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Le développement de l’IA et du transhumanisme menace l’essence même de la vie organique. Pour vivre en toute conscience, il est impératif que chacun réinvente son rapport au monde, un défi de taille face à la perception uniforme et bien-pensante. Au commencement était le verbe est une invitation à se saisir des codes de la sagesse qui se trouvent en nous et dans notre passé, plutôt que dans un futur lointain et prétendument progressiste.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Rémy Ruisseau, maître-analyste formé au renseignement et écologue spécialisé en techniques micro-organiques de remédiation, utilise son expérience unique pour offrir une vision transversale du savoir contemporain. Sans prétendre détenir la vérité, il cherche à régénérer le débat existentiel en questionnant les dénis et préjugés qui entravent l’émergence d’une pensée éclairée.
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Seitenzahl: 372
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Rémy Ruisseau
Au commencement était le verbe
Essai
© Lys Bleu Éditions – Rémy Ruisseau
ISBN : 979-10-422-4066-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À celles qui,
ayant nourri le feu de la forge,
ont contribué à façonner
un esprit atypique
Cherchez et vous trouverez.
Matthieu 7.7
Richard avait perdu le contrôle. Il lui était impossible de savoir quand cela s’était produit. Il n’était même plus sûr de l’avoir jamais eu, d’ailleurs. Sans doute que non. Est-on vraiment aux commandes de sa vie ? Ce sentiment ne serait-il pas une pure illusion, en réalité ? Le recul qu’il avait adopté, ces dernières années, sur sa vie et sur le monde, lui avait été salutaire. Mais à cet instant, de tous les enseignements qu’il en avait retirés, un seul tournait en boucle dans son esprit : au final, l’existence n’est qu’un leurre.
Plongé dans ses pensées, il n’avait pas touché au muffin posé devant lui. Pourtant, celui aux myrtilles figurait en favori parmi ses parfums préférés. Il ne s’était pas plus intéressé au mug de café noir, un cru soigneusement sélectionné, issu de grains fraîchement torréfiés en provenance des pentes du Kilimandjaro. Si le souvenir du délicieux arôme flattait toujours ses narines, les volutes de fumée ne s’en échappaient plus. Un quart d’heure s’était déjà écoulé depuis son arrivée dans son pub préféré, situé au centre de « boboland », le surnom qu’il donnait aux derniers arrondissements encore préservés de la capitale martyrisée. Richard était bien placé pour savoir que rien n’est immuable et que le changement est la marque de fabrique du monde ; mais tout de même ! Il se désolait que la Ville lumière n’éclairât plus grand-chose. Présentant l’image désastreuse d’un capharnaüm insalubre, Paris offrait, aujourd’hui, le paradoxe de vouloir se réserver à une élite tout en se tiers-mondisant. Le temps n’est pas loin, se disait-il, où ce brouillon d’urbanisme branché, indigne de l’héritage historique national, aura perdu tout attrait pour les touristes. Depuis trop d’années, la ville usurpait la réputation flatteuse que les siècles passés lui avaient conférée. Déçus par la réalité crue, les romantiques, les nostalgiques et les amoureux des belles pierres finiraient bien par ouvrir les yeux et s’en détourner définitivement. Même les Champs-Élysées avaient perdu leur âme ; et que dire de l’infâme champ de Mars ?! Cela prendrait sans doute du temps, les jugements qui fondent une renommée ayant la vie dure ; mais ce désamour arriverait, et plus dure serait la chute. L’incendie de la cathédrale Notre-Dame avait sans doute été le symbole prémonitoire de cette déchéance inexorable. Sa reconstruction, œuvre d’un compagnonnage ancestral en voie d’extinction, n’était que le chant du cygne d’une ville qui s’était perdue dans les méandres d’une décadence morale et intellectuelle, à l’image du pays tout entier.
Richard était nerveux. Cet état mental lui étant généralement étranger, le ressenti ne manquait pas de le perturber. Il en connaissait la raison : son oasis de paisibilité était sur le point d’accueillir le type de confrontation qui scelle un avenir. Le sien, en l’occurrence. Il chercha un moyen de dissiper une partie de ce stress négatif. Après avoir embrassé la salle du regard, il reporta son attention sur la serveuse. Quelque chose dans son attitude faisait que sa présence marquait les esprits. Une sorte de rayonnement, hors du champ visible. Elle était nouvelle, ou alors il avait été malchanceux, car il était certain de ne pas l’avoir vue lors de ses précédents passages, durant les six derniers mois. La présence d’une nouvelle tête ne l’étonna guère. Max, le patron du pub, s’était épanché sur son épaule, une nuit où, ensemble, ils avaient fait la fermeture de l’établissement. Il lui avait confié toute la difficulté qu’il rencontrait pour trouver du personnel qualifié. Un bon salaire et l’assurance de pourboires réguliers ne suffisaient plus à fidéliser des salariés astreints au service de nuit. Selon lui, les jeunes générations étaient plus enclines à vouloir profiter de la vie, et de leur vie de famille notamment, que de sacrifier soirées et week-ends au travail. Et puis, il y avait surtout une délinquance nocturne, de plus en plus violente, qui s’était mise à sévir jusque dans les beaux quartiers de la capitale. Ce phénomène n’incitait pas à faire des horaires décalés. Les temps changeaient, avait-il regretté, et pas pour le mieux ! Mais c’est encore pire dans la restauration, lui avait-il glissé avec un léger sourire, comme pour se consoler de sa propre infortune. Avec les difficultés de logement sur Paris et la petite couronne, la gestion du temps de repos entre les deux services quotidiens était devenue un véritable casse-tête, que les employés avaient de plus en plus de difficultés à gérer. Oisiveté forcée, fatigue accrue, dépenses supplémentaires, tout était réuni pour fragiliser un service de qualité et la pérennité dans ce type d’emploi. Max avait fait la remarque que la vie de tous aurait été simplifiée si, effectivement, il avait seulement suffi de traverser la rue pour trouver un boulot, et un logement décent en rapport ! Les élites parlaient avec légèreté de mobilité professionnelle. Du haut de leur tour d’ivoire et fort du corporatisme propre aux grandes écoles, il était évident qu’elles n’avaient jamais eu à s’inquiéter de trouver un nouveau médecin ou un dentiste qui les accepte en patientèle, ni une bonne école publique pour leurs enfants, pas plus qu’elles ne regardaient à la dépense pour leurs déplacements en taxi, pour peu qu’elles ne bénéficient pas d’une voiture avec chauffeur à plein temps !
