corps membru que l’on croirait sorti du ciseau de Michel-Ange ; à voir la sublime harmonie qui préside à cet entassement d’arcades, on comprend bien vite qu’un même esprit, une seule pensée moula toutes les parties de ce vaste monument dans la simplicité majestueuse du plein-cintre. Produit unique du principe sacerdotal, il vint au monde armé de toutes pièces comme un seul bloc dégagé de tout élément disparate. Roman par le pied, par le corps, il l’est aussi par la tête. Ici point de fantaisie de l’art, point de caprice de l’ouvrier, qui aient osé se montrer à côté du plan géométrique de l’évêque architecte. Évangile intact qui n’a pas encore souffert d’hérésie ; art tout catholique, tout primitif sur lequel l’ogive arabe n’a pas encore enté ses rameaux florescents et capricieux. Point de statues, point de clochetons ; pas de pyramides, de rosaces, de fenêtres dentelées. Partout, le plein-cintre s’enchaîne au plein-cintre. La voûte majestueuse méprise la souplesse légère, torturée de l’art gothique. Pourquoi le pilier craindrait-il la lourdeur, l’équarrissement, l’uniformité ? La durée n’est-elle pas préférable à l’élégance, la solidité à une hardiesse aérienne ? Oui c’est bien là le temple du Dieu des armées ! Nulle part il ne se montre si jaloux de sa seule grandeur ; il y réside, pour ainsi dire, si entier, si complet que pas un ange, pas un apôtre n’a osé sculpter son visage sur la pierre. Mais aussi, quelle terrible majesté dans cette solitude, quelle charpente musculaire dans cette nudité, quel jour douteux dans cette vaste croix latine ; on dirait les ténèbres qui précédèrent le Seigneur au haut du Sinaï. De toutes parts des voûtes pour supporter, pour appuyer des voûtes, et Dieu seul pour remplir cette immensité !

Nous venons de parcourir les vicissitudes qui conduisirent Toulouse à la première croisade. À cette époque les comtes toulousains, Raymond de Saint-Gilles à leur tête, furent si dévotement transportés dans le domaine du Catholicisme, qu’il pensa y avoir fusion entière entre les deux monuments ennemis. La basilique alors, que ses beautés et ses richesses ne pouvaient satisfaire, essaya d’étendre au loin ses ramifications ; enhardie par les prédications d’Urbain II qui vint la consacrer, plus tard par la voix tonnante de saint Bernard qui fit retentir ses vastes entrailles, elle secoua les ailes et franchit la petite enceinte de ses remparts. Elle aurait bien voulu pouvoir étendre les bras jusques dans la cité, sa voisine ; mais Toulouse conservait toujours sa vieille jalousie, et repoussait tout empiètement ecclésiastique au détriment de ses libertés. Cependant la ville elle-même avait tant grandi, que le trop plein de sa population s’était poussé au dehors ; chacune de ses portes lui avait ouvert une issue, et des faubourgs s’étaient peu à peu agglomérés autour de son enceinte ; c’était, en quelque sorte, comme des verrues étrangères au corps de la cité, qu’on rasait en temps de guerre sans que la ville en reçut de blessures, mais cependant assez adhérentes avec leur mère, pour que leur possession devînt un point d’appui, et pour ainsi dire, un harpon par lequel on pouvait la saisir. Saint-Sernin comprit, de son coup d’œil pénétrant, toute l’importance d’une pareille position. Ne pouvant établir ses colons dans la ville même, il plaça avec précaution des cloîtres, des abbayes, des chapelles à chacun de ses faubourgs. Ainsi les Carmes, à Férétra, aujourd’hui Saint-Michel ; les Bénédictins à Saint-Cyprien ; les Augustines et les Frères de la Pénitence à la porte Villeneuve ; les Augustins à la porte Matabiau, la chapelle Saint-Pierre des Cuisines, au bourg de ce nom. Peu à peu ces postes avancés enfermèrent Toulouse dans un cercle de petites forteresses ; ainsi les redoutes s’élèvent autour des places fortes dont on médite le siège ; puis vienne le moment du combat, il suffit d’un signal pour être battu en brèche de toutes parts. Le Château-Narbonnais ; trop fier de sa prospérité, se laissa aveuglément entourer par ces casernes catholiques. Il ne songeait pas qu’il suffirait bientôt d’un cri de guerre pour se trouver assiégé, bloqué par ces bras puissants et nombreux que Saint-Sernin avait étendus autour de lui ; et ce moment, hélas ! n’était pas éloigné.

