Bossuet et la société française sous le règne de Louis XIV - Ligaran - E-Book

Bossuet et la société française sous le règne de Louis XIV E-Book

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Extrait : "Comme pour La Bruyère ou Madame de Sévigné, la Cour est pour Bossuet un vaste monde, compliqué, où les passions et les intérêts se heurtent, où sous les dehors les plus brillants se cachent les pires difformités et, sous le contentement du visage, l'âpreté et les inquiétudes de l'égoïsme. De grandes ambitions sont poursuivies par des moyens mesquins, sinon même inavouables, la pompe des mots décore des banalités."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 368

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Introduction

SOMMAIRE. – But de cet ouvrage : étudier les sermons de Bossuet dans leur actualité historique. – Raisons pour lesquelles on n’a pas assez dégagé de la théologie de ces sermons l’actualité et l’observation. – Comparaison de Bossuet avec Bourdaloue. – L’opinion générale du XVIIe siècle. – Est-il possible de reconstituer, avec les sermons de Bossuet, un tableau de la Cour de Louis XIV, au moins d’une des nombreuses « époques » de cette Cour ?

Dans le sermon pour la profession de foi de Louise de La Vallière, Bossuet a dit : « Ce sont les auditeurs qui font les prédicateurs ». Quinze ans auparavant, prêchant sur la Parole de Dieu, et demandant aux fidèles le secours de leurs prières : « C’est aux auditeurs, disait-il, de faire les prédicateurs ». Prises dans un sens absolu (en réalité Bossuet demandait des prières), et elles peuvent l’être, ces paroles affirment pour l’éloquence sacrée l’obligation d’être humaine et pratique. Elles sous-entendent pour l’orateur la nécessité de s’accommoder aux habitudes sociales et aux préoccupations de son temps. L’éloquence qui n’est à aucun point de vue actuelle est une éloquence banale et ne peut faire vibrer l’âme des hommes que « le court moment de leur durée absorbe dans la méditation du présent ». C’est autrement que Bossuet prêcherait aujourd’hui sur la Mort, et sur l’Honneur, et sur la Dignité des Pauvres, et il est bien plus aisé d’adapter à nos auditoires contemporains un sermon d’un orateur médiocre, comme le P. Lejeune, qu’un sermon de Bossuet, de Bourdaloue, ou même de Massillon.

Il n’est pas d’écrivain qui échappe à son temps. Le plus impersonnel et le plus absolu subit la loi des contingences ; mais surtout, s’il est, en même temps, moraliste, prédicateur et directeur de conscience, c’est forcément autour de lui, dans le champ de son activité personnelle, au moins autant, sinon plus, que dans le domaine de la théologie, qu’il recueille les éléments de sa doctrine ; et s’il est doué du génie, ce sont l’étendue de ses relations, la variété de ses observations, la pénétration de son analyse, qui font presque seules cette doctrine profonde et féconde.

Plus peut-être pour l’orateur, et pour l’orateur sacré que pour tout autre écrivain, l’analyse de ses idées, l’histoire de sa pensée, la compréhension exacte de la portée qu’il entendait donner à son œuvre, exigent que l’actualité en soit d’abord dégagée et mise en lumière. Ici, nous semble-t-il, c’est une grave erreur de ne voir dans cette actualité qu’un moyen superflu, une sorte de curiosité littéraire et d’illustration : elle est la clef même de l’œuvre.

Le but de cet ouvrage est précisément d’étudier en regard de la vie et de l’histoire du XVIIe siècle les sermons de Bossuet – au moins ceux prêchés à la Cour, comme les Carêmes, ou devant un auditoire de Cour, comme l’Oraison funèbre de Condé à Notre-Dame, ou, au Carmel, la Profession de foi de Louise de La Vallière, ou encore, à Dijon, un sermon sur l’Honneur prêché devant Condé ; – de ne les étudier donc ni dans leur style, ni dans leur composition, mais dans leur actualité historique seulement. En d’autres termes, de l’enveloppe d’une théologie supérieure et absolue, nous voudrions dégager ce que ces sermons recèlent d’observations, de remarques, de critiques et de notations actuelles ou contemporaines, de manière à reconstituer avec leur ensemble le tableau de l’une des changeantes époques de la Cour de Louis XIV, non pas un tableau où ne seraient évoquées « les Puissances du règne », roi, princes et courtisans, que pour s’entendre citer au tribunal de la conscience « sous les noms que l’on donne partout et toujours à tous les vices », – car nous serions dans le plus banal des lieux communs, – mais un tableau dont un connaisseur pourrait, d’après la manière, le genre et la composition, fixer la date sans trop d’écart.

Il nous a paru que ce pouvait être un travail se suffisant à lui-même que de concentrer notre attention sur le nombre extraordinaire de détails de mœurs, d’allusions historiques, d’observations saisissantes de réalisme, que dissimule la majestueuse ordonnance de ces sermons. Ici, ils nous donnent une leçon de politique et d’histoire, et nous commentent les vastes desseins qui inspireront le règne de Louis XIV ; là, ils nous mêlent aux courtisans inquiets sous leur masque de frivolité. Parfois même, quel pittoresque, quelles saillies et quelle verve ! Ce n’est plus ce geste impérieux et souverain consacré une fois pour toutes par la gloire ; c’est ce pli des lèvres souriantes et malicieuses que Rigaud a si heureusement surpris dans son portrait de 1700. Peut-être est-ce le cas ici de rappeler que Bossuet, tel que l’ont connu ses familiers, et non seulement son secrétaire, mais Saint-Simon lui-même, était doux, très doux, volontiers enjoué et ironique, aimable et spirituel, observateur attentif, ne trahissant jamais la contrainte de son immense labeur. Et certes, s’il est impossible de juger de son caractère d’après son œuvre, faut-il cependant s’étonner que quelques traits de ce caractère se révèlent parfois dans cette œuvre ?

