Bruxelles mondiale - Laurent Hublet - E-Book

Bruxelles mondiale E-Book

Laurent Hublet

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Beschreibung

D'une ville, Bruxelles, au fil des cent dernières années.

De Paul Otlet, un architecte de la connaissance, monomaniaque et brillantissime, qui a Imaginé le Palais mondial, un temple de l'information et de la paix universelle. 

D'une amitié entre Paul, Léonie et Henri La Fontaine, couronné du prix Nobel de la paix en 1913, qui ont pensé ensemble une préfiguration de Wikipédia, il y a tout juste cent ans, en créant pas moins de dix-huit millions de fiches sur tous sujets confondus.

De trois bâtisseurs du savoir qui ont conçu les plans d'une cité mondiale à Bruxelles bien avant que les institutions européennes ne s'y installent, et dont les rêves se sont fracassés sur l'incompréhension de leurs contemporains.

D'une institutrice, Mélanie Schummer, l'arrière-grand- mère de l'auteur, qui a marqué son enfance et qu'il redécouvre 25 ans après sa mort, au fil de détours et de rencontres dans Bruxelles.

D'un immigré, Simon Schummer, père de Mélanie, contemporain des fondateurs du Palais mondial, quittant sans un sou Maastricht pour Bruxelles et creusant son sillon parmi les artistes et les intellectuels bruxellois du début du XXe siècle.

D'une ville qui se perd, qui renaît et qui a tout pour briller pour des millénaires.

C'est une ode à ses habitants, leur savoir-vivre et leur savoir-être.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Laurent Hublet a co-fondé et dirige BeCentral, l'un des plus grands campus numériques d'Europe, situé dans la gare centrale de Bruxelles. Il a également cofondé BeCode, une école de programmation gratuite présente à Charleroi, Liège, Anvers, Gand et Bruxelles. En parallèle, il est vice-doyen en charge du lifelong learning à l’école de commerce Solvay. Il a conseillé pendant 6 ans des grandes entreprises et organisations internationales en Europe, en Amérique latine et en Afrique. De novembre 2014 à février 2018, il a été responsable de la stratégie numérique du gouvernement fédéral belge, au cabinet du Vice-Premier Ministre Alexander De Croo. Il est également chroniqueur pour L’Écho et La Première.

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Couverture

Page de titre

Au travail !

L’histoire prend place en avril 2010. Des tirs à la kalachnikov sont entendus en plein jour à Molenbeek et Anderlecht. « Chicago sur Senne », s’indigne un député et écrivain flamand habitant Bruxelles. La polémique enfle, Flamands et francophones, médias et politiques, réunis sous leur bannière communautaire, s’étripent. Là où le nord du pays dénonce une Région bruxelloise invivable, mal gérée, les Bruxellois, eux, évoquent un fait divers et refusent les mises en cause.

À l’époque, Le Soir et De Morgen, agacés, signent une carte blanche commune, appelant les hommes politiques des deux camps à cesser de « jouer » pour enfin regarder l’enjeu. La région bruxelloise n’était ni Chicago ni le théâtre d’un fait divers, mais sous la menace d’une bombe sociale, que personne ne veut voir et gérer. « Boom démographique, forte densité urbaine, chômage endémique, concentrations culturelles ghettoïsantes et une superposition d’institutions qui ont du mal », écrivaient-ils dans les deux langues, à prouver leur efficacité. Les deux journaux plaident alors pour une stratégie d’attaque et urgente.

Depuis, les projets sont venus, mais les statistiques et les caricatures de Bruxelles gardent la vie dure. La région regorge d’initiatives et d’amoureux transis mais trop souvent, leur regard sur elle manque de perspective, d’engagement et de volonté d’éblouir.

Rêver la ville devenue capitale, puis région : c’est ce formidable défi que Laurent Hublet relève dans son Bruxelles mondiale. C’est ce projet qu’il nous restitue en nous plongeant dans un passé fabuleux qui dessine soudain, sous sa plume et avec la complicité de ses héros, un futur évident.

Voilà donc un livre qui nous raconte Bruxelles de tous les possibles, née des utopies d’individus simplement géniaux. C’est ce que démontrent les vies entrecroisées de Paul Otlet, ce grand bourgeois inventeur au XIXe siècle d’un Wikipédia de papier et de son contemporain, Simon Schummer, très modeste tailleur-coupeur et arrière-arrière-grand-père de l’auteur. Deux entrepreneurs, deux audacieux, deux Bruxellois qui suivent leurs instincts, leurs ambitions dans une ville qui se déploie au rythme des talents.

