Armelle Trahec - Ligaran - E-Book

Armelle Trahec E-Book

Ligaran

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Extrait : "Et le pied nerveux, cambré, sillonné de veines richement gonflées de Gunstan, s'appuya fortement sur le col soyeux d'une belle mouette que ce petit pied de maître clouait au rocher. C'était sur la nappe rocheuse, qui était comme le pittoresque vestibule du vieux manoir de Kerpeulvan, que se passait cette scène."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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EAN : 9782335102253

©Ligaran 2015

Première partie
ILe lion et l’agneau

– Gunstan, je t’en prie, fais-lui grâce ?

– Non, Gwennola, et, quand je dis non, c’est non.

Et le pied nerveux, cambré, sillonné de veines richement gonflées de Gunstan, s’appuya fortement sur le col soyeux d’une belle mouette que ce petit pied de maître clouait au rocher.

C’était sur la nappe rocheuse, qui était comme le pittoresque vestibule du vieux manoir de Kerpeulvan, que se passait cette scène.

Jamais habitation n’avait osé se placer aussi près de l’Océan, et, n’étaient ses anciennes destinées stratégiques, on n’aurait pas compris l’érection d’un château sur cette pyramide de rochers. Il y était, majestueusement entouré de ses fortifications écroulées sous l’action du temps et sous celle de l’Océan, défendu des fureurs de son terrible voisin par une masse granitique de forme bizarre, dont les dernières ondulations plongeaient dans le flot et dont la partie supérieure représentait une plateforme ornée d’une sorte de trône rustique creusé dans le roc, qui s’appelait dans le pays la Chaise-du-roi-César.

Les personnages présents sur cette large plateforme portent tous deux le nom de Kerpeulvan. Gunstan est un garçon d’une dizaine d’années, déjà superbe d’attitude et portant naturellement très haut un beau front couronné d’une chevelure de couleur ardente. Debout, son pied nu posé sur la mouette coupable, il astique avec un sang-froid cruel la batterie d’une carabine Flober et ne daigne plus regarder sa sœur Gwennola, agenouillée près de lui dans une posture suppliante qui lui semble aussi naturelle qu’il est naturel à Gunstan d’être ironique et hautain. Gwennola attache sur son frère des yeux d’un bleu céleste frangés de cils châtains dans lesquels se lit déjà une tendresse en quelque sorte infinie ; une pitié douloureuse attriste son visage délicat, qui a reçu les plus brûlantes caresses du soleil sans que son admirable blancheur en soit ternie, et qu’encadrent de grands cheveux roulés naturellement en larges boucles qui tombent comme de la soie blonde sur ses faibles épaules ; sa voix enfantine, riche de ces intonations moelleuses et profondes qui sont comme l’écho des cœurs, dont l’amour sera le ressort et la vie, s’élève suppliante. Hélas ! c’est en vain.

– Je vais l’attacher en haut du mât de misaine, dit Gunstan, et je lui enverrai du plomb dans la tête.

– Tu ne feras pas cela, Gunstan ?

– Je le ferai ; elle a avalé mes poissons, il est juste qu’elle soit punie de sa gloutonnerie. Je te dis, Nola, que je lui clouerai les pattes au haut du mât et que je lui traverserai la tête du premier coup.

À cette image sanglante, Gwennola s’affaissa sur le rocher, ce qui mit son joli visage au niveau du bec entrouvert de la malheureuse mouette à moitié étranglée par la pression du pied de Gunstan.

L’enfant et l’animal échangèrent un regard douloureux, et Nola, n’y tenant plus, insinua délicatement son doigt blanc sous le pied de son frère, ce qui permit à l’oiseau de respirer un peu.

– Yanm’a dit que tu as tué une hirondelle de mer au vol, reprit la petite fille, entrant par finesse diplomatique dans les idées chères à Gunstan.

– Deux. Yan assure qu’avant peu je serai le premier tireur du pays. C’est bien amusant de tirer : je t’apprendrai quand tu voudras, Nola.

– Je veux bien tirer, Gunstan, mais pas tuer les oiseaux.

Gunstan éclata de rire, puis jeta un cri strident.

Le doigt de Nola avait tout doucement fait son chemin, la main avait suivi le doigt, et la mouette, retirant vivement son col, s’enfuyait vers la mer. Gunstan bondit à sa poursuite. L’animal engourdi voletait avec peine, et lui échappa en s’élançant sur la Chaise-de-César. Gunstan s’y élança après lui ; mais, comme sa main s’abattait sur sa victime, celle-ci s’enleva par un coup d’aile énergique et alla plonger dans l’Océan.

Le petit garçon demeura un instant dans l’ébahissement de tout chasseur qui voit sa proie lui échapper ; puis, se détournant tout à coup avec fureur, il chercha Nola des yeux.

Nola s’enfuyait comme la mouette et courait légèrement vers la maison. Elle y pénétra par une petite porte bâtarde, entra dans une grande salle voûtée dont les parois étaient tapissées de livres et d’étagères supportant des échantillons minéralogiques, et, toute haletante, alla se jeter au cou d’un homme qui lisait contre une des fenêtres grillées.