*
**

Il nous reste à établir si nous avons le droit, c’est-à-dire s’il est possible d’étudier à ce point de vue les Sermons de Bossuet, et à préciser comment nous avons compris cette étude et quelle sera notre méthode.

L’erreur, pourtant souvent commise, de négliger l’actualité rigoureuse d’une œuvre littéraire, n’a peut-être jamais été plus complète qu’à l’égard de Bossuet et plus proche de nous tromper sur la pensée d’un grand génie. Du plus familier de nos orateurs, elle a fait longtemps une sorte de prophète et de doctrinaire absolu relégué dans une grandeur inabordable.

Il y avait à cela quelques raisons spécieuses et beaucoup plus de franchement mauvaises. Examinons les unes et les autres.

La comparaison que l’on peut faire de Bossuet avec des observateurs aussi minutieux, aussi délibérément actuels, aussi crûment précis qu’un Molière, un La Bruyère ou un Saint-Simon, devait évidemment placer Bossuet au second plan, si l’on entend par peinture de la société la description de la vie quotidienne à la Cour ou à la ville. Mais aussi bien ne s’agit-il pas absolument de trouver dans Bossuet l’observateur toujours en éveil, à l’affût d’un vice ou d’un travers, préoccupé non de le corriger, mais de le peindre et de l’étaler. Personne ne s’imagine Bossuet traversant en observateur, en apparence désœuvré, les salons du Louvre, de Saint-Germain, de Saint-Cloud et de Versailles, assistant au lever ou au coucher, tenant mémoire des intrigues futiles, des subtiles médisances, des cabales, des froissements, et « assouvissant son regard » de ce spectacle unique. Il nous suffit, en cette matière, de lire Saint-Simon et Madame de Sévigné. Il n’en reste pas moins vrai que tel sermon de Bossuet donne du grand siècle une idée aussi complète et aussi forte qu’un chapitre de La Bruyère ou de Saint-Simon.

Mais, dira-t-on, tout à côté de Bossuet n’y avait-il pas Bourdaloue, le vrai sermonnaire, un jésuite rompu à l’expérience du confessionnal et, aux yeux du XVIIe siècle, rival de gloire de celui à qui notre admiration s’étonne qu’on ait pu donner un rival ? Il peint, il moralise, il est actuel, celui-là ! Bien mieux, il est une institution, un panorama de la vie à la Cour, et Madame de Sévigné s’en va « en Bourdaloue », comme dans un monde où l’on n’en finit pas d’explorer sa conscience et celle de ses voisins de chapelle. Mais Bossuet ? Bossuet qui prêche toujours le dogme éternel, immuable ?

Tout le monde connaît l’objection, et peut-être la formulerait-on moins souvent si l’on réfléchissait que Bourdaloue, entré dix ans après dans la carrière, est forcément beaucoup l’élève de Bossuet, et que ces dix ans, le « grande ævi spatium », virent de tels changements dans les habitudes de la Cour que le fameux parallèle entre les deux orateurs en est un peu dérangé.

Cette réserve faite, que vaut l’argument ? Nous conviendrons parfaitement qu’il est plus facile à qui prêche la morale d’être actuel qu’à celui qui prêche le dogme. On atteint plus facilement ses contemporains en leur parlant de l’envie et de la médisance qu’en les entretenant du mystère de la Sainte Trinité. Mais il est d’abord des sujets où le dogme et la morale ne se peuvent désunir : par exemple, le dogme de la résurrection des morts atteint le matérialisme, qui n’est pas seulement un dogme, mais constitue un ensemble de pratiques. De même le dogme de la mort conditionne pour d’immenses multitudes – toutes celles qui ont une fois – la vie tout entière. Bossuet dogmatique, Bourdaloue moraliste : ce pourrait bien dès lors n’être qu’une brillante antithèse. La vérité nous semblerait énoncée plus justement sous cette forme : Bossuet est un moraliste aussi pénétrant, aussi actuel, et, selon sa belle expression, aussi « penché vers les oreilles de ses auditeurs » que Bourdaloue, mais il a sur son rival toute la supériorité de sa connaissance puissante et approfondie du dogme ; – ou pour parler plus simplement, Bourdaloue n’est pas davantage moraliste que Bossuet, mais il est moins théologien.

Au surplus, Bossuet entretient-il donc si rarement ses auditeurs de sujets de morale ? En dehors des Panégyriques et des Oraisons funèbres (et la morale y a une forte part), plus des trois quarts des sermons traitent de sujets de morale et sont l’analyse des sentiments qui s’agitaient dans l’âme de ses auditeurs, de ses auditeurs de la Cour, de ses auditeurs du jour : jalousie du courtisan, bassesse du flatteur, ambition du politique, dureté des riches, convoitises exaspérées des humbles, orgueil du parvenu, tyrannie de la mode, fragilité des charges et des honneurs, rechutes des sens, hypocrisie religieuse, malfaisance de l’envie, galanterie de la Cour, et chemin faisant, des invectives répétées en termes souvent identiques, mais combien précis ! sur les délicatesses de la table, la parure des courtisans, les « extravagants édifices » de la coiffure, la fausse pruderie du langage, les ruines du jeu, les disgrâces de la Cour, etc. ; – et cela jusque dans les sermons où l’on ne s’y attend point, par exemple le jour d’une fête de la Conception de la Vierge.