À leur retour des Croisades, les nobles languedociens avaient retrouvé dans leurs domaines les croyances toujours un peu douteuses de leurs ancêtres. Le Languedoc était alors comme un immense creuset où le Polythéisme, les philosophies grecques et romaines, l’Arianisme, le Manichéisme avaient laissé chacun leur couche. Le froissement de ces éléments divers entretenait constamment le doute, l’indépendance, l’examen philosophique. Peu-à-peu tous ces principes hétérogènes prirent une forme, reçurent un nom, et le schisme des Vaudois, précurseur redoutable de la Réforme, pénétra dans les croyances… Les guerriers du Nord, au contraire, exaltés par cette grande lutte de l’Orient, ne rencontraient chez eux presque aucune de ces semences hétérodoxes, et ils conservaient intacte l’exaltation religieuse rapportée de Jérusalem. Les téméraires innovations des Albigeois soulevèrent leur indignation ; les épées, récemment aiguisées sur le tombeau du Christ frémirent dans le fourreau, et la lutte recommença entre le Catholicisme et l’hérésie, entre l’unité monarchique du Nord et l’esprit communal du Midi. Le Pape donna le signal, le cri de guerre, poussé par les moines de Cîteaux, fut accueilli avec ardeur par les aventuriers de France et d’Allemagne ; et le Nord et le Midi, rallumant leur ancien antagonisme, se précipitèrent dans l’arène avec une fureur digne de l’enfer.

La croisade contre les Albigeois prit son vol de vautour, et après avoir ravagé le Bas-Languedoc, sous la conduite de Montfort et des légats, elle vint s’abattre enfin sur sa capitale. Cette commune gallo-romaine conservait encore des traditions si vivaces des religions, des philosophies, des lois, des coutumes anciennes, qu’on la trouvait toujours ouverte au plus léger souffle de schisme. Aussi le Catholicisme, mal à l’aise dans ses murs, se réfugiait-il souvent dans le bourg Saint-Sernin, espèce de ville déjà considérable, ayant comme sa voisine, douze Capitouls, deux accesseurs, six notaires. L’évêque lui-même quittait parfois sa cathédrale Saint-Etienne, pour venir habiter l’abbaye. L’histoire nous montre donc ces deux grands corps grandissant à l’envie l’un de l’autre, s’élevant comme deux ennemis constamment sur la défensive ; le premier, plein d’indépendance, animé de toutes les jalousies ombrageuses des libertés communales, redoutant les nobles, les prêtres, les moines qu’il repousse de son sein ; conservant à peine quelques églises, la Daurade, Saint-Etienne, la Dalbade, Saint-Quentin. L’autre, au contraire, pétri de foi, désireux de propagande, se hâte d’absorber tous les principes sociaux que la ville rejette ; ainsi chacun pousse ses racines et prend une existence à part. La ville a des tribuns, une milice, des forteresses, un beffroi, un Capitole, elle renferme successivement des Ariens, des Manichéens, des Vaudois. Le bourg Saint-Sernin, au contraire, se glorifie de sa basilique ; il conserve les reliques de saint Exupère, saint Hilaire, saint Raymond, saint Silve, saint Guillaume. Il a plusieurs monastères, un hôpital de pèlerins, des collèges et des maisons hérissées de tours. Ces principes d’opposition, bien loin de s’effacer sous la main du temps, se creusent au contraire et prennent un relief plus saillant. La haine éclate à la plus légère circonstance ; les habitants s’irritent entre eux par la dénomination de Cives et de Burgenses. Ils forment deux corporations presque toujours armées, celles des blancs pour les Cives, celles des noirs pour les Burgenses. Milices toujours prêtes au combat, elles se provoquent jusques dans les processions et se battent aux cris de : vive Bourg, vive Toulouse. Cette lutte enracinée dans les esprits par une longue habitude, qu’avait-elle besoin pour prendre un développement terrible, furieux ? Un signal seulement ! Et ce fut le cruel Montfort et l’évêque Foulques qui le donnèrent. Que dirais-je de cette fatale croisade des Albigeois ? L’histoire en a trop longuement retracé toutes les vicissitudes pour que je croie nécessaire d’en renouveler ici les détails. Ce que j’ajouterai à l’histoire vulgaire, c’est que le fléau s’étendit sur les deux monuments qui se disputaient les destinées de la capitale du Languedoc, pour embellir l’un et stigmatiser l’autre. Ce malheureux palais si agrandi par les derniers comtes, vit d’abord chasser ignominieusement ses monarques, sous les bordées d’anathèmes que Rome lui lançait. Cependant sa tête était encore si imposante que les massacreurs de Béziers eux-mêmes n’osèrent pas l’abattre tout à coup. Ils prirent le parti plus prudent de le défigurer, de le mutiler avant de le battre en brèche. Transformé d’abord en cachot d’inquisition, les évêques finirent par tourner ses meurtrières et ses machines contre la cité, que naguère il protégeait, et l’on ouvrit de nouveaux fossés pour l’isoler de la ville romaine. Dès ce moment, le pauvre palais pris et repris par les Toulousains et les Catholiques, vit tomber ses plus hautes tours sous la flamme et le bélier ; et il n’offrit plus qu’un aliment à la destruction et à une basse vengeance. Amaury de Montfort se chargea d’être le bourreau de ce noble rebelle de tant de siècles. Il fit impitoyablement raser ses fossés, abattre ses principales défenses ; il démantela les remparts de la ville, et sa fureur alla si loin, qu’il ne respecta pas même les tours intérieures des maisons particulières, qui avaient mérité à Toulouse le surnom de Turrila. Depuis ce jour le Château-Narbonnais ne fut plus qu’une ruine sans vie, et la nationalité toulousaine qu’un cadavre qui n’attendait plus que des funérailles. Oui, Toulouse la capitale était morte, et ce fut en vain que son dernier et malheureux Raymond, mendia à genoux et en chemise l’absolution et le titre de comte. Rome et la France lui donnèrent l’un et l’autre ; mais cette dernière garda le