Le lecteur souleva la tête par un mouvement qui mit en lumière une figure fine et sérieuse, entourée de cheveux d’un blond pâle mêlés de gris, et passa le bras qu’il avait de libre autour de la taille frêle de Gwennola ; puis, appuyant ses lèvres sur la petite épaule frémissante qui se trouvait à leur portée :

– Est-ce un jeu ? demanda-t-il ; ma petite Nola veut-elle gagner le prix d’une course, qu’elle m’arrive essoufflée comme un pauvre agneau chassé par l’ouragan ?

– Papa, c’est… ne regarde pas par la fenêtre… Ah ! mon Dieu ! le voici.

La porte que Gwennola avait laissée entrouverte s’ouvrit devant Gunstan, qui apparut pieds nus, les cheveux hérissés, sa carabine à la main.

– Petit lion, que t’a donc fait mon agnelet ? dit M. de Kerpeulvan en promenant sa main sur les cheveux de soie de la petite fille.

Le doux regard paternel qui accompagna ces paroles prononcées avec le plus affectueux accent ne calma pas la colère de l’impétueux enfant.

– Elle a fait envoler la mouette que je voulais tuer, répondit-il durement ; Nola, viens ici !

Mais Nola enfonça plus avant sa petite tête blonde sous la chevelure grise et flottante de son père, si avant qu’on n’apercevait plus du sommet de sa personne que son joli cou d’ivoire.

– Ah ! tu crois m’échapper, reprit Gunstan en marchant à pas inégaux et précipités dans l’appartement ; mais je te rattraperai. Ne grandis pas ma colère : viens ici.

Et comme Nola demeurait immobile, le petit furieux fit un grand pas : avant que son père eût pu prévenir son action, il leva sa carabine et en frappa l’épaule de Gwennola. Le coup léger mais mal ajusté porta sur le col découvert, et un faible gémissement échappa à la petite fille.

Le visage de M. de Kerpeulvan devint grave et triste. Se soulevant sur son fauteuil, il saisit l’arme par le canon, l’arracha des mains crispées de Gunstan, et, la posant auprès de lui :

– Je ne te rendrai cette carabine que lorsque tu ne seras plus assez lâche pour frapper ta sœur, dit-il froidement.

Cet arrêt sembla foudroyer Gunstan ; mais il porta soudain son regard vers la fenêtre, et, apercevant l’ombre d’une personne qui passait, il bondit sur l’appui ; et, s’accrochant des deux mains aux barreaux de fer :

– Maman, maman ! cria-t-il d’une voix éclatante.

La porte d’entrée roula sur ses gonds rouillés, et sur le seuil de l’appartement parut une femme de haute taille. Son front altier portait comme un diadème une natte magnifique de cheveux d’un fauve ardent, dont le miroitement doré s’harmonisait avec l’éclat singulier de deux grands yeux d’un brun fauve, pleins de scintillements.

Le regard profond, franc, mais dur, de madame de Kerpeulvan embrassa le groupe.

– Que fais-tu à Gunstan, Yves ? demanda-t-elle négligemment.

– Gunstan a frappé sa sœur, et je le punis de cette brutalité en lui enlevant sa carabine.

– Maman, Nola a fait envoler la mouette que je voulais tuer à coups de fusil, s’écria Gunstan en se posant devant sa mère dans une attitude d’accusateur.

– Ce n’était pas une raison de la frapper.

– Je ne l’ai pas fait exprès, je ne voulais que lui toucher l’épaule.

– Je m’en doutais, dit madame de Kerpeulvan. Elle marcha vers son mari, prit tranquillement la carabine et la rendit à Gunstan en ajoutant :

– Si tu ne voulais pas quitter ta mère, toutes ces discussions niaises n’auraient pas lieu. Viens t’habiller, je ne permets de marcher nu-pieds que sur la grève.

Sur ces paroles elle sortit majestueusement, suivie par Gunstan, qui portait triomphalement sa carabine sur l’épaule et qui de la porte jeta à Gwennola comme adieu ces mots :

– Je me vengerai : je tuerai ton alouette de mer.

M. de Kerpeulvan était resté muet témoin de cette petite scène ; quand la porte se ferma, il poussa un profond soupir, et, attirant doucement à lui Gwennola qui n’avait pas quitté son lieu d’abri, il l’assit sur ses genoux et souleva ses grands cheveux blonds pour examiner son cou.

– Ce n’est rien, père, dit l’enfant en tournant et retournant sa jolie tête comme pour prouver la vérité de ce qu’elle disait : je crois que c’est le froid de l’acier qui m’a fait crier.

– Non, le bout de l’arme t’a touchée ; la petite plaque rouge se voit encore sur la peau. Nola, pourquoi te mêles-tu toujours des jeux de ton frère, qui ne sont pas ceux d’une petite fille ?

Gwennola baissa la tête.

