Audimat - Revue n°5 - Collectif - E-Book

Audimat - Revue n°5 E-Book

Collectif

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Beschreibung

Découvrez le numéro 5 d'Audimat, une revue musicale qui transcende l'actualité pour apporter un regard de fond sur la musique !

Dans ce numéro :

• « The Blue Nile, un artisanat de l'artifice », Frédéric Junqua
• « Critique moderne et révisionnisme pop », James Parker & Nicholas Croggon
• « Gangsta-Rap : un post-scriptum (2005-2015) », Pierre Evil & Fred Hanak
• « Le hip-hop des 90s ou l'illusion du sacré », Laurent Fittoni
• « L’inclassique Olivier Greiff », Quentin Delannoi
• « Le grand complot des presets », Stefan Goldmann

Un discours critique exigeant sur la pop music, son histoire, son écoute et sa diffusion dans le monde.

EXTRAIT

Ça continue : c’est le cinquième volume d’Audimat — le sixième si on compte notre « mythique » numéro zéro sorti en 2012. Nous continuons, grands fous, à vouloir diffuser dans les écrits que nous publions la même intensité de sentiment et de pensée que nous éprouvons à écouter et à partager la musique. Nous persistons à croire que l’expérience sonore peut être aisément retranscrite par des phrases, à prétendre que l’approche factuelle résignée de la presse spécialisée n’est qu’un pur hasard. Pour ne rien arranger, nous avons le bon goût de devenir toujours plus intransigeants avec nos auteurs. Est-ce que ce choix de forme convient vraiment à ce qui cherche à être dit ? Ce passage n’est-il pas un peu too much, voire over-the-top ? N’aurait-on pas déjà lu ailleurs ce genre d’idées, exprimées avec moins de manières ? Ou aussi parfois : est-ce en fait si grave que l’écriture de tel ou tel nous paraisse un peu trop précieuse ou un peu trop « daronne », puisqu’en l’état le résultat nous électrise de joie ?

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un effort éditorial inédit : des textes sur la musique en long format qui abordent des sujets souvent pointus tout en évitant l’obscurantisme. - GQ

Une grande réussite grâce à des textes passionnants. - Global Techno

La revue est vraiment stimulante et se lit d’un bout à l’autre sans ennui. - L’éditeur singulier

Audimat se lit avec suffisamment d’intérêt et d’excitation pour qu’aucune ligne ne soit laissée de côté. - Noise

Audimat enterre définitivement les problématiques typiques de la génération des baby-boomers comme « Existe-t-il une critique rock ? » - Magic

À PROPOS DE LA REVUE

Audimat est une revue de critique musicale éditée par le festival Les Siestes Électroniques.
Notre projet : une écriture sur la musique libérée des contraintes d‘actualité et des formats de la presse périodique. Audimat veut rendre compte de la situation actuelle de la pop music, et l‘éclairer par son histoire. Il s’agit de recenser ce qui se passe, d‘aller s‘entretenir avec la musique et son évolution, de se plonger méthodiquement dans l‘expérience musicale, et dans ce qu‘elle implique sur le plan des médiations, de l’imaginaire, de la société, de la pensée, de l’affectivité.

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Sommaire
Édito
The Blue Nile, un artisanat de l’artifice – Frédéric Junqua
Gangsta Rap : un post-scriptum – Pierre Evil & Fred Hanak
Le hip-hop nineties ou l’illusion du sacré – Laurent Fintoni
Quel mal ronge la critique musicale contemporaine ? – James Parker & Nicholas Croggon
L’inclassique Olivier Greif – Quentin Delannoi
Le grand complot des presets – Daliot / Goldmann
Copyright

