Avec le feu - Victor Barrucand - E-Book

Avec le feu E-Book

Victor Barrucand

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  • Herausgeber: Ligaran
  • Kategorie: Ratgeber
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2016
Beschreibung

Extrait : "Le 5 janvier 1894, les couloirs du Palais étaient mal fréquentés. On y croisait seulement des gardiens à tricorne, philosophes hermétiques, des magistrats boutonnés à la lèvre molle, des avoués à serviettes soufflées de procédures, des agents de police et des gens de loi, des sans-asile, des modistes égarées et quelques rhéteurs suffisants dont les pantalons à la crotte dépassaient la robe cléricale."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Chapitre premier

C’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres.

CHATEAUBRIAND.

Le 5 janvier 1894, les couloirs du Palais étaient mal fréquentés. On y croisait seulement des gardiens à tricorne, philosophes hermétiques, des magistrats boutonnés à la lèvre molle, des avoués à serviettes soufflées de procédures, des agents de police et des gens de loi, des sans-asile, des modistes égarées et quelques rhéteurs suffisants dont les pantalons à la crotte dépassaient la robe cléricale.

Près des bouches de chaleur, des faces louches s’effaçaient. Une tristesse monastique tombait des murailles de pierre blanche, lourdes et froides comme l’idée de justice. À des étages, dans des prétoires peu solennels malgré l’appareil de rigueur, s’étalaient des histoires cocasses et navrantes, des chutes et des récidives. Une humanité de conseils de révision passait sous la toise légale. Dans cette Bourse de la morale la société tenait son livre et chicanait les débiteurs insolvables. L’incohérente exhibition des misères et des vices y alternait avec l’éloquence finaude et bredouillante. Assis à ces comptoirs, des hommes mûrs, chargés de corriger l’espèce, besognaient, grossoyaient, en toute indifférence, professionnellement, somnolaient, béaient, tournaient d’un doigt sec les feuillets des codes, ou, l’œil au cadran, pensaient à des affaires plus sérieuses – les leurs.

Les portes des chapelles correctionnelles battaient fréquemment : on y chuchotait des aveux, on y vociférait des appels à la pitié, on y potinait, on y rabâchait des principes, du droit et de la jurisprudence ; et cela se soldait en fin de compte par de bonnes amendes trébuchantes, des frais bien établis et des pénitences sans repentir. Cette maison sociale donnait l’idée d’un ancien temple où les idoles sont mortes de vieillesse, mais toujours affairé pourtant, avec son peuple bien remuant de desservants, ses rites, ses costumes, ses privilèges, son jargon, ses bancs et son chapitre, son ambitieuse fumée, ses oratoires.

La Justice en petite tenue ne chômait donc pas ce jour-là, bien que ce fût la veille des Rois ; cependant la grande nef des assises restait vacante. La cérémonie annoncée ayant été remise à une autre date, le gros des fidèles s’était dispersé vers d’autres attractions.

Le soir venait, morne et frileux sous ces voûtes d’histoire, tissant son deuil discret de toutes les espérances quotidiennes et des spleens fondus aux brouillards riverains.

 

Meyrargues, sensible à ces impressions d’année nouvelle, traversa d’assez méchante humeur la galerie de Harlay, descendit l’escalier de la place Dauphine. Un coupé luisant s’avançait au trot bien troussé de son cheval rouan et s’arrêta devant la grille ; une frimousse mousseuse se montra, la vitre baissée. Meyrargues reconnut la petite baronne de Toufou rencontrée la veille à l’exposition de Renoir. Il la salua profondément et goûta l’ingénuité de son sourire myope. Penchée à la portière, elle parlait au gardien de planton et, déçue, hésitait sur la direction à donner à son cocher : le procès Vaillant renvoyé, toute distraction lui semblait fade. Elle mordillait le bout de son gant comme une enfant boudeuse ; non point que le procès de ce vilain homme l’intéressât, mais elle eût voulu voir sa tête pour dire « je l’ai vu ». Élancée à mi-corps hors de la portière, en collet de chinchilla avec un amour de petit chapeau tortillé, violettes et fourrure cendrée, casquant sa blondeur de soie floche, elle jeta un « chez Paquin ! » et le coupé dans une courbe savante tourna vers le Pont-Neuf.