Mais l’apport fondamental de Bruxelles mondiale va bien au-delà de ce plongeon émouvant et jouissif dans une époque de grandes transformations personnelles et citadines. Ce livre nous tire vers le haut, nous réveille et nous donne de l’ambition pour Bruxelles, comme pour nous-mêmes et pour le regard que nous posons sur les autres.

Non, nous ne sommes pas fatalement des « nains » à l’échelle d’une ville, d’un pays ou du monde : nos gènes, comme ceux de cette Région capitale, regorgent de la capacité à générer des utopies et à en faire des moteurs.

Oui, nous sommes les descendants de Paul Otlet, penseur de la paix mondiale et entrepreneur de la connaissance, et de ses comparses Henri Lafontaine, prix Nobel de la Paix, et de sa sœur Léonie, féministe de la première heure. Trois avant-gardistes de génie : universalistes, progressistes, émancipateurs, mondialistes, pacifistes, anticolonialistes et féministes – oui, tout ça ! – qui ont fait de Bruxelles à leur époque, le centre mondial du savoir pour tous et une terre d’inventions. Le Bruxelles mondiale de Laurent Hublet a, à cet égard, bien des allures de L’Asturienne de l’écrivaine Caroline Lamarche et de ces ingénieurs, industriels et innovateurs qui ont fait, eux, la richesse et la réputation mondiale de la Wallonie.

Le centre de Bruxelles, au tournant du XXe siècle, fut donc la préfiguration du Palo Alto des années 1990-2000 et de l’envol des Wikipédia, Google et autres Apple !

Quand on referme Bruxelles mondiale, on n’en doute plus : l’utopie est à notre portée. Bruxelles, à nouveau « cœur battant d’une cité mondiale, capitale de la connaissance humaine, lieu d’échanges et de dialogue conduisant à une paix mondiale ? » Tout est là, il faut juste, comme Paul Otlet, et Simon Schummer, croire en nous et nous mettre au travail.

Béatrice DelvauxÉditorialiste en chefJournal Le Soir

LES LIEUX DE L’HISTOIRE

LES PERSONNAGES DE L’HISTOIRE

LES PROJETS DE L’HISTOIRE

Palais mondial : centre de production et de partage de la connaissance basé au parc du Cinquantenaire à Bruxelles, ouvert au public de 1919 à 1934.

Mundaneum : centre d’archives et d’exposition localisé à Mons et ouvert au public depuis 1998. Il abrite les archives de l’ancien Palais mondial de Bruxelles.

NB : le Palais mondial de Bruxelles a aussi été appelé « Mundaneum » par ses fondateurs. Pour éviter les confusions, nous avons privilégié le terme « Palais mondial » tout au long du livre.

Cité mondiale : projet d’une capitale du monde, porté par les fondateurs du Palais mondial et par d’autres concepteurs (Andersen, Le Corbusier). Ce projet est resté au stade de dessins et de plans.

Répertoire bibliographique universel : dispositif d’accès à l’information, comportant des millions de fiches manuscrites et localisé à l’intérieur du Palais mondial.

Musée international : espace muséal situé à l’intérieur du Palais mondial.

Palais des associations : centre administratif hébergeant des associations internationales à l’intérieur du Palais mondial.

Encyclopedia Universalis Mundaneum (EUM) : ensemble de 8 000 illustrations (texte et dessin) à l’encre de Chine, réalisées entre les années 1920 et 1940 pour le Palais mondial par Paul Otlet et une équipe d’auteurs et d’illustrateurs. La plupart des illustrations de ce livre sont issues de l’EUM.

Prologue

Ce livre raconte l’histoire d’une ville, Bruxelles.

Ce livre raconte l’histoire de femmes et d’hommes qui, il y a un siècle, y ont anticipé le monde numérique et y ont donné corps à leur rêve : l’accès pour tous à l’information et au savoir.

Ce livre raconte l’histoire de ceux qui ont façonné la ville, et l’histoire de ceux qui l’ont abîmée.

Ce livre est un manifeste.

Pour une Bruxelles pleinement émancipée, assumant ses racines et fière de ses identités plurielles. Pour une Bruxelles qui revendique son statut de petite utopie universaliste en marche.