Édito

Ça continue : c’est le cinquième volume d’Audimat — le sixième si on compte notre « mythique » numéro zéro sorti en 2012. Nous continuons, grands fous, à vouloir diffuser dans les écrits que nous publions la même intensité de sentiment et de pensée que nous éprouvons à écouter et à partager la musique. Nous persistons à croire que l’expérience sonore peut être aisément retranscrite par des phrases, à prétendre que l’approche factuelle résignée de la presse spécialisée n’est qu’un pur hasard. Pour ne rien arranger, nous avons le bon goût de devenir toujours plus intransigeants avec nos auteurs. Est-ce que ce choix de forme convient vraiment à ce qui cherche à être dit ? Ce passage n’est-il pas un peu too much, voire over-the-top ? N’aurait-on pas déjà lu ailleurs ce genre d’idées, exprimées avec moins de manières ? Ou aussi parfois : est-ce en fait si grave que l’écriture de tel ou tel nous paraisse un peu trop précieuse ou un peu trop « daronne », puisqu’en l’état le résultat nous électrise de joie ?

Dans ce numéro, il sera ainsi question d’un groupe dont a longtemps voulu qualifier la musique de sophisti-pop pour yuppies mélancoliques, The Blue Nile, mais dont Frédéric Junqua révèle des racines moins évidentes. On reviendra aussi sur le destin du gangsta rap au cours de ces dix dernières années, grâce à deux anciens universitaires en conditionnelle, Pierre Evil et Fred Hanak. On abordera également, avec Laurent Fintoni, la problématique nostalgie d’une frange de la communauté hip-hop pour le son new-yorkais des années 1990. Quentin Delannoi nous parlera d’un compositeur de musique classique méconnu et mort prématurément, Olivier Greif, passé par l’hindouisme et les rengaines pop. Deux auteurs basés à Melbourne, James Parker et Nicholas Croggon, s’intéresseront quant à eux au réflexe rétromaniaque de la critique musicale contemporaine. Pour finir, ce sera une interview de l’influent concepteur de logiciels Mike Daliot, ancien de chez Native Instruments, extraite du livre Presets – digital shortcuts to sound, coordonné par le producteur techno Stefan Goldmann.

L’idée même d’une revue comme Audimat, c’est de demander à plusieurs personnes d’écrire sur des choses auxquelles elles croient profondément sans bien savoir si elles arriveront à transmettre leur passion, ni à isoler le précipité de leur conviction. Comme nous parlons de musique, le matériau sur lequel repose cet échange est d’autant plus vacillant, parfois presque inexistant. Mais comme lorsque l’on croise par hasard dans une foule le regard de celle ou celui qu’on aime, cette communication du miracle est pourtant possible, imaginable.

On a longtemps cru avoir rêvé The Blue Nile. Personne ne nous avait jamais parlé de ces Écossais, cousins éloignés de Talk Talk ou d’Aztec Camera, ni de leur élégant désespoir, de cette pop faussement ligne claire, très mélancolique et très produite. Rien, dans leur effondrement serein, mouillé, presque fade à force de retenue, ne semblait avoir existé. Aussi a-t-on cru revivre le songe lorsqu’on a l’an dernier entendu leur chanson « From a Late Night Train » discrètement placée en arrière-fond d’une scène de Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin. Mais il s’agissait bien de la voix du crooner malgré lui Paul Buchanan et des claviers alors dernier cri de Paul Moore qui scintillaient dans l’aube roubaisienne accompagnant les deux jeunes héros de l’histoire. On a donc contacté, sans trop savoir quoi lui dire, le superviseur musical du projet, Frédéric Junqua, qui nous a appris qu’il était aussi écrivain, et à moitié écossais. Il devenait alors difficile de ne pas lui demander un article sur The Blue Nile pour Audimat. Le texte qu’il nous a donné ne se contente pas de palper la réalité du trio de Glasgow : il décrit les éléments moraux, sociaux ou techniques que fait résonner leur musique. Et surtout, il plonge sans crainte au cœur de l’attachement irraisonné qu’elle déclenche.