La distinction encore maintenue sur cet objet entre Bossuet et Bourdaloue est en somme peu fondée : chez l’un et l’autre, les sermons de morale, pleins d’actualité, sont nombreux. La hardiesse et la précision sont égales. Tous deux fournissent avec abondance les éléments d’une reconstitution du monde de la Cour. Mais le point de vue diffère : pour Bossuet, cette société du XVIIe siècle est un « établissement » de la Providence que les passions humaines s’efforcent sans cesse de bouleverser, et les pécheurs sont des « téméraires » qui contrarient « l’ordre établi » et « tendent audacieusement à l’escalade du ciel ». Chez Bourdaloue, il y a plus de direction de conscience, davantage de ce que les théologiens mystiques appellent la vie intérieure, plus de psychologie même, si l’on veut, et j’oserai dire, un sens plus complet de la personnalité et de la liberté. Tous deux explorent la même vallée : l’un du haut de la montagne avec un regard perçant auquel n’échappe aucun détail ; l’autre en cheminant le long des sinuosités.

Précisément, dans l’intime mélange que Bossuet fait des deux éléments, l’observation empirique et la théologie absolue, on n’a guère démêlé que le second, parce que c’est à celui-ci que le caractère autoritaire et altier de son génie, la hardiesse de son vol, le tranchant de ses affirmations, l’exaltation lyrique de ses victoires sur la misère humaine ont paru donner, accordons-le, la part prépondérante. Cet homme pénétré de la Bible parle quelquefois à Saint-Germain et au Louvre comme Isaïe dans les carrefours de Jérusalem. Les « charbons ardents » de l’inspiration lui brûlent les lèvres. Il a le glaive ou la torche à la main. Il pousse une armée à l’assaut. Renverser la citadelle ennemie ne lui suffit pas ; avec les pierres il va construire « de ses propres mains » une autre citadelle d’où les troupes s’élanceront à l’offensive. Voyez l’étonnant exorde du Sermon sur la Providence.

Mais quoi ! oublie-t-on que Bossuet est un orateur et un poète ? Tout cela, c’est l’appareil grandiose de son éloquence, ce n’en est pas la doctrine. Se l’imaginera-t-on n’ayant souci que d’accabler des pécheurs et des incrédules au nom de principes dogmatiques immuables et au mépris des contingences ? Oui, sans doute, sur la foi d’un premier examen. Et cependant alors il faudrait ignorer le Bossuet des vingt dernières années, toujours belliqueux et guerroyant contre l’erreur, mais qui adressait aux Ursulines de sa ville épiscopale de si minutieuses instructions sur des particularités de règle d’ordre infime, et de cette main qui avait écrit tant de pages immortelles, traçait de longs et détaillés règlements sur le parloir ou le vote au chapitre conventuel. Or, ce Bossuet, qui entretient avec assiduité les Ursulines de leurs petits tracas journaliers ou qui écrit trois cents lettres à une Bénédictine de Jouarre hantée de scrupules de conscience, n’est pas un personnage nouveau. C’est le Bossuet de Metz, de Versailles et de Notre-Dame : seulement, dans le geste sublime que l’on sait, il a déposé au pied du catafalque de son ami le grand Condé la parure merveilleuse de son éloquence.

Évidemment, l’observateur ne précède pas toujours dans sa manière le théologien ni même le directeur de conscience, mais il marche à leurs côtés, les éclaire et leur dicte la prudence. « Je me propose de descendre des principes communs à des vérités de pratique » est une phrase qui revient souvent à la fin de ses exordes et qui nous paraît suffisamment caractéristique de son génie et de sa méthode. Les principes communs, ce sont les dogmes, et aucun lecteur ne nous démentira si nous disons que le théologien, une fois descendu des principes à la pratique, à la pratique vraiment humaine, donc diversifiée à l’infini et non systématique, n’a plus des principes qu’une idée transcendante qu’il contemple et admire, mais laisse dans son au-delà.

Donc, ni l’appareil oratoire de ses sermons, ni l’impérieuse affirmation de ses principes, ne doivent nous empêcher de retrouver dans Bossuet l’observateur, le moraliste et le peintre.

On nous opposera enfin l’opinion générale, sinon universelle du XVIIe siècle, dont il est inutile de rappeler que, par cela même qu’elle ne découvrait en Bossuet ni un observateur, ni un moraliste, ni un peintre, elle ne mettait point Bossuet au premier rang des orateurs sacrés, et pas même, – ce qui est plus grave pour l’objet de notre étude, – parmi les prédicateurs à la mode ou en vogue. Or, nul n’ignore ce qu’est le prédicateur à la mode : ce n’est pas toujours le meilleur, mais c’est toujours le plus actuel, le plus moderne, et trop d’églises gardent malheureusement l’écho des insipidités, des niaiseries et des sottises que la « modernité » d’un prédicateur « en vogue » peut impunément faire accepter. L’actualité discrète ou provocante fait combles la salle ou l’église. Tous les manuels de littérature ont ressassé l’argument : Bossuet, trop élevé pour son auditoire, pas assez actuel, trop près des Pères de l’Église ; Bossuet ne parlant pas pour ses contemporains, mais pour les siècles à venir, ne se souciant point du temps, mais seulement de l’éternité ; Bossuet jugeant son époque avec les idées de Tertullien, de saint Jérôme ou de saint Bernard ! – Examinons de près cette opinion du XVIIe siècle.

