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La mémoire de la Première Guerre mondiale est particulièrement présente à Bruxelles. En tant que capitale du royaume, Bruxelles abrite le Soldat inconnu, garde la mémoire des grandes batailles et des grandes figures nationales. Elle rend également hommage aux Alliés et à l’aide humanitaire internationale dont la Belgique fut bénéficiaire. Enfin, elle abrite la mémoire de certaines corporations nationales comme les forestiers ou les postiers. Mais, en tant que ville formée de communes soucieuses de leur autonomie, Bruxelles conserve par ailleurs des mémoires locales à travers des figures de patriotes moins connus au plan national ou l’évocation des souffrances quotidiennes des civils occupés, ainsi que de simples soldats. En tout cas, Bruxelles garde une mémoire spécifiquement belge de la Grande Guerre caractérisée par la place accordée aux souffrances des civils à côté de celles endurées par les militaires. Ce livre entend retracer la mise en place de cette mémoire dans l’espace bruxellois, analyser sa portée symbolique et interroger ce patrimoine hors norme. Car, en effet, saviez-vous que la région de Bruxelles-Capitale ne comptait pas moins de 600 noms de rues, plaques et monuments, sans compter le Musée royal de l’Armée, dédiés au souvenir de cette guerre ?
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Seitenzahl: 540
Veröffentlichungsjahr: 2015
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bruxelles, la mémoire et la guerre
Bruxelles, la mémoire et la guerre (1914-2014)
Laurence van Ypersele, Emmanuel Debruyne et Chantal Kesteloot
Renaissance du Livre
Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo
www.renaissancedulivre.be
photo couverture : © vincent vandendriessche, 2014
couverture : emmanuel bonaffini
isbn: 9782507053215
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdite.
LAURENCE VAN YPERSELE, EMMANUEL DEBRUYNE
CHANTAL KESTELOOT
Bruxelles, la mémoire et la guerre
Avant-propos
Il est bien normal qu’à l’occasion du centenaire du début de la « Grande Guerre », l’événement militaire proprement dit soit mis en évidence. Ce serait cependant une erreur d’en rester là. La région bruxelloise n’a pas été en ligne de front, elle n’a rien connu de comparable aux forts de Liège ou aux tranchées de l’Yser. Mais Bruxelles était parmi les villes occupées une des plus importantes, de surcroît une capitale. Je me félicite donc du nombre et de la qualité des initiatives qui, avec le soutien de la région, se concentrent sur le rôle de Bruxelles à cette époque.
Laurence van Ypersele, Emmanuel Debruyne et Chantal Kesteloot nous expliquent comment cette guerre est entrée dans la mémoire collective bruxelloise et quel chemin elle y a parcouru. Ils mettent en lumière le rôle spécifique des différents acteurs qui interviennent dans ce processus : l’État dans sa capitale, les communes qui cherchent à s’affirmer, les entités locales ou corporatives. Ainsi, leur analyse donne une vue sur l’évolution de toute une société, au départ de la référence au fait de la guerre. Grâce à cette approche, ils élargissent et enrichissent la réflexion sur cet événement majeur dans l’histoire du siècle passé.
Le Ministre-Président de la Région de Bruxelles-Capitale
Introduction
La Première Guerre mondiale n’a épargné ni les hommes, ni les paysages, ni les villes et les villages. Témoins de la violence inouïe de ce conflit, les champs et les forêts dévastés ou les villes en ruine sont autant de cicatrices que la période de reconstruction cherchera à effacer. Certes, l’on garde l’un ou l’autre témoin de la puissance destructrice de la guerre comme le fort de Loncin à Liège ou le Boyau de la mort àDixmude, mais, pour le reste, les cimetières militaires sont réorganisés, les paysages reverdissent, les villes et les villages détruits sontreconstruits. Il ne s’agit nullement d’oublier ce conflit hors norme, mais bien de parachever la victoire.
En effet, au même moment, le pays se couvre de nouvelles traces de guerre : noms de rues et monuments divers viennent rappeler, pour longtemps, la gloire des grands morts, des héros nationaux ou locaux, le nom des grandes batailles, la reconnaissance collective envers les Alliés… Ainsi, les vestiges de la guerre se sont petit à petit effacés devant l’émergence d’un patrimoine mémoriel qui cherche à transmettre non pas la réalité de la guerre, mais bien les représentations qu’ont voulu s’en faire ceux qui l’avaient vécue ; un patrimoine mémoriel qui réaffirme les identités collectives au cœur des villes et des villages ; un patrimoine qui perdure jusqu’à nos jours et qui mérite d’être revisité.
À cet égard, Bruxelles-Capitale tient une place privilégiée avec ses quelque six cents traces de la Grande Guerre, pour la plupart toujours présentes sur son territoire. Durant la guerre, la ville échappa aux combats et aux destructions, mais fut l’une des rares capitales occupées durant tout le conflit. Au lendemain de la conflagration, elle devint un lieu de mémoire particulièrement riche. En effet, en tant que capitale, Bruxelles abrite le Soldat inconnu, honore la mémoire des grandes batailles et des grandes figures nationales. Elle rend également hommage aux Alliés et à l’aide humanitaire internationale dont la Belgique fut bénéficiaire. Enfin, elle abrite la mémoire de certaines corporations nationales comme les forestiers ou les postiers. Mais, en tant qu’agglomération de communes soucieuses de leur autonomie, Bruxelles conserve par ailleurs des mémoires locales à travers des figures de patriotes moins connues, voire inconnues, sur le plan national ou l’évocation des souffrances quotidiennes des civils occupés, ainsi que la mort de simples soldats. Autrement dit, Bruxelles est porteuse d’une mémoire multiple, internationale, nationale et locale, mais aussi corporative. Les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale nous invitent à redécouvrir ce patrimoine exceptionnel dont le sens échappede plus en plus aux générations d’aujourd’hui, à réentendre ce qu’il signifiait pour ceux qui l’ont créé, à interroger dans toute sa complexité les différentes identités dont il témoigne.