Face à l’adversité, Max, l’ancien pilier, avait donc fait front, comme sur les terrains de rugby de sa jeunesse. Les confinements décrétés pour cause de Covid avaient libéré pas mal de petits logements, que les investisseurs en location Airbnb avaient dédaignés, en raison des incertitudes administratives et fiscales pesant sur cette activité hôtelière d’un nouveau genre. Dont un studio au-dessus de son établissement qu’il avait pu négocier à un bon prix. Remis à neuf, l’appartement était mis à disposition de l’un de ses salariés au besoin. Le chanceux s’évitait ainsi tous les inconvénients de fastidieux trajets au-delà du périphérique. Cela dit, il était conscient que personne n’aspire forcément à rester célibataire dans vingt mètres carrés toute sa vie, même s’il l’avait déploré la chose en soupirant. À cet instant précis, Richard s’était demandé si cette dernière réflexion avait un rapport avec le fait que Max en était à son troisième mariage. Parfois, être solitaire s’avérait moins onéreux à l’usage !
En la regardant évoluer parmi les clients, Richard se fit justement la remarque que cette trentenaire alerte ne tarderait pas à faire le désespoir de son employeur. Une observation qui était décorrélée de toute appréciation sur son physique. Il faut dire que la coupe ample du tablier de service n’accordait aucune chance à sa silhouette de se mettre en valeur. Seules, des formes particulièrement généreuses auraient pu s’y distinguer. Ce n’était pas le cas. Elle était de proportions moyennes. Le tablier laissait entrevoir l’uniforme classique, de mise dans un tel établissement : pantalon noir et chemise blanche, portée col ouvert. Des baskets noires lui permettaient de naviguer entre les tables en toute discrétion, avec aisance et rapidité. Elle avoisinait le mètre soixante, et sa silhouette aurait sûrement gagné au port d’une paire d’escarpins. Richard estima qu’elle préférait sans doute la praticité et le confort aux exigences de l’esthétique. Un bon point pour le bon sens, se dit-il. Tout à son questionnement quand elle était venue prendre, puis apporter sa commande, il eût été logique qu’il ne lui prête qu’une vague attention. C’est vrai que son visage offrait un ovale assez commun, avec des pommettes hautes et l’arête du nez légèrement trop longue, une impression géométrique d’autant plus prégnante que ses cheveux étaient ramenés en arrière sur ses tempes pour former une queue de cheval. Sauf qu’il n’avait pas pu ne pas remarquer la qualité magnétique de son regard. Dans le contre-jour offert par l’éclairage ambiant, il lui avait été difficile de préciser la couleur de ses yeux, dans la gamme du vert tirant sur le gris, peut-être. Mais l’effet que ceux-ci produisaient était saisissant.
Pour Richard, la beauté était surtout affaire de mode et de convention. Les toiles classiques, exposées dans les musées nationaux, étaient là pour en témoigner : pas sûr que la jeune fille sortie du bain, peinte par Auguste Renoir, fasse autant tourner les têtes masculines à notre époque ! À la logique des canons en vigueur, il préférait grandement la subtilité indéfinissable du charme, cette émanation irradiante de l’âme. Et chez cette jeune femme, le charme était manifestement une seconde nature. Elle n’en jouait pas, elle l’incarnait. Pour avoir exercé dans les métiers de la vente, Richard connaissait bien les différents types de sourire, et plus encore le rire commercial qui l’horripilait. S’il se fiait au prénom inscrit sur son badge, Emmy était une personne authentique ; parce qu’elle lui avait d’abord souri avec les yeux. C’était le genre de détail qui ne trompe jamais. Cette serveuse appartenait à ce groupe restreint qu’il désignait sous l’appellation de belles personnes, sincères dans leur rapport à l’autre et naturellement attentionnées. C’est précisément ce qui lui faisait dire qu’elle ne tarderait pas à prendre son envol. Dans un pub qui affichait un bon standing, les possibilités de faire une rencontre positive étaient favorisées. Surtout que la clientèle régulière se composait notamment de jeunes cadres du privé et des fonctionnaires affectés aux ministères environnants. Son intuition penchait pour une démission à l’automne, le temps qu’une relation stable s’établisse à la faveur de la belle saison.
