C’est la faute de Bubulle ! - Helene Vasquez - E-Book

C’est la faute de Bubulle ! E-Book

Hélène Vasquez

0,0

Beschreibung

En l’espace de quelques mois, June est devenue incapable de sortir de chez elle. Mais qu’importe ! Elle s’est construit un cocon douillet entre les murs de son appartement, avec des vues imprenables sur l’extérieur : 

- Un PC pour faire du shopping et pour travailler ;
- Des fenêtres pour espionner ses voisins ;
- Des rêves qui, la nuit, la conduisent où bon lui semble ;
- Les visites de sa meilleure amie et de la concierge de l’immeuble qui font le lien entre son petit univers et le reste du monde. 

Tout est parfait, absolument parfait ! et ce, jusqu’à ce que ce fragile équilibre s’effondre pour la laisser livrée à elle-même, avec à charge Bubulle !


À PROPOS DE L'AUTEURE

Prix coup de cœur 2018 des lectrices de Femme Actuelle,

Hélène Vasquez

est auteure de plusieurs romans dont

Je veux toucher les nuages

,

Toc, toc, toc...

et

Au-delà la vague

.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 413

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Hélène Vasquez

C’est la faute de Bubulle !

Roman

© Lys Bleu Éditions – Hélène Vasquez

ISBN : 979-10-377-7354-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

— Nous allons maintenant connaître le gagnant de la saison 20 de The Voice !

L’huissier remet l’enveloppe contenant le nom du vainqueur à Nikos et, tandis que ce dernier commence à la décacheter, mon exaltation va grandissante. Les battements de mon cœur s’emballent, les paumes de mes mains deviennent moites… Je le sais, je le sens : la grande gagnante ce soir, ce sera moi ! Depuis le début de l’aventure, le public me porte à chaque nouvelle prestation et je suis certaine qu’aujourd’hui encore, il m’aura soutenue. Il faut dire que ma réinterprétation de « I will always remember us this way » de Lady Gaga était formidable et j’ai tout fait pour qu’il en soit ainsi ! J’ai revêtu pour l’occasion une robe fourreau en strass noire qui épouse à la perfection les courbes de mon corps, mes longs cheveux bruns ont été coiffés en un chignon flou sophistiqué et le maquillage met en valeur mes yeux bleus qui paraissent agrandis sur mon teint de velours. Mais le top du top est incontestablement ma voix ! Comme je l’espérais, elle n’a pas flanché. Bien au contraire, elle fut encore plus puissante qu’aux répétitions sans pour autant se départir de cette sensibilité qui fit se retourner les quatre coachs lors des auditions à l’aveugle. Il s’en est passé des semaines depuis que j’ai rejoint l’équipe de Bradley Cooper. Son interprétation fabuleuse de Jackson Maine dans le film A Star is Born lui a valu d’intégrer le jury de l’émission et c’est moi, MOI, qu’il a décidé d’amener avec lui en finale. La voix de Nikos me ramène dans le présent où tous les yeux sont braqués sur le papier entre ses doigts qui contient le verdict tant attendu.

— Bien, je ne vais pas faire durer plus longtemps de suspens… Avec plus de soixante-dix pour-cent des voix, la première place revient à : June !

J’ai gagné ! Enfin, toutes ces années de sacrifice consacrées au chant ont payé ! Mes yeux se voilent, j’ai la sensation que des milliers de papillons me transportent dans un monde meilleur. Un monde où tous les projecteurs sont braqués sur moi. Comme dans un rêve, on me remet le trophée, mes concurrents me serrent dans leurs bras pour me féliciter… Et Bradley vient me rejoindre sur scène. Dès cet instant, les musiciens, le public et tout ce qui nous entoure disparaissent. Il ne reste plus que nous. Sans me quitter des yeux, il se rapproche pour me prendre dans ses bras et me plaquer contre son torse musclé. Son visage se rapproche dangereusement du mien et l’odeur sensuelle de son parfum vient chatouiller mes narines. Nos bouches ne sont plus qu’à quelques centimètres et, alors que je pense qu’elles vont enfin se poser sur les miennes, ses lèvres s’entrouvrent pour murmurer…

— Tu as été formidable, tu es formidable…

Mon cœur s’emballe et une onde de plaisir parcourt mon corps lorsqu’il pose une main dans mon dos pour la faire glisser jusqu’au creux de mes reins.

— Merci… Mais tu sais, j’ai chanté cette chanson pour toi. Rien que pour toi. Pour que pour un soir, je sois ta Ally.

Ma voix est rauque et un désir tout aussi perceptible que le mien assombrit ses yeux. J’arrive maintenant à sentir contre ma joue la caresse de sa barbe naissante qui fait frissonner tout mon être en attente.

— Mais tu es ma Ally1. Une Ally bien réelle avec laquelle j’ai envie de passer le reste de ma vie. Si tu savais comme je t’aime !

Sa main libre emprisonne ma nuque et enfin nos bouches s’épousent en un baiser passionné. Je n’ai jamais ressenti de ma vie un tel bien-être, un tel élan de liberté et…

Je me réveille.

J’étire les bras au-dessus de ma tête, je laisse échapper un énorme bâillement, la chaleur de la couette sur mon corps me procure une sensation exquise :

Hmmm… J’ai trop bien dormi et ce rêve était au top !

À la hauteur de mes attentes, même si en toute honnêteté, je n’en espérais pas tant. Lorsque j’ai regardé la rediffusion de The Voice hier, je comptais bien que mon esprit me fasse voyager dans un songe où je serais une star en devenir… Mais avoir en prime Bradley Cooper en « boy friend » dans un remake du film A Star Is Born, c’est le jackpot ! Il me faut encore quelques secondes pour en sortir totalement, tant chaque instant était intense, et revenir à la réalité. Mais une chose est certaine : c’était trop bien, comme c’était trop bien ! Encore groggy, je tâtonne sur la table de nuit pour attraper la télécommande et allumer la radio d’où s’échappe la voix ensoleillée de William Baldé…

Un rayon de soleil,

Dort sur tes cheveux longs,

Sur nos corps de seigle,

Et nous joue du violon…

J’adore !