Meyrargues sentit lui aussi que rien ne devait plus l’intéresser ce jour-là. Il s’éloigna, les mains dans ses poches, le collet du pardessus relevé, longea le fossé du palais. Sur le pont Saint-Michel, malgré le froid, il s’accouda au parapet et regarda les grands glaçons neigeux, venus de la Haute-Seine, des calcaires de la Côte-d’Or, des plateaux schisteux des Ardennes, des granits du Morvan, des amas jurassiques de l’Argonne, des craies de la Champagne et des terres grasses de l’Oise, qui s’aggloméraient et se désagrégeaient au cours de l’eau rapide et remuée de tourbillons.

Quelqu’un l’avait suivi qui, lui tapant sur l’épaule, lui dit d’un ton cordial :

– Bonjour, camarade !

– Tiens, mon Robert, je vous croyais à Londres.

– J’en arrive.

– Ce n’est peut-être pas le moment.

– Au contraire.

Et la bouche mince de Robert se pinça.

– Ah, très bien.

– Sait-on pourquoi le procès a été remis ?

– À cause de l’avocat qui n’avait pas eu le temps d’étudier le dossier.

– Une leçon aux magistrats, si j’entends bien ?

– Ils étaient trop pressés.

– Et alors ?

– Ajalbert a refusé de plaider : une façon à lui de défendre son client, en accusant la précipitation politique qu’on veut apporter en cette affaire.

– Pas bête.

– Avez-vous lu son roman En amour ?

– Je n’aime pas les romans

– Excepté Germinal ?

– Oui, Germinal. Souvarine y dit des choses !

– Des citations de Bakounine.

– Zola a l’air de les entendre ; elles sont bien en situation. Et puis le cadre : ce pays minier, ce monde noir, ces brasiers comme des cratères, ces eaux souterraines, ces infiltrations menaçantes, et l’énergie du charbon dans les âmes dormantes ! enfin, dans un décor trafique, le poème de la grève avec sa catastrophe. – Dites donc ! il y a un sale type qui nous observe de l’autre côté du pont, – vous savez ?

– Mon inspecteur, un pauvre bougre, très enrhumé.

– Il ne vous gêne pas ?

– Non. Tenez, nous allons remonter le boulevard ; il tiendra ses distances ; il est stylé. La semaine dernière il s’excusa près de moi de sa surveillance : « On se trompe sur votre compte », m’a-t-il dit.

– Et vous lui avez parlé ?

– Pourquoi pas ? Je lui ai même offert un cigare.

– Vous n’êtes pas dégoûté.

– Mais voyons, Robert, c’est un pauvre homme. Et puis j’ai toujours pensé que la police secrète avait des opinions avancées ; c’est de tradition : voyez Fouché et sa légion ; aujourd’hui encore ils lisent tous l’Intransigeant et les journaux radicaux ; – des « sergots », au contraire, professent au repos des opinions modérées.

– Je ne puis pas comprendre qu’il y ait des êtres assez vils pour faire ce métier-là.

– Enfin il y en a. Celui-ci n’a pas du tout conscience d’être un sale monsieur.

– Il moucharde par devoir ?

– Non, avec innocence. Il a des sentiments honnêtes. Le matin du premier de l’An il m’a demandé la permission de la journée pour faire ses visites et passer la soirée en famille :

« Dites-moi seulement où vous irez déjeuner et à quelle heure vous rentrerez, m’a-t-il dit, afin que je puisse faire mon rapport. » J’ai trouvé cela très amusant. Ce jour-là, c’est moi qui me suis suivi.

Robert affecta de sourire, mais il n’approuvait pas Meyrargues de prendre ces choses-là sur un ton dédaigneux. Il l’estimait pour son scepticisme touchant les dogmes acceptés et les préjugés bourgeois ; il lui savait gré de n’être pas comme ceux de sa caste ; mais il n’arrivait pas à comprendre que la foi nouvelle lui manquât.

Ils remontèrent le boulevard Sébastopol qui s’allumait déjà dans la brume froide. Robert parlait avec animation et se plaisait à constater l’imprudence de la police qui, depuis quelques jours, provoquait les anarchistes par un système de perquisitions et d’arrestations arbitraires. Le matin du 1er janvier, par coquetterie d’étrennes, on avait raflé sept cents révolutionnaires ou suspects, – et cela continuait.

– Vous verrez qu’il leur en cuira. Tant d’ouvriers arrachés à leur travail à la veille du terme, coffrés sans raison et qu’on sera bien obligé de relâcher dans quelque temps, seront-ils moins anarchistes en se retrouvant sur le pavé ?