Croyez-vous d’abord que pour bien juger de ce siècle, il faille interroger ce siècle lui-même ? Quelle erreur ! Ne voyez les Lettres qu’au travers de l’Art Poétique de Boileau ! Interrogez Madame de Sévigné sur les chances de durée des tragédies de Racine ! Demandez à La Bruyère, ami intime et un peu l’élève en philosophie de Bossuet, le nom du prédicateur le plus apostolique, le mieux « nourri des Écritures et des Pères » ! Il vous répondra : « le Père Séraphin » – que vous ignoreriez, que nous ignorerions tous, si Bossuet lui-même n’avait loué sa « fructueuse morale » et son « homélie excellente ». Fiez-vous à Condé, à Turenne et à Madame de Sévigné, parce que le premier tente d’argumenter contre une thèse de théologie, que le second controverse, et que la troisième « s’enfonce en Nicole » et lit les Pères !

Ce siècle a commis dans le calcul de sa propre estimation au moins autant d’erreurs que le XVIIIe ou le XIXe. Le siècle de Louis XIV, conscient de lui-même, sous le regard du Grand Roi, dans son imposante harmonie, c’est un thème d’école bon pour une fresque ou une décoration de tapisserie, mais que le sens commun et l’histoire frappent d’une irrémédiable inanité.

Spécialement, en matière théologique, nous les croyons, sur la foi de deux ou trois anecdotes suspectes, plus entendus et plus savants que nous, ces généraux, ces marquises, ces écrivains. Oui, quelques-uns pouvaient aborder une épineuse question avec une érudition de surface et la terminologie de l’École, puisque la scolastique faisait partie de tous les programmes d’éducation, mais ils ne connaissaient pas pour cela le premier mot de leur religion, ils ignoraient le catéchisme, (au reste, qui se souciait de le leur apprendre ?), ils riaient de bon cœur tout étonnés, quand on leur parlait de la résurrection des morts, qu’ils croyaient être une mystagogie, une élucubration quelconque d’un Pythagore. Que Condé éprouve l’envie d’échanger quelques arguments de scolastique, cela ne l’empêche pas de penser et de vivre en libertin.

C’est même leur faire beaucoup d’honneur que de dire que la théologie de Bossuet était pour eux de cime trop haute. Ils étaient purement et simplement incompétents à juger, de ce point de vue, de la valeur d’un prédicateur. Voici par exemple ce Père Séraphin ! La Bruyère l’estime plus nourri des Écritures et des Pères que Bossuet lui-même ! Mais il est obligé de convenir que partout où il a prêché, les paroissiens ont déserté, les marguilliers eux-mêmes ont disparu ; seuls, les pasteurs ont tenu ferme ! Ce qui prouve que pour une raison ou pour une autre, La Bruyère ne jugeait pas comme le public, et que le public de la ville ne jugeait pas comme celui de la Cour. Mais en définitive, qui a tort ? Ce pourrait bien être tout simplement le Père Séraphin, le premier mérite d’un prédicateur étant de ne pas nous faire nous enfuir des églises.

Maintenant hâtons-nous de dire qu’à défaut de toute autre raison, il en est une qui explique surabondamment, jusqu’à l’évidence, pourquoi les auditeurs du dix-septième siècle ont reconnu en Bourdaloue et non en Bossuet le parfait sermonnaire, le sermonnaire moraliste. C’est tout simplement que c’était Bourdaloue qu’ils entendaient. Bourdaloue n’a pas prêché moins de douze stations à la Cour. Il était le prédicateur attitré, régulier, officiel. Un carême de Bourdaloue revenait chaque année comme il y avait la saison des ballets, celle des chasses royales et celle des voyages à la suite du Roi. Ce carême était attendu avec curiosité, espéré peut-être comme une diversion. Après tout, la chapelle du Roi n’était-elle pas alors, sous les regards du maître et le geste de l’orateur, un spectacle qui en valait bien d’autres ?

Avec Bossuet, ce n’était pas la même chose. Il n’est pas dans le même sens prédicateur de la Cour. Si presque toujours c’est devant un auditoire de Cour qu’il parle, reines, princes, courtisans, et s’il est visible que c’est pour des grands et non des bourgeois du Marais qu’il prêche les conséquences du dogme et les applications de la morale, c’est que cet auditoire est allé à lui, est venu chercher sa parole, à prendre ces mots sans métaphore. Par exemple, le Sermon pour la Profession de foi de Louise de La Vallière est prêché au Carmel : il a rassemblé cependant autour de Bossuet un auditoire de Cour aussi nombreux, aussi brillant qu’il aurait pu l’être à Versailles. Le Carême des Minimes, le Carême des Carmélites ont été pareillement prêchés devant des courtisans. Mais officiellement il a prêché à la Cour deux carêmes seulement et Bourdaloue douze ! Or c’étaient les « Stations de la Quarantaine » et non pas les sermons occasionnels ou les avents, ou même les Oraisons funèbres, qui faisaient les « Prédicateurs de la Cour ». Il convient ici de ne pas l’oublier.

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Des pages qui précèdent, il résulte que nous ne rencontrons devant nous aucune objection sérieuse.

Toute la question est donc de savoir si les éléments d’un tableau des mœurs du XVIIe siècle se trouvent bien dans les sermons de Bossuet.

D’abord nous n’avons pas la prétention de faire rendre à la parole de Bossuet le même son qu’à la parole de La Bruyère, de Saint-Simon ou de Madame de Sévigné. Ce serait un non-sens. Qui ne voit que le XVIIe siècle ne peut être bien connu que s’il l’est sur des témoignages divers ou même contradictoires ? L’ordonnance n’en est pas aussi simple qu’il apparaît au premier regard, et nous avons le plus grand tort d’en aborder souvent l’étude avec une conception toute faite à laquelle nous asservissons les réalités.