Chez Richard, observer était devenu une seconde nature. Cela n’avait pas été tout le temps le cas. Pendant des années, c’est, d’une certaine façon, sa qualité d’écoute qu’il avait mise en avant, pour la plus grande satisfaction de sa hiérarchie. Prendre le temps d’appréhender visuellement son environnement immédiat lui était venu sur le tard. En réunissant les deux aptitudes, il avait obtenu une complémentarité qui avait servi son projet. Depuis deux ans, il avait perdu l’habitude de porter son attention sur les mammifères à deux pattes. Dans sa vie recluse en pleine nature, il nourrissait son quotidien d’observations de cervidés et de renards, d’ours parfois, en dehors de la période hivernale. Aussi, regarder cette Emmy répandre son énergie positive auprès des clients le divertissait agréablement. Il y avait, là, presque de quoi le réconcilier avec cette société moderne en perte de civilité. Il était bien d’accord avec Max sur ce point : oui, la France avait changé, profondément. Au point qu’il la reconnaissait de moins en moins. La réitération de cet alarmant constat le désolait à chaque fois qu’il posait le pied à l’aéroport de Roissy. Avec la lucidité distante propre au voyageur, il voyait bien que l’art de vivre à la française n’en finissait pas de se dissoudre ; totalement débridée, la mondialisation des échanges favorisait la déculturation du pays de son enfance, jadis phare de tout un continent. Au bout de ce chemin, il en était certain, le citoyen y perdrait son âme, et la société nationale, son identité, donc son unité. Depuis longtemps, il avait compris qu’il n’y avait plus vraiment sa place. Il ne pouvait que regretter que tant d’atouts, historiques, humains et civilisationnels, aient été ainsi dilapidés, en l’espace de deux générations à peine, afin de satisfaire à l’ambition dévorante ou à la cupidité de quelques-uns. Une nouvelle aristocratie républicaine s’était arrogée tous les pouvoirs en bénéficiant à plein de l’apathie d’une population largement conformiste, perfusée à l’assistanat, encouragée à la décérébration, confortée dans l’avilissement des valeurs communes, et de plus en plus fréquemment manipulée par la peur. Plus rien ne le retenait en France ; une fois ces dernières affaires réglées, il avait prévu de regagner la solitude des grands espaces qu’il affectionnait tant, à l’autre bout du continent. Sans plus de regret. Apatride à son tour, comme pour boucler la boucle du destin familial, puisqu’il n’avait pas d’enfant. Mais en attendant, il devait absolument se concentrer sur son présent objectif.
Richard reporta son attention sur le mug, même s’il n’espérait rien lire dans le breuvage ébène qui avait fini de refroidir. Il se décida néanmoins d’en boire une bonne gorgée, histoire de mettre un terme à ses pensées divagantes et forcer son cerveau à adopter un ordre de bataille. Anticiper pour ne pas se laisser surprendre. Ne rien laisser dans l’ombre, mais sans se laisser déborder par les détails. Ouvrir les portes avec méthode, l’une après l’autre, pour gagner en cohérence. Tout était si simple en théorie, et tellement complexe à mettre en musique. Peut-être parce que tout, dans ce monde, était lié et renvoyait à des paradoxes. Il chercha, dans ses souvenirs, l’évènement clé qui avait été le déclencheur de cette histoire, car la question ne manquerait pas de lui être posée. Le problème, c’est qu’il n’y en avait pas. Pourtant, tout processus avait nécessairement un commencement. Jusqu’où devrait-il remonter, en l’occurrence ? Lorsqu’il avait été initié au monde fascinant des micro-organismes, il y a une quinzaine d’années de cela ? À certaines de ses lectures, que d’aucuns considéraient, encore aujourd’hui, comme subversives, parce que dénichées dans le rayon ésotérique ? C’était à l’époque où, navetteur parisien, il écumait la bibliothèque municipale afin de meubler tout ce temps perdu dans les transports en commun. Ou bien, très tôt dans son enfance, quand il avait touché du doigt le concept de mort, de manière directe et par procuration ?
Sa philosophie personnelle et la théorie qu’il développait concouraient à poser le principe d’avoir été programmé pour ce rendez-vous. Dans un certain sens, il pouvait légitimement arguer que toute sa vie n’avait été qu’une accumulation de données et d’expériences qui devait aboutir à un tel résultat. En plus d’être sincère, cette présentation lui offrait l’avantage d’être rapidement débarrassé du procès en péché d’orgueil que de méchants esprits pourraient lui intenter. Lui qui n’avait jamais couru derrière les honneurs et après les médailles, il aurait été fort de café qu’il soit perçu autrement que comme un simple instrument intellectuel au service du bon sens. L’usage de cette expression familière le ramena à son mug et au besoin de recharger son organisme avec le restant de caféine. Même froid, ce Kilimandjaro avait du caractère. Il se promit d’en commander un autre, qu’il consommerait alors de manière plus respectueuse, de sorte à en apprécier toutes les qualités gustatives.
À bien y réfléchir, il ne s’était jamais préoccupé du regard que les autres lui portaient. Il était totalement indifférent du jugement d’autrui ; certes, cette imperméabilité atteindrait ses limites s’il était appelé à devenir temporairement la énième tête de Turc du cirque médiatique. Il regrettait que l’apparence ait pris tant de place dans la société, jusqu’à venir supplanter la réalité objective : quand la forme l’emportait sur le fond, la juste cause était perdue, avait-il pris l’habitude de dire. Le fait est qu’il n’avait jamais cherché à se mettre en avant, jusqu’à aujourd’hui du moins. Quand il l’avait été, c’était à son corps défendant, à l’initiative d’un tiers cherchant à saluer une performance ou des résultats. Sa théorie le préservait de l’hubris : puisque les choses n’étaient que ce qu’elles doivent être, tirer une gloriole personnelle d’une distinction honorifique relevait d’une attitude dépourvue de sens. Afficher une fierté de soi démesurée, comme pratiquer l’autosatisfaction, l’était encore plus.