– Père, la mouette avait l’air si malheureux, elle allongeait tant le cou et me regardait si tristement, que je n’ai pu résister à l’envie de lui rendre la liberté. N’était-elle pas bien innocente ? Elle est habituée à manger les petits poissons, et ne croyait pas mal faire en picotant le corlazo de Gunstan.

– Évidemment, et je ne dis pas que ma petite fille a mal fait ; je dis seulement qu’elle ne doit pas trop se mêler des jeux souvent cruels de son frère. Baisse la tête. C’est toujours un peu rouge. Où vas-tu ? il vaudrait mieux rester avec moi.

– Père, je pense à mon alouette : si j’allais la chercher ?

– C’est inutile. Gunstan ne la tuera pas, et sa colère passera plus vite s’il ne te voit pas. Reste ici, mon trésor, et apprends les vers que tu dois réciter demain à ta grand-mère.

– Père, je les sais parfaitement, je les ai récités à Madalen sans faute. Écoute.

Gwennola sauta légèrement par terre, et, se plaçant devant son père, récita d’une voix harmonieuse et avec de petits gestes charmants les vers suivants :

Voici le Morbihan qui renferme plus d’îles
Que les autres cantons n’ont de bourgs ou de villes ;
Et les autres cantons, si verdoyants tous trois.
N’ont pas tant de forêts ni d’arbres dans leurs bois
Que l’immense Carnac dans son champ de bruyère
N’a de rangs de menhirs et de tables de pierre.
Des îles, des menhirs, voilà le Morbihan.
Et le grand saint Gildas est roi de l’Océan.

– Très bien ! dit M. de Kerpeulvan en frappant doucement ses mains l’une contre l’autre par un geste d’applaudissement. Grand-mère et l’oncle Gabriel seront très contents. Le dessin du menhir est-il terminé ?

– J’ai encore quelques coups de crayon à donner.

– Eh bien, prends mon album, donne tes coups de crayon, et nous irons après faire une grande promenade.

– Veux-tu ouvrir le grand album à la page du menhir, père ?

M. de Kerpeulvan feuilleta un instant un très grand album posé sur la table, rouvrit, et le fit glisse devant Nola, qui choisissait des crayons dans une boîte et se mit gravement à dessiner.

IIAu menhir

Le fougueux Gunstan avait suivi sa mère dans un appartement où il avait promptement revêtu ce qui manquait à sa toilette, puis dans une cour entourée de bâtiments de construction récente où logeaient les personnes employées, aux parcs à huîtres qui étaient la propriété de madame de Kerpeulvan. Rien qu’en entendant la manière dont tous ses employés rendaient compte les uns des travaux agricoles, les autres du mouvement, des parcs, on devinait qu’ils avaient affaire à la véritable maîtresse de Kerpeulvan.

Dans tous ces petits débats, le nom de M. de Kerpeulvan ne fut pas même prononcé. La châtelaine, une de ses belles mains posées sur l’épaule de son fils et l’autre agitant machinalement un petit trousseau de clefs retenu à sa ceinture par une fine chaînette d’acier, écoutait attentivement les rapports qui lui étaient faits et donnait immédiatement ses ordres.

Personne dans le pays ne l’ignorait : toute la puissance d’action se concentrait à Kerpeulvan… dans cette belle femme blonde ; son mari était un homme intelligent et bon, mais un savant, un antiquaire qui, ne sortait guère de ses livres. La délicatesse de sa santé, sa bonté proverbiale, la grande dignité répandue sur sa personne, éloignaient le ridicule qui s’attache ordinairement à ceux qu’atteint ce renversement de l’ordre ; tout le monde le disait : l’on ne pouvait jouer plus noblement ce rôle effacé.

Ses informations prises et ses ordres donnés, madame de Kerpeulvan regagna un salon situé au premier étages. Cette grande pièce était meublée avec une certaine élégance originale. Contre l’une des fenêtres était placée une table oblongue recouverte d’un tapis vert, chargée de registres et de papiers ; à l’autre se voyait un métier de tapisserie devant lequel madame de Kerpeulvan alla s’asseoir.

Gunstan, se glissant sous le métier, resta debout devant la croisée ouverte.

– Mère, s’écria-t-il tout à coup, je crois que j’aperçois le château de Kertan.

Madame de Kerpeulvan se leva, et son regard brillant et froid darda son rayon sur la presqu’île qui dans le lointain faisait face à Kerpeulvan. Le paysage devant elle était magnifique. La mer était si limpide, qu’elle reflétait les nuances les plus délicates des nuages orangés et d’un gris lilas qui se drapaient sur un ciel d’un bleu idéal. De dessous ces larges nuées festonnées d’or, le soleil laissait tomber une pluie de rayons qui se divisaient en flèches de feu et semblaient transpercer la terre et la mer.

Trois de ces rayons tombaient d’aplomb sur la pointe de la presqu’île de face, et éclairaient bizarrement un sombre bosquet de sapins que Gunstan montrait du doigt et au milieu duquel se distinguait vaguement une blanche silhouette.

