Camille Desmoulins - Ligaran - E-Book

Camille Desmoulins E-Book

Ligaran

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Extrait : "C'est une vérité que l'homme garde toujours au fond de la poitrine un peu de l'air natal dont son enfance et sa jeunesse ont été nourries. Le sol, en plus d'un cas, explique le tempérament et la vie de l'être qu'il a produit. Pourquoi ne pas demander au village, au coin de rue, à la demeure paternelle, s'ils n'ont point gardé quelque secret souvenir du personnage célèbre dont ils ont entendu les premiers cris, surpris ou abrité les premiers rêves ?"

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 393

Veröffentlichungsjahr: 2016

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CAMILLE DESMOULINS
Préface

Il est dans l’histoire des figures privilégiées qui passent à travers les drames les plus sombres en gardant toujours le charme d’un sourire et comme le rayonnement de l’amour. Une légende attendrie se forme autour de leur mémoire et l’auréole de la pitié en fait, jusque dans l’étude attentive de leur vie par les documents et par les textes, des personnages de roman dont les générations se transmettent avec une sorte de tendresse la mémoire. Tel est Camille Desmoulins qui nous apparaît en pleine Terreur au bras de sa Lucile et semble marcher avec elle à l’échafaud comme jadis, au seuil de Saint-Sulpice ; – la martyre ayant remis une robe blanche telle qu’elle la portait pour marcher à l’autel.

La postérité est femme. Et elle a souri à Camille comme Lucile lui souriait. Elle lui a beaucoup pardonné parce qu’il fut beaucoup aimé. Son appel à la pitié traversera les siècles aussi sûrement que ses dernières et déchirantes lettres d’amour. Le petit avocat de Picardie devenu un gamin de Paris nous apparaît, tout à coup, transfiguré par l’idée de clémence, comme un justicier dans son journal, comme un poète dans sa douleur. Il tient de Tacite et de Shakespeare. Et elle, la jeune fille aux cheveux blonds, se change sans effort en romaine, mourant comme celui à qui son cœur de femme avait enseigné la douceur et les larmes.

Et cette poignante histoire garde ainsi comme un reflet de légende ; – et l’avenir s’attendrira éternellement devant ces deux jeunes têtes coupées qui échangeront toujours, dans la séparation suprême, leur dernier regard et leur dernier baiser.

JULES CLARETIE.

CHAPITRE PREMIERLes premières années

I. L’HOMME ET LE TERROIR || VOYAGE À GUISE || LA VIEILLE ET LA NOUVELLE VILLE || MAISON NATALE DE CAMILLE DESMOULINS || LA FAMILLE. II. NAISSANCE ET ÉDUCATION DE CAMILLE || LE COLLÈGE LOUIS-LE-GRAND || L’ABBÉ BÉRARDIER || DÉBUTS DE CAMILLE AU BARREAU. III. LA FRANCE EN 1789 || LES « CAHIERS » DES ÉTATS GÉNÉRAUX || ASSEMBLÉE ÉLECTORALE À GUISE || M. DESMOULINS LE PÈRE || DOLÉANCES DE LA PAROISSE DE CHAILLEVOIS || LE « LIVRE ROUGE ». IV. BROCHURES ET PAMPHLETS || LA « PHILOSOPHIE AU PEUPLE FRANÇAIS » DE CAMILLE DESMOULINS (1788) || L’« ODE AUX ÉTATS GÉNÉRAUX » || LA JEUNESSE DE CAMILLE || CHATEAUBRIAND || LE PALAIS-ROYAL || MOMORO ET LA « FRANCE LIBRE » || LE 13 JUILLET || LA COCARDE VERTE || LA PRISE DE LA BASTILLE.