Nous n’apportons donc à ce travail aucune autre préoccupation que celle de ne fausser ni l’histoire, ni la parole de Bossuet. Mais si le luxe, l’ambition, la vanité de la noblesse, son amour du jeu, son culte du point d’honneur, sont, au XVIIe siècle, des faits, la religion, elle aussi, est un fait, un facteur social prépondérant, avec la place qu’elle tient dans l’État et, sinon toujours dans les mœurs, du moins dans les institutions et les usages. Il n’est donc pas inutile d’entendre Bossuet apprécier, au nom de la religion dont se réclame l’ordre établi, les mœurs du XVIIe siècle. On peut alors mieux percevoir ce qu’avait de factice, de conventionnel et de contradictoire cette époque dont quelques-uns ont voulu faire à tout point de vue l’âge d’or de la France. À la lumière crue et aveuglante de quelques observations de Bossuet en pleine cour de Louis XIV, on devine la pente par où ce siècle menait aux débauches, à l’insouciance et aux catastrophes inouïes de la fin du XVIIIe siècle.

C’est qu’en effet ce siècle est très loin d’être toujours celui de la beauté classique : il n’est souvent que celui du décor trompeur. Quand vous contemplez le château de Versailles, à l’heure surtout où les rayons du couchant en dorent les attiques, vous ne pouvez vous empêcher d’évoquer un passé prestigieux. Dans l’encadrement de chacune de ces fenêtres majestueuses, vous ressuscitez un illustre ou un charmant visage. Sur ces marches de marbre rose, au milieu de Versailles en construction, vous replacez Louis XIV dans l’éclat de la jeunesse et de la gloire donnant la main à Louise de La Vallière et inspirant Mansart et Lenôtre. C’est au haut de cet escalier que Louis XIV attendait Condé chargé d’années et de lauriers. Vous ne voyez plus qu’une œuvre que sa grandeur isole de toute ambiance et dresse plus belle que la nature elle-même. Et cependant ce palais tout en façade était incommode, mal aéré, manquait de dégagements, avait des cours intérieures trop étroites, et on n’ose dire à quel point les architectes y avaient eu peu souci de l’hygiène et de l’indispensable propreté. Là-dessus il faut entendre Saint-Simon. Les tentures cachaient des misères.

De même, ce Roi adulé comme un dieu et modèle de la courtoisie française, dépouillez-le des broderies du royal costume, voyez-le sans le geste du monarque, écoutez-le dans la chronique faisant des confidences révoltantes sur ses maîtresses successives en des propos de corps de garde ! Avec les pierres de l’ancien rendez-vous de chasse de Louis XIII, le Versailles de Louis XIV a gardé le relent d’une Cour où la politesse n’était pas sans alliage, où la grossièreté soldatesque du langage et une certaine brutalité allaient de pair avec le goût des équipages et des dentelles.

C’est précisément, à notre avis, l’originalité de Bossuet que son éloquence étale la pompe du grand siècle sans en dissimuler les défauts ou même la misère. Il ne se laisse entraîner ni à l’optimisme satisfait, ni au pessimisme malveillant, comme la plupart de ses contemporains. Il ne voit ni ne juge avec des intérêts, des rancunes ou des déceptions. Ce que ce règne eut d’imposant dans la hiérarchie de ses titres, dans le prestige de sa cour, dans le développement des arts, dans la continuité de vues et le bonheur de sa politique, Bossuet l’a vivement senti et, mieux encore, son génie a vu que cette grandeur ce n’était pas la France qui la soutenait, mais la Royauté. D’un beau mot il l’a dit : « Notre siècle royal ». L’apogée de la race capétienne n’a pas eu de plus grand poète.

Mais ce que ce siècle avait de vulgaire et de trivial, d’humain en définitive, ce qu’il avait aussi de discordant, d’inquiétant et de disproportionné entre la décoration pompeuse de son faîte et la fragilité de sa base, entre cette noblesse « qui a tout pris » et ces humbles « qui meurent de faim, Messieurs, à la porte de vos hôtels », Bossuet l’a vu aussi, et il l’a dit en termes sévères avec la clairvoyance du moraliste et les pressentiments de l’historien.

Il faut donc laisser aux observations de Bossuet toute leur valeur et se demander seulement ce qu’il a voulu dire et s’il avait raison de le dire, contrôler en outre ses témoignages par ceux de ses contemporains, les éclairer, les commenter, les établir dans toute leur force ou les récuser. On peut arriver ainsi à comprendre ce qu’il a voulu mettre d’actualité dans son œuvre, sans en mettre plus qu’il ne l’a voulu lui-même, et se garder de voir des allusions là où nous serions seuls à les voir. Mais ici la matière ne se présente pas toute façonnée comme dans Bourdaloue ou La Bruyère, et l’actualité est rarement là où on la chercherait sur la foi d’un titre : par exemple, elle est parcimonieusement distribuée dans les oraisons funèbres. Elle l’est encore plus dans le Sermon pour la Profession de foi de Louise de La Vallière.

Même ainsi déterminée, l’actualité dans les sermons de Bossuet est toujours près de nous échapper. D’une extrême familiarité, sa parole rebondit aux plus hautes idées de la théologie. Rien ne ressemble moins au style soutenu, au style de l’analyste et de l’observateur. L’émotion traverse le raisonnement ; l’éblouissement de l’idée déconcerte la rigueur du logicien. C’est alors que les personnages prennent chez lui figure d’épopée et qu’il a pour traduire les choses les plus ordinaires des expressions qui ne sont vraiment qu’à lui. Il transfigure ce qu’il touche. Il est forcé que nous nous laissions emporter à la puissance de son verbe, à la maîtrise de son mouvement oratoire, à l’envolée même de son lyrisme. Où retrouver alors l’observation précise ? N’est-elle pas voilée, sinon même déformée par la splendeur de cette éloquence ?