Ce fut une chapelle d’artistes polyvalents en butte aux pesanteurs académiques d’un XIXe siècle qui finissait. L’École de Glasgow comporta un noyau énergisant de quatre personnalités, The Four, raillés comme ralliés sous le nom de « Spook School ». Leur agent en chef, Rennie Mackintosh, se distingua, architecte inspiré dans son travail influent par des traits du japonisme tels que la retenue des volumes, l’économie de moyens, la modestie des effets, la diversité des textures, les entrées généreuses en jour et ainsi de suite. Son style propre valorise l’espace, le jeu de l’ombre et de la lumière, organise une continuité entre le tracé rectiligne des masses et les ornements intérieurs aux formes soufflées par la nature. On y pratique un culte, si l’on veut, voué à l’accomplissement d’un artisanat porté au pinacle, entier versé dans une soif de calme et de paix. Cet écheveau souple de principes et disciplines semble avoir servi de ressort aux musiciens écossais assemblés en groupe sous le nom de The Blue Nile, partant leur capacité organique à suspendre le temps et à déplier l’espace puis, grâce à l’admiration qu’ils suscitent, à les traverser. Sous le couvert d’une atmosphère éthérée où palpitent une basse replète et une rythmique simple, leur musique bouillonne d’un questionnement anxieux sur le désir et l’amour, leur irrémédiable dissolution.

Dans l’ethos qui guida la fabrication tortueuse de quatre albums un rien disparates, on repère au moins trois des principes de la confrérie préraphaélite, laquelle aussi a rapport au japonisme et anima la cristallisation du « Glasgow Style ». L’on ne sait mieux que les promouvoir, aussi je paraphrase : avoir des idées originales et vraies, se donner les moyens de les exprimer de manière sincère et droite, se consacrer à une production de la plus haute qualité. La transparence, la fluidité, la minutie, la netteté chromatique, le goût du détail franc, l’ordonnancement raffiné des compositions du groupe font comme un écho à l’apanage des Préraphaélites, jusqu’à en reproduire les marqueurs psychologiques de la détermination, du cœur, de la fusion créative exclusive résultant d’un vortex expérimental, dont l’obstacle déclencheur aura été l’absence paradoxale de compétence formelle. Comment enfin ne pas déceler en partage des uns et des nôtres le sceau d’un romantisme échevelé, propre à la jeunesse et aux capacités transformatrices de la musique au Royaume-Uni ? On vérifierait que l’auteur et interprète Paul Buchanan a étudié la littérature et l’histoire du Moyen Âge, et l’on connaît déjà l’obsession primordiale pour la culture médiévale des Préraphaélites, tandis que ses partenaires suivaient les mathématiques et l’électronique, nommément Robert Bell et Paul Joseph Moore. De jeunes hommes éduqués issus d’un cursus où l’art et la technique vont de pair : une alliance féconde reçue en héritage des réflexions agitées par le mouvement Arts & Crafts, dont The Blue Nile exprimerait un pendant musical.

À cent ans de distance, la formation s’absorbe d’un modernisme circonspect, celui des années 1980 naissantes. Leur désir d’innovation, puisant autant à l’impéritie qu’à l’intention, se résume à l’approche fonctionnelle et pragmatique d’un artisanat avide d’apprentissage de formes pures et de nouvelles technologies effectives : comment avancer ? Ainsi de nouvelles perspectives qui selon toute probabilité empruntent à la vie en ville et aux aspirations abstraites d’une classe moyenne cultivée, affranchie du labeur industriel que ravage l’obstination thatchérienne. On les imagine conscients de leurs efforts, animés d’une attention modeste au processus de fabrication, bientôt l’ingénieur du son prendra toute sa place aux côtés des interprètes. On soupçonne un rejet pratique du conventionnel ou du préfabriqué en quête de sons et de traitements inusités. On agrée dans l’écriture l’esquive du réalisme blafard au moyen d’une poésie abstraite, cajolant quelque moment pioché à rebours d’une urbanité pressée et, surtout, les passions qui brûlent et consument.