I

C’est une vérité que l’homme garde toujours au fond de la poitrine un peu de l’air natal dont son enfance et sa jeunesse ont été nourries. Le sol, en plus d’un cas, explique le tempérament et la vie de l’être qu’il a produit. Pourquoi ne pas demander au village, au coin de rue, à la demeure paternelle, s’ils n’ont point gardé quelque secret souvenir du personnage célèbre dont ils ont entendu les premiers cris, surpris ou abrité les premiers rêves ? Il semble que les choses ont leurs regrets, comme elles ont leurs larmes, et qu’on retrouve en elles trace des existences qu’elles virent naître, se développer et mourir. D’ailleurs, l’âpre besoin qu’on a de tout connaître aujourd’hui force l’historien à étudier, pour ainsi dire, le décor de son drame, avant d’en raconter les actes divers.

Ce fut un matin d’avril, pendant que grondait autour de Paris le canon de la guerre civile, que je voulus aller demander à Guise des souvenirs de Camille Desmoulins, le « gamin de génie » que Paris attira, séduisit et garda pour jamais.

J’éprouvais à faire ce voyage une émotion réelle. Il semble, encore un coup, que les spectres des morts célèbres et que leur ombre « reviennent » où demeure leur souvenir. La petite ville de Guise que Camille évoquait au plus fort de la tempête révolutionnaire, comme un asile trop tôt quitté, comme un humble paradis à jamais perdu, cette tranquille cité du Vermandois, j’avais hâte de la voir et de l’interroger. Avait-elle fidèlement conservé la mémoire d’un de ses plus célèbres enfants ? Cette partie jadis si lettrée de la Picardie était-elle reconnaissante à Camille Desmoulins de la gloire littéraire qu’il fit rejaillir sur elle ? L’esprit du terroir a changé depuis cinquante ans ; cet esprit narquois, railleur, gouailleur, littérateur et conteur à la façon des fabliaux, cet esprit frondeur de Picardie s’est tu peu à peu devant l’esprit de spéculation, d’industrie, qui a envahi tout le pays. Il ne reste plus à Vervins, à Guise, que de rares exemplaires de ces vieux érudits de province, tous gens fort savants et laborieux, travaillant dans leur pénombre à quelque œuvre patiente, loin de la grande lumière, mais plus près peut-être de la vérité. Sans doute je marchais à une déception et je n’allais pas même, là-bas, retrouver le fantôme de Camille.

On ne devine point, on ne pressent pas de loin la petite cité laborieuse de Guise lorsqu’on suit la route de Saint-Quentin à Guise, route peu accidentée, sans pittoresques surprises, mais riche, heureuse, avec des horizons de cultures et de blé. On aperçoit à peine, à l’horizon, lorsqu’on approche, la haute tour du château, puis, tout à coup, en descendant la côte par une sorte de faubourg aux maisons couvertes de chaume, on se trouve avec étonnement dans une ville curieuse d’aspect, calme, assoupie, vraie cité du temps jadis, dont les demeures qui, presque toutes, datent du dix-septième siècle, semblent reposer à l’abri du château fort, debout encore et solide au sommet d’une abrupte montée.

Il y a comme partout, au surplus, deux villes distinctes dans cette petite cité de Guise : la vieille et la nouvelle, mais la vieille domine encore. La vieille ville du quinzième et du seizième siècle, bâtie sur la colline, auprès du château ; la ville que nous montre, avec son vieux donjon et ses remparts aujourd’hui démolis, l’eau-forte de Joh. Peeters Delin (1572), n’existe plus, à vrai dire. Guise presque tout entière semble contemporaine de Desmoulins, des premières années de la Révolution. Mais cette demi-vétusté nous suffisait, à nous qui cherchions seulement la trace des mœurs et des souvenirs du dix-huitième siècle.