Aucun orateur cependant n’a mieux gardé la calme et parfaite disponibilité de ses moyens. Empruntons-lui la comparaison de l’aigle qui s’élève à la pleine lumière du soleil et qui sait redescendre avant que l’éclat l’ait aveuglé. Il commande délibérément les puissances de son éloquence ; jamais, même dans ses plus beaux élans, il ne perd de vue l’aspect pratique de son sujet. Nous croyons entendre un prophète ; on a même pris l’habitude, dans une certaine école, de ne célébrer qu’en termes lyriques l’éloquence de Bossuet : or ce n’est qu’un prédicateur qui parle, si même ce n’est un médecin qui décrit l’étendue du mal. Vous entendrez tout à l’heure ce lyrique vous dire, pour vous faire comprendre qu’il est aussi difficile d’extirper de notre âme un péché que dix, qu’il n’est « pas moins douloureux d’arracher des cheveux à une tête chauve qu’à une tête abondamment pourvue » !

Enfin, il ne faut pas oublier que dans la longue carrière oratoire de Bossuet, le XVIIe siècle s’est plusieurs fois modifié de décor, de tenue et de mœurs. Tout autre est-il avant le pouvoir personnel de Louis XIV, autre sous ce pouvoir, autre à partir de l’influence de Françoise d’Aubigné. Bien plus, à mesure que, avant l’installation définitive à Versailles qui date officiellement de 1682, mais est en réalité de 1676, les séjours prolongés, les carrousels, les collations, les ballets, les fêtes de jour et de nuit, se multiplient dans le palais et dans le parc qui sortent magiquement de terre, l’étiquette se précise, les préséances s’organisent, les charges se créent à l’envie. Tout ce qui de près ou de loin tient à la Cour se met de plus en plus à part, nous ne disons pas de la nation, mais de la ville. Dans cette mêlée prodigieuse et si heurtée, peut-être unique dans l’histoire du monde, de génies et de médiocrités, d’originalités et de bassesses, de splendeurs et de misères, il faut de longues années pour que les éléments se tassent et se coordonnent. Dans l’intervalle, les tonalités contrastent et fournissent matière naturelle aux antithèses de Bossuet. Sur le tard, dans la maturité du règne, on l’entend qui parle de « compromis et d’hypocrisie », et, à ce Roi qui a déjà vu tant d’inquiétudes traverser son orgueil, il propose les armes de saint Paul : « la prière, l’humilité, la ferveur ». Mais au Roi jeune, fougueux, enivré, et qui ne sait point d’obstacle, il prêche « la victoire sur les passions ». Il adjure « le Roi invincible de se vaincre lui-même ». – Une notation très exacte du temps, des années et du milieu est donc ici indispensable. N’étageons pas tout de suite ce siècle comme dans un lit de justice, sur les majestueux degrés de ses trois ordres ; suivons au contraire, concurremment au texte de Bossuet, l’évolution des mœurs et des idées.

Ainsi présenté, le tableau de la Cour de Louis XIV d’après l’œuvre de Bossuet, peut, nous semble-t-il, offrir un intérêt historique et un intérêt moral considérables. C’est davantage peut-être par ce dernier que ce tableau s’impose à notre attention. Car il ne s’agit point ici, encore une fois, de satisfaire la curiosité malicieuse qui faisait se pâmer d’aise Madame de Sévigné à un sermon du Père Bourdaloue, et il serait absurde de prétendre mettre des noms et de chercher des « clés » à des portraits. Ne nous attendons pas davantage à rencontrer un novateur politique : c’est un rôle assez timide au surplus, sinon même inavoué, qu’il faut laisser à Fénelon et à Massillon, et beaucoup plus tard, quand du XVIIe siècle il ne subsiste à vrai dire rien autre chose que le nom du roi sexagénaire qui a reçu le sceptre à cinq ans. Bossuet n’apporte d’autre projet de réforme du Régime et des mœurs que l’Évangile. Il n’a pas sa République de Salente, et il cherche bien moins encore à combler les vides de l’indifférence religieuse par l’éducation philosophique. L’Évangile ou rien ! Il n’a pas de tempéraments ; entre ces deux termes, il se refuse à chercher une moyenne. Dans toute la forte beauté du mot, il est absolu, ce qui ne veut pas dire qu’il manque de tendresse et d’onction. Loin de là : le cri de la douleur et de la faiblesse humaines s’élève de toute son œuvre oratoire et il y fait écho dans l’aveu d’une immense pitié. L’orthodoxie de sa morale, la rigueur théologique de ses principes ne font pas qu’il soit moins compatissant « aux malheureux mortels que nous sommes, de raison débile et de volonté chancelante », et, ne l’oublions pas, ce n’est pas le « belliqueux » Bossuet, c’est « l’accommodant » Massillon qui a prononcé et froidement écrit le sermon inexorable et d’un accent si faux sur « le petit nombre des élus ».

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Nous allons donc suivre Bossuet dans un monde des plus divers : les rois, dans la gloire comme Louis XIV ; dans l’exil, comme le fils des Stuarts ; les reines délaissées dans leur propre cour, ou exilées et déchues ; les grands, capitaines ou courtisans ; la noblesse de robe ; la richesse insolente des parvenus ; les femmes « parées comme des idoles » ; les beaux esprits vaniteux, les libertins présomptueux, les philosophes téméraires, le clergé que le luxe amollit ; l’ambition, la politique et la guerre ; l’éducation et le mariage des jeunes filles ; le jeu, le duel, le théâtre, l’amour, l’argent, la galanterie, la magie, la sorcellerie… ; – à côté, les pauvres qui rôdent et ne voient de la fête que les girandoles ; les marchands que « l’infidélité des nobles à payer leurs dettes » mène à la ruine ; les populations des campagnes, que les impôts et le passage des troupes pour la guerre réduisent à la misère ; les artisans à qui manque le travail.