De quel regard madame de Kerpeulvan enveloppa la presqu’île, le bosquet, la silhouette blanche qui s’y cachait et qui ne pouvait devenir visible de cette distance que par ce jeu étrange de la lumière !

– Oui, c’est bien Kertan, dit-elle d’une voix profonde ; malheureusement le donjon se confond toujours avec la verdure des sapins.

– Le donjon que tu aimes tant, mère, que je voudrais le voir. Quand me mèneras-tu à Kertan, mais quand donc ?

Madame de Kerpeulvan se rassit et répondit :

– Quand Kertan m’appartiendra.

– Tu dis toujours cela, répondit Gunstan avec humeur, et tu ne sais pas quand Kertan sera à toi.

Il fit une longue-vue de ses deux mains, regarda de nouveau la presqu’île, et, se détournant vers sa mère, lui dit :

– Mère, raconte-moi l’histoire de ton enfance.

– Je te l’ai racontée cent fois, Gunstan.

– C’est égal, raconte-la quand même. Je sais que tu as un grand plaisir à parler de ton père.

– Je l’aimais tant !

– Barba dit, et tu dis aussi, que je lui ressemble.

Madame de Kerpeulvan se pencha, releva des deux mains les cheveux fauves de Gunstan, et, les rejetant en arrière de son front :

– C’est frappant ! dit-elle avec une sorte d’orgueilleuse émotion.

Puis elle ajouta :

– Tu lui ressembles comme je lui ressemblais.

– Seulement, je suis un homme, moi ! je serai grand comme lui, fort comme lui, j’aurai comme lui une grande barbe flottante.

Et Gunstan caressait fièrement son petit menton imberbe.

– Et tu auras de la volonté comme lui. Sais-tu que tout le monde tremblait devant son regard ?

– Excepté toi.

– Moi aussi, je lui obéissais.

– Ah ! c’est vrai, tu es allée en pension malgré toi.

– Bien malgré moi. J’avais presque ton âge, je n’avais pas quitté mon Kertan, je serais tombée malade de chagrin si je n’avais été soutenue par la pensée que j’obéissais à mon père :

– C’est lui qui te fit revenir de la pension ?

– Oui, juste au moment où je m’y plaisais beaucoup.

– Tu ne te fâchas pas, mère ?

– Je ne me fâchais jamais avec mon père, je lui obéissais toujours.

– Et puis après ?

– Comment après ?

– Après que tu fus revenue de pension ?

– Eh bien, je me repris à aimer Kertan, mes grèves, mon village, ma chèvre Bêleuse. Je repris mes promenades avec mon père sur sa jolie péniche l’Éclair, ou sur mon bon petit poney Flan.

– Oui, mais tu étudiais aussi.

– Un peu avec la bonne miss Drelling, miss Thé, comme je l’appelais, qui est morte peu de jours après ta naissance.

– Et qui a peint pour moi le petit tableau représentant Kertan et toi en petite fille assise sur un rocher auprès de ta chèvre Bêleuse.

– Pauvre miss Thé ! elle m’aimais fanatiquement. Le jour même de ta naissance elle prédit que tu serais un Trahec.

– Et je le suis, mère, tandis que Nola est Kerpeulvan.

– Absolument ! C’est le portrait de son père.

– Papa est très bon.

– Très bon.

– Je l’ai bien fâché ce matin ; mais aussi Nola veut toujours m’empêcher de tuer mes oiseaux.

– Pourquoi vas-tu la chercher ? Nola est très bien dans la bibliothèque avec son père, qui aime beaucoup sa société.

– Mère, mais je m’ennuie seul.

– Ne suis-je pas toujours avec toi ?

– Toi ! c’est toujours toi ! dit Gunstan en repassant par-dessous le métier à tapisserie.

Madame de Kerpeulvan arrêta sur son fils un regard de reproche, que celui-ci comprit, car il se pencha pour l’embrasser.

Elle le prit dans ses bras et l’embrassa passionnément.

– Oh ! dit-elle, tu as beau dire, tu aimes ta mère plus que personne au monde.

– J’aime aussi à m’amuser, répondit l’enfant en s’arrachant à l’étreinte maternelle et en commençant une série de gambades dans l’appartement.

Tout à coup il aperçut sa petite carabine, il bondit vers elle, la saisit et sortit en fredonnant.

Il gagna la partie du château où se trouvaient les cuisines, et, s’arrêtant devant l’appartement d’où sortaient des nuages de vapeurs, il cria :

– Barba !

Une vieille paysanne, au teint bronzé, aux traits sibyllins, parut sur le seuil. Elle arrêta son regard terne sur Gunstan, et un sourire passa sur ses lèvres ridées.

– Ne trouves-tu pas que j’ai l’air d’un chasseur avec ma carabine, Barba ? demanda l’enfant.

– D’un vrai chasseur, mon cher fils. Votre grand-père, enfant, aimait aussi à porter le fusil du fermier, qui était un fin braconnier, et vous lui ressemblez que c’est miracle.