Glasgow n’est pas Londres, ce n’est pas tout à fait la ville anonyme, la vie universitaire y est pédestre, ce sera le tempo des morceaux. Par le truchement des grands ensembles dressés lors de la rénovation urbaine, la cité du Nord est aussi une agglomération post-industrielle humide rehaussée d’électricité chatoyante. Un théâtre de fictions éparses, un patchwork de carreaux éclairés au petit matin, un creuset de sonorités mécaniques — un folklore métallique. C’est en cela que dépourvus de la maîtrise des instruments traditionnels du rock, quoique envieux de la fougue du punk, les impétrants au départ en bricolent d’autres, synthétiques : des pads de fortune au déclenchement capricieux ou des boîtes à rythme pré-programmées. Bientôt, et cette concordance dans l’avènement est au cœur de l’intégrité des sonorités du groupe, The Blue Nile exploite l’authenticité de synthétiseurs analogues polyphoniques sophistiqués, le Jupiter-8 de Roland, pour Hats, sa variante le Juno-106, ainsi que les innovations illimitées d’échantillonneurs séquenceurs numériques de légende, les ruineux quoique révolutionnaires Fairlight CMI. Le programme : embrasser la machine et s’armer de discernement, la plier à une vision exacte.

Alors The Blue Nile façonne un lexique sonore synthétique sincère dont l’élan intemporel n’a pas encore percuté le mur du désenchantement. Ce fut peut-être l’ultime âge de l’innocence pour les jeunes hommes britanniques, que favorisent une bohème soutenable, le coût abordable des premiers matériels, les studios montés par la jeune garde des ingénieurs du son, avant que l’industrie ne s’abîmât défoncée dans l’avalanche de cash forcissant sans discontinuer jusqu’à la banqueroute morale et financière de la fin des années 1990. Certes il faut encore passer par les fourches caudines des managers, labels et éditeurs, des radios et de la presse, encore qu’après la secousse punk les officines laissent la bride sur le cou des formations qui vont éclore partout dans le royaume, vitalisées par le punk dont elles retiennent le sens de la débrouille et l’éclectisme des débuts, avant, décidément, que la faction aggro ne se saborde en surenchère tabloïd. The Blue Nile se constitue sur le terreau d’une new wave, dans ses penchants romantiques, et d’un post-punk, aux ramifications glam et kraut.

Le terrain sonique n’était pas vierge. Il avait été dégagé par les bourrasques sévères d’Ultravox (Systems Of Romance, 1978), les comptines euphorisantes d’OMD (Orchestral Manoeuvres In The Dark, 1980), l’habitus cyborg de Gary Numan (The Pleasure Principle, 1979), le psychédélisme angulaire de Simple Minds (Real To Real Cacophony, 1979). Il avait été défriché par leurs inspirateurs Kraftwerk, Neu ! ou Cluster, dont l’ingénieur du son Konrad « Conny » Plank fut un rouage capital de la new wave et de la synth pop anglaises. Ces groupes fixent un horizon avant-gardiste, ballardien. Les titres abrupts de leurs morceaux sont autant d’injonctions paradoxales à célébrer ravis le zeitgeist. Leurs déferlantes soniques vampent les quotidiens alors nonchalants, tantôt sémillantes tantôt âpres, sans doute pour nous subjuguer, alors que tout autour rage la dislocation des anciennes communautés fragilisées par le chômage, la pauvreté et le racisme.

The Blue Nile est donc loin de ces préoccupations. Il y a bien l’utilisation des synthétiseurs et des boîtes à rythmes mais l’approche pop et la dynamique rythmique sont négligées. Les motifs circulaires, la tentation de scies émoussées, l’oubli du chorus ou de la variation, les nappes persistantes, les notes isolées, les pizz à la Bartók, la cadence lancinante, cette sorte de motorik défait, l’ample ligne de basse, tout œuvre à générer un groove alangui et trouble, disjoint, parfois une disco dépareillée, un funk blanc et métallique sur portées de violons rêches, où se déploie à coups d’ailes le croon tourmenté de Paul Buchanan. Bref, une atmosphère, une profondeur, une romance — un vécu ? De cette voix de baryton on a dit qu’elle captait quelque chose du Sinatra tardif, de Bowie ou de Walker, sans qu’elle cédât au feulement de Ferry — on résume : une voix de velours caressé à contre-fil. Peu à peu on accoste la soul, dont les complaintes de The Blue Nile, languissantes ou haletantes de désir ardent, comme mises bas à contrecœur par leurs géniteurs, conservent les emprunts au jazz, la grâce involontaire, la part spirituelle — on aura un gospel tardif en ouverture de « Peace At Last » (Happiness, 1996) —, ce « supplément d’âme » qui enlumine l’électronique des instrumentaux. Ceux-là font un espace immense à la voix : on entend l’air. Le contrepoint chaud du chant déglace les arrangements synthétiques, leur combinaison suave justifie la fascination qu’exercent à ce jour ces ballades aux aspirations universelles. Soul blanche, soul plastique. On peut risquer l’atavisme torch, le feu contre la glace, un sentimentalisme que la réserve masculine britannique n’aura pas osé nommer ni concéder, à s’interroger s’il n’est pas la grande affaire des relations aujourd’hui rompues entre au moins deux des membres du groupe. On ne saurait négliger la puissance libératrice des versets amoureux pour une génération d’hommes que l’expression de leurs sentiments individuels embarrassait tant. À l’époque, la rengaine pop, qu’elle nous parvînt par hasard ou que l’on allât à sa rencontre, jouait sa partition de dérangement et d’inconfort sur le chemin de l’émancipation.