comté, et l’on n’attendit plus que la puberté de Jeanne, fille de Raymond VII, pour colorer, sous le nom de mariage, cet horrible assassinat de la nationalité méridionale. Le Français l’avait médité depuis bien longtemps ; maintenant il pouvait battre des mains, le Languedoc était étouffé dans les domaines de la couronne .

Dès ce moment la basilique fut sans rival. Toulouse était ouverte ; plus de forteresses, plus de tours, plus de remparts, il ne restait qu’à prendre possession de cette grande conquête d’une manière éclatante, en face du ciel et de la terre. En un instant ces cloîtres, ces chapelles, enfants robustes de la basilique, que nous avons vu précédemment s’établir à l’affût dans les faubourgs, s’élancent par-dessus les remparts démantelés, et font place nette dans toutes les parties de la ville. En 1222, Pierre de Foix entreprend la magnifique église des Cordeliers de la Grande-Observance. Les frères de la Pénitence, relégués autrefois hors la porte Villanova, font leur entrée triomphale en 1254. Les Bénédictins abandonnent en 1325 le faubourg Saint-Subra, et viennent s’établir à l’église Saint-Rome. Les religieux de Sainte-Claire ou Saint-Danian, quittent à la même époque le faubourg Villanova, et viennent planter leur cloître au milieu de la ville conquise. Un an après les Augustins de la porte Matabiau élèvent ce magnifique cloître, que sa transformation en Musée nous permet d’admirer encore. En 1362 les Trinitaires achètent la maison de Rouaix au chapitre de Saint-Etienne ; ils avaient été précédés par les Augustines de la porte Villanova et par les frères de la Merci (1356). Les Pénitents-Blancs élèvent leur chapelle in cercio Santi-Quintini (1392). Une certaine chapelle de Nazaret, que l’on peut confondre avec celle des Carmes, s’était bâtie jadis dans le faubourg Narbonnais, comme pour narguer le Château ; quelque temps après la victoire, on démolit ce faubourg sous prétexte de le mettre à l’abri des Anglais, et les Carmes établissent ce monastère immense, que la révolution fit crouler pour établir la vaste place de ce nom… Cependant la basilique n’était pas encore satisfaite d’avoir saisi la ville dans ses mille bras, comme un nouveau Briarée. Elle voulut se joindre, elle-même, à tous ces monastères ; et ne pouvant se transporter dans le sein de la cité, c’est la cité qu’elle fit venir à elle en abattant ses remparts. Bientôt une nouvelle et unique enceinte enlace la ville et le bourg, et complète ainsi, par un mariage forcé, l’alliance du vainqueur et du vaincu. Alors, dans l’exaltation de sa joie, la basilique, jusque-là veuve de clocher pyramidal, pousse ses rameaux vers les cieux. Elle élève cette aiguille rapide, élégante, hardie dont les trois premières couches complètement romanes continuent le style du monument, tandis que les derniers étages et la flèche surtout s’élancent dans l’ogive.