– Je lui ressemblerai, tu verras, quand j’aurai six pieds et une grande barbe. Où est l’alouette de Nola ?

– Elle picotait tout à l’heure à la porte : je crois qu’elle se promène sur la plateforme.

– Très bien, dit Gunstan, qui tourna l’angle de la maison et se dirigea vers la plateforme rocheuse où avait eu lieu sa discussion avec sa sœur.

Il aperçut bientôt la blanche petite alouette qui voletait d’un air inquiet, et, son idée de vengeance lui traversant l’esprit comme un éclair, il épaula sa petite carabine, visa la bestiole, mais ne tira pas. Sur sa figure expressive se lisait la lutte qui s’établissait en son âme d’enfant : se vengerait-il ou ne se vengerait-il pas de Gwennola ?

Il poursuivit machinalement la pauvre alouette, la visant de loin en s’adressant toujours la terrible question. À un mouvement de l’alouette, plutôt par habitude et par instinct de chasseur que par volonté délibérée, il appuya le doigt sur la gâchette. Le coup partit et la balle alla briser l’aile de l’oiseau. En le voyant rouler sur le roc, le petit tireur frappa du pied par un geste furieux et alla se jeter sur le rocher appelé la Chaise-de-César. Il y demeura, sa carabine posée en travers sur ses genoux, se rongeant les ongles et regardant d’un air sombre, et désolé les soubresauts de la pauvre alouette qui s’était remise sur ses pattes et qui s’en allait traînant son aile brisée.

– Qu’est-ce qui vous rend si triste, monsieur Gunstan ? dit tout à coup une voix douce et calme près de lui.

Au-dessus du dossier de la Chaise-de-César venait d’apparaître une femme d’une trentaine d’années dont le beau visage brun s’abritait sous une coiffe de tulle brodé.

Gunstan montra l’alouette du doigt.

– C’est l’alouette de mademoiselle Nola, reprit la paysanne ; qui l’a blessée ?

– Moi.

– Oh ! monsieur Gunstan, est-ce possible ?

– Je ne voulais pas tout à fait la blesser, je ne sais comment mon doigt a serré la détente.

– Mademoiselle Nola saura bien que vous ne l’avez pas fait exprès, ne vous désolez pas.

– Nola me pardonnera, Madalen ; mais papa, qui est déjà fâché contre moi, le sera davantage encore.

– Il ne faut jamais rester fâché avec son père, dit Madalen sérieusement ; écoutez votre bon ange, monsieur Gunstan, et allez tout de suite demander pardon.

– Ne parle pas si haut, Madalen : si maman t’entendait !

– Madame ne m’a jamais empêché de parler suivant ma conscience, monsieur Gunstan.

– Parce que tu es une bonne fille, il faut bien te passer d’être bigote, dit maman. Dis-moi, sais-tu où est papa ?

– Je l’ai vu traverser le champ des Pierres plates avec Nola : en vous dépêchant, vous les attraperez avant qu’ils aient quitté la Table-de-la-Fée. Allons, monsieur Gunstan, levez-vous et allez-vous réconcilier avec votre bon père : je vois que vous en mourez d’envie.

– Je n’aime pas à être fâché avec papa, répondit Gunstan en se levant, et je le fâche : toujours. Si j’allais cueillir des œillets sur les dunes pour faire le bouquet de fête de bonne-maman ?

– Mademoiselle Nola en a cueilli et les amis dans l’eau.

– Nola pense à tout, je voudrais ne pas avoir blessé son oiseau. Tiens, Madalen, emporte cette carabine de malheur. Je regrette beaucoup d’avoir blessé l’alouette de Nola !

– Je vais l’attraper, la soigner et la guérir peut-être, dit Madalen en prenant la carabine ; allez, mon bon petit Gunstan, allez bien vite.

Sur cette dernière invitation, elle, alla prendre l’oiseau blessé et se dirigea vers la maison pendant que Gunstan, franchissant d’un bond l’agglomération de rochers placés devant lui, descendait dans un espace aride couvert de varech, et qu’embellissaient de larges touffes d’un feuillage de velours vert nacré au sein desquelles tremblait une fleur d’or.

Le petit garçon traversa ce large espace, marchant sur le tapis de goémon doux, mais glissant, avec la légèreté bondissante d’un jeune faon ; puis il continua à suivre le sentier des grèves, escaladant les rochers qui formaient parfois une suite de degrés rustiques, et cherchant partout des difficultés uniquement pour le plaisir de les vaincre.