Pour une Bruxelles qui prend son destin en main, avec l’ambition d’être une cité-monde qui inspire l’Europe et constitue un tremplin pour n’importe quel être humain.

Pour une Bruxelles façonnée en retour par toutes les cultures qui l’habitent. Inspirante. Grouillante. Multiple. Ouverte.

Ce livre est une déclaration d’amour à Bruxelles pour que nos enfants puissent y vivre libres et heureux, aujourd’hui et demain.

Chapitre 1Le Cinquantenaire

Comme de nombreux Bruxellois, j’associe spontanément le parc du Cinquantenaire à la course à pied. Chaque année, un dimanche de mai, des dizaines de milliers de coureurs s’y donnent rendez-vous pour les vingt kilomètres de Bruxelles. Ce jour-là, le parc est bondé de sportifs en lycra moulant, dossard sur le ventre et petit short laissant deviner de puissants muscles adducteurs.

Début juillet 2021

Sans doute est-ce cette association inconsciente qui m’a décidé à aller courir jusqu’au Cinquantenaire, en ce midi un peu frisquet, alors que l’été peine à s’imposer sur Bruxelles.

Depuis mon bureau de la gare Centrale, il me faut d’abord traverser le lugubre quartier des institutions européennes. Je descends la rue de la Loi, une autoroute urbaine à quatre bandes bordée d’immeubles de bureaux sans âme, dont les façades sont noircies par la pollution automobile. Arrivé à la vallée du Maelbeek, j’emprunte la rue qui remonte en pente régulière jusqu’au rond-point Schuman, le cœur de la Bruxelles européenne. À droite se dresse l’énorme cube du Conseil européen, tout de verre et de marbre rose. À gauche trône le Berlaymont, le bâtiment de la Commission et l’emblème de la présence des institutions européennes à Bruxelles depuis les années 1960. Berlaymont n’est pas un père fondateur de l’Union européenne, pas plus qu’une héroïne de l’histoire bruxelloise. C’est le nom du couvent qui se trouvait là, avant que les chanoinesses de l’ordre des Dames du Berlaymont ne soient délogées pour laisser la place aux fonctionnaires européens.

Depuis le trottoir, j’aperçois à l’entrée l’immense logo de la Commission européenne. Le dessin fait écho aux lamelles en acier qui recouvrent la façade du bâtiment et en masquent partiellement les fenêtres. Reprenant mon souffle en fin de montée, je me demande qui a bien pu imaginer que ce bâtiment insipide serait un symbole assez fort pour inspirer confiance et envie aux citoyens européens envers leurs institutions. Peu de gens connaissent le Berlaymont, même parmi les Bruxellois. Et les amateurs de son style architectural sont encore moins nombreux…

Les trottoirs sont déserts malgré l’heure du midi, pourtant synonyme de pause déjeuner. Les fonctionnaires européens sont sans doute en vacances. Quant aux touristes, ils ont dû préférer le romantisme des canaux de Bruges aux barrières antiterroristes du quartier Schuman.

La montée se termine, le parc du Cinquantenaire est en vue. À l’horizon se dessinent les arcades, l’Arc de Triomphe bruxellois. Le monument sert régulièrement d’arrière-plan à des photos d’officiels, tel Donald Trump prenant la pause avec ses homologues européens lors du sommet de l’OTAN en 2018. On retrouve aussi la silhouette emblématique et un peu inquiétante des arcades dans les dépliants vantant les mérites de Bruxelles comme destination touristique.

J’accélère un peu la cadence en franchissant les grilles du parc du Cinquantenaire ; un événement récent me revient en mémoire. C’était il y a quelques jours. Et c’était à une centaine de mètres à peine du rond-point Schuman, dans les bureaux bruxellois du géant numérique Google. À l’occasion de l’annonce d’un nouveau data centre, un orateur invité par la firme américaine y expliquait le riche héritage de la cité en matière de science de l’information, d’accès à la connaissance et de gouvernance mondiale.

L’essentiel de son intervention a porté sur un homme, Paul Otlet, et sur comment celui-ci a réalisé un véritable Internet de papier. Entouré d’une petite équipe, il aurait écrit 18 millions de fiches durant les années 1890 à 1940, sur tous les sujets possibles et imaginables. Des milliers et des milliers d’heures de travail.