La musique semble vouloir me faire un clin d’œil ce matin et je décide de me prendre au jeu. Je saute de mon lit dans ma chemise de nuit noire difforme sur laquelle trois pauvres strass se battent en duel. Je noue à la va-vite mes cheveux en un chignon qui n’a rien de sophistiqué. J’attrape ma brosse à cheveux qui fera office de micro… et c’est dans la poche : une star est née ! Je commence à brailler à tue-tête le refrain en dandinant chaque partie de mon corps pour suivre le rythme de la mélodie.

Un matin suspendu,

Aux fleurs de ton jardin,

Ma main sur ton petit cul,

Cherche le chemin…

Ah ! Si le beau Bradley pouvait envisager de poser sa main sur le mien… Il faudrait que j’essaye de voir où cela pourrait nous mener la nuit prochaine, lorsque Morphée aura repris ses droits. Mais pour l’instant, pas question de mettre fin à ma sérénade même si les paroles qui sortent de ma bouche sont fausses au possible. Pas une note de juste, mes oreilles en saignent… Et accentue pourtant ma bonne humeur et le sourire qui illumine mon visage. Une chose est certaine : dans la réalité, ma voix ne me vaudrait pas une partie de jambes en l’air avec le séduisant acteur, mais c’est si agréable de se laisser aller, de se laisser porter par le flot. Je poursuis mon petit manège jusqu’à ce que ma chaussette pilou-pilou se la joue en traitre. La garce fait glisser mon pied droit, qui tape le gauche, et je bascule sur le côté. Tel un volatile qui essaye de prendre son envol, je bats des bras pour tenter de retrouver mon équilibre… Mais rien n’y fait ! Je tombe avec la grâce d’un hippopotame sur le postérieur.

— Aïe !

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je dis adieu à la scène de The Voice pour devenir l’héroïne de Fantasia. Il ne me manque plus que le tutu rose pour parfaire le décor. Ma magnifique prestation ayant coupé court, je me relève en bougonnant pour éteindre la musique et actionner l’ouverture des volets. Je suis toujours en train de frotter la partie tuméfiée de mon anatomie lorsqu’une sonnerie retentit. Aussitôt, mon geste se fige et tout mon corps se met en alerte. Il y a quelqu’un derrière la porte. Mon regard fixe l’horloge et mon cerveau se met à réfléchir à toute vitesse. On est dimanche, il est neuf heures trente. Personne ne vient me voir un dimanche à neuf heures trente ! Ce n’est pas normal, ce n’est pas dans l’ordre des choses.

1

Bonjour, je m’appelle June, j’ai trente ans et je suis agoraphobe.

Pourquoi un prénom à la sonorité anglo-saxonne alors que mes parents n’ont jamais dépassé les frontières de la France ? Pour la simple et bonne raison que je suis née un mois de juin et que cela les a inspirés. Pour les personnes qui ont des lacunes en anglais : June veut dire juin. Par chance, je ne suis pas née en août car August aurait été beaucoup moins glamour que le très suave Juuuune… Toujours est-il qu’au lieu d’avoir une escapade outre-Manche pour découvrir la campagne britannique, ils ont eu droit aux braillements d’un bébé toutes les nuits pendant de longs mois.

Pourquoi trente ans ? Parce qu’ils m’ont conçue il y a trente et un ans. Parce que le temps passe et avec lui ma jeunesse. Point final. Rien à dire de plus, si ce n’est que l’année dernière j’avais un an de moins et que l’année prochaine j’aurai un an de plus.

Pourquoi agoraphobe ? Parce que c’est comme ça… Et pour vous éviter de vous faire de fausses idées ou de perdre du temps sur Google pour trouver le sens de ce mot, je vais vous en donner la définition :

[L’agoraphobie est un trouble anxieux caractérisé par une anxiété (ou un évitement) liée à des endroits ou des situations d’où il pourrait être difficile (ou gênant) de s’échapper ou dans lesquels aucun secours ne serait disponible en cas d’attaque de panique (ou crise de panique) ou de symptômes de type de panique].

En ce qui me concerne, je suis incapable de sortir de chez moi. Je vous concède que cela est beaucoup plus handicapant que d’être dans l’impossibilité de se rendre dans un centre commercial ou à un concert… Mais c’est ainsi et, pour moi, l’univers se limite à mon appartement et à ce que je peux voir au travers de ses fenêtres ou de son judas.

Les fenêtres, j’aime bien.

Tel un écran de télévision, elles m’ouvrent une vue imprenable sur le monde extérieur. De mon poste d’observation au troisième étage, j’arrive à voir l’avenue et l’immeuble d’en face. Entre ce que laissent entrevoir mes voisins au travers de leurs rideaux et mon imagination débordante, cela s’avère souvent très divertissant.

En ce qui concerne le judas, je suis plus mitigée.

Ce qui se cache derrière est beaucoup trop près. Beaucoup trop près à mon goût ! Seule la porte en bois d’une épaisseur de six centimètres me sépare du couloir et de ce qui s’y dissimule dans l’ombre.

On est dimanche, il est neuf heures trente et un second coup de sonnette retentit. Je vais devoir me résoudre à aller voir qui perturbe ainsi l’organisation de ma journée… Et avec lui, mon équilibre. Le cœur battant à tout-va, je prends une profonde inspiration pour trouver le courage nécessaire, puis je me lance. Les jambes flageolantes, j’ai à peine le temps de faire deux ou trois pas qu’une voix retentit au travers du battant.

— June, c’est moi ! C’est Aurore.