Les premières études sur la mémoire de la Grande Guerre en Belgique1ont déjà mis en relief ses spécificités par rapport à celles des autres pays belligérants. La mémoire de guerre belge se structure autour de deux axes : l’héroïsme et le martyre. Contrairement à la France, à la Grande-Bretagne ou à l’Allemagne qui n’exaltent guère que la figure du combattant, la Belgique accorde une place tout à fait remarquable aux civils, à travers les figures du patriote fusillé, du civil massacré en août 1914 et du déporté. À cet égard, il faut rappeler les spécificités de l’expérience belge de la Première Guerre mondiale : seul un pourcentage restreint des hommes se trouve effectivement sur le front, ce qui explique aussi cette mémoire plurielle qui laisse unebien plus grande place aux civils. Schématiquement, on peut distinguertrois expériences belges de la guerre2: la Belgique au front (les soldats), la Belgique occupée (à laquelle les massacres de civils sont assimilés) et la Belgique en exil (qui, sans être majoritaire, représente tout de même plus d’un demi-million de personnes). Or, dès avant la fin de laguerre, la mémoire belge a glorifié la Belgique héroïque au front, personnifiée par le roi Albert, et la Belgique martyre en pays occupé, incarnée par le cardinal Mercier, puis par Gabrielle Petit. Seule la Belgique en exil, assimilée dans l’opinion publique aux embusqués honnis, est exclue de la mémoire collective.
Au sortir de la guerre, le pays est ruiné et en deuil. L’urgence est donc de maintenir le sens de cette guerre pour pouvoir affronter lesdéfis de l’après-guerre, assumer les souffrances endurées pendant quatreans et accomplir son deuil. Dès lors, l’exaltation de la Patrie « héroïqueet martyre » qui avait permis de tenir durant le conflit s’est transformée,dans l’immédiat après-guerre, en exaltation de la mémoire de guerre,à travers des funérailles nationales posthumes, l’érection d’innombrablesmonuments aux morts et la publication de multiples récits hagiographiques. Il s’agissait d’affirmer collectivement que les morts et les souffrances n’avaient pas été vaines, que la guerre avait été grande et juste,que la Patrie sortait certes meurtrie, mais ennoblie de cette épreuve. À direvrai, jusqu’en 1924 au moins, l’après-guerre est dominé par le culte des morts et la Patrie belge semble renforcée par l’épreuve vécue durant quatre ans. Pourtant, cette belle unanimité se révélera une illusion. Dès la fin des années 1920, mémoire officielle et mémoires populaires divergent progressivement. Flamands et francophones s’inscrivent, au fil du temps, dans des mémoires distinctes.
Bruxelles, en tant que capitale du royaume, abrite les grands symboles de la mémoire nationale et devient le théâtre des grandes cérémonies officielles. Mais, Bruxelles, comme toutes les grandes villes belges, honore également ses héros locaux. Par exemple, le bourgmestre Adolphe Max, après quatre ans d’emprisonnement, est accueilli triomphalement par sa ville, le 17 novembre 1918 ; tandis que le roi Albert et la famille royale, après quatre années au front, rentrent dans leur capitale, sous les ovations de la foule, le 22 novembre de la même année. De même, c’est à Bruxelles qu’ont lieu les funérailles nationales du Soldat inconnu, du général Leman, du général Jacques de Dixmude, du cardinal Mercier et du Roi-Soldat, mais aussi les funérailles communales du bourgmestre Adolphe Max. Si l’enchevêtrement des ancrages nationaux et locaux caractérise l’ensemble de la Belgique, cet aspect est particulièrement perceptible à Bruxelles. Comme le constatel’historienne française Élise Julien, « la force symbolique de l’espace des capitales permet en effet à chacun d’y inscrire et d’y mettre en scèneun message perceptible par tous à l’échelle nationale, alors que la symbolique des villes de province n’est puissante qu’aux yeux de ceux qui entretiennent avec elles un rapport personnel3». Retracer l’évolution des commémorations à Bruxelles permet donc d’interroger l’évolution de la mémoire de 14-18 dans son rapport avec les identités belges, ainsi que celle des pratiques mémorielles dans unesociété en mutation. En effet, « la commémoration, cérémonie destinéeà rappeler le souvenir, est l’une des manifestations visibles de la mémoire. Mais bien plus qu’un simple reflet de la mémoire, elle travaille aussi à la produire : le processus commémoratif est un acte volontaire pour matérialiser à l’aide d’une mise en scène organisée, codifiée, une certaine vision du passé et pour agir ainsi sur les représentations collectives. Les commémorations contribuent ainsi à définir les identités et les légitimités, ce qui en fait un enjeu social et politique de premier plan4».
Le présent ouvrage est divisé en trois parties. Une première partie expose le contexte historique. En effet, pour comprendre les traces mémorielles de la Première Guerre mondiale dans l’espace bruxellois, il est nécessaire de connaître à la fois l’histoire de cette guerre dans laquelle la Belgique a été impliquée malgré elle, et l’expérience particulière de Bruxelles durant ce conflit. Ce contexte historique permettra de mettre en perspective l’ensemble des traces de la Grande Guerre dans l’espace bruxellois. La deuxième partie est consacrée à la mise enplace de la mémoire nationale de la guerre à Bruxelles et à son évolution jusqu’à nos jours, à travers l’émergence des traces mémorielles dansles différentes communes bruxelloises, l’évolution des gestes commémoratifs qui les accompagnent et la transformation des significations qui y sont liées. Enfin, la troisième partie est consacrée à l’analyse des différents niveaux de mémoires communale, locale et corporative présentes dans l’espace de l’actuelle région de Bruxelles-Capitale, de leur répartition géographique et chronologique. Car cet extraordinaire patrimoine mémoriel nous lègue des représentations identitaires complexes et forge des imaginaires de guerre variés.