– Au contraire : ils le deviendront.

– On parle d’un ancien journaliste, aujourd’hui secrétaire général à la police, qui aurait eu l’idée de cette persécution. Il doit cependant savoir que Vaillant était presque inconnu dans les groupes.

– Ainsi, vous non plus, vous ne le connaissiez pas ?

– Nous n’en avions jamais entendu parler.

– Singulière figure que ce Vaillant ! généreux, sanguin, sentimental, le révolutionnaire français… Ne croyez-vous pas que le besoin de faire parler de lui ait contribué à sa détermination ?

– Qu’importe ! Pouvez-vous penser que Vaillant n’est qu’un poseur ?

– Il a du moins une forte vanité d’auteur : il se dénonce. Pourquoi ? Il avait bien des chances de n’être pas découvert.

– Et pourquoi devait-il se cacher ?

– Mais, pour recommencer, par exemple…

Robert goûta cette raison.

– Voyez encore le soin qu’il prend de se faire photographier…

– Comme un fiancé.

– Vous savez qu’il envoya des proses aux journaux et même des vers ?

– Oui, j’ai lu son Rêve étoilé.

– Un titre de valse allemande. Il s’inquiétait des astres, portait haut sa tête, et n’a pas su viser.

– Vous êtes cruel. Ainsi Vaillant, à votre sens, n’aurait agi que par gloriole ?

– Je n’ai pas dit cela : il voulait, je pense, se donner en spectacle à lui-même suivant l’idée qu’il avait conçue du devoir ; il cherchait une occasion d’être et d’étonner.

Le mot blessa Robert qui ne riposta pas.

– Ce que j’en dis n’est pas pour critiquer l’école du scandale. – D’ailleurs je vous accorde que Vaillant est un sincère. Il porte sa croyance comme une torche et veut incendier le monde en manière de persuasion. Par malheur le feu ne prend pas. Nous sourions, – que voulez-vous ? – non tant de l’homme qui s’est trompé, en croyant résoudre la question sociale par la violence, que de la disproportion qui éclate entre ce qu’il a voulu et ce qu’il a fait.

– Votre ironie cache un sens exact, j’en conviens. Mais dans quelles dispositions d’esprit le révolté a-t-il frappé ? Là est la vraie question. Que pensait-il et que dira-t-il, le moment venu ? Une autre scène s’offre à lui ; l’attention publique l’y suivra : maintenant saura-t-il se défendre, saura-t-il donner au débat son ampleur ? Comment se postera-t-il devant la justice des douze contribuables qu’on lui accorde ?

– La question ainsi posée est sans doute fort intéressante. Voilà pourquoi j’étais venu au Palais. Je comptais sur Ajalbert pour me placer. À tout dire, j’ai bien peur que notre homme n’ait pas l’attitude logique d’un Ravachol. À cette heure, il se diminue, si j’en crois l’instruction, en déclarant qu’il ne voulait pas tuer. Jamais on ne le prendra pour un humanitaire.

– Et c’est peut-être le fond de son cœur.

– Allez donc faire entendre cela, mon bon, à des commerçants qui se croient honnêtes et qui ont accepté de juger un crime de lèse-majesté… Il reste une chance à Vaillant de n’être pas ridicule après son coup raté, c’est d’être condamné à mort.

– Impossible.

– Il n’est rien d’impossible à nos excellents jurés triés sur le volet bourgeois. Si votre Vaillant veut les dominer, ils auront vite fait de l’asseoir ; – ces gens-là sont énormes ! Mais s’il obtient ainsi que la lâcheté sociale et la sottise s’affichent avec éclat, cela vaudra mieux, croyez-moi, qu’une cafetière de poudre verte. Vaillant condamné à mort sans avoir tué ni blessé personne – car l’abbé Lemire n’a pas même été touché d’un vrai clou, à peine d’un furoncle – passerait d’emblée au rang de martyr ; et si, poussant trop loin le respect qu’il doit au Parlement, l’Exécutif décidait que cette farce finira en rouge sur la place de la Roquette, j’y verrais volontiers le premier point d’une série historique… Mais les choses n’ont pas celle logique.

En attendant Vaillant n’est pas condamné ; le justicier manqué n’est pas encore une victime ; – heu ! sa position est fausse… Le peuple ne s’intéressera vraiment à lui que du jour où les douze quincailliers du prétoire lui auront fourni une auréole authentique.