La voix m’est familière, ressemble à s’y méprendre à celle de mon amie et, à moins qu’un esprit sournois ne me joue un sale tour, je ne risque rien. Un peu plus détendue, je me glisse dans mon peignoir avant de m’avancer pour coller un œil au judas et effectuer une dernière vérification. D’un regard averti, je scanne la personne qui me fait face de haut en bas. Des cheveux blonds savamment méchés relevés en une queue de cheval. Des yeux marron rieurs derrière une paire de lunettes rose à la dernière mode. Un mètre soixante-dix et une soixantaine de kilos le tout vêtus d’une fine doudoune noire, d’un jeans slim et d’une paire de baskets blanches. Il n’y a pas de doute, il s’agit d’Aurore : ma meilleure amie et, pour être tout à fait réaliste, ma seule amie. Aurore et moi nous connaissons depuis le lycée et, depuis cette époque lointaine, notre amitié a surmonté le temps, l’éloignement et les épreuves. Même aujourd’hui, alors que j’ai basculé du côté obscur de la force, elle reste présente comme au premier jour. Elle vient tous les mercredis à onze heures me porter les courses de la semaine pour ne pas que je dépérisse et que l’on me retrouve morte de faim, desséchée, dans un recoin de l’appartement. Puis nous déjeunons ensemble et papotons de tout et de rien… C’est notre rituel depuis dix-huit mois. Un rituel qui permet de répondre aux exigences de ma névrose. Aurore le sait, alors pourquoi vient-elle sonner à ma porte un dimanche matin ? En retenant mon souffle, les doigts tremblotants, je déverrouille, puis j’ouvre en me glissant derrière le battant pour ne pas avoir de vue directe sur l’extérieur. Dès que mon amie se retrouve dans mon fief, je fais la manœuvre en sens inverse et, enfin, je m’autorise à respirer. Nous nous embrassons, puis je la suis dans la cuisine où elle dépose un sac de course sur la table. Sans me regarder, elle commence à déballer ses achats et entame la conversation comme si nous étions un mercredi…

— Je t’ai pris des crackers au fromage. Je les ai trouvés à la nouvelle épicerie qui a ouvert au bout de la rue. Il y a un large choix de produits bio et en plus, pour éviter les emballages, tu peux venir avec tes propres boites pour les remplir. J’aime beaucoup le concept ! Qui plus est, elle est ouverte le dimanche matin…

Blablabla, blablabla, blablabla…

C’est bien beau tout ça et, même si je suis ravie que son petit côté écolo soit satisfait, cela n’explique pas sa présence ici. Un dimanche !

— Qu’est-ce que tu en penses, la prochaine fois je te prends un mélange de fruits secs pour voir s’ils sont aussi bons que ceux que l’on achète sous vide ?

— ?

Les mots restent bloqués dans ma gorge, mais mon regard brûle des mille questions qui trahissent mon anxiété. Enfin, elle tourne la tête vers moi en se mordillant la lèvre inférieure et je sens que la conversation sur mon régime alimentaire va couper court. Ne sachant pas comment poursuivre sans heurter ma sensibilité, elle s’avance pour me prendre par la main.

— Viens t’asseoir, il faut que je te parle.

En déglutissant péniblement, je la suis dans le salon pour prendre place, droite comme un I sur le canapé et, enfin, elle m’explique la raison de sa présence ici-bas.

— Nana a fait une crise cardiaque hier.

Elle lève la main pour m’apaiser et continue sans attendre.

— Elle va bien… Son état est stable et ses jours ne sont pas en danger.

Nana. Nana est le petit nom que nous donnons à la grand-mère paternelle d’Aurore. C’est une vieille dame excentrique, mais adorable, chez laquelle nous avons passé des moments exceptionnels à l’adolescence. En plus d’avoir une garde-robe haute en couleur, elle disposait d’une belle collection de perruques. Perruques qui lui permettaient de changer de coiffure au gré de ses envies. Des boucles brunes vintage à la Greta Garbo, au blond platine structuré de Marilyne Monroe… Il y en avait pour tous les goûts et à l’époque cela faisait notre bonheur ! Nous passions des journées entières à nous travestir pour défiler telles des stars dans le grand salon qui nous servait de podium. La vieille dame riait aux éclats et se prêtait au jeu en fardant nos visages pour que la métamorphose soit parfaite. Elle vit désormais dans une résidence ultra-chic pour personnes âgées sur la Côte d’Azur et cela fait plusieurs années que je ne l’ai pas revue. En fait, je ne l’ai pas revue depuis…

— Je vais partir la voir. Je prends le prochain vol pour Nice.

Les paroles d’Aurore me ramènent à la réalité. Par chance, je suis assise et cela m’évite de me tuméfier une nouvelle fois le postérieur en m’effondrant, lorsque mon amie m’annonce son départ imminent.

— Tu… Tu vas partir ?

Ma voix chevrote, mes yeux picotent, et je dois prendre sur moi pour ne pas tomber en sanglot tant la nouvelle me bouleverse… À m’en faire oublier, ou maudire, la pauvre Nana qui a failli passer l’arme à gauche.

— Oui mais pas longtemps ! Une dizaine de jours tout au plus.

Une dizaine de jours… Une dizaine de jours ! C’est quoi une dizaine de jours ? Un ou deux mercredis pendant lesquelles elle ne viendra pas me voir !

— Et ton travail ? Tu ne peux pas partir comme ça… Pense à tes clients !

Je tente le tout pour le tout en désespoir de cause, même si je sais que mes arguments sont tous pourris. Aurore est décoratrice d’intérieur, à son compte, elle fait ce qu’elle veut, quand elle veut. C’est à elle que je dois le style à la fois contemporain et chaleureux de mon appartement. Lorsque j’ai emménagé il y a un trois ans, elle a aussitôt pris les choses en main. Chaque détail a été passé au crible sous son œil expert avant de franchir la porte. Elle a choisi la couleur gris perle des murs, le parquet blanchi, le mobilier laqué noir, et chaque objet de décoration… le tout avec une touche de Feng shui pour que mon esprit soit en adéquation avec les lieux. Ça a si bien fonctionné que je n’arrive plus à les quitter !

Aurore me sourit comme à une enfant chagrinée qu’elle essaye d’apaiser.

— Ne t’inquiète pas, je les ai appelés pour décaler les rendez-vous… Et j’ai aussi prévenu Madame Badie. Elle viendra déjeuner avec toi mercredi.