Partie I
_Chapitre 1
La Grande Guerre en Belgique
La Première Guerre mondiale apparaît aujourd’hui comme la véritable matrice duxxe siècle. Difficile de comprendre la société contemporaine sans faire référence aux transformations induites par ces quatreannées qui bouleversèrent le monde et plus spécifiquement la Belgique. Les populations qui vécurent ce cauchemar en ressortirent traumatisées, mais aussi profondément transformées, obligeant les États à tenir compte de cette évolution. Il faut dire que le conflit fut marqué par une violence extrême. Violence sur les champs de bataille qui dépassa toutes les limites connues, mais aussi violences diverses à l’égard des populations civiles. En quelques mois, le prix attaché à la vie humaine semble s’effondrer au sein de toutes les sociétés belligérantes. Le bilan est effrayant : la Grande Guerre fera près de dix millions de morts, sans compter les millions de blessés, souvent marqués à vie.
Au cœur de cette tourmente générale, la Belgique apparaît comme un cas particulier. Petit pays neutre entraîné malgré lui dans la guerre par la violation de sa neutralité, la Belgique connaîtra tout à la fois l’horreur des tranchées, des boucliers humains, des massacres de civils (quelque 5 500 rien qu’en août 1914), la destruction de plusieurs villes et villages, les déportations de travailleurs, la misère, la faim et le pillage systématique des biens des entreprises et des particuliers. Seul pays du front occidental à être quasi totalement occupé, la Belgique de 14-18 peut apparaîtrea posterioricomme un véritable laboratoire (conscient ou non) de pratiques de violences extrêmes qui caractériseront l’ensemble duxxe siècle.
Si l’image du premier conflit mondial se confond souvent avec celledes tranchées, on oublie que cette guerre fut « totale », dans le sens où son impact dépassa largement les horreurs des champs de bataille pour toucher chaque citoyen dans les multiples aspects de son vécu quotidien5.
Bruxelles, capitale et principale agglomération du pays, réussit à échapper aux violences d’août 1914. Elle n’en sera pas moins, tout aulong du conflit, un enjeu symbolique de première importance tant pourl’occupant qui y installe le siège de ses institutions que pour les occupésqui regardent la capitale comme un exemple ou pour certains activistes qui tenteront, sans succès, de la conquérir. En tout cas, Bruxelles est, durant cinquante-deux mois, le témoin privilégié de l’occupation allemande, de ses rigueurs et de ses ambiguïtés.
1. L’entrée en guerre
À la veille de l’entrée en guerre, Bruxelles est une ville à l’économie florissante. Depuis 1830, Bruxelles assume pleinement son rôle de capitale. Elle est à la fois le cœur du pouvoir économique (les grandes sociétés y ont leur siège, à l’image de la Société générale de Belgique) et du pouvoir politique (Palais royal, Chambre, Sénat). Véritable pôle d’attraction, Bruxelles et ses communes environnantes ont connu uneforte croissance démographique. À la veille de la Première Guerre mondiale, ce que l’on a coutume d’appeler l’agglomération bruxelloise compte seize communes6, soit un ensemble de quelque 790 000 habitants. Même si, par rapport à d’autres capitales – Londres et Paris, par exemple –, la ville a conservé un caractère provincial, elle n’en a pasmoins connu un rayonnement international important. De nombreuses foires internationales s’y sont tenues. De plus, en 1897, Bruxelles a accueilli une exposition internationale et coloniale qui s’est traduite par l’urbanisation de nouveaux quartiers. De manière générale, la capitale a connu de nombreux travaux durant lexixe siècle : voûtement de la Senne, développement des moyens de communication, dont le tramway et les chemins de fer, traçage des boulevards du centre… Mais la ville conserve un caractère vert. L’industrie y occupe une place secondaire par rapport aux activités administratives et commerciales et, en outre, les campagnes demeurent proches. Tout au long duxixe siècle, les communes bruxelloises ont connu des phénomènesde migrations externes et internes. En tant que capitale, Bruxelles constitue, en effet, un pôle d’attraction tant pour des populations pauvresque pour des populations éduquées attirées par les possibilités d’emploi. La ville connaît, par ailleurs, une migration interne qui voit ses habitants les plus aisés fuir le centre-ville pour des faubourgs plus aérés. Surle plan politique, l’agglomération bruxelloise est un bastion libéral – onva mêmejusqu’à parler de contre-pouvoir libéral bruxellois face au gouvernement catholique homogène qui dirige le pays depuis 1884 –, même si progressivement les majorités absolues se sont faites plus rares et que des coalitions ont dû être formées. Bien évidemment, chaque commune a un visage spécifique lié à la densité de sa population et à son profil socio-économique. Au jeu politique, longtemps dominé par un affrontement entre catholiques et libéraux, s’est ajouté le Parti ouvrier belge. À la veille de la Première Guerre mondiale, ce dernier fait clairement partie du paysage politique bruxellois : il est associé aux majorités communales dans la plupartdes communes de la première ceinture et à Bruxelles-Ville. L’urbanisation et la croissance démographique de l’ensemble bruxellois ne vontpas sans poser des problèmesd’organisation et de gestion de l’espace urbain : comment gérer des questions d’intérêt commun quand le pouvoir politique est disperséalors que ces questions réclament des solutions d’ensemble ? C’est pourtenter de remédier à cette dispersion qu’en 1874, le bourgmestre de Bruxelles prend l’initiative de créer la Conférence des bourgmestres, une structure informelle qui réunitl’ensemble des maïeurs bruxellois : huit lors de sa création, seize à la veillede la Première Guerre mondiale. Les communes conservent, bien sûr, toute leur autonomie, mais les bourgmestres discutent d’un certain nombre de questions communes sans que pour autant les décisions adoptées aient un caractère contraignant7.Toutefois, c’est durant la guerre que la Conférence va pour la premièrefois pleinement jouer son rôle.