Dans une interview accordée par Paul Buchanan à David Pescheck (The Quietus, 19 juillet 2012), au sujet du premier album A Walk Across The Rooftops (1984), on en revient à la représentation et à l’architecture : « We weren’t part of any scene ; we didn’t have people who could play a lot of great chords on their instruments. We could play a little, but I was the worst by a long way. The real key to it was we got more and more interested in trying to make a landscape, to have the music reflect some component of the backdrop. We didn’t want it to sound like it was made in a recording studio : we wanted the guitar to sound like the traffic. We wanted height. We were very concerned about height on that record — and by extension, depth, obviously, and perspective. » Il parle ici de ce quoi complémente son chant et lui accommode un sillon lâche et prévenant, nonobstant une austérité continentale, cette soigneuse construction des autres larrons et de l’ingénieur du son Calum Malcolm, qui fit écouter au groupe le folklore altéré de Bartók et, gageons, les malaisés Schönberg ou Webern.

Sans doute que cet attelage singulier préclut The Blue Nile de la « blue-eyed soul », vaste case musicale à laquelle émarge un groupe écossais capital, Orange Juice avec son pilier stylé à banane rockab’, Edwyn Collins. Sans compter d’autres lascars de Postcard Records : Aztec Camera. Citons aussi Deacon Blue, les larmoyants Wet Wet Wet, et en Angleterre, par intermittence, Prefab Sprout, China Crisis, Dexys, ABC... La liste s’étend sans fin des groupes entretenant dans leur répertoire la flamme existentielle allumée par la Northern Soul. On procède par exclusion et, forts de cette cartographie sommaire, on avancera que The Blue Nile occupe une position à part, à distance égale de groupes qui auront répété, souvent transcendé, des modèles établis. Cette mise à distance s’appuie sur une confiance absolue dans le dénuement, la torpeur et la simplicité. Ce n’est rien d’avoir pioché ici une ligne de guitare (« Stay », chez les Talking Heads), là une ligne de basse sinueuse ou une percussion mate (« Heatwave », chez Roxy Music : « Manifesto », 1979). Oui, des spectres parcourent ces chansons, les Spooks de Glasgow, ces agents undercover, figures décharnées et accidentelles de l’underground — les tubulaires, bois et percussions japonisants de « Stay » leur clignent de l’œil. Des spectres hantent ces chansons, figures désirées, aimées et perdues, quittées ou abandonnées. Unrequited love, lustful love, painful love. « Where is the love/ I need love to be true » (« Seven A.M. ») La musique et l’amour, ce n’est que cela et c’est tout.