Les toits sont hauts, garnis d’ardoises ; les rues conservent encore l’aspect qu’elles avaient en 1750. Des crampons de fer, en forme de chiffres, incrustés dans les bâtiments, donnent la date de tous ces logis de petits bourgeois et de commerçants. On reconstitue, en longeant ces rues étroites mais régulières, la vie intime de jadis. On revoit dans les marchands et les débitants d’aujourd’hui les boutiquiers d’autrefois, les merciers, les drapiers. Le petit hôtel de ville au clocheton ardoisé n’entend plus, depuis des années, le tintement de son carillon, mais c’est bien là, on le devine, le timbre qui chantait toutes les joies et célébrait tous les deuils de la commune. Qu’il est humble et petit, cet hôtel de ville ainsi placé au pied du château fort, sous le regard de la citadelle et comme sous la menace de ses canons ! Il ne subsiste, dirait-on, que par la condescendance de cette perpétuelle menace, et le château, d’un seul coup, pourrait l’écraser. Mais la grosse masse de pierre n’est que la force, la puissance brutale, et la masure où s’entassaient les papiers de la cité, les actes de naissance, de mariage, les registres, les parchemins, la vieille maison de tous représente la loi. Ceci dure, et cela meurt. Les herbes parasites, la joubarbe et le lierre, rampent autour de la citadelle ou s’incrustent dans les interstices de ses pierres. La haute tour lépreuse, rongée de plaques jaunâtres, se dresse formidable mais inutile, comme un géant dont la vieillesse aurait désarmé le bras. Cette colossale construction aux murailles épaisses n’aurait pas, en 1870, arrêté l’invasion allemande pendant deux heures. Ses voûtes sombres, ses portes aux blasons sculptés dans le roc, ses couloirs sinistres sont peu de chose devant l’acier des canons modernes. Lorsque nous y passâmes, les gardes mobiles du pays faisaient, à l’ombre, l’exercice, tandis que le vent soufflait sur cette hauteur, d’où l’on aperçoit au loin les champs, les rivières, l’Oise, la Somme, les bouquets de bois, les villages cachés dans la verdure ou les replis de terrain ; à l’horizon Wiége, où dorment les humbles aïeux de Camille, et au pied de la citadelle, Guise, avec ses toits élevés, ses promenades, ses arbres, les bâtiments du Familistère, son aspect heureux, doux et gai de petite ville laborieuse.

J’allais, je regardais, je cherchais, et je m’imaginais Camille allant et venant, lui aussi, dans la cité picarde, suivant le cours de la petite rivière, un livre à la main, lisant, rêvant, ou jetant au vent qui soufflait ses fièvres d’enthousiasme adolescent. Il me semblait le retrouver au coin de ces ruelles, dans une de ces maisons voisines, – toutes recueillies, pleines de causeries et de livres, – ou sur le chemin du château, montant la pente qui conduit à la citadelle, s’arrêtant en chemin pour écouter en souriant un chant sorti de l’église, récitant devant la chapelle quelques vers de Voltaire, et devant le château quelques citations de Tacite.

C’est dans la grande rue, « rue du Grand-Pont, vis-à-vis la place d’Armes », pour parler comme les actes du temps, qu’est située la maison natale de Camille. La maison est petite, propre, avenante, avec ses toits d’ardoise et ses murs blancs, d’un blanc de chaux éblouissant. Maison de bourgeois, d’honnêtes et braves gens attachés au devoir, au labeur quotidien, supportant sans soupir les nécessités dures de la vie et souriant chaque soir, au repos heureux succédant à une journée bien remplie. Point riches, à coup sûr, mais contents de leur sort, satisfaits du lot échu et plus fiers de leur renommée de probité que de leur petite et médiocre fortune. Ce n’était pas le repos avec dignité, l’otium cum dignitate des anciens, c’était mieux, c’était le travail avec dignité. Tout le logis sent l’occupation d’habitude ; on devine, dans ces salles aux plafonds maintenus par des poutres, aux boiseries modestement sculptées, on revoit le cabinet de travail de l’homme de loi, la table encombrée de papiers du père, les rayons de la bibliothèque aux livres savants, aux gros traités de Droit, et il semble qu’on découvre le coin préféré de la ménagère, la table à ouvrage, la chaise où madame Desmoulins se tenait assise.