Au moment où la poudrière balkanique fait basculer l’Europe dans la guerre, la Belgique était très peu préparée à entrer dans un conflit militaire majeur. La neutralité, condition explicite à son existence poséedès 1830 par les puissances européennes, était considérée par la majorité des Belges comme la meilleure garantie de l’indépendance du pays.La Belgique n’avait-elle pas échappé à la guerre franco-prussienne de 1870 ? Dès lors, jusqu’à la fin du mois de juillet 1914, l’opinion publique crut pouvoir échapper à la conflagration.
Cette confiance démesurée en la neutralité explique largement les réticences persistantes du monde politique, surtout catholique, à consentir aux dépenses militaires et à accepter une profonde réforme de l’armée. C’est donc dans ce domaine que les souverains utiliseront tout leur pouvoir d’influence pour tenter d’infléchir les décisions politiques en faveur d’un renforcement de l’armée. On sait le combat incessant mené par Léopold II qui réussirain extremisà signer, sur son lit de mort, en 1909, la loi instaurant le service personnel d’un fils par famille. Parallèlement, dès 1912, le gouvernement catholique de Broqueville s’était rallié à une note émanant du ministère des Affaires étrangères et annonçant clairement qu’en cas de conflit entre la France et l’Allemagne, la Belgique n’échapperait pas à la guerre et serait doncforcée de prendre les armes8. Bien loin des promesses électorales qui lui avaient assuré une confortable victoire, de Broqueville appuya aussi leroi Albert dans sa volonté de renforcer l’armée et fit adopter, en 1913, la loi sur le service militaire généralisé. Mais il était déjà trop tard : lors de la mobilisation générale, décrétée le 31 juillet 1914, l’armée dispose tout au plus de quelque 200 000 hommes provenant de quinze classes, régies par trois lois de milice différentes ! À cette faiblesse s’ajoutent les dissensions au sein de l’état-major, empêchant toute stratégie cohérente.
C’est dans ce contexte que, le 2 août 1914, conformément au plan d’attaque Schlieffen-Moltke, l’Allemagne – une des cinq puissances garantes de la neutralité du petit royaume – envoie un ultimatum à la Belgique, reniant par là même ses engagements antérieurs. Le Conseil des ministres puis le Conseil de la Couronne rejettent immédiatement l’ultimatum : la Belgique se défendra et fera appel à ses garants en cas de violation de ses frontières9. Le 3 août, l’opinion publique belge, qui apprend simultanément l’existence de l’ultimatum allemand et la réponsedu gouvernement belge, est tout à la fois frappée de stupeur, d’indignation, puis de colère10. Le choc est d’autant plus rude que, depuis 1830, la Confédération germanique était non seulement l’une des garantes de l’indépendance belge, mais aussi l’un des foyers de la culture et de la science européennes. Elle était souvent regardée avec admiration et enviée par une grande partie de l’intelligentsia belge.
À Bruxelles, comme à Liège et à Anvers, la population manifeste son incompréhension en s’en prenant aux résidents allemands pourtant parfaitement intégrés : quelques vitrines sont brisées, des maisons sont saccagées et, partout, une vague d’espionnite aiguë s’empare des habitants.
Le 4 août 1914, vers 8 heures du matin, les troupes allemandes entrent en Belgique. La nouvelle n’est pas encore connue lorsque, à 10 heures, le roi se rend à la séance extraordinaire du Parlement. Sur le parcours, l’enthousiasme de la foule bruxelloise est indescriptible. Jamais un roi des Belges n’a connu une telle ferveur patriotique11. L’accueil au palais de la Nation est tout aussi chaleureux et même les socialistes républicains mêlent leurs cris à ceux des autres. Le roi prononce une courte allocution : la Belgique entend se défendre, mais on espère que les événements redoutés ne se produiront pas. Si, néanmoins, la frontière était violée et le territoire envahi, l’étranger « trouvera tous les Belges groupés autour du souverain qui ne trahira pas, qui ne trahira jamais son serment constitutionnel et du gouvernement investi de la confiance absolue de la nation entière ». Et il termine par cette phrase devenue célèbre : « J’ai foi dans nos destinées. Un pays qui se défend s’impose au respect de tous. Ce pays ne périt pas. Dieu sera avec nous dans cette juste cause. Vive la Belgique indépendante. » Dès l’annonce de l’invasion, un gouvernement d’union sacrée non officiel12est mis sur pied. En effet, les leaders des partis d’opposition, deux libéraux et un socialiste, reçoivent le titre de ministre d’État. Les luttesidéologiques, encore si virulentes la veille, sont ainsi mises entre parenthèses pour la durée du conflit. Toute la Belgique se trouve soudain uniecontre l’ennemi et bascule dans la guerre. Le roi devient le symbole du sentiment de stupéfaction et d’indignation qui gagne toutes les couches de la société belge.