« Seven A.M. » (Hats, 1989), un funk léthargique qui lorgne le son de Nassau exemplifié par les albums Nightclubbing (1981) de Grace Jones ou Clues (1980) de Robert Palmer, deux classiques se partageant l’ingénieur du son Alex Sadkin, semble moins daté, moins localisé, que leurs titres phares, respectivement « Pull Up To The Bumper » et « Looking For Clues ». Ce sont le dosage restreint des accords et l’utilisation parcimonieuse des lignes instrumentales, ici encore un pointillisme de génie, less is more, qui préservent ce haut fait de l’épuisement. Les paroles parfont l’ambiguïté stylistique, penchant vers tantôt les interpellations du poète, tantôt les divagations de l’amoureux éconduit, voire les menaces voilées d’un sociopathe. Au fur et à mesure que l’interprétation se noue et se noie, que la folie gagne, que l’homme y sombre dans un râle, les fouets synthétiques en seraient des coups de couteau assénés dans un rituel orgasmique ponctué de frottements de basse et de raclements de harpe. Mais auparavant, Paul B. aura lâché, après une série rentrée de riffs de sax : « Stop, go / Stop, go / Stop, go / [et, susurré] I don’t know ». Il confesse, plus tôt encore : « Each time I fall for you / It hurts me a little bit more / Than I wanted to / I don’t want it to / Yea-ah ». Cette étrange parcimonie, l’hésitation faite mantra, dit aussi quelque chose du parcours laborieux du groupe dans un milieu hostile aux carrières particulières. Dès l’ouverture de Hats (« Over The Hillside ») les arpèges de cuivres ont le timbre déconcerté des cérémonies funéraires, des fanfares fanées. Le parlé-chanté de « Downtown Lights », d’entrée résigné, se colore d’une faible lueur d’espoir, celle de lumières reculées. Un accord d’un octave supérieur semble relever la tête pour introduire un nouveau questionnement : « How do I know your feeling ? (×2) / How do I know it’s true ? ». Les requêtes adressées à l’auditoire sont immenses.

Pressuré de toutes parts, le groupe livre en Hats son grand œuvre. Une symphonie désabusée, majestueuse, parfaitement synthétique et luxuriante, scintillante et fiévreuse, dont le fil conducteur serait une nuit fantasmatique d’errance amoureuse où se jouerait l’union d’une vie — non, la vie même. Une suite tour à tour élégiaque et triomphante, stationnaire et trépidante, triste et heureuse, dépitée et malgré tout pétrie d’espoir insensé, poignante, si humaine. « Headlights On The Parade » en marquerait l’un des sommets, une ascension exaltée jusqu’au bord d’un précipice vertigineux. Aucun des morceaux n’en remontre aux autres sur le statut. Si « Saturday Night », dont les arrangements flirtent avec du Trevor Horn lymphatique et un soupçon de saccharine, surprend, c’est avant qu’on y pressente, notamment dans l’interprétation, une politesse latérale de Buchanan et consorts envers la version de « Jealous Guy » enregistrée par Roxy Music en février 1981 en hommage à John Lennon. Le pas de côté de cet ultime morceau de l’album, son introduction walk through en effets spéciaux et autres fumigènes ou, par delà le mitan, ses traits de violons enjoués, ne nous glissent-ils pas que nous avons désormais quitté le champ d’une certaine réalité ? Il se dit un éden artificiel où une ordinary girl pourrait l’aimer, lui, Paul Buchanan, peut-être la zone où se réfugia par force Alex, le droog conditionné de A Clockwork Orange (L’orange mécanique) : « I was cured all right. » Tiens, pour le film homonyme de Stanley Kubrick, la compositrice et pionnière de l’électronique Wendy Carlos adapte des marches. Il y a le quatrième mouvement de la Symphonie №9 de Beethoven, dont l’allégresse excentrique est subtilement hystérisée par l’utilisation du synthétiseur Moog comme du vocodeur. Le libretto, tiré de l’Ode à la joie de Friedrich Schiller, sonne comme un avertissement sans frais aux romantiques instables, ci-après traduit depuis l’allemand :

(...) Whoever has found a beloved wife,

let him join in our songs of praise !

Yes, and anyone who can call one soul

his own on this earth !

Any who cannot, let them slink away

from this gathering in tears !