S’il ne pouvait se décider sur un point de départ précis, Richard savait néanmoins une chose : son projet avait pris forme dans son esprit quand il avait constaté que la pensée unique avait commencé à gangréner la société en profondeur, impactant jusqu’au monde scientifique. Non qu’il éprouvât une tendresse particulière pour les sachants, mais il avait une grande appétence pour le débat argumentatif. Au point d’en être arrivé à cultiver la contradiction ludique : il avait plaisir à pousser un interlocuteur dans ses retranchements, jusqu’à le placer, souvent, en face de ses propres contradictions. Richard avait rarement un avis tranché sur une question ; il lui était donc facile d’argumenter sur le noir quand l’autre disait blanc, et inversement. Il n’avait pas trouvé meilleur moyen pour se frotter les neurones et parvenir à se faire une opinion personnelle mieux étayée. Après tout, avoir raison sur un sujet général n’empêchait pas d’avoir tort sur quelques points liés particuliers. Il n’y avait que le débat éclairé pour faire émerger une meilleure vérité. La pensée unique ouvrait la voie à une logique totalitaire se nourrissant d’autodafés et de censures. Elle n’était pas seulement réductrice de la réflexion personnelle, elle était mortifère pour l’expression de l’intelligence. C’était une aberration totale que d’assister à l’avènement d’une fabrique de vérités non discutables, au pays du doute cartésien et des philosophes des Lumières. Au départ, Richard s’était amusé à débusquer les contre-vérités émises par une bien-pensance exclusive, servilement relayée par des élites, corruptrices ou corrompues. Mais le jeu cessa vite, quand il constata que le formatage du discours avait commencé à contaminer jusqu’aux esprits les mieux formés. Qu’une telle idéologie sclérosante pût affecter, à ce point, le débat scientifique, supposé être étayé par des faits probants, l’avait mis en colère. La goutte d’eau avait été la tragi-comédie jouée par les autorités autour de la Covid-19 et l’obligation vaccinale de facto, imposée sur la base de justifications médicales et sanitaires totalement mensongères. Plus que l’impéritie des gouvernants et la complicité des élites, c’est l’atonie quasi généralisée du monde scientifique qui avait sonné le début de sa révolte personnelle. Une révolte froide et sourde, parce que synonyme d’un combat sans compromis possible. Opposition frontale ouvrant sur la victoire des idées ou scellant la mort de toute libre-pensée individuelle.
Pour autant, Richard, en professionnel méthodique, ne s’était pas lancé bille en tête contre un progressisme cyclopéen qui menaçait le rapport de l’humanité au savoir. Il lui avait fallu définir d’abord un angle d’attaque, puis un vecteur adapté à son objectif avant de pouvoir mûrir sa stratégie. Cela lui avait pris du temps, trop peut-être ; mais c’était le résultat d’un long travail, assurément fastidieux, le fruit d’une vie, sans aucun doute. À la différence du personnage Forrest Gump dans le film éponyme, il ne partageait pas l’idée que la vie soit comme une boîte de chocolats. Il la considérait plutôt comme un puzzle aux pièces dispersées, privé d’une image de référence pour les assembler correctement. Sa chance à lui résidait dans le fait qu’il n’avait pas eu besoin du modèle puisque ses pièces s’étaient mises en place d’elles-mêmes. C’est ce qui l’avait confirmé, avec le recul, dans son impression d’avoir été programmé pour que cela fut ainsi.
Le souci, présentement, c’est que Richard se faisait l’effet d’un chien fou lâché dans un jeu de quilles, parfaitement ordonnancées par ailleurs. Il avait conscience d’avoir tout d’un imposteur. Imposteur patronymique du côté paternel, héritage usurpé d’une culture pastorale étrangère desservie par la méconnaissance linguistique d’un agent de l’immigration. Patronyme factice, s’agissant de la lignée maternelle, attribuée par les services de l’Assistance publique, à un grand-père, rejeton de l’orphelinat, qui était né d’un père inconnu et d’une mère qui était trop bien connue des hommes volages, du côté de Nice. Autant dire que son arbre généalogique reposait sur des racines superficielles. Cette absence d’attaches fortes, à un clan familial ou à un terroir, avait fait de lui un itinérant de la vie, dans son parcours personnel comme professionnel. Avec cet avantage qui faisait qu’il s’était senti chez lui, partout où il avait posé son sac. Avec cette conséquence propre aux baroudeurs de multiplier les rides autour des yeux et les expériences professionnelles ; d’être amené à apprivoiser d’autres cultures, d’autres visions de la vie et des choses. Cela avait forgé et nourri une insatiable curiosité, un trait de caractère qui aurait dû le conduire à être journaliste, au dire de ceux qui avaient croisé sa route.
Journaliste, il l’avait été, d’une certaine façon. À cette différence près que les informations qu’il avait recueillies dans son premier métier n’avaient pas vocation à être divulguées dans les médias de masse, mais intégrées à des feuillets confidentiels. À la fin de son cursus scolaire, Richard avait, en effet, rejoint la Grande muette pour intégrer un corps qui, à l’époque, relevait du secret le plus absolu : la guerre électronique. C’était avant le grand show télévisé de la première guerre d’Irak, au cours de laquelle des experts de plateau avaient révélé l’existence de ce concept au grand public. De mutations en promotions, il avait abandonné le renseignement militaire pour élargir son horizon au sein de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE). C’est au cours de ces années-là qu’il s’était perfectionné à la collecte, l’analyse, le tri et l’exploitation des données de toutes natures, politique, économique, voire scientifique. Revenu à la vie civile, il avait exercé moult professions dans des domaines et à des postes très divers. Autant d’expériences concluantes dans des métiers qu’il quittait sitôt qu’il en maîtrisait les ficelles, de peur de s’y encroûter. Il n’avait jamais été un carriériste. Il était animé d’une motivation inébranlable consistant à vouloir vivre plusieurs existences en une. C’est un chercheur de tête qui, à son avis, l’avait le mieux défini : il était un chef de projet dans l’âme.
Personne ne lui avait attribué ce projet-là. Il agissait de sa propre initiative. À ce titre aussi, il ne manquerait pas d’apparaître comme un imposteur. Car aux yeux de ceux qui le jugeraient bientôt, il ne disposait d’aucun de ces sésames qui, dans certains milieux, procurent une légitimité à s’exprimer, quel que soit le sujet et quoi qu’on en dise, jusqu’à l’inepte ! Lui qui avait osé s’atteler à l’explication ultime n’avait pas de doctorat à faire valoir, pas même un cursus universitaire dans le domaine scientifique. Il n’était rien ; il n’était personne. Il ne cochait aucune des bonnes cases ; il ne sortait d’aucune boîte élitiste. Et ce n’est ni sa formation de conseiller environnemental ni ses quinze années d’expertise en matière de remédiation biologique qui seraient susceptibles de modifier le regard des sachants à son égard. Alors certes, il n’était rien ni personne, mais il portait un propos qui, lui, aurait néanmoins le mérite d’être entendu. C’était là l’essentiel.