2. La guerre de mouvement
Au même moment, la IIe armée allemande, sous le commandementdu général von Bülow, se dirige rapidement vers le nœud stratégique queconstitue Liège, ville protégée par une importante ceinture de douze forts, dont celui de Loncin. La défense de Liège, par la 3e division d’armée, sera très vite considérée comme l’une des pages les plus glorieuses de la Première Guerre mondiale. Les troupes belges, sous les ordres du général Leman, y prouvent leur volonté de résister. Le 15 août,les Allemands doivent utiliser les fameuses « Grosse Bertha » pour venir à bout du fort de Loncin qui se soulève et retombe sur ses quelque trois cents défenseurs ; le général Leman, grièvement blessé, est fait prisonnier. Si on sait aujourd’hui que la bataille de Liège ne retarda guère les plans allemands, elle eut un impact psychologique immense tant chez les Belges et les Alliés qu’auprès de leurs adversaires. De même, la bataille de Haelen lors de laquelle le lieutenant-général de Witte et ses troupes empêchent temporairement la cavalerie allemande de passer la Gette, le 12 août, sera considérée comme une victoire héroïque. Après la chute de Liège, le commandement belge concentre, en effet, ses efforts sur la défense de Namur et de la Gette, position qui doit assurer le repli sur Anvers. Le 17 août, le gouvernement quitte la capitale pour Anvers. Le 20 août, les troupes allemandes entrent à Bruxelles. Du 21 au 24 août, les forts de Namur défendus par la 4e division d’armée tombent, tandis que l’armée belge se replie sur Anvers, assiégée par l’ennemi.
Durant cette période de guerre de mouvement, quelque 5 500 civils belges – y compris des femmes et des enfants – sont massacrés par les troupes allemandes, et plusieurs villes et villages sont quasi totalement détruits. L’Allemagne considère ces tueries comme de justes représailles contre la présence de francs-tireurs et accuse le gouvernement belge d’avoir suscité une levée en masse. S’il est clair que ces violences n’étaient pas préméditées et que les soldats croyaient bel et bien à la présence de francs-tireurs, il est tout aussi évident que la population n’a pas développé une résistance armée massive face à l’occupant. Dès le 5 août 1914, le ministère de l’Intérieur avait d’ailleurs demandé à la population, par voie d’affiche, d’éviter toute résistance et de déposerles armes dans les administrations communales, un appel largement suivisur l’ensemble du territoire. L’analyse montre d’ailleurs que la logique des violences contre les civils diffère selon les endroits. Par exemple, à Visé, les troupes allemandes furent confrontées dès les premiers jours à une résistance de l’armée belge, ce qui mènera à la destruction quasitotale de la ville le 16 août. Par contre, à Andenne le 21 août, à Taminesle 22 et à Dinant le 23, c’est aux Français que les Allemands doivent faire face. Dans ces villes, les massacres commencent donc dans la confusion des affrontements, mais se poursuivent de façon systématique avec le soutien du haut commandement allemand. Des habitants sont expulsés de leur maison et abattus sur le pas de leur porte, d’autres sont pris en otage pour former des boucliers humains, d’autres encore sont rassemblés et immédiatement fusillés. Le bilan est terrible : 223 victimes à Andenne, 384 à Tamines et 674 à Dinant. À Tamines,d’ailleurs, ce n’est que le lendemain des affrontements que les Allemands rassemblent les otages sur la place Saint-Martin pour les fusiller froidement. En revanche, à Louvain, où 242 personnes perdront la vie, c’est la panique des soldats allemands, suscitée par des « tirs amis », qui déclenche les violences le 25 août. Les conséquences seront terribles : ce jour-là et le lendemain, les Allemands incendieront délibérément la prestigieuse bibliothèque de l’université et détruiront une partie du patrimoine médiéval de la ville dans le cadre d’une politique de punition systématique. Un peu partout, il s’agit donc bien de représailles contre des civils innocents au nom de la soi-disant présence de francs-tireurs13. Ces tueries provoquent immédiatement l’indignation générale,non seulement en Belgique, mais aussi et surtout au plan international. La propagande alliée s’en empare pour parler d’« atrocités » préméditées et révélatrices de la barbarie ontologique de l’ennemi. La Belgiquedont la neutralité a été aussi violée avec autant de brutalité devient un petit « pays martyr », le véritable symbole de ce début de guerre.
Dans les premiers jours d’octobre, l’armée belge doit quitterin extremisla place fortifiée d’Anvers. Elle se retire sur l’Yser, aidée par l’arrivée de fusiliers marins britanniques le 3 octobre, puis des Français. Du 10 au 16 octobre, de nombreuses réunions ont lieu entre le roi, l’état-major belge et le général français Pau, envoyé de Joffre auprès de l’armée belge. Après des discussions houleuses, il est décidé que les soldats belges ne participeront à aucune offensive, mais devront tenir « jusqu’au bout » sur le front de l’Yser, comme le prescrit l’ordre du roi daté du 15 octobre. Les combats sont d’une extrême violence. Le 22 octobre, les Allemands franchissent la boucle de Tervaete. Deux jours plus tard, les Belges se replient derrière la ligne de chemin de fer Nieuport-Dixmude. Le général Jacques, défenseur de Dixmude, s’illustre par son courage : blessé plusieurs fois, il refuse de se replier avant la fin de la bataille. Le 30 octobre, l’ennemi lance une grande offensive entre Nieuport et Lille. L’objectif est la maîtrise des ports de la Manche. LesAllemands arrivent à conquérir Ramskapelle et Pervijze. Mais les inondations, déclenchées le 29 octobre, sous la direction du batelier HendrikGeeraert, rendent toute bataille impossible. Devant la montée des eaux,entre le 2 et le 4 novembre, les Allemands doivent se replier sur la rive droite de l’Yser. Dixmude et Nieuport restent aux mains de l’armée belge, tandis que le saillant d’Ypres est défendu par les Britanniques.