Il s’arrêtait au gré de son caprice tantôt devant des anfractuosités profondes qu’il sondait de la main pour en arracher quelque petit animal étrange ou quelque belle touffe d’herbe marine, tantôt devant un joli bassin limpide creusé dans le roc dans lequel il faisait pleuvoir des galets avec une telle rapidité qu’un brillant jet d’eau semblait jaillir de dessous ses pieds, tantôt devant la mer pour regarder vaguer les bateaux, ou viser de l’œil et du doigt les oiseaux de mer qui passaient. La grève décrivait de larges sinuosités, qu’il suivit longtemps ; arrivé devant la plus profonde, il escalada la falaise, et, tournant le dos à la mer, prit un sentier à travers des champs dans lesquels le mil mûr penchait ses lourdes panaches d’or pâle ; puis il se dirigea en droite ligne vers un large monticule qui semblait avoir vomi des pierres. Gunstan en fit lentement le tour, ne rencontra pas ceux qu’il cherchait et continua de sautiller de sillon en sillon, se dirigeant cette fois vers le petit bourg de Kerlud, qui se déployait en paravent devant lui avec son mince clocher et ses toits d’ardoises et de chaume également recouverts d’une mousse qui avait la teinte chaude de goémons épars sur les rivages.

Un peu avant d’arriver au bourg, il tourna à droite et bondit dans une vaste enceinte de champs sans clôtures, parsemés de rochers tachés de lichens sombres, de l’aspect le plus étrange.

C’étaient des monuments druidiques fort en renom dans le monde archéologique, de grands dolmens brisés ou supportés par des piliers de granit.

Gunstan marcha en droite ligne vers le géant du champ, un menhir énorme qu’on aurait pris pour un monstre marin échoué. Le bruit de ses pas était étouffé par l’herbe qui formait une sorte de tapis sur le sol desséché ; il arriva contre la cassure, et, s’accolant au roc tigré de mousses d’un beau vert bronzé, il allongea la tête. M. de Kerpeulvan, assis contre la muraille de pierre d’une seule pièce qui le garantissait du vent de mer, étudiait des figures bizarres sur un album ouvert, et Gwennola, agenouillée près de lui et appuyée sur son épaule, suivait des yeux le mouvement de son doigt.

Gunstan regarda un instant ce groupe paisible, et, reculant d’un pas, il appuya son bras sur la pierre, son front sur sa main, et poussa un gros soupir que l’oreille fine de Nola perçut aussitôt.

Elle tourna la tête, se pencha en arrière, reconnut son frère, se leva précipitamment et vint à lui.

– Tu as du chagrin ? murmura-t-elle bien bas en appuyant ses deux mains sur les épaules de Gunstan.

– Oui, soupira-t-il d’une voix rauque.

– Viens demander pardon à papa : il est si bon, qu’il te pardonnera tout de suite.

– Je ne sais pas demander pardon.

– C’est cependant bien facile, et, puisque tu as été méchant…

– Plus méchant que tu ne le penses, j’ai tiré sur ton alouette.

Et Gunstan sembla vouloir enfoncer son front dans la pierre.

– Et tu l’as tuée ?

– Non, seulement blessée, je ne voulais pas la tuer, le coup est parti, je lui ai cassé l’aile.

En prononçant ces paroles, il se détourna brusquement comme pour juger du degré d’indignation qui se peignait sur la figure de sa sœur.

Nola était un peu pâle, mais elle s’empressa de répondre :

– Nous la soignerons, nous la guérirons, viens trouver papa.

Elle noua ses deux mains sous le bras de Gunstan et l’entraîna vers M. de Kerpeulvan.

En arrivant devant lui, il tomba sur l’herbe et appuya sa tête sur les genoux de son père, qui, fermant l’album qu’il tenait à la main, fixa des yeux profonds et tristes sur le visage tourmenté de son fils.

– Père ! murmura Gunstan en roulant sa tête fauve sur les genoux paternels.

M. de Kerpeulvan dit tristement :

– Méchant !

– Il ne le sera plus, s’écria Gwennola avec sentiment, il me l’a promis.

M. de Kerpeulvan hocha tristement la tête.

– Père, je ne frapperai plus Nola, murmura Gunstan, je vous le promets.

– Tu me le promets ?

– Je vous le jure.

M. de Kerpeulvan enserra entre ses deux mains la tête ronde de Gunstan et ajouta :

– Je me rappellerai cette promesse : qu’elle te soit sacrée, mon fils !

Le geste caressant de M. de Kerpeulvan parut suffisamment éloquent à Gunstan, qui, se relevant d’un bond, grimpa avec la légèreté d’un écureuil sur le gigantesque fragment de pierre qui leur faisait face. Debout à l’extrémité de cet îlot de pierre, il dominait le golfe du Morbihan, l’Océan et les terres qui entouraient les deux mers d’une ceinture d’or. Avec ses yeux de lynx, il s’amusa à compter les embarcations qui sillonnaient le golfe, puis il les décrivit et les analysa. Bricks, goélettes, forbans, sinagots, passaient dans son énumération, que M. de Kerpeulvan et Nola écoutaient avec intérêt.

– Puisque tu as si bonne mémoire, Gunstan, dit M. de Kerpeulvan, pourquoi n’apprends-tu pas quelques vers comme Nola, pour les réciter demain à ta grand-mère ?

– Si vous avez des vers sur la mer, papa, ou sur nos beaux dolmens, je le veux bien, répondit Gunstan.