Mieux ou pis, c’est selon, en guise de thème d’ouverture : le Music for the funeral of Queen Mary de l’Anglais Henry Purcell, écrit à l’origine pour quatre trompettes à coulisse, aux accents univoques de fracas et de désastre. Peut-on voir en Alex le destin pitoyable d’un sociopathe errant en bande, incapable de saisir le caractère rédemptionnel de l’amour ? Ou faut-il plutôt considérer Barry Lyndon, aventurier promis au voyage, à l’ascension et au libertinage avant que de ne déchoir, seul et dépendant ? The Blue Nile a goûté à nombre des privilèges du music business : tournée américaine, villégiature à Los Angeles, liaison avec une actrice, collaborations patriciennes, contrats juteux, or on se les rappelle plutôt pour leur dispense des prétendues formules carriéristes. Je compte que des paragraphes précédents, ce précis hétéroclite d’hypothèses analogiques, en un mot, personnel, l’on aura déduit que l’intérêt pour ce groupe ne découle ni de sa relative discrétion ou de son statut magique ni du prestige escompté, par le truchement d’un effet flatteur de reflet, à honorer un mythe si mal escamoté. Après tout, les membres de The Blue Nile ne sont pas spécialement reclus. D’aucuns ont à leur sujet pondu moult articles, un documentaire, une biographie, etc. : c’est au mieux un secret bien partagé. The xx, à qui plusieurs qualificatifs recensés ici s’appliqueraient, leur ont commandé un remix du titre nocturne « Islands ». Paul Buchanan a publié une collection ascétique d’œuvres au piano, Mid Air (2012). D’ailleurs, quel item musical échappe désormais au recensement nerveux et anal de la toile ? Pour autant, je peux bien affirmer que c’est leur musique, minimaliste et caressante, son éclat intact, qui persiste à m’attirer, sensuelle, nullement éventée, à quoi je reviens pour ressentir à son écoute des émotions primaires, pures. En matière de trajectoire contraire et dans sa façon de mettre en tension l’exaltation et la mélancolie, le groupe voisine Talk Talk, autre sujet de perplexité, autre formation déliée et apatride, punie en son royaume parce que bravache et tenace, tançant le tout venant de sa superbe. De l’un comme de l’autre, c’est l’aura qui fascine, une aura de noblesse qui est le zénith de leurs albums aux desseins promothéens. Le spectre du jeu free flotte à proximité. Ces œuvres robustes auront consumé leurs créateurs, les laissant en partie cois et inertes, rincés. Donc, la postérité.

Dans ses trois derniers albums (1986-1991), Talk Talk creuse un fossé circulaire de mélancolie hiératique où l’interprète Mark Hollis incante une mystique sublime portée au point de rupture, sa geste quasi chamanique. Autre amateur de cuivres, The Blue Nile brasse une résignation et une expectative des plus incandescentes, toutefois la veine sentimentale et romantique de leur œuvre, plus affirmée que chez ses pairs, et, c’est crucial, adjointe au motif de fanfare et de parade cérémonielles tel que déjà pointé, ici tourné vers l’élégie intime, consacre une particularité britannique, un folklore ou, si l’on veut, un récit local qu’aucune influence transatlantique ou continentale ne peut espérer dominer, issus notamment de la tradition du music hall (« Tinseltown In The Rain »), du moins le syncrétisme écossais qu’on aime en imaginer : railleur, chaleureux, surnaturel.

Je regarde Trois souvenirs de ma jeunesse, le film enflammé d’Arnaud Desplechin, placé sous les vers conclusifs du poème de W.B. Yeats, Remorse For Intemperate Speech, « (...) I carry from my mother’s womb / A fanatic heart » (« Depuis le ventre de ma mère je porte en moi / Un cœur fanatique »). Paul, le jeune héros, a attiré la désirable Esther chez lui, une deuxième fois, à l’occasion d’une house party roubaisienne. Esther fait son entrée, remarquable, sous des accords énigmatiques et herrmanniens période Vertigo, qui étouffent les ambiances de la pièce. Esther n’est pas venue seule, ils sont tant à la convoiter, elle qui se joue et s’amuse de leur frénésie. Sous les yeux de Paul, Esther ondule sur « I Can’t Stand It » (Specials