– Ils ne seront pas si simples.

– Mon cher, ils sont électeurs français, républicains et peureux : on leur fera croire aisément que Vaillant a touché à la République.

– Et votre ami Lecomte, le député, que pense-t-il de tout cela ? On dit qu’autrefois…

– Lecomte ? il a la frousse !

– Encore aujourd’hui ?

– Je crois bien ! Écoutez donc : quand Lecomte se présenta pour la première fois aux électeurs, Vaillant, bon travailleur et blanquiste, ignorant encore de toute cosmographie, faisait partie de son comité. À celle époque, notre révolutionnaire plaçait des cafés et, au cours de sa tournée, chez les débitants, il patronnait chaudement « ce brave Lecomte, qui saurait défendre l’ouvrier ». La chose était notoire ; on l’ébruite aujourd’hui ; une petite feuille de quartier, où le concurrent blackboulé a des intérêts, réclame la démission de Lecomte ; bref, notre député, qui n’a pas été touché par l’engin de Vaillant pourrait l’être par un choc en retour et craint de sauter au renouvellement de son mandat.

– Très amusant.

Ils étaient à la porte Saint-Denis et stationnaient sur le refuge. Meyrargues héla un fiacre :

– Accompagnez-moi jusqu’à la Madeleine ?

– Impossible. J’ai une commission pour Chatel, un article de Merlino à lui remettre.

– Vous le trouverez au Coq d’Or.

– À bientôt.

– N’oubliez pas le chemin de l’avenue Trudaine ; j’y suis toujours pour vous. Quelques amis viendront ce soir. Serez-vous des nôtres ?

– Je ne vous promets rien.

– Quand vous voudrez.

Ils se séparèrent.

Robert suivit le boulevard en sifflotant un air de gigue entre ses dents. Les évènements le chauffaient d’une fièvre, le pressaient d’un besoin d’agir et de prouver aux fonctionnaires policiers qu’il restait encore des hommes pour riposter à leurs attaques.

Chapitre II

Le bonhomme est plaisant ! Il devait être poète.

CALDERON.

Au Coq d’Or, Chatel venait de sortir. Où le trouver ? rue Gabrielle ou chez Constant ? Il serait peut-être tout simplement chez Meyrargues, dans la soirée. En tout cas Robert était certain de le rencontrer le lendemain avant midi au bureau de La Revue libertaire.

Il s’assit, commanda un bock et respira l’atmosphère de la taverne. C’était un bruit de voix, de dominos, de soucoupes et de trictracs ; des propos confus avec des niaiseries en relief ; des exclamations, des rires déboutonnés ; la fumée des cigarettes et des pipes de six heures mêlée au montant des apéritifs : une âcre grisaille.

Tous ces gens oubliant leurs rides et leurs maîtresses, c’est plutôt triste. – Et le voilà qui mâche amèrement une pensée de Pascal.

Il ouvre la Libre Parole, y lit que les anarchistes sont subventionnés par Rothschild.

Dans son journal, Rochefort accuse la police de soutenir le Ministère en organisant des explosions. La bombe de Vaillant ne serait, suivant cette version, qu’un engin opportuniste.

L’esprit souffle quand il veut, pense Robert. Paul-Louis Courier avait dit plus nouvellement : « Nous aurons prochainement un complot, mais le travail n’est pas tout à fait terminé dans les bureaux. »

Au hasard des gazettes, il constate encore qu’on incrimine les encyclopédistes, Rousseau, la Révolution française, les matérialistes, Renan, les socialistes, les intellectuels, l’instruction laïque et Camille Flammarion.

Les buveurs d’absinthe et d’oubli, assoiffés d’un peu d’enthousiasme, lui donnent au repos un spectacle édifiant. Ils étaient las de leurs négoces et las d’eux-mêmes, ils se sont assis lourdement, ils ont bu à petites gorgées, ils se sont regardés, ils se sont souri dans les glaces, une bouffée de satisfaction a défripé leur front ; les voilà plus légers, prêts à repartir, à recommencer ; – la vie a du bon ; satisfaits, étourdis, ils espèrent ; trois gouttes de folie au fond d’un verre ont libéré ces forçats quotidiens.

 

Aux absinthes, Robert préférait l’amertume intérieure qui, des soirs, l’exaltait.