– J’en chercherai, dit M. de Kerpeulvan, qui parut enchanté de la bonne volonté de Gunstan, et je te les donnerai demain matin.

– Je les voudrais ce soir, dit Gunstan.

– J’ai justement Brizeux sur moi, dit M. de Kerpeulvan.

Il prit un petit volume dans sa poche, le feuilleta, et, mettant un signet à une page, il le fit porter à Gunstan par Nola.

Gunstan, remontant à l’extrême pointe de son Mot de pierre, ouvrit le livre et lut d’une voix éclatante et harmonieuse les vers suivants :

Ces esprits ! les Bretons les appelaient des fées.
Or ces dames, de gaze et de soie attifées,
Depuis bien des mille ans, au doux pays d’Arvor
Qui se tiennent debout au milieu des bruyères :
Ces grès, dont nul savant ne sait dire le poids,
Pesaient moins qu’un fétu dans leurs agiles doigts.
Aussi leur tâche était bien vite terminée :
À nos travaux d’un an suffirait leur journée.
Pourquoi ces bons esprits ont-ils quitté nos champs ?
Mes amis, ce secret est celui des méchants.

– Très bien, dirent le père et la fille en frappant des mains.

– Père, je les sais déjà presque, dit Gunstan.

Il lut et relut des yeux les vers harmonieux du barde breton, et, fermant le livre, les déclama de mémoire.

– Charmant ! dit M. de Kerpeulvan, ma mère et mon oncle seront ravis ; mais nous nous sommes oubliés, il s’agit de regagner Kerpeulvan au plus tôt.

Et, ramassant à la hâte les livres et les papiers épars sur l’herbe, il s’éloigna, suivi de près par Nola et de loin par Gunstan.

Pour retourner à Kerpeulvan ils ne prirent pas le chemin accidenté de la grève, mais une petite route bordée de buissons courts et maigres qui formaient une ligne de verdure au milieu des champs.

Dans le chemin, Gunstan reprit son allure capricieuse ; mais Nola ne quitta pas son père : ils marchaient côte à côte, et, quand un obstacle les forçait à se séparer momentanément, ils s’attendaient toujours pour se rejoindre.

Le jour commençait à baisser quand ils atteignirent la barrière de Kerpeulvan, et sur le seuil de cette haute barrière ils trouvèrent madame de Kerpeulvan dont les sourcils blonds étaient terriblement rapprochés.

– Yves, dit-elle durement, à quoi penses-tu, d’emmener ces enfants aussi loin et de les garder aussi longtemps ? On dirait que tu as oublié que nous allons demain à Sainte-Anne !

Cette admonestation faite, elle s’écarta pour laisser passer son mari et sa fille, et, saisissant Gunstan entre ses bras, elle dit :

– Je te défends ces promenades interminables : tu ne dois pas laisser ta mère seule, entends-tu ?

IIISainte-Anne d’Auray

– Armelle, la voiture attend.

– Tu as fait atteler trop tôt.

– Ne m’avais-tu pas dit deux heures ?

– Je te sens tellement pressé de partir.

– Il est bien naturel que je désire voir ma mère et mon oncle Gabriel, que nous voyons si rarement et que tu aimes particulièrement, tu me l’as dit cent fois.

– Oui, je l’aime, je l’aime beaucoup ; mais nos idées diffèrent tellement en tout…

Madame de Kerpeulvan prononça ces paroles d’un air sombre, et, appelant Barba qui passait par le corridor, elle lui dit d’aller quérir Gunstan et Gwennola. Les deux enfants arrivèrent bientôt en grande toilette et conduits par Madalen, qui les regardait avec une douce satisfaction, tant elle les trouvait beaux dans leurs habits de fête.

Madame de Kerpeulvan ne fit aucune attention à Gwennola toute parée par la double cascade d’or qui ruisselait sur ses épaules et dont les joues étaient aussi roses que les pétales délicats des œillets sauvages qu’elle tenait à la main ; mais elle fit subir un examen minutieux à Gunstan, dont l’élégant habit faisait ressortir la beauté naturelle. Quand elle l’eut bien examiné elle se dirigea vers la cour où se voyait un break attelé d’un ardent cheval noir.

– Yankez, fais trotter Bayard jusqu’ici, cria Gunstan au cocher, un homme vigoureux d’une figure ouverte et gaie, qui avait quelque trait de ressemblance avec Madalen.

Le cocher obéit ; le break vint s’arrêter devant la haute porte cintrée.

– Maman, je veux aller sur le siège auprès de Yan, dit Gunstan.

– Tu viendras où je serai.

Gunstan fit un geste d’impatience.

– Je veux aller, sur le banc de devant avec Yan, car je veux apprendre à conduire Bayard, reprit-il.

Et sans attendre d’autre permission que la sienne, l’enfant escalada le marchepied, et s’assit sur le banc de devant. M. de Kerpeulvan et Nola, qui connaissaient ce genre de scènes familières, étaient paisiblement montés dans la partie inférieure du break. Gunstan se détourna pour regarder sa mère, et, craignant sans doute qu’elle ne le fit redescendre, il s’écria en se serrant contre Yan :

– Mère, il y a place pour toi : on est très bien ici.