Pour l’armée belge, la bataille de l’Yser est finie : la guerre de position commence. Désormais, jusqu’à l’automne 1918, le roi, qui reste au front durant toute la guerre, refuse de participer aux offensives alliées, inutiles à ses yeux. Résultat : le taux de mortalité dans l’armée belge est l’un des plus faibles de la guerre14.
Si, à la tête de son armée, Albert Ierdevient vite l’incarnation de la résistance farouche de la Belgique à l’envahisseur, le gouvernement belge, réfugié au Havre, est par contre nettement moins bien considéré par la population belge restée en pays occupé, tout comme le demi-million de Belges exilés à travers le monde15. En fait, pendant que le conflit s’enlise dans les tranchées, le pays et sa capitale doivent faire face à une réalité totalement imprévue : l’occupation.
3. L’arrivée des Allemands à Bruxelles
Les Allemands entrent donc à Bruxelles le 20 août. Ils avaient été précédés par un afflux de réfugiés et de blessés. Dès les premiers jours de la guerre, à l’initiative de la reine Élisabeth, la galerie du Palais royal était transformée en hôpital de la Croix-Rouge : les meubles du rez-de-chaussée avaient été remplacés par deux cents lits, des installations radiographiques et des salles d’opération. De son côté, le bourgmestre de Bruxelles, Adolphe Max, opta pour une coopération limitée avec les Allemands, à la fois pour éviter les massacres et pour garder la mainmise sur son administration. Mais, d’emblée, les Allemands se font menaçants. Avant même d’entrer dans la capitale, ils mettent la population en garde : toute forme de résistance « de la part des bourgeois » ou d’hostilité quelconque serait impitoyablement sanctionnée. En vue de prévenir tout acte de rébellion, les Allemands menacent de prendre enotage les autorités communales ainsi que cent notables de la ville16pourgarantir la bonne conduite de la population bruxelloise, une dispositionà laquelle ils renoncent finalement. Max, à son tour, envoie un télégramme à l’empereur lui demandant que les troupes n’occupent quele palais et le parc du Cinquantenaire pour « ménager la possibilité dansl’avenir d’une réconciliation du peuple allemand et du peuple belge »17. Ainsi, la veille de l’arrivée des Allemands, il ordonne le remblaiement des tranchées creusées dès les premiers jours de la guerre, fait retirer la garde civique et démolir les barricades.
Le 20 août, les troupes allemandes pénètrent par l’est de la ville18, traversent les arcades du Cinquantenaire, prennent la rue de la Loi, défilent sur la place des Palais et investissent la Grand-Place, soit autant de lieux symboliquement chargés pour les Bruxellois. La démonstration de force est impressionnante, tant sur le plan visuel que sur le plan sonore. D’ailleurs, le fait que les troupes allemandes prennent possession de ces lieux identitaires en uniforme de campagne (certains ont gardéla housse de camouflage sur leur casque à pointe) montre qu’ils entrenten ennemis. Le caractère interminable de ce défilé, le bruit des sabots sur les pavés et les coups de sifflet suscitèrent une fascination mêlée de terreur sur la population. Un journaliste américain, RichardHardingDavis, en témoigne : « Pendant deux heures, je les regardai, et après, lassépar la monotonie de tout cela, je rentrai à l’hôtel. Après une heure, sous ma fenêtre, je pouvais toujours les entendre ; une heure encore passa, puis une autre. Ils défilaient toujours. L’ennui faisait placeà l’émerveillement. La chose vous fascinait, contre votre proprevolonté, vous ramenait sur le trottoir et vous tenait là, les yeux ouverts. Cen’étaient plus des régiments d’hommes défilant, mais quelque chose de troublant, d’inhumain, une force de la nature, comme un glissement de terrain, un raz-de-marée ou une coulée de lave. Ce n’était pas de cette planète, mais mystérieux, fantomatique. Cela portait tout le mystère et la menace d’un brouillard s’étendant vers vous à travers la mer19. »
Le bourgmestre qui accueille les autorités allemandes – tout en refusant de leur serrer la main – s’engage à assurer la sécurité des troupes stationnées dans la capitale. Immédiatement, des affiches sont placardées sur les murs de la ville sommant la population d’obéir aux autorités occupantes qui réquisitionnent ce dont elles ont besoin : nourriture, logement, etc. Si le bourgmestre adopte cette politique visant à éviter les heurts entre les troupes allemandes et la populationcivile, il se battra toujours, jusqu’à son arrestation, le 26 septembre 1914,pour limiter les exactions de l’armée occupante. Adolphe Max luttera, par exemple, contre les réquisitions abusives de vivres : dès le 24 août, il négocie une convention stipulant que les réquisitions se ferontcontre paiement dans un délai de huit jours. Les Allemands ne respectantpas cette convention, il s’ensuit un véritable bras de fer entre le bourgmestre et l’occupant : les Allemands choisissant de suspendre le paiement des bons de réquisition, le bourgmestre bruxellois décide à son tour d’ajourner le versement des contributions de guerre (Bruxelles avait déjà payé 15,6 millions sur les 20 millions réclamés)20. Cette question des contributions de guerre est omniprésente durant toute l’occupation. C’est le prétexte que choisit l’occupant pour arrêter Adolphe Max, puis le déporter en Allemagne. Il y restera jusqu’à la fin de la guerre. Pour les Belges, cette arrestation marque en quelque sorte la victoire de la force sur le droit.