Alors là, c’est le bouquet ! Il ne manquait plus que la concierge dans l’histoire pour parfaire le décor. Bon… Je dois reconnaître qu’elle me rend service. Comme il est désormais inenvisageable que je fasse entrer un inconnu chez moi ou que j’ouvre la porte pour signer un reçu, elle s’occupe de cette démarche pour moi. Moyennant de jolies étrennes de fin d’année, elle réceptionne et me porte les colis divers et variés que je commande via Internet. C’est après que le bât blesse… Car elle ne se contente pas d’un bref « remis en main propre », non ! Elle se sent obligée de s’incruster pour me faire un brin de causette lors duquel j’entends à chaque fois :

— Oh ma pauvre enfant, quel enfer vous devez vivre à ne pas pouvoir sortir d’ici ! C’est triste, si triste…

Etc., etc. avant de poursuivre par l’inéluctable : « Je ne vous ai pas raconté ce qu’a fait Bubulle aujourd’hui ? » Pour la petite histoire, Bubulle est un poisson rouge. Imaginez tout ce que peut manigancer ce coquin dans son aquarium pour faire tourner sa maîtresse en bourrique !

De nouveau, Aurore essaye de m’apaiser à grand renfort de sourires crispés et de :

— Tu vas voir, ça va bien se passer.

À n’en pas douter… Si Bubulle arrive à la supporter vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, il n’y a pas de raison que je ne puisse y arriver pendant un malheureux repas !

Je hausse les épaules comme si cela m’était égal et, pour m’en persuader, j’acte haut et fort :

— Bien sûr que cela va bien se passer !

Et c’est impressionnant comme cela sonne juste. J’avais peur que mes paroles qui se voulaient convaincantes se transforment en un miaulement plaintif, mais pas du tout ! Elles étaient affirmées avec un rien d’enthousiasme et je suis très fière de moi. Forte de ce mini exploit, j’arbore un grand sourire pour finir de rassurer mon amie. Aussitôt, elle me le rend mais le sien n’est toujours pas très franc. J’ai l’impression que quelque chose la perturbe en plus de la maladie de Nana et du fait de devoir « m’abandonner ». Ses jambes gigotent nerveusement, sa main droite lisse les quelques mèches qui se sont échappées de l’élastique qui les retenait prisonnières, tandis que la gauche est calée entre le creux de son dos et le coussin du canapé.

C’est bizarre… Et je ne compte pas en rester là !

— Tu vas bien ?

— Oui, oui… Je suis juste inquiète pour Nana.

Elle essaye de donner de l’assurance à sa voix mais son regard est fuyant et cela me conforte dans l’idée qu’elle me ment, tout au moins en partie.

— Tu veux boire un thé ?

Hésitante, Aurore regarde la pendule…

— Je n’ai pas trop le temps, je dois prendre mon avion à midi et demi. Je me suis juste arrêtée pour t’avertir avant de me rendre à l’aéroport.

Ben voyons… L’aéroport est à peine à une demi-heure de chez moi et d’habitude, elle ne se fait pas prier pour passer plus de temps que nécessaire affalée sur mon canapé. Je décide de la prendre par les sentiments et de la jouer un brin suppliante.

— Reste encore un petit quart d’heure… S’il te plaît.

Comme je m’y attendais, elle cède et je m’empresse de retourner dans la cuisine pour mettre la bouilloire en marche. Tandis que l’eau chauffe, je n’ai de cesse de lui jeter des coups d’œil en coin par-dessus le passe-plat et cette dernière semble de plus en plus nerveuse. De retour dans le salon, je pose sur la table basse le plateau comportant nos breuvages et comme si la scène se jouait au ralenti, Aurore libère sa main gauche pour se saisir de la tasse. Ses doigts tremblotants accrochent l’anse, son annulaire attire mon attention… Et c’est le choc !

Son alliance a disparu.

Sonnée, je me laisse tomber sur le fauteuil sans arriver à détacher mes yeux de cette vision improbable. Aussitôt, mon amie repose sa tasse avec maladresse en laissant échapper quelques gouttes du liquide, puis joint ses mains pour triturer son doigt dépouillé.

— J’ai décidé de retirer mon alliance.

2

Je me réveille l’esprit embué, j’ai la bouffe pâteuse et un filet de bave coule le long de ma joue.

Beurk… C’est dégoûtant !

Je l’essuie d’un revers de main, puis je tourne la tête péniblement vers le réveil : dix-huit heures quinze. Désorientée, je me relève, mais aussitôt ma tête se met à tourner et je suis obligée de m’asseoir pour ne pas tomber et reprendre mes esprits. Au bout de quelques secondes, la lumière jaillit. On est dimanche, j’ai pris un somnifère pour sombrer dans le sommeil et oublier. Oublier les paroles d’Aurore et sa visite qui s’est terminée par :

— Je veux que tu partes maintenant. J’ai envie de rester seule.

Mon amie a levé le bras vers moi mais le ton atone de ma voix la dissuada de poursuivre son geste. Dépitée, elle a abdiqué.

— D’accord… Je passerai te voir à mon retour.

La porte s’est refermée dans son dos pour me laisser dans un état second, submergée par un savant mélange de peine, de colère et de culpabilité. Pour ne pas voir la boite de pandore se rouvrir, une seule solution s’est imposée à moi : dormir. Sans chercher à réfléchir, j’ai gobé une pilule magique que je réserve pour les « grandes occasions ». Ces occasions où je ne suis pas capable de surmonter seule les émotions qui affluent. Il fut un temps, où je ne me couchais pas sans en avoir pris une. Elles étaient devenues ma bouée de secours, celle qui me permettait pour quelques heures de ne pas cogiter. Puis un soir, je me suis endormie devant la télé sans avoir eu le temps d’en avaler une. Cette nuit-là, j’ai dormi comme jamais ! J’ai fait un rêve fabuleux qui me mettait en scène dans une croisière aux Caraïbes, de celles que j’avais vues dans un reportage l’après-midi même. Je me baignais dans les lagons translucides, je buvais des pina colada sur la plage, je flambais au casino… J’étais bien, j’étais de nouveau heureuse. Depuis ce jour-là, par un procédé étrange, mon esprit arrive à me faire vivre la nuit, ce dont je suis incapable le jour. Il me suffit de lire un magazine, de regarder un film… et d’en faire le souhait, pour que j’en devienne l’héroïne le temps d’une nuit. Jamais de cauchemar, que du beau ! Mais le beau ce matin a déserté et j’ai dû avoir recours à mon vieil ami Stilnox2. Avec lui, c’est le noir absolu. Aucun songe à l’horizon, mais plusieurs heures à l’abri du mal dans les bras de Morphée. Maintenant que je suis éveillée, il faut que je trouve le moyen de poursuivre ses effets. Je ferme les yeux pour me concentrer et essayer de faire revenir la mélodie entraînante de William Baldé qui m’a portée ce matin.