Ainsi, orgueilleuse, parée de tous ses trophées, elle éparpille de plus en plus ses enfants dans la ville. Le Catholicisme, alors dans toute la force de l’âge, enfante chaque jour quelque nouvelle forme monastique. On voit pulluler une foule de communautés des deux sexes, pénitents de toutes couleurs, carmélites de toute espèce, moines de toutes les règles ; et pour dernière analyse enfin, vingt-six hôpitaux, dix-neuf ou vingt collèges (une seule rue en avait quatorze), des recluses à chaque porte de ville, et que sais-je encore tout ce qu’il faudrait nommer, si nous voulions parcourir toutes les manifestations, tous les caprices de cette végétation de l’arbre catholique ; mais nous en avons dit assez pour marquer la fin de cette grande lutte entre les deux principes de l’avenir et du passé. Le sol de l’ancienne Toulouse, affaissé sous les vaisseaux gothiques des Carmes, des Augustins, des Jacobins, des Trinitaires, des Cordeliers, se trouvait chevillé, immobilisé par ces forteresses catholiques. Peu à peu les vieilles inimitiés s’effacent ; les aspérités, les rancunes séculaires se polissent, disparaissent, et du temps de Catel il n’y avait plus que les enfants du bourg et de la ville qui se battaient pendant les Rogations aux cris injurieux de Bourgauds et de Cives. Mais de jour en jour, chaque monastère projetait ses rayons autour de lui ; toutes les traditions finirent par se fondre comme des débris de bronze jetés dans le creuset d’une nouvelle statue. Bientôt surgit de cette fusion une nouvelle civilisation, un nouveau peuple, et ils eurent aussi leur gloire et leur éclat, car la Toulouse du quatorzième siècle fit briller et fait resplendir encore le flambeau de la poésie, des sciences et des beaux-arts, couronne d’une splendeur d’autant plus pure, que c’est le Catholicisme qui l’éclaire de ses feux.

Me voilà donc conduit à prendre deux monuments pour jalons de l’histoire, plus encore, à les faire concourir comme acteurs principaux au dénouement de ce drame de douze siècles… Le sujet est grand, le cadre vaste, la tâche difficile ; et si la sainteté de l’œuvre m’enhardit, d’autre part je me sens effrayé par la grandeur du projet ; effrayé comme un artiste qui, seul dans les déserts de Palmyre et de Babylone, contemplant les immenses débris d’une époque gigantesque, aurait la pensée sublime, mais désespérante, de relever au soleil de l’avenir ces vastes capitales de marbre et d’or, ensevelies dans les buissons… Aussi, quel que soit mon courage, lorsque je pense à cette longue période de siècles que je vais tâcher de caractériser dans une œuvre d’imanation, j’éprouve le besoin de réclamer l’indulgence du lecteur qui daignera me lire, et je termine cette Préface comme un vieux poète commençait la sienne :

Bénin lecteur très diligent, gent, gent,
Prenez en gré mes imparfaits, faits, faits.
Médella
ILe voyage

… Le nombre accablait leur courage ;

Un chevalier s’élance ; il se fraie un passage.

Il marche, il court ; tout cède à l’effort de son bras,

Et les rangs dispersés s’ouvrent devant ses pas.