 

Il écarta les tablettes et s’absorba dans l’ennui bleu d’une cigarette. Il ne savait point s’intéresser aux règles d’une partie de piquet, et cette indifférence le mettait parfois en fâcheuse posture devant les évènements.

 

Aucune ambition n’inspirait sa conduite, et cette sagesse de la cinquantaine paralysait ses débuts. Étudiant en pharmacie, mal résigné à la vie de potard, il avait lâché l’École à la mort de sa mère, morte en 1892 d’une maladie de cœur. Son père, qu’il n’avait pas connu, était tombé sous les balles versaillaises pendant la Semaine sanglante. Ce fait avait contribué sans doute à sa rancune révoltée, mais aussi à son émancipation, à sa poussée d’un jet hardi, – car la tutelle d’un père, si vitale qu’elle soit, est souvent déformante.

À vingt ans, orphelin et libre : quel rêve et quel danger !

Les quelques milliers de francs qu’il avait hérités suffisaient à sa frugalité. – Il n’avait pas songé à les placer sur l’État, mais sur sa propre destinée ; et le placement eût été judicieux si seulement il avait voulu être quelque chose. Mais il NE se souciait que d’être meilleur.

Accointé par Meyrargues à des coteries littéraires, il utilisait ses connaissances linguistiques et la fraîcheur de son esprit critique au service des idées nouvelles, et contribuait pour sa bonne part au mouvement international qui s’annonçait dans les jeunes Revues françaises.

À vingt-trois ans, mince, presque imberbe, il avait des gaucheries et des pudeurs, redoutait les faciles conquêtes et les amitiés banales ; sensible à l’excès, goûtant toutes les nuances des mots, né aux aventures et aux complications des âmes sentimentales, il avait éduqué sa nature et l’empêchait de se répandre : un être intéressant, tout en force intérieure.

À l’ordinaire, il se masquait de parades froides, et soudain s’emballait, cédait à la fougue de son sang. Cependant il détestait les cris, les excès et la noce, la buverie de Montmartre, la sauvagerie du Quartier, le débraillé démagogique.

Son cerveau lucide répugnait aux ivresses lourdes, mais un mysticisme généreux pouvait obscurcir ses vues. Il aimait la vie et ne savait pas s’en faire une raison pratique ; il croyait à la volonté et ne savait pas vouloir le possible, le tout proche ; il détestait le monde médiocre d’une haine d’ange et n’avait aucun goût pour le bonheur. En somme, un être charmant et dangereux, brûlé d’une phtisie morale, corrompu par trop d’ardeur et de chasteté, manquant des vices nécessaires.

 

Sa cigarette lui grillait les ongles, il la jeta d’une chiquenaude et s’amusa de la voir fumer encore, trop sèche, s’éteignant comme une mèche. D’un regard lent, noyé, un peu félin, d’une respiration courte, il s’imprégnait de l’air du café.

Cependant les consommateurs, fronts épais et nuques congestionnées, continuaient à patauger dans leur vacarme sous l’œil doux et voilé de ce petit homme effacé. Et lui se disait qu’il pourrait faire cesser ce bruit ; il se sentait étranger à eux ; il leur découvrait des tares et des laideurs incurables, comme ce solitaire des écritures orientales qui s’aperçut au sortir d’une méditation hautaine que tous les hommes qu’il rencontrait avaient des têtes d’animaux. Ces boursicotiers, manilleurs, placiers, bookmakers lui barraient l’horizon ; les boissons frelatées, les mangeailles et les filles de beuglant suffisaient à leurs appétits ; ils étaient l’obstacle. Au-dessous le peuple misérable, au-dessus les patrons insolents, triomphateurs, mais logiques ; et tout choc impossible, tout contact, toute électricité révolutionnaire empêchée par la masse moyenne amortissante. Ceux-là n’étaient pas le peuple, la sainte misère humaine, ils étaient le peuple souverain, la démocratie ; indifférents à toute idée, à tout sentiment chaste ; seules les criailleries politiques, les ribotes du patriotisme et les « bêtises » pouvaient les émoustiller.

Un pli de braverie tordait la lèvre de cet adolescent au cœur de qui la pervenche bleue s’était fanée ; dans une rage d’amant trahi, ami du peuple il détestait les foules. – Oui, Vaillant s’était trompé en apeurant les députés ; c’était la petite bourgeoisie d’en bas, laide, épaisse, amorphe, celle qui remplit les cafés de ses ventres, qu’il fallait frapper.