Le rêve de Paul Otlet, aux dires du cadre américain, était d’organiser l’ensemble de la connaissance pour la rendre accessible à chacun. Ses millions de fiches constitueraient une sorte de grande préfiguration de Wikipédia, avant l’invention de l’ordinateur et du World Wide Web.

« Et le rêve ne s’est pas arrêté là ! » s’est enthousiasmé le représentant de Google, plein d’excitation. « Ce Wikipédia de papier devait être le cœur battant d’une cité mondiale, capitale de la connaissance humaine, lieu d’échanges et de dialogues conduisant à une paix mondiale. »

Puis l’orateur (keynote guest speaker, à en croire le programme) a conclu avec emphase : « Tout ceci n’a pas été qu’un rêve. Le projet est devenu réalité, en plein cœur de Bruxelles. Les bases d’une capitale mondiale de la connaissance ont été posées à l’intérieur du parc du Cinquantenaire, dans un lieu qui s’appelait le Palais mondial. »

Courant dans l’allée qui mène aux arcades, je me souviens de mon étonnement à l’écoute de cet informaticien américain. J’étais à la fois incroyablement séduit et perplexe. Peut-être que je ressentais un peu de honte aussi d’ignorer tout de cette histoire pourtant si proche de moi. Ce conférencier me disait que l’Internet avait été pensé à Bruxelles, plusieurs décennies avant les premières publications de Vannevar Bush1 aux États-Unis. Avant l’Arpanet aussi, ce réseau du ministère américain de la Défense lancé à la fin des années 1960, généralement considéré comme l’ancêtre du Net parce que reposant pour la première fois sur le protocole TCP/IP. Paul Otlet aurait mené des travaux précurseurs sur la théorie de l’information, bien avant un pionnier comme Claude Shannon2 ? Il aurait conçu les plans d’une cité mondiale une génération avant que Paul-Henri Spaak ne négocie pour que Bruxelles devienne capitale européenne ?

Pourtant, à l’écoute de ce conférencier américain, le nom de Paul Otlet ne m’a rien évoqué. Absolument rien. Parcourant à petite allure les sentiers du parc en ce midi de juillet, je me mets à la recherche d’indices attestant la présence ici d’un Palais mondial. J’ai beau étudier attentivement chaque bâtiment que je longe, je ne trouve rien. Ai-je naïvement cru à un storytelling typique de la Silicon Valley ? Ou y a-t-il là une histoire, disparue de la mémoire collective bruxelloise ?

De retour à mon bureau, je ne peux refréner l’envie de lire la notice Wikipédia de Paul Otlet. Tout ce que j’ai entendu il y a quelques jours est confirmé par l’encyclopédie en ligne. Je suis stupéfait de n’avoir pas entendu parler plus tôt de cet homme. Alors l’envie me prend de mener l’enquête à son sujet. De partir à la recherche des traces de son Palais mondial et de ses millions de fiches.

1 Vannevar Bush (1890-1974) est un ingénieur américain. Son article « As We May Think », paru en 1945 dans le magazine The Atlantic Monthly, jette les bases de l’ordinateur et des réseaux informatiques. Bush y prédit l’invention de l’hypertexte et y décrit un système (appelé Memex) qui est une sorte d’extension de la mémoire de l’homme. Il envisage de pouvoir y stocker des livres, des notes personnelles, des idées et de pouvoir les associer entre elles pour les retrouver facilement.

2 Claude Shannon (1916-2001) est un mathématicien et ingénieur américain. Après avoir travaillé dans le domaine de la cryptographie pour les services secrets américains pendant la Seconde Guerre mondiale, il publie en 1948 l’article « A Mathematical Theory of Communication », dans lequel il décrit un modèle de communication entre machines. Shannon est une personnalité hors du commun, fan de monocycle et inventeur de machines plus farfelues les unes que les autres.

Chapitre 2Le cimetière d’Ixelles

Mélanie, mon arrière-grand-mère, aurait eu cent vingt ans aujourd’hui. Je ressens un léger malaise en franchissant les grilles du cimetière d’Ixelles en ce matin ensoleillé de juillet. Et si elle n’était plus là ? Et si la concession de sa tombe n’avait pas été renouvelée ? Et si, à force de repousser le moment de lui rendre visite, toute trace de Mélanie s’était évaporée à jamais ?