5. Bruxelles face à la pénurie
Dès la fin du mois de juillet 1914, on assiste à une hausse du prix des denrées alimentaires. Les magasins sont pris d’assaut. La population commence à stocker des vivres. Le gouvernement belge prend un certain nombre de mesures – dont l’instauration d’un rationnement du pain à hauteur de 400 grammes par jour et par personne –, mais l’arrivée des Allemands dans la capitale annihile ces efforts. Rapidement, même si la Belgique disposait de stocks pour un certain nombre de denrées, l’effet conjugué des stockages, des réquisitions, de la guerre et des difficultés de transport va rendre la situation alimentaire de plus en plus difficile, et cette difficulté finit par toucher l’ensemble de la société.
Dès la fin de l’année 1914, en effet, la population commence à avoir faim et froid… La situation devient rapidement dramatique, les territoires occupés étant directement concernés par le blocus économique allié (véritable arme de guerre de la Grande-Bretagne contre l’Allemagne) et par le refus allemand de contribuer au ravitaillement des territoires occupés (ce qui est contraire à la Convention de La Haye). Or, la Belgique de 1914 importait environ 80 % de son stock céréalier. Sans surprise, c’est dans les villes que les problèmes sont lesplus aigus. Aux réquisitions ponctuelles effectuées par les troupes durantla guerre de mouvement, soit d’août à octobre 1914, les Allemands vont substituer une politique d’exploitation systématique du territoire, l’Allemagne cherchant à se procurer un maximum de ressources pour soutenir son effort de guerre. Lorsque les autorités bruxelloises sont dans l’incapacité de fournir certaines denrées – c’est, par exemple, le cas de l’avoine en décembre 1914 –, l’occupant exige un dédommagement en argent équivalant au double de la valeur des marchandises manquantes. Ces réquisitions pèsent donc à tous les niveaux : sur les finances communales (les communes achètent les biens exigés par l’occupant, voire doivent payer en cas de pénurie) et sur la population (puisque les rares denrées sont confisquées). En outre, les réglementations allemandes visant la surveillance des personnes (introduction de la carte d’identité, nécessité de laissez-passer pour tout déplacement, arrestations, etc.) vont rendre la circulation de plus en plus difficile. L’existence des Belges occupés se replie donc au niveau local. Les problèmes de ravitaillement et la peur de la faim dominent la vie quotidienne, surtout dans les grandes agglomérations comme Bruxelles. En plus, la durée de la guerre va poser des cas de conscience à bien des Belges restés en pays occupé : faut-il se murer dans une passivité absolue au risque de mettre au chômage nombre d’ouvriers ou reprendre les activités et voir une partie de la production accaparée par l’occupant ? Il faut donc inventer de toutes pièces les instruments de la survie quotidienne de la population belge…
Dès septembre 1914, les territoires occupés sont au bord de la famine. Les initiatives privées de charité, installées en août 1914, ne suffisent plus à combler la demande. Le rationnement est introduit. Des produits sont désormais interdits à la vente compte tenu des manques. À Bruxelles, le bourgmestre Adolphe Max s’adresse au mécène Ernest Solvay qui débloque un million de francs-or pour parer à l’urgence. Parallèlement, « l’ingénieur américain Heineman, qui était à la tête du holding belge Sofina, fonde avec quelques compatriotes un comité d’aide pour le ravitaillement de Bruxelles. Finalement, des crédits plus continus sont fournis par l’omniprésent Émile Francqui de la Société générale43». Francqui, d’ailleurs, devient immédiatement le « responsable effectif de l’aide alimentaire pour toute la Belgique44» : c’est sous sa direction que le Comité national de secours et d’alimentation (CNSA) est fondé à Bruxelles fin septembre. Le CNSA secompose de deux départements : celui de l’alimentation (achat et ventede vivres) et celui du secours (qui vit sur les bénéfices du département de l’alimentation). Le système est décentralisé, puisqu’il s’appuie sur lesstructures provinciales et communales restées en place. Mais, pour faireface à la pénurie alimentaire, les aides nationales ne suffisent pas. Encorefaut-il obtenir des aides internationales. Or, cela représenterait une brèche dans le blocus économique mené par les Britanniques contrel’Allemagne. C’est pourquoi une délégation belge fait appel au présidentdes États-Unis, Woodrow Wilson, pour servir de médiateur vis-à-vis de la Grande-Bretagne.