Ainsi son âme vertueuse de terroriste commentait d’une fantaisie démente la fumée d’une cigarette trop sèche, et calculait l’effet moral de la foudre.

 

Un petit vieillard glabre et poupin vint s’asseoir à sa table, l’œil perspicace, la face remuée d’un léger tic, le front solide et bien sculpté. Robert le regarda froidement, en pensant : « Devine-moi ; le danger social palpite sous le voile de mes yeux ; mais qu’en sais-tu, vieillard au sourire aigu ? »

Et il s’approfondissait dans la conscience de son rôle de héros masqué, tranquille, ignoré parmi la troupe ennemie ; il se possédait dans un sentiment de haute lutte et de prudence. – Le grand lys funèbre, qui s’était levé au jardin de ses volontés, fleurissait solitaire, astral.

– Vous permettez ? dit le vieillard après avoir mouillé son absinthe.

Et il avança vers les journaux repliés une main noueuse et longue.

Robert complaisant lui passa les feuilles.

Le vieillard se mit à lire, mais il ne pouvait fixer son attention ; il allait de la première page à la troisième, quittait les faits-divers pour les annonces et semblait s’intéresser surtout à la mise en page.

– Ce sacré… et il grommela un nom de poète bucolique – quel cochon !

Il lampa son apéritif et son regard rencontrant celui de Robert il se vit obligé à quelques mots :

– Je vous demande bien pardon, monsieur, mais vous ne me ferez jamais admettre que des gens de talent s’abaissent à écrire des saloperies pareilles.

– Il faut bien vivre, remarqua Robert.

– Vous venez de dire le mot, mais… ce n’est pas nécessaire.

Robert feignit une violente surprise :

– Vous dites qu’il n’est pas nécessaire de vivre ?

Ils s’observaient, prêts l’un et l’autre à éluder la conversation par quelque sottise bien assénée. Le vieillard se risqua débonnaire, fin, petit rentier :

– Monsieur, je pourrais être votre père… mais vous êtes sans doute plus pratique que moi. Les vieux, vous avez dû le remarquer, sont souvent de vieilles bêtes.

Robert esquissa un geste dubitatif.

– Ne dites pas non. Mon empressement à rechercher dans ce journal la rubrique littéraire a dû vous inspirer la plus fâcheuse opinion de moi. M’auriez-vous pris pour un sous-chef de bureau ?

Robert protesta, et le vieillard convint de bonne grâce que sa redingote n’autorisait pas la supposition.

– Si vous me connaissiez, vous vous demanderiez pourquoi je suis ici, sept heures sonnées, le soir du 5 janvier, à la brasserie du Coq d’Or.

Robert prévit des confessions et, par instinct de défense, demanda l’heure au cadran de la brasserie.

– Non, monsieur, je ne vous raconterai pas mon histoire, et ne vous mettez point en peine de l’imaginer : je suis venu ici tout simplement pour y prendre l’apéritif. Qu’est-ce que vous prenez ?

Robert s’excusa de n’accepter rien.

– Vous ne buvez pas encore, monsieur, c’est fort bien, mais vous boirez, à moins que… enfin, très probablement. N’allez pas en conclure… non ! j’ai ce soir besoin de parler parce que voilà huit jours que je n’ai mis le pied dehors, à cause des fêtes – vous comprenez ?

– Je comprends cela.

– Monsieur, je suis musicien.

Robert s’était résigné.

– J’ai écrit un opéra en cinq actes, et le livret bien entendu.

– Qui s’appelle ?

– Qu’importe ! Mélusine, si vous y tenez. – Cet ouvrage-là ne sera jamais représenté.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne veux pas qu’on se foule de moi.

Robert ne put s’empêcher de sourire.

– On a conspué Wagner, bafoué Berlioz, continua le vieillard, on ne se moquera pas de moi. Et puis… je ne serai pas si charitable qu’eux.

Robert regarda son interlocuteur. Celui-ci se justifia.

– Ils sont une douzaine à Paris qui savent que je suis quelqu’un : ça me suffit. Quand je tiens mon vieil orgue à Saint-Pierre de Montmartre…

– Ah ! vous êtes le père… pardon !… monsieur Vignon.