Cette énumération serait longue, tant Bossuet, loin d’apporter à son auditoire un enseignement abstrait, se préoccupait au contraire d’illustrer ses leçons d’exemples visibles et tangibles. Et encore perdrons-nous beaucoup de ces allusions et la saveur de beaucoup de ces exemples, l’histoire n’étant pas tellement la résurrection du passé qu’elle puisse nous rendre exactement les préoccupations et les sensations de ceux qui l’ont vécu.

Dans ce monde prodigieux et disparate, le génie de Bossuet est à l’aise. Ne s’adaptant à aucun cadre, irréductible aux formules, l’étonnante diversité de son esprit se plaît aux contrastes de la Cour. Théologien, philosophe et poète, observateur et lyrique, calme et fort et soutenu dans sa doctrine, mais tout à coup, dans le développement régulier de sa thèse, quand vous le suivez attentivement et posément dans sa dialectique, s’enlevant par bonds, s’enivrant de la beauté de l’Idée, des accents de son âme, de la sonorité de son verbe, de l’éclat de ses images. Il est, comme le siècle même auquel il s’adresse, en dehors des lois qui nous servent à juger communément des sociétés et des écrivains.

Et ceci est pour donner plus de prix et plus de relief à ses observations. En effet, si son génie est plus qu’aucun autre capable d’embrasser dans une vaste synthèse le tableau si complexe de la Cour de Louis XIV et d’en faire ressortir, dans un puissant contraste, les richesses et les misères, l’ordonnance harmonieuse et les inégalités surprenantes, c’est que, pour avoir longuement contemplé et profondément étudié le spectacle unique de cette Cour, pour avoir été admis à en pénétrer les détails, grâce à ses titres, à ses fonctions, surtout à ses amitiés avec les plus illustres, il a vu s’enlever plus haut l’essor de son inspiration et de son éloquence, et a dû, pour s’y égaler, épuiser la mesure de son génie et de son labeur.

CHAPITRE PREMIERLouis XIV

SOMMAIRE. – La doctrine historique de l’établissement de la Royauté et la théorie du Droit divin. – La force et le droit. – Portrait de Louis XIV. – Son autorité et son ascendant. – Splendeur de ses palais. – Le vertige de la puissance et l’enivrement de la flatterie. – Le Grand Roi dans sa Cour. – Contraintes de l’étiquette royale, difficultés pour aborder le Roi. – La paix à l’intérieur du royaume, surveillance des anciens partis, répression des complots. – Négociation des traités de paix. – La guerre : sa nécessité et ses fléaux. – Louis XIV protecteur de la religion et de l’Église. – Les fautes du Roi : son égoïsme et son orgueil l’isolent de la nation.

Il y a deux manières d’aborder l’étude du pouvoir royal au XVIIe siècle pour bien comprendre la doctrine de Bossuet.

Première doctrine : les rois de France, chefs de maison, se sont essayés depuis huit cents ans à changer leur haute suzeraineté en pouvoir absolu et à faire de leurs vassaux des sujets. Ils y sont arrivés définitivement après la Fronde, lorsque précisément le sceptre se trouvait échu aux mains de Louis XIV, enfant. Or, dans cette longue série de siècles, la royauté, pour s’affirmer incontestée à l’intérieur, n’a guère eu à lutter que contre les nobles, nous voulons dire contre les grands feudataires. En effet, le mouvement communal apporta plutôt à la royauté une aide, souvent sollicitée d’ailleurs, et les Jacqueries les plus sanglantes ne furent que des épisodes, révoltes contre des factions plutôt que contre le Roi. Seule, la noblesse maintient la résistance et quelque illustres que soient les têtes qu’a fait tomber Richelieu, elle lutte encore avec Condé, le dernier exactement des grands feudataires et qui fait sa paix au traité des Pyrénées, de pair ou peu s’en faut avec le roi de France et le roi d’Espagne.

D’où il résulte que le Roi ne doit qu’aux nobles la réalisation de sa puissance souveraine. C’est dans la mesure où ils ont été vaincus ou se sont laissé vaincre, séduits par les mariages, les pensions et les titres, contraints par les traités ou les lois de la guerre, que le Roi est enfin le maître de cette antique hiérarchie de suzerainetés et de vassalités mêlées les unes dans les autres et qu’on appelle la France. Maître du pouvoir par les nobles, il ne le partagera pas évidemment avec les nobles, il le gardera pour lui seul, mais aussi est-ce à eux seuls qu’il en donnera l’apparence et les satisfactions. Il prendra chez eux, à quelques glorieuses exceptions près, ses secrétaires d’État, gouverneurs, ambassadeurs, intendants, maréchaux, évêques. Ceux qui ne sont pas capables d’un grand emploi recevront une charge de cour.

Écoutons Bossuet : « Dans tous les royaumes, il y a des privilégiés, c’est-à-dire des personnes éminentes qui ont des droits extraordinaires, et la source de ces privilèges, c’est qu’ils touchent de plus près par leur puissance ou par leur emploi à la personne du Roi. Cela est de la majesté de l’État et de la grandeur du souverain que l’éclat qui rejaillit de sa couronne se répande en quelque sorte sur ceux qui l’approchent ».

Telle est la première conception du pouvoir royal, et nous ne disons pas qu’elle soit à tous points de vue juste devant l’histoire et devant la morale : il suffit que ce soit bien certainement en vertu d’elle que les Grands du XVIIe siècle aient pensé posséder leurs privilèges.