Le corps de logis donnant sur la rue a été abattu en partie ; c’était là que logeaient les époux. La petite maison située dans le jardin et qui porte ce millésime sur ses murs : 1772, fut bâtie sans doute lorsque les enfants nés et grandissant, la demeure parut un peu étroite. Là encore, dans ce bâtiment nouveau, élevé pendant l’enfance de Camille, on retrouve l’ombre de ces paisibles et tristes souvenirs d’autrefois, les escaliers que cette enfance devait rendre bruyants, la cuisine, un honnête et gai tableau de Chardin, toute flambante aux jours où le cousin de Viefville des Essarts rendait visite à la maison, ou encore lorsque le prince de Conti s’arrêtait sous le toit du lieutenant général. Le passé revit entre ces murailles blanches, dans ce petit jardin fleurissant, dans ce coin de terre qui semble avoir conservé le souvenir de ses hôtes d’autrefois, souvenir oublié des vivants, passé évanoui, humble et doux passé, honnête, calme, paisible, uni et sévère comme l’existence toute de probité de l’aïeul, triste et trempé de larmes comme la destinée d’un honnête homme.

Là, chose étrange, dans un des corps de logis de cette maison, aujourd’hui propriété de M. Bailly, – un homme vit, un aimable et curieux vieillard, ancien professeur de danse, petit, souriant, poli, et qui, depuis 1810, n’a pas quitté sa demeure toute pleine de vieilles gravures et de curiosités minéralogiques recueillies par lui. J’ai essayé de trouver dans la mémoire de ce charmant petit vieillard un écho du bruit que dut autrefois faire ici Desmoulins. Bruit évanoui, inutile écho. Doucement, finement, M. Feydeau (c’est le nom du nonagénaire) hochait sa tête spirituelle, narquoise et ridée comme un Holbein. « Je ne connais pas… je ne sais pas… La dernière fois qu’on a parlé de Camille Desmoulins à Guise, » et, se reprenant : « qu’on a parlé du citoyen Camille Desmoulins, ce fut lorsque notre préfet, M. de la Forge, vint ici pour passer les mobiles en revue… Je n’ai pas d’autre souvenir. » Ils sont un peu tous comme ce vieillard, les habitants de Guise. Ils ont oublié leur malheureux compatriote, – ce généreux fou, cet écervelé de génie, qui donna sa vie à la République, – ils l’ont oublié, après l’avoir méconnu et calomnié peut-être.

On m’avait dit qu’il existait, à l’hôtel de ville de Guise, dans la salle des délibérations du conseil municipal, un portrait intéressant de Camille. J’entre et le demande. Deux gardiens qui me suivaient me montrent, pendus au mur de la petite salle, des portraits de grands seigneurs en costumes d’autrefois, avec la cuirasse et la perruque. « Ce doit être celui-là, » me dit l’un d’eux désignant un portrait du gros et gras M. de Beaulieu, qui défendit Guise au temps jadis. Évidemment on ne pouvait, songeait cet homme, s’inquiéter que des grands. Mais le portrait d’un petit avocat et d’un pauvre écrivain ! « Il est peut-être là, après tout », me dit l’homme ouvrant une sorte de placard sombre où juges et greffiers suspendaient dans la poussière, leurs toques et leurs robes de lustrine noire, et où l’on amasse en même temps le bois destiné à la cheminée municipale. Pêle-mêle, dans l’ombre, gisaient en effet des cadres dédorés, de vieux portraits, des bustes de personnages détrônés, rois ou reines. Là tous les détritus de nos révolutions, tout ce que notre pauvre et triste France a tour à tour acclamé et repoussé, porté avec aveuglement au Panthéon ou rejeté au ruisseau avec rage, toutes les royautés tombées et fanées, tous les battus, gisaient, rapprochés par le hasard d’une ironique communauté de destin. Le buste blanc du vaincu de Sedan faisait face au buste bronzé du roi Louis-Philippe. En prenant dans le tas des cadres, mon homme tira tour à tour une lithographie représentant le duc d’Orléans, et une gravure : le duc et la duchesse de Berry ; Napoléon Ier en manteau impérial maculé par les mouches après un portrait de Cavaignac, dont le verre était cassé. Puis, tout à coup Camille Desmoulins, un portrait lithographié de Camille, d’après François Bonneville, sans aucune valeur artistique au surplus. Il était là, poudreux, sali, enfoui, oublié, exilé, et depuis des années il demeurait dans cette ombre et cette poussière du passé. « Né à Guise », lisait-on au-dessous de la figure. Mais qui le savait ou s’en inquiétait dans la petite ville picarde ? Nul n’est prophète en son pays, paraît-il, pas même les martyrs.