– Oui. Je n’ai pas besoin de me faire un nom. On me connaît. Les dimanches on vient m’écouter. Ils grimpent là-haut ; je leur coupe les jambes. Ils y sont venus tous, les Widor, Fauré, Saint-Saëns, Godard, Charpentier, Alexandre Georges, la coterie du Conservatoire, l’École française et la petite bande de César Franck. On m’apprécie ; je vivote sans ennemis, sans déboires. On croit que je laisserai une œuvre ; je ne laisserai rien. Les acclamations posthumes ne me tentent pas ; je ne veux pas être dupe et rendre en béatitudes à un public gobeur ou féroce les amertumes qu’il m’aurait versées. J’ai vu tant de faux jugements, tant de fausses gloires, qu’il ne me plaît pas de passer au concours. – Je ne suis pas joueur.

– Je ne vous connais pas assez pour affirmer que vous êtes un criminel, dit Robert plaisamment ; mais, possédant quelque génie, auriez-vous le droit d’en frustrer l’espèce ?

– Oh, si j’avais du génie, ces braves gens s’en passeraient bien ; la moindre vulgarité ferait mieux leur affaire. D’ailleurs c’est le droit au suicide que vous mettez en question, et je pense qu’on a toujours le droit de se taire ou de mourir.

– Cependant vous reconnaissez qu’il y a dans celle manière d’être une espèce d’attentat aux droits de la collectivité.

– Vous me flattez, dit en souriant M. Vignon.

Et plus tristement il ajouta :

– On peut dire cependant que je suis un vieux brigand, parce que j’ai aussi des devoirs, mais pas envers la collectivité, comme vous dites, et pas même envers l’élite… enfin je n’ai pas l’intention de vous entretenir de mes histoires… Nous parlions de la chose publique – n’est-ce pas ? – mais c’était à propos de ces journaux.

– Malgré leurs vedettes ils ne vous plaisent guère, dit Robert conciliant.

– Ils sont là quelques écrivains qui pourraient faire des livres – un livre, qui sait ? – je ne le leur demande pas ; ils ont bien le droit de se taire ; mais du moment qu’ils parlent, ils pourraient nous donner une belle image de leur âme, ou bien leur propre vision du monde. Au lieu de cela, voyez le métier qu’ils ont accepté : ils couvrent de leur pavillon toutes les marchandises, tous les tripotages. On se les paye ; on les accroche en façade de même qu’on affiche des titres et des décorations dans le conseil d’administration des Sociétés véreuses. On a corrompu des députés avec l’argent du Panama, mais les littérateurs ont touché le même argent. Arton n’a pas tutoyé que des parlementaires.

– Mais c’est le procès de la presse que vous faites-là ?

– Point ; celui des écrivains qui ont abaissé leur art sous prétexte de relever le journalisme. Il y a là un compromis inacceptable, une promiscuité fâcheuse à tout le moins : en première page, les « littéraires », en quatrième les « complaisantes » ; d’un journal on a fait une boutique de gantière.

Robert ne sourcilla pas. Le couplet du musicien consonnait à son lyrisme intérieur en touches bien accordées.

– Monsieur, dit-il, permettez-moi de vous adresser encore une question : Avez-vous une idée nouvelle touchant les anarchistes et la propagande par le fait ?

– Il n’y a rien à faire. Les anarchistes sont des enfants qui jouent avec les allumettes… J’aime mieux Timon d’Athènes.

La sympathie de Robert s’atténua d’une restriction.

– Monsieur Vignon, dit-il du ton le plus dégagé, je suis bien aise de vous avoir rencontré et vais immédiatement me brouiller avec vous par une indiscrétion impardonnable : Je voudrais entendre votre opéra.

Le vieux musicien se recula brusquement et faillit renverser la table ; ses yeux papillotèrent.

– Ah, mon garçon, vous êtes un hardi gaillard, un effronté coquin ; vous me prenez aux cheveux, me brisez mon violon sur la tête, me relevez d’une bourrade et me demandez : Comment ça va ? Eh bien, touchez-là !…

Et il lui secoua la main avec vigueur.

– Mais est-ce que je sais qui vous êtes…

Il jubilait.

– Un étudiant et un révolté : Robert… On m’appelle Robert.

–… ce que vous voulez, ce que vous valez ? Vous m’offrez une paire d’oreilles, ai-je le droit de les tirer, gamin ? Bon ! ne dites rien. Vous êtes pour moi l’inconnu, la jeunesse, un autre et un hôte. Permettez !…

Il régla les consommations.