16 juillet 2021

Je suis passé des centaines de fois devant les grilles du cimetière d’Ixelles, en plein cœur du quartier étudiant de Bruxelles. Pour aller en cours, à un examen ou à une fête étudiante et en revenir au petit matin. Mais depuis l’enterrement de Mélanie, au milieu de l’été 1996, une force mystérieuse m’a retenu d’entrer dans le cimetière.

Caché à gauche de l’entrée, un petit bureau d’information attend le visiteur. Je pousse la porte, pas complètement sûr de mon coup. Un agent m’accueille avec le sourire. Je lui demande, en forçant un peu l’assurance de ma voix : « Est-ce que la tombe de Mélanie Schummer se trouve bien ici ? »

Il lance une recherche sur un vieil ordinateur, un modèle desktop typique de la production informatique des années 1990. L’agent d’accueil et son antiquité technologique dissipent mes craintes : Mélanie est bien là. Elle gît dans la fosse no 34 de la rangée no 4, sur la pelouse V. L’employé me tend un prospectus touristique reprenant les tombes des personnalités enterrées dans le cimetière et m’y indique le chemin à suivre jusqu’au caveau de mon arrière-grand-mère.

La lecture du prospectus me surprend ; je ne m’attendais pas à la retrouver au milieu des grands bourgeois bruxellois, dont les noms peuplent les rues et l’imaginaire de la ville. Ici repose le Prix Nobel de médecine Jules Bordet, découvreur du bacille de la coqueluche en 1906 et fondateur de l’institut bruxellois contre le cancer qui porte son nom. Ici repose l’architecte Victor Horta, figure de proue de l’Art nouveau. L’empreinte d’Horta se retrouve partout dans Bruxelles : l’hôpital Brugmann, la gare Centrale, le Pavillon des Passions humaines du Cinquantenaire et des dizaines d’hôtels de maître à travers la ville. Ici repose l’industriel et philanthrope Ernest Solvay. Découvreur d’un procédé révolutionnaire pour produire du carbonate de soude, Solvay a transmis à Bruxelles un héritage qui a continué à prospérer : une entreprise multinationale de chimie, une école de commerce de premier plan et des congrès qui attirent toujours le gratin scientifique mondial.

Je m’engage dans l’allée principale du cimetière, en me demandant pourquoi je rends finalement visite à Mélanie après toutes ces années. Peut-être est-elle mon lien intime avec un passé lointain, qui est aussi l’époque de Paul Otlet ? Peut-être la fascination que j’ai ressentie pour Otlet près du Cinquantenaire me donne-t-elle aussi envie de remonter le fil de l’histoire de Bruxelles et de mes propres racines…

Que me reste-t-il, au fond, de mon arrière-grand-mère Mélanie, vingt-cinq ans après sa mort ? Des souvenirs d’enfance, jusqu’à mes treize ans. Des souvenirs forts, malgré les années qui ont passé. Il me reste des images, des impressions, des sons. Marchant vers la tombe de Mélanie, ces moments volés au passé refont subitement surface. Le souvenir de son sourire malicieux me revient. Ce sourire en coin qui laissait deviner la petite fille encore cachée derrière les rides de son visage nonagénaire.

Mélanie est née en 1901. Elle a traversé le vingtième siècle du début à la fin. Femme anonyme, elle a été la contemporaine de ces grands hommes qui ont transformé Bruxelles et qui reposent maintenant à quelques mètres d’elle au cimetière d’Ixelles. Mélanie est morte au début de l’été 1996, épuisée par la vie. Le temps n’a pas complètement effacé mes souvenirs de ses dernières années. Elle n’arrivait plus à marcher et ne quittait plus son appartement depuis quelques années. Mais elle avait gardé toute son intelligence et toute sa malice, jusqu’à la fin. Nous bavardions pendant qu’elle faisait ses mots croisés. Elle en était experte. Elle prétendait au petit garçon que j’étais que ces mots croisés entraînaient ses vieux neurones et lui faisaient garder toute sa tête.

Parfois, quand elle butait sur une définition, Mélanie faisait bifurquer la conversation. Elle évoquait les héros de sa vie. Elle me racontait son mari, Étienne, instituteur comme elle et son compagnon de soixante-cinq ans de vie. Elle me parlait avec émerveillement de l’industriel Ernest Solvay, aujourd’hui son voisin au cimetière. Pendant la Première Guerre mondiale, Solvay avait offert à chaque enfant belge un bâton de chocolat. Quatre-vingts ans plus tard, Mélanie semblait encore déguster la saveur sucrée de ce cadeau d’un vieux capitaine d’industrie à l’enfant qu’elle était.