CASIMIR DELAVIGNE

Par une belle journée d’automne de l’année 257, un centurion romain, accompagné de quelques soldats de sa compagnie, parcourait les plaines fertiles des Volces-Tectosages. Parti le matin de Carcassonne, qui n’était à cette époque qu’un simple château-fort, il s’acheminait vers la ville de Tolosa, au commandement de laquelle il venait d’être appelé par l’empereur Décius. Il aurait été assez naturel que ces voyageurs suivissent la voie romaine, qui reliait Carcassonne et Tolosa, en traversant Ebromagus, Fines, Badéra, lieux qui sont occupés aujourd’hui par Bram, Saint-Rome et Baziége ; mais désireux de recueillir par lui-même des renseignements précis sur l’esprit des peuples de cette contrée, le centurion avait préféré appuyer au midi, et suivre les sentiers peu fréquentés, pour reconnaître si ces peuplades éloignées de la métropole des Gaules, n’étaient point disposées à se joindre aux mouvements insurrectionnels, qui menaçaient d’éclater dans plusieurs localités de la Narbonnaise. Nos Romains s’étaient donc aventurés dans les collines boisées des bords de l’Ariège, et la seule précaution qu’ils avaient prise pour éviter le ressentiment des indigènes, toujours ennemis de leurs dominateurs, avait été d’endosser des vêtements gaulois, et d’apprendre avant leur départ quelques termes de la langue Celte. Grâce à ce déguisement, notre caravane présentait une physionomie assez singulière ; le centurion, homme grave et sévère, romain de l’ancienne race, et par le caractère, et par les dehors, marchait le premier, monté sur un cheval robuste, aux formes un peu lourdes, mais à l’allure vive et ardente ; avançant d’un pas pressé, secouant la tête, bénissant au moindre bruit, sollicitant fréquemment la bride, et si le cavalier n’avait modéré son ardeur pour permettre à ses fantassins de le suivre plus commodément, l’impatient quadrupède aurait fourni une belle carrière à travers les collines et les vallées ; mais revenons au centurion.

Après avoir répudié par prudence le casque et le costume national, il s’était revêtu d’une espèce de haut-de-chausses gaulois, appelé brayes, recouvert d’une élégante xitonas brodée d’or et d’argent, avec une prodigalité assez grossière. Cette tunique composait le costume militaire et civil des Gaulois ; elle était serrée autour des hanches par une ceinture de cuir, recouverte de lames de cuivre polies et s’agrafait avec un fermoir d’acier. Une longue épée gauloise à deux tranchants et sans pointe, avait aussi remplacé l’épée courte qui, la veille encore, pendait à son côté ; mais la partie la plus remarquable de son nouveau costume, était une espèce de casque d’étoffe rouge, orné de deux énormes cornes de cerf. Cette coiffure pyramidale donnait à la tête du romain la tournure la plus originale ; aussi, ses propres soldats, peu habitués à cet aspect sauvage, échangeaient-ils ente eux mille plaisanteries qu’ils se gardaient bien de lui communiquer. Le centurion était homme sévère, il conservait sous son casque de cerf un sang-froid imperturbable, et n’aurait jamais consenti à devenir un objet de plaisanterie, surtout pour une tête d’emprunt qui devait servir à l’utilité de la République. Ce n’est pas que ces soldats rieurs eussent un costume exempt de toute étrangeté ; car, outre le caleçon de toile grise, ils étaient affublés d’énormes sayes ou hoqueton à manches, qui leur descendait jusqu’aux cuisses ; ce vêtement était le plus ordinaire chez les Gaulois pauvres et condamnés au travail, tandis que la tunique ornée d’or et d’argent que portait le centurion, était particulièrement réservée à la classe noble des guerriers. Sur leurs têtes, flottaient au gré des vents, des peaux de bêtes fauves, garnies d’oreilles et de longues queues ; toutes coiffures fort singulières assurément, pour des soldats accoutumés aux casques des légions ; mais un peu moins pyramidales cependant que les cornés de cerf du centurion. La chaussure était là seule partie du vêtement que nos voyageurs n’eussent pas jugé à propos de changer ; ils avaient gardé leurs sandales romaines, entourées de banderoles rouges, estimant qu’elles avaient assez de ressemblance avec celles des Gaulois, pour qu’elles dussent passer inaperçues.

Au demeurant, toutes ces précautions n’étaient que trop justifiées par les circonstances. La tendance des Gaulois à la révolte s’était maintes fois manifestée pendant les derniers troubles qui avaient agité l’Empire, et depuis que César avait marché contre Rome, à la tête de la fameuse légion gauloise de l’Alauda, il suffisait de pousser un cri de ralliement dans la Narbonnaise pour voir des nuées de Gaulois se lever de toutes parts. Galba et Vitellius, Othon et Vespasien étaient venus recruter leurs principales forces dans cette province, et c’est à la tête de ces peuples, presque toujours ennemis de l’empereur régnant, que les nouveaux compétiteurs poussaient leurs aigles vers le Capitole.