Longtemps homme de l’ombre, il osait aujourd’hui s’exposer à la pleine lumière. Il avait conscience qu’il allait au-devant des ennuis, des quolibets et des diffamations. Comme tant d’autres avant lui, il serait la cible d’attaques ad hominem car, depuis l’aube des temps, il était plus facile de tuer le messager que de l’affronter dans un débat contradictoire. Prenant sa tasse vide à témoin, il se demanda ce qu’il était allé faire dans cette galère. Sauf qu’à la différence du Scapin de Molière, sa galère à lui serait bien réelle. Subitement en proie au doute, il ne savait qu’une chose : sa seule chance de ne pas s’aliéner d’emblée son interlocuteur était de faire bonne impression.
Richard avait saisi, très tôt, l’importance de la première impression dans le relationnel interhumain. À son entrée au cours préparatoire, plus précisément. Ce qui avait relevé, chez lui, de la simple intuition s’était confirmé après qu’il eut observé les mécanismes à l’œuvre cette fois-là, puis tout au long des années. Il suffisait d’adopter le comportement attendu par le corps professoral pendant quelques semaines pour s’épargner les grosses tempêtes, le reste de l’année scolaire. Une technique imparable, adaptée à un schéma de pensée immuable. Son vécu lui avait enseigné qu’un jugement ab initio perdurait généralement au-delà du raisonnable, comme s’il était décorrélé des faits ou des agissements ultérieurs du sujet concerné. Pour Richard, cette défaillance dans la remise en cause du jugement tenait moins d’une paresse fonctionnelle du cerveau que de la nécessité vitale, pour l’Homo sapiens, de s’appuyer sur des données référentielles afin d’affronter la diversité de son environnement et ses dangers. Il estimait que l’individu éprouvait difficultés et réticences à remettre en question son jugement, parce que de celui-ci dépendait toute une architecture mentale. La vie humaine était structurée par les premières impressions. Les philosophes avaient beau rappeler à leurs contemporains la nécessité du doute, les gens hésitaient à remettre en cause leurs repères, puisque c’était prendre le risque de se perdre. Or, personne n’aimait errer dans l’inconnu ; à tout le moins, cela s’avérait toujours inconfortable.
Richard tenait pour acquis que la première impression constituait trop souvent un aller sans retour. Rien ni personne ne perdait, de manière définitive, l’étiquette statutaire qui lui avait été accolée au départ : ainsi, le catalogué « cancre », malgré des progrès remarquables, serait toujours considéré comme un élève moyen en sursis ; à l’inverse, le surdiplômé des grandes écoles bénéficierait de la mansuétude à vie, malgré toutes ses sorties de route. L’adage populaire était là pour confirmer que « personne ne change jamais vraiment ». Péremptoire, intuitif, expérimenté, vulgaire ou académique, de nature personnelle ou d’ordre institutionnel, tout jugement se voulait structurant d’une pensée ou d’une certaine relation au monde. Aussi, pour fonctionner de manière optimale, à défaut d’être forcément correct, le cerveau répondait à l’impératif consistant à catégoriser son environnement : êtres, choses et phénomènes perceptibles. Sans trop tergiverser ; et surtout sans trop y revenir ultérieurement.
Richard avait une autre certitude en la matière. La fonctionnalité du primo jugement répondait à la même logique binaire, reprise par le génie anthropique pour modéliser la structure informatique classique. La construction cognitive suivait la règle du 0 ou du 1 : des classiques « oui ou non », « ouvert ou fermé », « bon ou mauvais », « dangereux ou inoffensif », à des plus élaborés comme « intéressant ou sans intérêt », « animal ou végétal », « organique ou inorganique »… Chaque réponse binaire renvoyait à une position déterminée dans une arborescence qui s’en trouvait enrichie, optimisée, densifiée. Réévaluer un jugement initial, tout comme revisiter un « tenu pour acquis », c’était prendre le risque d’afficher une « erreur 404 » dans cette belle architecture mentale, c’est-à-dire provoquer une défaillance système. D’où cette obstination récurrente, unanimement partagée, à ne pas vouloir voir ce que l’on voit.
Brouiller les repères, déstabiliser les fondamentaux, ouvrir la boîte de Pandore des certitudes acquises du fait d’une hiérarchisation trop parfaitement ordonnée pour être définitivement honnête, c’était précisément la mission que Richard s’était attribuée. Même si, face à l’entre-soi des académies savantes, le petit David aurait fort à faire contre l’immense Goliath ; et même si ce combat avait un coût qu’il n’aurait jamais les moyens d’assumer. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire disait le proverbe. Mais précisément, Richard ne cherchait ni la gloire ni la victoire ; il souhaitait simplement que chacun puisse vivre mieux, en tout état de cause et en pleine conscience des choses. Telle était la seule ambition de son projet.