Un rayon de soleil,

La musique s’insinue dans ma tête…

Dort sur tes cheveux longs,

Elle étouffe mes angoisses latentes…

Sur nos corps de seigle,

Elle détend chaque parcelle de mon corps…

Et nous joue du violon.

… Pour faire repartir cette journée à zéro.

La pellicule se rembobine jusqu’au moment où les lèvres de Bradley épousent les miennes en un baiser passionné… Et je me réveille.

Hmmm… J’ai trop bien dormi et ce rêve était au top !

À la hauteur de mes attentes, mais si en toute honnêteté, je n’en espérais pas tant.

Il ne me reste plus qu’à alimenter celui qui me permettra de m’échapper la nuit prochaine. Pour cela, une question s’impose : que vais-je ne pas faire aujourd’hui ? En semaine, je laisse mon imagination me porter au gré des programmes télévisés mais le week-end, je fais un effort pour sortir de ma routine. Il y a quinze jours, je ne suis pas allée à la galerie de paléontologie du muséum d’histoire naturelle voir les fossiles des dinosaures. La semaine dernière, je ne suis pas allée voir l’exposition sur Toutankhamon à La Villette…

Et cela a été formidable !

La nuit qui a suivi, je me suis retrouvée en Égypte dans la Vallée des rois. Accompagnée de mon assistant Howard Carter, à la lueur d’une lampe à pétrole, je pénétrais à l’intérieur d’un tombeau encore inviolé. Le sarcophage prônait en plein milieu de la pièce remplie d’une multitude d’objets en or. J’ai tout de suite compris que je venais de faire une découverte exceptionnelle qui allait me valoir la reconnaissance de mes pairs. Et en effet, aussitôt le trésor révélé à la face du monde, je faisais la une des journaux en devenant la première femme archéologue à faire une si importante découverte. Je m’entends encore dire aux journalistes venus m’interviewer :

« Lorsque mes yeux s’habituèrent à la lumière, les détails de la pièce émergèrent lentement de la pénombre, des animaux étranges, des statues et de l’or, partout le scintillement de l’or. »

C’était chouette ! À mille lieues de la finale de The Voice, mais chouette quand même. Je pourrais peut-être mixer les deux pour joindre l’agréable à l’agréable : une croisière sur le Nil avec le beau Bradley Cooper en « boy-friend » pour que nous puissions continuer ce que nous avons commencé la nuit dernière. Je m’imagine déjà dans les bras de ce dernier…

Il me serre contre son torse nu et musclé avant de me renverser en arrière pour me donner un baiser digne des plus belles scènes de cinéma, avec pour fond : les pyramides. Puis, nous fermons le rideau de la cabine et la suite est censurée !

Enthousiasmée par cette idée, je me lève avec précaution pour ne pas chuter à cause de Mister Stilnox qui alanguit toujours mes membres et j’attrape mon ordinateur portable. Ah oui ! J’avais oublié de préciser… En plus des fenêtres et du judas, il est ma troisième vue sur le monde extérieur. Comme vous pouvez l’imaginer, je ne suis sur aucun réseau social et ma boite mail me sert uniquement à des fins professionnelles et commerciales. Cependant, je n’ai rien contre Internet… Bien au contraire, car mon ami Google me permet de trouver tout ce que je souhaite sans sortir de chez moi.

Toujours en chemise de nuit, je m’assieds en tailleur sur le canapé pour poser « la bête » sur mes jambes. J’ouvre le capot, l’écran s’allume : Mot de passe demandé. Je lève les bras au-dessus de la tête, je joins mes mains pour étirer mes doigts et les dégourdir avant de saisir avec dextérité : BUBULLE

Allez savoir pourquoi, ce poisson m’inspire…

Une fois connecté, je réfléchis quelques instants pour formuler au mieux ma recherche et rien ne me semble plus indiqué que : CROISIÈRE ROMANTIQUE SUR LE NIL.

Je tapote sur le clavier. Entrée. Et des dizaines de résultats affluent :