– Vous serez très mal sur ce banc, mère, dit Nola en penchant sa blonde petite tête en dehors du break.

– Non, car j’aurai le vent en face, et j’aime mieux cela, répondit madame de Kerpeulvan.

Relevant d’une main ses longues jupes, elle saisit de l’autre la tige de fer, et, montant légèrement les deux degrés du marchepied, s’assit près de Gunstan qui s’empressa de donner le signal du départ. Bayard, stimulé par la voix et les encouragements de Gunstan, s’élança comme une flèche entraînant la petite voiture, maison roulante où chacun des membres de la famille de Kerpeulvan continuait son existence intime.

Au fond du break, M. de Kerpeulvan et Nola causaient doucement de ceux qu’ils allaient visiter ou faisaient des remarques sur le paysage ; sur le banc de devant, madame de Kerpeulvan grondait Gunstan, qui voulait toujours conduire, ou le tenait enlacé par un mouvement qui lui était particulier et qui signifiait clairement :

– Il est à moi, rien qu’à moi.

Yankez le cocher était plein de complaisance pour Gunstan ; de temps en temps, quand l’enfant relevant les rênes au niveau de sa poitrine, affectait des airs d’homme, il regardait madame de Kerpeulvan et disait :

– Comme il ressemblera à M. Trahec, madame ! Et madame de Kerpeulvan, souriant orgueilleusement, inclinait la tête en signe d’assentiment.

Le petit cheval, stimulé par les cris vibrants de Gunstan, dévorait l’espace, et bientôt apparut à l’horizon la vieille église de Sainte-Anne d’Auray.

Le break s’arrêta à la porte de la modeste auberge du Bon-Pèlerin, et, pendant que Yankez dételait, la famille de Kerpeulvan se dirigea vers une maison grise blottie en ermitage au milieu d’un verger dont la moitié avait été convertie en jardin potager.

Dans une des allées de ce jardin un prêtre se promenait lentement, la tête découverte, ce qui permettait à la lumière de se jouer librement sur un front calme et dans chacune des rides d’un visage à la fois ascétique et suave. L’ascétisme ressortait d’une certaine rigidité de lignes exactement reproduite dans les attitudes du corps, la suavité rayonnait dans le regard, dans le sourire, et entourait d’une sorte d’auréole cette tête couronnée de cheveux blonds légèrement grisonnants.

Ce prêtre, jeune encore, possédait évidemment la force faite d’humilité, d’énergie, de pureté qui distingue les êtres qu’une vocation surnaturelle arrache aux joies et aux douleurs éphémères du temps, pour les jeter dans les joies austères du sacrifice et dans les mystérieuses attentes de la vie à venir.

Quand la cloche de la petite porte peinte en vert retentit, il se détourna et marcha vers les visiteurs avec le plus aimable sourire sur les lèvres. Le visage ordinairement si froid de madame de Kerpeulvan s’éclaira soudain, quand l’abbé de Kerpeulvan pressa ses deux mains dans les siennes en arrêtant sur elle ce regard dont l’être intimement uni à Dieu a seul le secret, regard perçant comme un glaive, mais comme un glaive dont la pointe distillerait du baume.

– Grand-mère sera très heureuse de vous voir, dit-il. Quel superbe bouquet à ma petite Nola et quels parfums pénétrants s’en échappent !

Il prit le bouquet et ajouta :

– Que le bon Dieu est bon d’avoir semé même dans le sable aride ces fleurs ravissantes au parfum exquis ! Sans elles, les populations qui vivent sur les côtes ne connaîtraient que les âpres senteurs des goémons. Est-ce toi qui as cueilli ces œillets, Nola ?

– Oui, mon oncle, répondit Nola en reprenant son bouquet des mains de l’abbé Gabriel, et c’est pourquoi j’ai bien du plaisir à les porter à ma grand-mère.

– Il devait faire, bien chaud sur les dunes, et tes petits pieds enfonçaient bien profondément dans le sable, sans doute.

– Oui, mais Madalen me tirait après elle.

– Je regrette beaucoup de ne pas être allé avec toi cueillir ces fleurs, dit Gunstan, qui vivait de bonnes intentions et de regrets.

Gwennola sépara vivement le bouquet en deux et tendit la plus grosse partie à son frère.

– Prends ces fleurs, Gunstan, dit l’abbé Gabriel ; ne vois-tu pas que tu doubles le bonheur de Nola ?

Gunstan obéit et suivit le prêtre, qui se dirigeait vers un berceau de vigne et de lierre où les enfants pénétrèrent les premiers.

Une dame âgée, très simplement mise, y était assise et semblait absorbée par l’ouvrage de tricot qu’elle tenait à la main. Le parfum pénétrant des bouquets d’œillets, lui, révéla la présence des enfants, elle leva les yeux, et des voix fraîches s’écrièrent :

– Bonne-maman, nous vous souhaitons une bonne fête.