L’agencement en forme de L inversé permettait au pub d’offrir deux ambiances contrastées, à l’image de son patron, féroce bagarreur sur le terrain, fleur bleue dans sa vie privée. La salle principale était spacieuse, totalement dédiée au monde de l’ovalie, la grande passion de Max. La grande baie vitrée laissait passer une généreuse clarté en provenance de l’extérieur. À l’opposé de celle-ci, le comptoir tout en longueur, acajou et zinc, comptait pas moins de sept distributeurs à pression, dont six consacrés aux différentes nuances de bières, blonde, brune, blanche, ambrée, rubis et saisonnière. Le dernier servait un cidre anglais de la marque ancestrale Woodpecker. Sur les murs, le papier peint disparaissait derrière une multitude de cadres sous verre qui protégeaient indifféremment des images de joueurs, photographiés en pleine action, et des Unes mythiques, extraits de journaux spécialisés. Le tournoi des cinq nations, époque 1970-1980, et l’équipe de Béziers y étaient particulièrement à l’honneur. Au milieu de ce passé nostalgique, la modernité avait néanmoins pu se créer une place, sous la forme d’un grand téléviseur 4K à écran plat avec système audio déporté, couplé à un lecteur DVD et à un décodeur de box Internet. Ainsi équipé, le pub pouvait s’enorgueillir des meilleures conditions pour suivre la retransmission des rencontres des championnats français et britannique, avec une priorité cocardière donnée au Top14. Composé essentiellement de tables modulaires carrées et de chaises à haut dossier, le mobilier de la grande salle se voulait fonctionnel avant tout. Dans les angles, seuls les rares fauteuils dépareillés, probablement chinés dans une brocante de province, apportaient une touche cosy à l’ensemble.
À la grande salle lumineuse, Richard avait préféré la relative intimité proposée par la petite branche du L. Le salon offrait, en effet, une atmosphère radicalement différente, tant par l’ordonnancement que par le décor. Le long des deux cloisons parallèles, neuf box se divisaient l’espace, répartis de part et d’autre d’un étroit couloir desservant les toilettes et la cuisine. Chaque box était isolé par des panneaux en bois de hêtre, sur lesquels étaient peintes des scènes cynégétiques, détaillées avec précision. Il occupait le dernier box, tout au fond à gauche, celui qui faisait face à l’entrée sur les commodités de l’établissement. Cette position stratégique lui procurait une vue imprenable sur la majeure partie du pub, tout en lui garantissant une sorte de clandestinité. Vieille habitude d’une époque depuis longtemps révolue. C’était sa place habituelle, celle où il avait ses repères : les deux banquettes, revêtues d’un cuir pleine fleur posé récemment ; le solide plateau central, taillé dans la longueur d’un même bastaing en chêne massif et étayé par un seul poteau en bout pour laisser toute la place aux jambes, qui s’ancrait au mur à l’aide d’équerres métalliques renforcées ; les peintures reproduisant avec luxe détails une meute et son équipage, en livrée traditionnelle, dans deux phases de l’hallali. Le mur était recouvert d’un velours à la tonalité rouge Bismarck, agrémenté d’une aquarelle sous verre, mise en valeur par une réglette halogène en laiton ; on y voyait l’affrontement de deux cerfs aux bois entrelacés. En prenant place, Richard s’était demandé si le choix était opportun, ou s’il devait y voir un quelconque signe prémonitoire. En bord de table, la lampe de banquier, au verre poli dans sa traditionnelle couleur verte, n’était pas allumée. À cette heure encore précoce de l’après-midi, tout l’établissement était éclairé par des plafonniers LED à intensité réglable. Ce n’était qu’en soirée que ces points lumineux donnaient à chacun des îlots isolés la signature propre aux balises maritimes dans la nuit océane. À l’époque où cigares et pipes n’étaient pas proscrits, le brouillard nicotineux renforçait cette impression de chenal maritime ouvrant sur le grand large.
Avec l’âge, Max s’était découvert une autre passion. Elle avait pour nom : whisky. Son pub comptait parmi les plus courus de Paris chez les amateurs exigeants d’eaux-de-vie ambrées pur malt. Il se faisait, en effet, un devoir de proposer une carte riche de la plus grande diversité de labels, sans jamais transiger sur la qualité du produit. Chaque année, Maximilien, de son nom de baptême, entreprenait un voyage initiatique d’une quinzaine de jours afin de dénicher la distillerie confidentielle qui apporterait une touche originale à sa palette d’arômes déjà substantielle. Ses clients les plus fidèles attendaient son retour avec impatience, certains du plaisir qu’ils auraient alors, de pouvoir déguster le fruit de ses découvertes originales. Comme il aimait à le rappeler avec son accent fleurant bon l’Occitanie : « mes amis, si le diamant est le meilleur ami de la femme, le whisky est le meilleur compagnon du gentleman ». C’est ainsi que ses amoureux de la céréale distillée pouvaient compter sur les valeurs sûres en provenance d’Écosse, d’Irlande et du Japon comme sur des singles malt plus exotiques, au caractère toujours bien trempé, à l’image d’un tempérament avec lequel il aimait jouer parfois. Quand l’ambiance s’y prêtait, l’ancien « pro » d’un rugby encore amateur racontait sa blague favorite, l’histoire d’un client un peu trop chaud qui l’avait interpellé d’un jovial « Maxou » pour passer sa commande. Avec force détails, Max décrivait comment il avait réglé l’outrage dans un duel épique et très inégal, compte tenu de sa nature généreuse, excédant le quintal pour un mètre quatre-vingt-dix sous la toise. Il prenait toujours soin de préciser que le pauvre malheureux séchait encore sur un fil d’étendage dans son grenier. « Ici, tonnait-il alors en conclusion, c’est “patron” ou “Max”, et que chacun se le tienne pour dit ! »
Sa merveilleuse cave attirant, selon ses dires, nombre de sots qui ne la méritaient pas, Max avait, depuis longtemps, fait le choix de filtrer les entrées à partir de dix-huit heures. Une décision dont il ne se lassait pas de se féliciter, eu égard à la faune qui, ces derniers mois, courrait les rues certains soirs. Il commandait l’ouverture de la porte depuis la caisse, où il trônait la plupart du temps, sauf les soirs de match où il assurait le spectacle avant d’animer des troisièmes mi-temps dantesques. Pour ce faire, il disposait de deux caméras de sécurité, la première pointée sur la porte, une seconde prenant la façade en défilement. C’était contraire à son éthique de bon vivant où la convivialité était de règle ; mais il avait trop fait l’expérience d’énergumènes mal embouchés les premières années pour regretter ce statut de club privé qui lui donnait la possibilité de choisir sa clientèle.