Week-ends romantiques en Égypte

Égypte, un voyage romantique eu pays des Pharaons

Expérience romantique de 11 nuits en Égypte…

Je fais défiler les pages afin de trouver le site qui attirera mon attention lorsqu’un bruit sourd de portières qui claquent détourne mon attention. Curiosité oblige, j’abandonne ma prospection pour aller me poster devant le vitrage et regarder en contrebas. À première vue, rien d’inhabituel. Comme tous les dimanches, l’avenue n’est pas encombrée par le nombre incalculable de véhicules qui sillonnent la ville en semaine. Pour ma part, j’ai vendu le mien des mois plus tôt, lorsque sa seule « inutilité » consistait à me coûter des frais de parking. C’est Aurore qui s’est occupé des démarches et depuis, je suis une piétonne qui de son poste d’observation compatit envers les automobilistes coincés dans les bouchons. Il fut un temps où j’étais l’une d’entre eux mais s’il y a bien une chose que je ne regrette pas de mon ancienne vie, c’est bien cela. Bref… l’avenue est dégagée par contre, un camion est stationné devant l’immeuble d’en face. Aussitôt, mon intérêt s’éveille. Se pourrait-il que mon voisinage s’étoffe ? Il faut dire que depuis quelques semaines c’est le néant et que la vue de ma fenêtre ne suffit plus à alimenter les songes qui étayent mes nuits. Pourtant, jadis, certains d’entre eux n’avaient rien à envier à Cinquante Nuances de Grey. Et pour cause ! Le couple qui habitait dans l’appartement face au mien avec des pratiques sexuelles particulières et ne s’en cachait pas. Je me plains souvent des rideaux tirés ou des volets cabanés mais avec eux, le problème ne se présentait pas. Jamais rien n’obstruait la vue sur leur postérieur nu et leurs galipettes dans toutes les pièces. Et quand je dis toutes les pièces, c’est toutes les pièces ! Les larges baies vitrées et le design moderne de l’agencement me permirent de les voir s’envoyer en l’air sur la machine à laver, sur l’îlot central de la cuisine, dans la baignoire, sur le canapé, sur le tapis du salon, contre le mur du même salon, etc., etc. Sans oublier les menottes, les fouets, et tous les autres accessoires dont les noms m’échappent. Je me suis même vu rabattre mes rideaux pour ne pas devenir spectatrice de film classé X. Pourtant je ne suis pas timorée, mais quand c’est trop, c’est trop… D’autant plus que ma dernière aventure remonte à des lustres et que mes rêves, aussi olé olé soient-ils, ne remplacent pas de vrais corps à corps torrides. En même temps, pour refroidir mes ardeurs, il m’aurait suffi de baisser le regard. Il faut dire qu’entre l’ombre du deuxième, la mémé du premier et le local désaffecté du rez-de-chaussée, il n’y a pas de quoi affoler sa libido. Mais pour l’instant, l’objet de toute mon attention est en bas. Je laisse dans un coin de ma tête le souvenir de la silhouette masculine qui évolue cachée derrière ses stores et celui de la vieille dame accompagnée de son caniche, pour suivre les manœuvres qui se déroulent dans la rue. Un homme emmitouflé dans une épaisse doudoune marine, sort de l’immeuble pour rouvrir les portes arrière et attraper un carton. La capuche rabattue sur sa tête ne me permet pas d’apercevoir son visage… Et je me rends compte qu’il pleut. Un fin crachin l’enveloppe et c’est les bras chargés qu’il retourne rapidement sur ses pas pour disparaître de ma vue. Je l’imagine monter les marches quatre à quatre, en attendant de le voir réapparaître quelques minutes plus tard derrière la fenêtre, face à la mienne, dont les volets ont été ouverts pour l’occasion. Il rejoint une seconde personne mais avec la nuit qui commence à tomber et la pénombre qui règne dans la pièce, j’ai du mal à voir les détails. Il faudrait qu’ils allument, comme le faisait précédemment les « excités », pour que je puisse assister à leur emménagement. Sitôt pensé, sitôt exaucé ! La lumière fut… Et avec elle l’abaissement des contrevents. J’ai juste le temps de voir des cartons en vrac et une touffe violette, avant que le spectacle ne se termine.

Une touffe violette ?

Intriguée, je reste un moment à guetter pour essayer d’en savoir plus sur ces nouveaux voisins, mais plus rien. Je dois me rendre à l’évidence, j’ai raté le spectacle. Pour une fois, qu’il se passe quelque chose, j’ai passé ma journée à dormir.

Zut !

Il me faudra attendre demain pour essayer d’en savoir plus. J’abaisse à mon tour les volets pour ne pas être la cible d’yeux inquisiteurs… Et il ne me reste plus qu’à trouver une occupation pour tuer les heures à venir avant que le sommeil ait raison de moi. L’image des cartons empilés et de ce qui en découlera, m’obsède et me coupe l’envie de ne pas aller faire une croisière en Égypte. Je ne vois qu’une seule occupation pour détourner mes pensées : une soirée ciné. Pas besoin de réfléchir sur la programmation car un seul film s’impose ! Et pour la énième fois, après avoir disposé un plateau-repas sur la table basse, j’insère le DVD de A Star is born dans le lecteur pour laisser l’histoire m’emporter.

3

Dès que la porte se referme dans notre dos, Bradley me plaque contre le battant pour m’emprisonner de ses bras. En un baiser fougueux, nos lèvres se joignent et le désir fond sur moi avec violence. Sans nous séparer, dans l’obscurité, nous avançons dans le couloir jusqu’à ce qu’un obstacle stoppe notre frénésie, pour nous faire basculer en arrière. Bradley m’entraîne dans sa chute et quelques secondes plus tard, je me retrouve juchée sur lui dans une position assez inconfortable. Il frappe dans ses mains et la lumière nous éclaire, pour nous ramener dans la réalité : notre tout récent aménagement dans une somptueuse villa nichée dans les collines de Beverly Hills. Avec les préparatifs pour la remise des Oscars, nous n’avons pas encore pris le temps de tout mettre en place et une multitude de cartons jonchent le sol. Plusieurs d’entre eux sont maintenant écrasés sous notre poids et devant le cocasse de la situation, nous éclatons de rire. Un rire franc et incontrôlable qui nous permet d’éliminer toute la tension accumulée ces derniers jours. Il faut dire qu’ils ont été chargés en émotion ! Non seulement, nous avons pris la décision de vivre ensemble pour sceller notre amour mais en plus, mon rôle dans « A Star is Born » m’a valu d’être nominée pour l’Oscar de la meilleure actrice. J’ai pris conscience de ma chance et de l’importance que cela représentait pour ma carrière lorsque ce soir, Harrison Ford a prononcé le verdict…

— Mesdames et Messieurs, l’Oscar de la meilleure actrice est attribué à June Granger !

Tous les projecteurs se sont braqués sur moi et je n’ai pu retenir une larme lorsque Bradley m’a pris dans ses bras pour me féliciter en me murmurant à l’oreille : Je suis si fière de toi, je t’aime tant. Sur un nuage, je me suis avancée dans l’allée, sous les applaudissements, pour monter sur la scène et recevoir le trophée qui allait marquer le début de ma carrière. Pour l’heure, le trophée est resté dans la voiture, car Bradley et moi avions des projets encore plus agréables à réaliser… Toujours à califourchon sur lui, j’écarte quelques mèches qui se sont échappées de mon chignon et dès que nos regards s’accrochent nos rires se taisent. Le désir qui brille dans ses pupilles me noue la gorge et je baisse la tête pour poser mes lèvres sur les siennes. Aussitôt, nos bouches se goûtent, nos mains partent à la découverte de nos corps et la fermeture éclair de ma robe en soie cède. Le tissu glisse sur ma peau, dénude mon buste, et enfin la barbe naissante de Bradley s’aventure le long de mon cou jusqu’à…

Bip, bip, bip. Bip, bip bip…

C’est pas vrai ! Non mais dites-moi que c’est pas vrai !