– Vous me passez la main sur la barbe, c’est-à-dire… enfin vous m’appelez Jésus-Christ. Présent ! – Êtes-vous content ?… Tiens, tiens, vous rencontrez un vieil original visiblement exalté par la solitude, vous êtes de sang-froid et vous abusez de la situation pour le blaguer, oh ! gentiment ! – Eh bien, vous mériteriez que je ne fusse qu’un ménétrier. Et j’en aurais le droit, entendez-vous !… Soit, vous entendrez cet opéra, c’est-à-dire que vous en entendrez quelques pages. Dites-moi du moins que vous n’êtes pas un professionnel, chanteur, instrumentiste, que vous n’avez pas une passion exclusive pour les concerts de la garde républicaine, que vous ne fredonnez pas la scie en vogue… Pardon ! ne me dites rien.

Robert le rassura.

– Il me suffit, continua M. Vignon, que vous soyez neutre, que votre esprit ne soit pas gâté par des cadences trop connues et des ritournelles. Vous entendrez donc ma musique, et, si vous n’y comprenez rien, ce sera votre punition et ma vengeance. Maintenant vous m’appartenez. Ma femme et ma fille m’attendent à la maison ; je veux dire qu’elles attendent le dîner. Bon ! je leur amène un convive.

– Et que diront-elles ?

– Elles y sont habituées : Mme Vignon sera très digne.

– Mais rien ne presse… un autre soir.

Le musicien se leva vexé.

– Vous ne me ferez pas cette injure. Ce soir ou jamais, entendez-vous. Partons !

Ils sortirent.

 

Des gens passaient, mimes en deuil, se silhouettant dans la brume rouge des lampadaires, au reflet des vitrines illustrant le soir neigeux ; des filles parfumées, à la chair mate, au chignon d’or tordu, au masque de céruse blessé de lèvres rouges et voraces, les croisaient, sans un regard vers eux, et montaient l’escalier des restaurants.

Ils s’engagèrent sur la pente de Montmartre.

La chevauchée des fiacres se perdait ; la ville se résignait ; une odeur de cave suintait des murailles. Ils marchaient sans se hâter, Robert, redoutant une désillusion, enveloppé dans sa cape frileuse, les nerfs roidis sous la piqûre du grésil, M. Vignon, le manteau battant, intrépide, chauffé d’une flamme intérieure, parlant haut, avec le sentiment d’être en bonne fortune.

 

Que de fois, par maintes coquetteries, n’avait-il pas convié ainsi des pauvres, des inconnus ! Il les avait assis à son foyer, et, devant leurs yeux clignants, leur cerveau trouble, il avait dressé les fresques héroïques de sa musique pour leur communiquer un frisson d’enthousiasme, les enlever de terre, les ravir dans un coup d’aile ; mais leur chair lourde n’avait pas tressailli, leur cœur ne s’était pas épanoui : tristes rencontres !

– Serait-ce qu’il n’avait pas le don, l’étincelle communicative ?

Oh ! doute !

Ce n’était pas assez que son inspiration fût saluée des initiés ; il rêvait, lui aussi, d’un art magique et total, d’une langue universelle exprimant l’éternité du sentiment et son mystère. Il avait peur de la foule, mais ce n’était qu’une pudeur ; il redoutait surtout l’épreuve, le contact brutal, craignait un échec qui lui aurait enlevé la foi en soi-même ; et c’était une appréhension touchante et religieuse, une pureté un peu ridicule. À soixante ans, il expérimentait encore le pouvoir émotionnant de sa pensée ; il raccrochait des auditeurs de hasard avec une volupté inquiète.

Cependant il cherchait à se persuader que cette fois la provocation n’était pas venue de lui.

 

Après une station chez le rôtisseur, ils traversèrent le boulevard Rochechouart et s’arrêtèrent devant une maison haute et sombre. La porte étroite ouvrait sur un corridor qui sentait le plomb ; un salpêtre d’écurie fleurissait aux murs. En montant les premières marches de l’escalier tournant, ils dérangèrent deux femmes aux hanches épaisses qui revenaient du lavoir et portaient de gros paquets de linge bleu.

M. Vignon s’excusa et les salua. Quand ils furent au premier étage, Robert entendit les commères qui disaient : C’est le vieux fou !