Notre caravane avait fait une vingtaine de milles sans rencontre imprévue, et elle allait atteindre les coteaux fertiles de l’Auriger, lorsque le pays, jusque-là fertile et agréable, changea subitement de caractère. Un incendie récent venait de ravager une de ces vastes forêts vierges, ornement majestueux et sacré du sol gaulois. Les Romains virent s’étendre devant eux, à des distances considérables, une immense solitude de cendres et de débris charbonneux. Au milieu de ce tableau de destruction s’élevaient çà et là de gros troncs de chênes calcinés par le feu, idoles de charbon que le Dieu des forêts semblait avoir protégées contre le désastre, et tout autour de ce cirque de désolation, les arbres, qui avaient servi de barrière à l’incendie, présentaient encore leurs feuillages noircis et racornis par les flammes. À ce spectacle étrange, les Romains furent saisis d’une, sorte d’effroi. Quelle pouvait être la cause de ce sinistre ?… était-ce le feu du ciel, l’imprudence des bergers, une éclatante manifestation de la colère des légions romaines, ou bien la cupidité de quelque riche seigneur gaulois, qui, au mépris du respect de ses ancêtres pour les forêts, aurait tenté de livrer à la charrue les plaines boisées, où venaient se célébrer jadis les terribles sacrifices du Druidisme ?… Les Romains s’adressèrent réciproquement ces questions ; mais la pénétration, du centurion et celle des soldats furent également en défaut pour trouver une explication satisfaisante.

Cependant le passage de ce vaste foyer où venait se perdre le sentier, ne laissait pas que de présenter des dangers de plusieurs sortes. Outre la difficulté de marcher sur une épaisse couche de cendre, on avait encore à redouter des ornières profondes et invisibles, encombrées de charbons mal éteints. Enfin le vent du Sud, qui avait constamment accompagné nos voyageurs depuis leur départ de Narbonne, s’engouffrait en tourbillons dans ce cirque désolé, et des nuages de cendres chaudes s’élevant dans les airs, retombaient comme des trombes étouffantes. Nos Romains retrouvaient, au milieu des forêts de la Gaule, les sables brûlants et le simoun de la Lybie. Le centurion se rappela soudain le sort de l’armée de Cambyse, et il tourna bride aussitôt pour aller découvrir avec ses soldats quelque passage moins périlleux.

Au même instant, un grand bruit de cris à demi-sauvages vint augmenter leur embarras. Tout-à-coup, cinq ou six paysans gaulois, vêtus misérablement et armés de bâtons, traversèrent les broussailles, obstruèrent les sentiers et se précipitèrent vers eux.

– Par Jupiter ! s’écria le centurion, voici qui devient plus sérieux que les nuages de cendres chaudes. À moi, compagnons ! cria-t-il à ses soldats ; serrez vos rangs ; du courage, bonne contenance, et il ne sera pas dit que des Romains aient jamais tremblé devant de misérables Gaulois !

À ces mots, les guerriers présentèrent à l’ennemi les pointés de leurs javelots, le chef tira de son fourreau sa longue épée gauloise, pressa les flancs de son cheval, et il fondit sur les assaillants avec un choc terrible. Cette charge était plutôt destinée à effrayer les Gaulois qu’à renverser leurs escadrons innocents ; mais le centurion, peu habitué à la longueur des épées gauloises, mesura mal son coup, et au lieu d’intimider ses adversaires par une simple démonstration belliqueuse, il atteignit l’épaule d’un pauvre paysan qui se jeta en arrière en poussant un grand cri de terreur.

– Miséricorde ! s’écria-t-il au milieu de la débandade de ses compagnons mis en fuite ; que signifie cette manière brutale d’accueillir les gens qui courent à vous.

– Comment, drôle ! reprit le centurion ; penses-tu donc que je fusse d’humeur à me laisser assommer avant de montrer les griffes ?