Ce satané réveil vient de sonner pour me tirer des bras de Bradley au moment crucial. Quelle poisse ! Il ne me reste plus qu’à prendre une douche froide pour calmer mes ardeurs ! Vous vous demandez peut-être pourquoi je mets mon réveil à sonner alors que je ne sors pas de chez moi ? Eh bien, pour garder un semblant de rythme « normal ». Mais ce matin, je ne serais pas contre l’idée de l’envoyer par la fenêtre pour voir dans quel état il arriverait trois étages plus bas ! Je rêverais de voir sa carcasse s’écraser sur le sol et entendre pour une ultime fois sa sonnerie agoniser en un pathétique Biiiiiiiiiiiiiiiip.

Par la fenêtre ? Fenêtre… Fenêtre !

Il me revient en tête une chose importante à voir par la fenêtre aujourd’hui et cette certitude met fin à mes envies de meurtre. Revigorée, je saute du lit et après avoir fait un rapide tour par la salle de bain, je me glisse dans un jogging en molleton noir. Pathétique ? Peut-être… Surtout que dans mon ancienne vie, j’étais toujours très apprêtée et à la pointe de la mode. Même le moral en berne, je ne me serais affublée d’un truc moche pour son confort et le jogging en est la définition par excellence ! Mais s’il fut au temps où je les avais en horreur, ils sont devenus depuis quelques mois mes fidèles alliés à mille lieues de l’esthétisme et du glamour. Mais qu’importe ? Mes meubles ne semblent pas s’en plaindre… Et mon petit corps est heureux de se mouvoir sans la contrainte d’un pantalon ou d’un top trop serré. De toute façon, j’ai dissimulé depuis bien longtemps tous les miroirs de l’appartement, donc je ne peux même pas me faire peur !

Une fois décente, j’actionne le bouton et la lumière du soleil emplie le salon. La grisaille d’hier a laissé place à une belle journée automnale et il faut quelques secondes à mes yeux pour s’habituer à la luminosité. Ma vision retrouvée, je cible mon objectif, verrouille mes pupilles, et… Déception ! Les volets sont toujours rabattus. Rien de neuf à me mettre sous la dent. Nada. Niet. Comme tous les lundis matin, la rue est encombrée d’automobilistes et la vieille mémé du premier promène son caniche sur le trottoir. Même si elle doit avoir le même âge que Nana, elle est à l’antipode du souvenir que j’ai de cette dernière ! Les robes à paillettes contre les ensembles désuets. Les bijoux blingblings contre les perles blanches. Les coiffures changeantes contre la même mise en plis blanche impeccable. Je me demande par ailleurs si ma voisine n’userait pas elle aussi d’artifice pour obtenir d’aussi régulières et serrées boucles blanches. Soit elle arbore une perruque, soit elle va chez le même toiletteur que son chien car la ressemblance entre les deux est saisissante ! Je la regarde encore quelques instants déambuler à deux à l’heure jusqu’à ce que mes obligations me rappellent à l’ordre : on est lundi matin et comme la plupart de mes congénères, il faut que je me mette au travail. Dans une autre vie, j’étais prof de français et si je ne détestais pas ce que je faisais, je dois avouer que ce n’était pas une vocation.

Moi, j’aurais voulu être une artiste… Et déjà, j’entends Nicole Croisille entonner les paroles de sa chanson !

J’aurais voulu être un artiste !

Pour pouvoir faire mon numéro !

Quand l’avion se pose sur la piste !

À Rotterdam ou à Rio !

Chanteuse, actrice, danseuse, musicienne… Qu’importe ! Ce que je voulais c’était être différente, c’était être dans la lumière. Tout en poursuivant des études littéraires, j’ai pris des cours de chants, des cours de solfège, des cours de danse… Des courts de tout qui m’ont coûté une blinde jusqu’à ce que l’évidence s’impose : Je n’avais, et je n’ai toujours, aucun talent artistique. L’information digérée, j’ai fait ce qu’il fallait pour m’assurer un avenir certain, bien que plus terre à terre. J’ai passé mon master en lettre moderne en m’imaginant enseigner dans les amphithéâtres des universités les plus renommées ! À défaut de monter sur scène pour chanter ou recevoir un oscar, je me voyais en oratrice de talent, captivant ses élèves, leur communiquant l’amour des lettres… Et là encore, j’ai vite déchanté. Pour espérer passer le concours, il me fallait en plus de mon CAPES3 un doctorat et plusieurs années en tant que maître de conférences. Mon intérêt pour les études étant bien loin de ces exigences, je me suis résignée et je suis devenue « oratrice » dans un collège. Ainsi tous les jours, je pouvais enseigner l’orthographe, la conjugaison, la grammaire à des ados indisciplinés et au « top » de la motivation. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai eu l’envie d’en attraper un par le collet, pour lui éclater sa face de rat contre un mur de la classe !