Mais on peut prendre maintenant à rebours cette histoire de l’établissement de la Royauté et considérer moins ce que le Roi laisse découler, du haut de sa souveraineté, de faveurs et de pouvoirs, que ce que la nation, c’est-à-dire le peuple, donne au Roi, en remontant, de force et d’autorité. Ce serait le XVIIe siècle étudié par en bas, dans ses fondations. Il faudrait constater et définir la poussée de chacune des classes sur celle qui s’étage immédiatement au-dessus d’elle. En haut, la Royauté apparaîtrait naturellement comme la résultante de tous les efforts concordants. Ce n’est plus la maison royale qui aurait fait la nation, c’est la nation qui, avec une conscience souvent obscure mais indéfectible, se serait faite elle-même une, en constituant peu à peu tous ses éléments solidaires dans la politique extérieure d’abord, puis dans la politique intérieure. La Royauté ne serait que l’expression concrète de toutes ces aspirations vers l’unité, de tous ces instincts d’apaisement et de stabilité.

« Les rois, dit Bossuet, s’imaginent volontiers qu’eux-mêmes ou leurs ancêtres ont seuls établis leur puissance, comme si les peuples n’avaient point peiné pour eux et que les peuples ne les aient point aidés à monter sur ce trône dont ils ne considèrent maintenant que l’éclat et l’autorité ! ».

Telle est la seconde conception du pouvoir royal, et l’on voit que Bossuet les accepte l’une et l’autre, justifié d’ailleurs par l’histoire, car si les règnes d’un Louis IX, d’un Charles V et d’un Louis XI semblent donner raison à la première doctrine, la seconde a pour elle les conditions du mouvement communal, la victoire de Bouvines et l’histoire de Jeanne d’Arc.

À ces deux conceptions positives et strictement historiques, Bossuet superpose la théorie du droit divin qui peut évidemment s’accommoder de l’une et de l’autre. Or, Bossuet fait incontestablement du droit divin le couronnement de la force. « À l’origine des dynasties, il y a des choses qui font frémir ». Quoi donc, sinon des coups de force, des crimes, des pillages, des usurpations sanglantes ? C’est une famille plus puissante qui veut s’asservir ses voisines.

Mais comment la force créera-t-elle le droit ? Elle ne le créera jamais, avait répondu le cardinal de Retz, quand il parlait de ce droit des Rois et de ce droit des Peuples qui ne s’accordent jamais si bien que dans le silence. Bossuet au contraire tient à affirmer bien haut le droit du Roi, un droit originel. Le Roi est un élu de Dieu, Dieu lui donne un royaume en lui déléguant, comme le dit Bossuet, une portion de son autorité, et c’est au Roi à conquérir ce royaume comme il le peut, même par le fer et par le feu. Mais il faut qu’il le conquière : que s’il reculait devant les moyens ou préférait au risque des luttes une vie oisive, il manquerait à sa mission « trahirait le choix de Dieu et serait infidèle à sa vocation ». Ces terribles origines dynastiques qui font frémir rentrent donc dans le plan divin, comme les guerres qui précipitèrent les Empires sur les Empires pour réaliser au temps d’Auguste l’unité du monde au profit du christianisme. La thèse de l’Histoire universelle se retrouve ainsi identique dans la théorie du pouvoir royal.

La conquête achevée, il ne reste plus que le Droit ; et les origines cruelles du pouvoir que Bossuet ne dissimule pas, mais sur lesquelles il n’insiste guère, ne l’empêchent point de voir sur le front des rois et sur leur visage une marque de la Divinité. Le Roi est le maître, non par le jeu des institutions, mais du fait de sa personne royale. « Le droit le plus sacré et le plus auguste de sa puissance absolue est d’établir les lois et de dispenser des lois ». Il est la force unique, le droit unique, « les histoires ne sont composées que des actions qui l’occupent et tout semble y être fait pour son usage ».

Qui ne voit l’actualité de cette doctrine ? Il est trop clair d’abord qu’une pareille théorie n’a aucun sens si le pouvoir royal absolu est remplacé par un pouvoir démocratique ou même constitutionnel ; mais supposez Bossuet ayant devant lui « la race de Pharamond » et non celle de Hugues Capet, et que le Roi ne s’appelle pas Louis Auguste, Louis le Grand, mais Chilpéric ou Childebert, alors quel écart, quelle exagération entre la doctrine et la réalité ! Si le Roi même s’appelait seulement Louis XIII et non pas le Roi-Soleil, Bossuet pour expliquer les bienfaits de la royauté aurait-il pu recourir à cette comparaison pourtant toute naturelle aux regards de l’époque : « ainsi Dieu a mis le soleil dans une place si élevée au-dessus de nous pour réjouir par sa vertu toute la nature » ?

On objectera la « Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte » et l’on dira que Bossuet, bien loin de subordonner ses théories au prestige de Louis XIV, ne fait qu’appliquer à la royauté de son temps une doctrine transcendante. Mais cette « Politique » elle-même vient de Versailles. Elle est rédigée telle et étayée sur de tels principes parce qu’elle a été composée sous le prestige du Grand Roi, à l’adresse de l’héritier du Grand Roi. Il ne nous semble pas que ce soit manquer d’égards au génie de Bossuet de penser que les idées directrices de cet ouvrage auraient été modifiées naturellement en face d’une royauté d’un caractère tout différent. Ici, comme toujours, la théorie politique est le reflet de la politique pratique et tangible. Cette doctrine du droit divin est au surplus celle de tout le monde au XVIIe siècle, et non pas seulement celle des courtisans, des ministres, des prédicateurs et des poètes, mais des Conti, des Bouillon et des Condé auxquels cependant leur propre histoire et toute récente aurait dû enseigner sur l’origine de l’absolutisme royal une doctrine bien différente de celle du sacre du Roi Saül !