Quand il avait acheté le fonds de commerce, il y a près de trente ans de ça, il avait d’abord cherché à diversifier l’offre en bières, en misant sur la pression plus que sur l’offre en bouteille. Avec le temps, la classique Kronenbourg 1664 et la brune Guinness avaient été rejointes par une déclinaison trappiste Grimbergen – dont la spéciale Noël en saison. Il possédait néanmoins une variété internationale de bières en bouteille, de la mexicaine Corona tant louée par le président Chirac à la chinoise Tsingtao ou à la thaïlandaise Singha, en passant par la tropicale polynésienne Hinano. Max était un adepte convaincu de la diversité. « Quand on apprend tout petit à jouer le collectif à quinze, disait-il, il n’y a pas de place à l’individualisme ; il n’y a que la complémentarité et la coopération intelligente qui permettent de l’emporter ! »
Il avait fidélisé encore plus sa clientèle quand il s’était mis à proposer une formule « lunch » qui, peu à peu, s’était étoffée aux diverses saveurs gourmandes du sud-ouest. Fort d’un chiffre d’affaires encourageant, il avait alors fait le pari du whisky de qualité, avec des tarifs en conséquence. En jouant ainsi sur deux offres bien distinctes, il avait assuré son activité contre les aléas économiques : le pub traditionnel payait les frais courants et le whisky faisait office de beurre pour ses épinards. Et les années prospères, le beurre surnageait sur les épinards, se réjouissait-il en partant d’un rire communicatif. Il faut dire que le jeu du bouche-à-oreille, pratiqué par les fins palais amateurs de whisky, avait grandement contribué à son succès. Fort heureusement, il n’avait pas cédé aux sirènes qui lui demandaient de s’agrandir afin de pouvoir accueillir plus de monde et de proposer plus d’intimité avec de nouveaux box. Max n’avait jamais eu la folie des grandeurs, et ce n’était pas à l’orée de ses soixante-dix ans qu’il allait changer. Bien lui en avait pris d’ailleurs, car les fermetures administratives pour cause de Covid et de manifestations sociales avaient mis à mal une partie de ses économies. Avec un loyer plus important et le recours au crédit pour financer un éventuel agrandissement, il aurait été bon pour mettre la clé sous la porte. Au lieu de quoi, il pouvait sereinement continuer encore quelque temps avant de passer la main, ou plutôt « passer le ballon » à un repreneur qui saurait perpétuer la tradition qu’il avait initiée. Simple changement dans un cycle immuable. Tant que l’alcool aurait droit de cité bien entendu ; ce qui n’était pas chose assurée dans une société aux tendances de plus en plus prohibitionnistes, s’agissant de tous les petits plaisirs de la vie.
En journée, l’établissement était d’accès libre. On y croisait des touristes, que l’ambiance et les tarifs « pub » rassuraient au milieu des palaces quatre étoiles ; l’hiver pour se réchauffer, l’été pour étancher leur soif et toute l’année pour soulager leur vessie mise à mal en l’absence de sanitaires propres en nombre suffisant dans le Paris modernisé. Plusieurs types d’habitués s’y croisaient surtout : des retraités du quartier, hélas de moins en moins nombreux, qui y avaient établi leur quartier général afin de lire paisiblement leur journal ou pour discuter en petits groupes des choses de la vie et du monde ; des provinciaux, amoureux du rugby, qui ne manquaient jamais de s’y arrêter quand ils passaient par Paris ; des cols blancs, qui y adoptaient le mode « pause » entre deux réunions. Et puis il y avait ses accros gourmands, comme le patron les appelait. À midi, en effet, sa cuisine proposait désormais un mini service brasserie. Mais à eux seuls, deux plats emblématiques valaient largement le détour : son fish and chips servi avec une sauce béarnaise maison et son burger Charolais-Cantal présenté dans un pain au sésame spécialement élaboré par la boulangerie voisine, laquelle fournissait aussi les viennoiseries pour satisfaire les consommateurs les plus matinaux et les petits fours agrémentant un café gourmand, aux déclinaisons sans cesse renouvelées. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que Richard se sentit ici comme chez lui. Aussi, quand son éditeur avait évoqué l’hypothèse d’une interview pour aider au lancement de son livre, il avait tout naturellement suggéré l’idée que cela se fasse dans ce lieu qu’il affectionnait particulièrement. Depuis Sun Tzu, tous les stratèges savaient que pour livrer bataille, le choix de l’emplacement importait davantage que le simple rapport des forces en présence. Cet environnement chaleureux aiderait Richard à se détendre avant l’action et l’ambiance feutrée du lieu dissuaderait sans doute son interlocuteur de riposter de manière trop véhémente.
Pour être encore mieux à son aise, il avait opté pour une tenue vestimentaire qui, pour être confortable et habituelle chez lui, dépareillait avec les costumes-cravate qui prolongeaient actuellement leur pause méridienne d’un énième café avant de regagner leurs bureaux. Ce n’était sans doute pas la tenue la plus appropriée pour un rendez-vous professionnel, mais il avait préféré jouer la carte de l’authenticité plutôt que s’astreindre à un code vestimentaire qui ne lui avait jamais correspondu et qu’il jugeait surfait depuis l’avènement des géants californiens de la Tech. Avec ses chaussures de randonnée et son pantalon de trekking couleur crème de marque Columbia, sa chemise polaire Mont-Bell dans les tons bleu dégradé laissant entrevoir un T-shirt d’un blanc immaculé et un gilet au faux air de brassière de sauvetage, il avait tout du bûcheron descendu de sa montagne. Ou du grand reporter revenant d’un théâtre de guerre. Ce n’était que sa tenue de travail depuis quinze ans, son uniforme civil en quelque sorte.