Ah, Ah ! Tu ricanes moins maintenant…

Bien entendu, je n’ai jamais cédé à mes pulsions qui m’auraient valu un renvoi direct sans passer par la case départ, et sans toucher vingt-mille euros. Je me suis exclue toute seule, comme une grande, et lorsque je n’ai plus été capable de sortir de chez moi, j’ai dû trouver un autre moyen de gagner ma vie. Un moyen qui me permettrait de ne pas être entièrement dépendante, tout en exerçant à domicile. Je me suis vue écrivaine ! Adepte du proverbe « À quelque chose malheur est bon », je me suis dit que c’était pour moi l’occasion de trouver cette voix artistique qui me faisait tant rêver. En couchant mes idées sur du papier, j’allais écrire un best-seller que les éditeurs, puis les lecteurs, s’arracheraient. Grâce à ma maladie, j’allais devenir la nouvelle Amélie Nothomb ! Forte de cette belle ambition, j’ai passé des jours, des semaines, les doigts posés sur le clavier de mon ordinateur à regarder l’écran toujours immaculé… J’ai tout d’abord pensé au syndrome de la page blanche, jusqu’à ce que je me rende une nouvelle fois à l’évidence : j’étais nulle. Nulle, nulle, nulle ! Je n’ai pas réussi à pondre une seule phrase du fabuleux roman qui aurait dû prendre naissance dans mon esprit torturé. Mon compte bancaire n’étant pas en illimité, j’ai revu ma copie en explorant mes vraies compétences. Les possibilités étant plus que limitées, je me suis installée en tant que correctrice. J’ai commencé par de menus travaux que m’envoyaient des particuliers par mail, puis j’ai eu l’opportunité de signer un contrat avec une grande maison d’édition. Depuis, je fais partie des personnes de l’ombre. Ces personnes qui font qu’un bon roman devient un excellent roman. Une fois passé entre mes mains, le manuscrit est débarrassé de ses fautes, a une syntaxe irréprochable, sans plus aucune incohérence. C’est un travail en plusieurs étapes, en collaboration avec l’auteur, à qui je soumets mes révisions pour acceptation. Il est d’ailleurs temps que j’appelle Bubulle pour voir si j’ai un retour aux dernières corrections que j’ai apportées à « Le vampire qui m’aimait ». Une romance « gentille » pour teenager. Je ne pense pas que ce livre détrônera Twilight, mais l’auteur a au moins le mérite d’avoir inventé une histoire qui tient la route et qui fera rêver les jeunes filles en herbe… Et je suis bien placée pour savoir que tout le monde n’en est pas capable !

Une cracotte au chocolat dans la bouche en guise de petit-déjeuner, je m’installe sur le canapé pour regarder mes mails. En plus des publicités qui exposent à mes yeux la multitude de choses que je peux acheter par correspondance, il y a un retour au message que j’ai adressé à l’auteur vendredi dernier. J’ouvre le fichier…

Bonjour, June, Vous trouverez ci-joint en retour le fichier avec les corrections acceptées. Je vous en souhaite bonne réception…

Bon… Je suis moyennement enthousiasmée par le June venant d’une personne que je ne connais ni d’Adam ni d’Eve… Mais comme je ne le rencontrerais jamais et qu’il n’a pas fait de difficulté sur mes nombreuses propositions pour améliorer son ouvrage, je veux bien passer outre cette familiarité… Même si un Mademoiselle Granger aurait été plus opportun ! Motivée par l’envie d’en finir, je me lance à corps perdu dans le travail. Il ne me reste plus qu’à nettoyer le texte de toutes les annotations, de refaire une dernière vérification et si tout va bien, je pourrais le rendre à l’éditeur demain.

Il est plus de midi lorsque je me lève pour étirer mes muscles engourdis. J’ai des fourmis dans les jambes, ma nuque me fait mal et doucement, je balance la tête de gauche à droite pour essayer d’éliminer la tension qui s’est accumulée dans mon cou. Je pince l’arrête de mon nez, je cligne des yeux pour effacer de mes rétines les mots qui s’y sont gravés… Et c’est alors que mon regard est attiré par un mouvement.

4

Le volet d’en face est ouvert et il y a quelqu’un dans l’appartement.

Yes !

Je pensais zapper le déjeuner pour me remettre illico au boulot après avoir dégourdi ma carcasse mais finalement, je vais changer mes plans. Je vais mettre Bubulle de côté et m’offrir une pause détente. Au pas de course, je file dans la cuisine pour mettre un paquet de pâtes instantanées au micro-ondes. Ma pitance prête, je la récupère pour aller me poster de plain-pied devant la fenêtre : que le spectacle commence ! Par chance, il n’y a pas encore de rideau pour obstruer ma vue mais pour autant, je n’y vois pas grand-chose. Le soleil reflète sur la vitre et crée un effet miroir qui me renvoie l’image de mon immeuble.

Que c’est pénible… Vivement que je reçoive la paire de jumelle que j’ai commandée !

Je ne savais pas qu’elle s’avèrerait utile si vite… Mais il me la faut ! Absolument ! Car il y a du mouvement. J’arrive à distinguer deux silhouettes : une grande et imposante, l’autre plus fine et petite qui semble avoir un truc violet sur la tête. Tout en portant une fourchette emplie de nouilles sauce trois fromages à ma bouche, j’avance la tête de bon cœur pour essayer d’en voir plus… Et c’est le choc ! Mon front heurte le verre, la fourchette pique ma lèvre avant de rebondir sur le carreau où les spaghettis s’écrasent et dégoulinent jusqu’au parquet.

— Aïe !

De ma main devenue libre, je frotte l’hématome qui pousse à une vitesse grand V, tandis qu’un goût ferreux d’hémoglobine s’insinue dans ma bouche. Le cœur battant à tout rompre, je passe ma langue sur la blessure pour essayer de déterminer l’étendue des dégâts. Instinctivement, je croise les doigts. Pourvu que ce ne soit pas grave, pourvu qu’il ne faille pas de suture, pourvu que je ne sois pas obligée d’appeler les secours ! Je respire un grand coup pour procéder à mon examen… Et je sens une légère plaie, de la taille d’une grosse gerçure. Ouf ! Cela n’a pas l’air trop profond, une compresse devrait suffire à stopper le saignement. Je l’ai échappé belle !

Non mais quelle idiote !

Je ne peux pas me permettre de me blesser. Car dans le meilleur des cas je devrais faire entrer une personne inconnue chez moi pour me soigner et dans le pire des cas, il faudrait m’en faire sortir. Rien qu’à l’idée de franchir la porte, une once d’angoisse fond sur moi pour me glacer d’effroi…

Ce n’est pas, mais pas du tout, envisageable !