Le 16 octobre 1914, Dannie Heineman obtient de Colmar von der Goltz, brièvement gouverneur général de Belgique avant von Bissing, l’assurance que les vivres importés seront exclusivement destinés au peuple belge. En même temps, il fait appel à un compatriote installé à Londres, Herbert Hoover, pour faire fléchir la Grande-Bretagne. Il obtient gain de cause. Émile Francqui, qui connaît Hoover – avec qui il a séjourné en Chine –, lui demande de prendre la tête d’une « organisation neutre45» qui s’occuperait de l’aide venue de l’étranger. Le gouvernement belge en exil s’engage, lui aussi, sur le plan financier pour permettre l’achat de denrées. Ce sera laCommission for Relief in Belgium(CRB)46. Mais la méfiance des Britanniques persiste : à leursyeux, les importations ne feront que remplacer les produits belges saisispar les Allemands. Il faut donc plus de garanties. Ce sont les ambassadeurs des pays neutres à Bruxelles qui joueront le rôle d’intermédiaires entre les belligérants et celui de garants des engagements pris : le marquis de Villalobar pour l’Espagne, Maurice van Vollenhoven pour lesPays-Bas et Brand Whitlock pour les États-Unis. Le 31 décembre 1914, le gouvernement allemand s’engage à interdire les réquisitions de vivresqu’auraient dû remplacer les vivres envoyés par la CRB. Toutefois, le gouverneur général von Bissing interprète l’engagement allemand defaçon restrictive (refus de compter parmi ces vivres les pommes de terre,le sucre et l’avoine). La riposte ne se fait pas attendre : en décembre1915, la Grande-Bretagne menace de suspendre le ravitaillement belge.Les négociations aboutissent en avril 1916 à un accord qui restera en vigueur jusqu’à la fin de la guerre : le gouverneur général s’engage à interdire toute exportation de matière alimentaire belge et, enéchange, les Allemands en tant qu’individus (soldats ou autres) peuventacheter des produits alimentaires belges. Cette décision ouvrira la porteà de nombreux abus, d’autant que le CNSA n’avait jamais obtenu ledroit de distribuer les vivres produits en Belgique occupée. Par ailleurs,les distributions d’aide se font suivant les évidences sociales de l’époque. Pour bénéficier des secours, il y a tout d’abord l’obligation d’être inscrit. Plusieurs formes d’aide sont possibles : des achats de vivres dans des magasins communaux (avec des systèmes de cartes pour chaque type de denrée), la participation à la soupe populaire (avec des conditions d’accès qui varient d’une commune à l’autre) où les personnes prises en charge sont astreintes à de longues files ou, encore, les restaurants économiques destinés à une population plus aisée. Il s’agit, en fait,de cafés ou de restaurants existants, le CNSA intervenant pour une part dans le prix du repas. Ce système maintient le principe d’une clientèle payante qui ne vit donc pas sa démarche comme une humiliation. L’aide est « discrète ». Le CNSA pratique également une forme de contrôle social et un certain nombre de personnes sont exclues de l’aide : celles dont l’attitude patriotique est mise en cause, celles qui ont des comportements considérés comme « légers »47, des prostituées, des alcooliques… Cela étant, si l’occupant, dont le ravitaillement des populations occupées n’est pas la priorité, a accepté la création de cette puissante institution où se côtoient des hommes de toutes tendances48, c’est par peur des troubles liés à la pénurie alimentaire qui se manifeste dès la fin de l’année 1914. Le CNSA, en effet, vit et agit en dehors du contrôle allemand49. Toutefois, sa lutte contre le détournement des denrées et des vêtements envoyés par la CRB durera jusqu’à l’armistice et devient particulièrement âpre dans la seconde moitié de la guerre50.
Car la situation économique belge ne fait qu’empirer, les prix ne cessent de grimper et le chômage augmente, notamment du fait des mesures imposées par l’occupant quant au nombre de travailleurs maximal par entreprise51. En effet, à partir de février 1917, l’occupant impose la fermeture des usines et ateliers occupant plus de douze personnes, officiellement pour économiser le charbon et le pétrole,dans les faits, pour inciter un plus grand nombre de travailleurs à partiren Allemagne. Pour les Bruxellois, comme pour la plupart des Belgesoccupés, c’est l’ère de la débrouille. Madeleine, une adolescente d’Uccle, se souvient : « Le ravitaillement de Bruxelles devenait de jour en jourplus précaire ; le pain surtout rationné et indigeste, nous manquait beaucoup. Le sucré était rare ; un service d’alimentation générale fut organisé avec tickets dérisoires ; quelques héroïques Marolles ne voulurent pasy avoir recours, “car, n’est-ce pas, nous ne voulons rien de boche et le ravitaillement (Ravit Allemand !), ce n’est pas pour nous”. On eut beaucoup de peine à les convaincre. […] Nous avions souvent faim, et cependant maman se saignait aux quatre veines pour nous nourrir. La consistance du pain variait : collant et noirâtre ou crevassé et brun-rouge. Des morceaux de paille pilés jouaient le rôle de corinthes dans notre cramique national ! La ration était bien petite ; aussi, chacun piquait dans sa miche un petit animal de bois peint pour reconnaître son morceau. Les voraces mangeaient le tout à un repas et se serraient la ceinture après52. » Une population dans le dénuement le plus complet, qui ne peut plus compter sur les sources d’approvisionnementtraditionnelles de la capitale doit se montrer inventive pour continuerà se nourrir, se vêtir, se chauffer, bref survivre avec des revenus fortementamputés par l’arrêt de la plupart des activités industrielles. La population doit vivre avec un système de rationnement qui voit les files s’allonger devant les quelques magasins qui ont la chance d’êtreravitaillés. Faire la file avec l’espoir (souvent déçu) de trouver quelques denrées pour nourrir la famille devient l’une des principales activités de nombreux citadins. C’est dans ce contexte que l’on voit aussi les jardins privés et publics transformés en potagers, un mouvement largement encouragé par les communes bruxelloises. Mais même les semences se font rares et les récoltes sont loin d’être à la hauteur des attentes. La forêt de Soignes est prise d’assaut, ce qui suscite d’ailleursl’inquiétude de la Conférence des bourgmestres. Mais cela ne suffit pas.Certains groupes suscitent tout particulièrement l’inquiétude, commeles nourrissons. Diverses œuvres sont donc créées pour tenter de pallierleurs carences alimentaires. Il s’agit clairement d’investir dans l’avenir de la nation.
Bien entendu à côté de ces organisations charitables qui font l’objetd’un véritable engagement social, d’autres choisissent d’exploiter la situation en répondant à la forte demande de nourriture par l’organisation de la contrebande et du marché noir. Certains profitent ainsi de la misère généralisée pour s’enrichir. Les agriculteurs sont accusésde s’engraisser sur le dos des citadins en vendant leurs denrées au prixfort. L’accusation s’étend également aux maraîchers accusés de pratiquer