Richard se décida pour un nouveau Kilimandjaro qu’il attendit en dégustant le muffin aux myrtilles. Il se rappela alors combien il avait faim. Il était arrivé par avion très tard la veille au soir, après une durée de vol passée de douze à quinze heures, en raison de la décision européenne d’interdire le survol du territoire russe. Il avait donc eu tout le loisir de constater, une fois encore, que la compagnie Air France usurpait sa bonne réputation quasi centenaire, en n’étant plus que l’ombre d’elle-même. Comme si la direction actuelle jouait intentionnellement la carte du déclassement afin de gagner sur la capitalisation, lors du rachat de la compagnie, ou du groupe, par un concurrent émirati. Certes, le lit-cocon du siège Business avait accru le confort du voyage et l’offre des divertissements disponibles à partir de l’écran individuel permettait de gérer agréablement les temps de veille. Malheureusement, l’investissement consenti dans les nouveaux appareils Boeing et Airbus s’était accompagné d’une baisse préoccupante sur la qualité du service à bord et sur l’offre des repas, dithyrambique sur la carte, famélique dans l’assiette. Un hiatus rédhibitoire face aux offres concurrentes ! À l’hôtel, en l’absence d’un service d’étage, interrompu à vingt-trois heures, il avait sauté le dîner. Et soucieux de compenser le décalage horaire en vue de cet entretien à suivre, il s’était autorisé une sorte de grasse matinée. Il s’était donc levé trop tard pour prendre un solide petit-déjeuner en salle. Il s’était consolé à la perspective de profiter du fish and chips maison, mais à peine rendu, sur l’autoroute A1 au volant de la voiture de location, il s’était retrouvé piégé par les sempiternels embouteillages de la région parisienne. Ajouté à la galère pour se garer, il avait poussé la porte du pub une vingtaine de minutes après la fin du service. Maintenant il faisait face à un dilemme existentiel : il était gourmand, mais il s’efforçait de limiter l’absorption gratuite de sucres rapides. En même temps, il se disait que cela ferait mauvais effet si son estomac criait famine à un moment inopportun de l’interview. La vie était souvent faite de choix cornéliens. L’éventualité d’un muffin aux pépites de chocolat s’imposa finalement à lui comme une évidence. Il consulta la Casio G-Shock qui ne quittait quasiment jamais son poignée : il disposait encore du temps nécessaire pour calmer les grognements de son estomac en souffrance.
N’étant pas abonné à la revue Sciences Actu, il ne savait rien de la politique éditoriale du magazine, pas plus qu’il ne s’était intéressé au journaliste qui allait bientôt se présenter à lui. Son éditeur avait mentionné le fait que la demande d’interview était à l’initiative de la revue et qu’il avait approuvé l’idée parce qu’on ne doit jamais refuser une bonne publicité. En disant cela, il ne préjugeait en rien de la tournure de l’entretien. Comme il avait coutume de répéter, peu importe si l’article est élogieux ou polémique, tout est bon, car ça fait vendre, et c’est le plus important ! En cela, il ne faisait que constater l’addiction des médias de masse au buzz. Richard avait conscience que la plupart des journalistes ne participaient plus à rechercher l’information, ils se satisfaisaient de courir après les réseaux sociaux dans l’intention de prendre la « bonne » vague du moment, et de surfer ainsi, d’une rumeur à une autre, d’une émotion « populaire » au rendu d’un fait divers tronqué, instrumentalisé par une minorité agissante. La course à l’audience et la recherche de l’exclusivité avaient rompu la digue déontologique voulant qu’une information soit recoupée, puis évaluée à l’aune de sa pertinence. Les activistes de tous poils et les agences de conseil avaient pris la main sur les nouveaux moyens de communication, lesquels dictaient le fil d’actualité des médias classiques. Un enfermement conforté par le fait que ceux-ci affichaient une fausse pluralité d’opinions, concentrés qu’ils étaient dans la main de quelques oligarques, souvent idéologues, français ou étrangers. L’époque privilégiait désormais la forme au fond ; l’expression d’une pensée construite était réduite à la portion congrue. Seule importait la publicité consentie aux formats réduits à une centaine de caractères mêlant propos outranciers, jeux de mots douteux et avis éructés à l’emporte-pièce. Le vocabulaire s’était appauvri à mesure que les smileys se diversifiaient. Comme un rappel à l’art pariétal, mais au format 2.0. En Occident, la période que l’on vivait s’apparentait au bouclage d’un cycle évolutionniste de près de quarante mille ans !
Souvent Richard se demandait si le temps qu’il avait consacré à l’écriture de son essai n’avait pas été dépensé en vain. Le plaisir de la lecture s’était perdu avec la multiplication des écrans. Pour les jeunes générations, au mieux biberonnées aux manga, les mots même avaient perdu de leur enchantement à un point tel que la compréhension de textes, pourtant simples, enchaînait les contresens. Récemment, il s’était rappelé avec émotion son institutrice de CM2, alors proche d’une retraite bien méritée. Elle aurait été catastrophée de la trajectoire prise par l’enseignement public, elle qui voyait déjà dans la réforme Haby de 1975 une dérive dans la transmission des savoirs ! Elle lui avait conseillé de faire du latin au collège, le meilleur moyen, selon elle, d’apprivoiser la langue française en remontant à ses racines. À ses élèves, elle ne cessait de répéter que les mots disent tout ce qu’il y a à savoir. C’est une leçon qu’il avait parfaitement retenue : aller à la racine des choses, c’était se donner une chance de les comprendre. Et c’est précisément ce qu’il avait entrepris de faire quand il avait pris la décision de mettre ses réflexions sur le papier.