– Et par Teutatès, quel Gaulois eut jamais l’idée de maltraiter un voyageur, répondit le blessé. Vous interprétez bien mal nos bonnes intentions. Ne voyez-vous pas que nous courons à vous avec le désir de vous conduire dans notre logis, de vous recevoir avec profusion de viandes fraîches, de vins exquis, afin d’obtenir en échange le récit de vos aventures ? Quoique vous portiez les vêtements en usage dans cette contrée, nous savons aisément reconnaître à vos manières que vous avez reçu le jour dans des pays éloignés, et par Hésus ! nous voulons savoir d’où vous venez.

À ces paroles inattendues, la surprise de nos Romains fut extrême. Ils se regardèrent les uns les autres, et cet exemple de la curiosité excessive des Gaulois les frappa de mutisme et d’ébahissement.

– Serait-il bien possible, reprit le centurion, que nous désignerons dorénavant sous le nom de Robur ! quoi, le simple désir de connaître les aventures de notre voyage vous a poussés sur nos pas avec l’impétuosité d’ennemis prêts à en venir aux mains !

– Sans doute ! reprit le gracieux Arnol. Ne savez-vous pas que l’amour de la nouveauté et des belles choses ennoblit le caractère gaulois au-dessus de toutes les nations de l’univers. Le désir d’apprendre est chez nous aussi vieux que le monde. Nos pères s’en allaient au loin arrêter les voyageurs sur les chemins, ils les engageaient, par mille prévenances, à venir s’asseoir à leurs foyers pour raconter leur biographie ; si l’étranger se rendait avec empressement au désir du maître, il ne sortait de chez lui que comblé de présents et de bénédictions ; mais s’il s’obstinait à garder le silence, ses mains étaient liées derrière le dos, et le bâton savait le contraindre à être complaisant.

– Était-ce avec de pareilles intentions que vous couriez à nous, armés de bâtons et de fourches, reprit le centurion d’un air sévère, et prétendriez-vous nous arracher par la peur ce que nous voudrions enfermer dans notre sein ?

– Grâces à Dieu, il ne s’agit pas de renouveler les violences de nos pères, reprit le Gaulois en ramenant le sourire sur ses lèvres ; nous sommes ici d’après les ordres d’Améonix, le plus noble et le plus puissant gaulois de ces contrées. Suivez-nous dans sa riche demeure, qui est ici derrière ces grands châtaigniers. Vous trouverez des tables couvertes de mets succulents, dressées pour vous et vos compagnons, sous les arbres d’un verger fertile ; venez-y conter vos aventures à sa famille assemblée, et vous recevrez des mains de sa fille de riches et illustres présents.

Les soldats accueillirent ces paroles avec une satisfaction non équivoque ; Robur, au contraire, dont l’excessive rigidité tendait au ridicule, commençait à s’effaroucher de cet appât de séductions offert à sa vertu incorruptible, et il fut sur le point de tout repousser avec mépris, comme Curius-Dentatus avait refusé jadis les présents des Samnites ; mais un de ses soldats se permit un avis :

– Pourquoi n’accepteriez-vous pas, lui dit-il, des offres qui pourraient nous être si utiles ? Nous sommes égarés dans un pays inconnu, fatigués, privés de vivres ; or, s’il est vrai que ces Gaulois soient si prodigues de leurs présents envers des étrangers qui les bercent de contes bleus, il me semble qu’il nous sera aisé d’obtenir par quelque complaisance deux ou trois mois de renseignement pour rejoindre la route que nous avons perdue.

La sagesse de cet avis fit ouvrir les yeux au centurion, et sans avoir l’air de céder aux prières d’Arnol, ni aux suggestions d’un subalterne, il laissa son cheval suivre les Gaulois vers la demeure d’Améonix.

Peu à peu, ceux qui s’étaient enfuis d’abord devant la colère redoutable de Robur, rassurés par la tournure qu’avait pris la chose, étaient revenus auprès du blessé pacificateur. Et dès que Robur, suivi de ses soldats, se mit en marche vers la demeure d’Améonix, les Gaulois se répandirent dans les bois, agitèrent en l’air des branches de chêne, et manifestèrent par leurs danses et leurs chansons, le plaisir qu’ils avaient d’avoir réussi dans leur capture.

– Quel est donc ce riche Améonix, si désireux de rançonner l’intempérance narrative des voyageurs fanfarons ? demanda Robur à son espèce de cicérone, qui ne quittait pas d’un pas la bride de son cheval.