Après quelques minutes de marche dans les allées tranquilles du cimetière, j’arrive à la sépulture de Mélanie. Surprise. Je m’attendais à découvrir une pierre tombale sobre et discrète, à l’image de mon arrière-grand-mère. Me voilà face à un imposant bloc de pierre grise, s’élevant à près d’un mètre du sol. Sur le bloc sont sculptés des bas-reliefs en forme de tulipes et de feuilles de saule, surmontés de courbes imitant un chapiteau ionique. Le résultat est franchement kitsch. Cela dit, le caveau ne détonne pas au milieu du cimetière. Certaines tombes sont de véritables panthéons miniatures.

En ce matin de juillet, une douce sérénité règne autour de la sépulture de Mélanie. Un grand sapin apporte un peu d’ombre. Ses branches ondulent sous une petite brise d’été. Les allées sont quasiment désertes ; les Bruxellois ont mieux à faire que de traîner au cimetière un samedi du début des congés scolaires. Je reste là de longues minutes et je laisse mes pensées divaguer.

Je nous revois dans son appartement de la rue Kindermans. J’ai dix ans, elle en a nonante-deux. Elle est assise à la table du salon. Je suis debout derrière elle. Une nappe d’un vert profond recouvre la table en acajou. Face à nous, le buste en bronze de son père Simon. Mélanie tient dans sa main droite le manche noir d’une grosse loupe. Sans cet instrument, elle ne pourrait plus lire les définitions de ses mots croisés. Mon arrière-grand-mère m’explique patiemment le sens des mots les plus compliqués. Elle m’apprend l’importance de choisir le mot juste. Elle m’initie à la beauté de certains mots, tel « crépuscule » pour parler du jour mais aussi pour parler de la vie, surtout quand on a son âge à elle. Longtemps, ces moments m’ont semblé anodins. Je croyais les avoir oubliés. Mais aujourd’hui, face à la tombe de Mélanie, je me dis qu’ils ont été décisifs. Pourquoi les concepts et les mots m’apportent-ils toujours réconfort et sérénité ? Peut-être parce qu’ils sont irrémédiablement liés à ces moments d’enfance, où mon arrière-grand-mère institutrice m’en transmettait la passion dans le silence de son intérieur bruxellois, avec l’air de ne pas y toucher et d’entretenir ses neurones.

Je m’approche de la tombe. Mélanie n’est pas seule. Face à moi reposent aussi son père, sa mère et sa sœur. Il manque Étienne, son époux. L’un de mes souvenirs les plus poignants de Mélanie, c’est son immense chagrin à la mort d’Étienne. Jusqu’au bout, elle m’a semblé l’aimer d’une passion intense. Étienne a fait le choix d’être incinéré lorsqu’il est mort en 1990, quelques années avant Mélanie. Je savais donc que je ne retrouverais pas Étienne au cimetière d’Ixelles.

En ce samedi matin d’été, c’est donc la sépulture de Simon Schummer, mon arrière-arrière-grand-père, que je découvre, reposant aux côtés de sa femme Mouna et de ses filles Simonne et Mélanie. Qui est-il, cet homme enterré sous mes pieds ? D’où vient-il ? Je n’en sais rien. Les traces de lui semblent s’être évaporées à tout jamais. Sur sa tombe, il est écrit que Simon est né en 1872. Il y a cent cinquante ans… À quoi ressemblait Bruxelles à ce moment-là ? Était-ce vraiment la petite ville de province, marécageuse, sale et remplie de gens au crâne vide telle que Baudelaire la décrit amèrement dans Pauvre Belgique, alors qu’il y a trouvé refuge ? Ou était-ce, au contraire, une ville ouverte sur le monde, attirant les intellectuels progressistes pourchassés dans leur pays, comme Victor Hugo ou Karl Marx ?

Un vague souvenir me revient. Mélanie ne m’a-t-elle pas glissé un jour que le héros qu’elle plaçait au sommet de son panthéon personnel, c’était son père, Simon ? Debout devant le caveau, une image apparaît : le buste de Simon. Je revois cette statue en bronze représentant mon arrière-arrière-grand-père. Il trônait fièrement au milieu du salon de Mélanie.