II

Camille Desmoulins est en effet né à Guise le 2 mars 1760 et non en 1762, comme l’ont affirmé plusieurs historiens, et comme lui-même, en avril 1794, le laissait croire lorsqu’il répondait au président du Tribunal révolutionnaire : « J’ai trente-trois ans, l’âge du sans-culotte Jésus. » En 1794, Camille Desmoulins achevait sa trente-quatrième année. Il devait s’en souvenir au lendemain de son jugement. « Je meurs à trente-quatre ans », s’écriait-il dans sa dernière lettre à Lucile.

La Picardie, terre puissante où la plante humaine pousse, pour ainsi dire, plus vigoureuse et plus emplie de sève qu’ailleurs, compte les hommes de combat par dizaine ; c’est la patrie de Condorcet, qui naquit à Ribemont ; de Babeuf, le rêveur égalitaire, fils de Saint-Quentin ; du vieux Calvin, des Saint-Simon, des Guise, et, pour remonter plus haut, du prêcheur de croisades, l’illuminé et ardent Pierre l’Ermite. La lutte violente de l’émancipation des communes s’était, au Moyen âge, affirmée plus vive et plus décisive sur ce terrain que partout ailleurs. On jugerait que le sang picard s’échauffe et bat plus promptement ; les têtes y sont bouillantes, et le Picard Michelet a marqué d’un mot son pays : la colérique Picardie.

La Picardie est cependant aussi le pays de la raison droite, fortifiée par je ne sais quelle humeur narquoise et prudente qui devient finesse chez le paysan, sagesse chez l’homme qui pense. Dans cette famille Desmoulins, le chef même de la maison, M. Desmoulins, lieutenant général au bailliage de Guise, offre justement un exemple de cette calme raison opposée à l’humeur embrasée et à l’ardeur picarde. C’était, nous l’avons dit, un homme grave et laborieux, fort estimé de ses compatriotes, dont il administrait avec probité les intérêts, fidèle à ses devoirs publics, heureux de son bonheur privé, vivant, sans envie et sans trouble, dans ce calme intérieur où nous devions trouver, quand nous le visitâmes, les uniformes bleus des dragons saxons. M. Desmoulins nous apparaît ainsi dans sa maison honnête et bien tenue, comme un de ces vieux légistes dont la province comptait jadis tant d’exemples et qui, retirés dans une sorte de pénombre, travaillaient là sans bruit à quelque œuvre profonde et forte. Souvent bien des renommées plus brillantes, des gloires du Parlement parisien s’inclinaient devant la science de ces savants inconnus et leur demandaient avec respect le secours de leurs lumières. Ces laborieux chercheurs, silencieux et vivant face à face avec leurs propres travaux, ne se montraient ensuite pas plus fiers du suffrage de leurs glorieux émules, et la consultation donnée, reprenaient, assurés et tranquilles, leur travail interrompu. M. Desmoulins le père avait, de cette sorte, entrepris une Encyclopédie du Droit qui ne devait jamais voir le jour, et dont les manuscrits ont été dispersés.

GUISE.– PORTAIL DE L’ÉGLISE SAINT-PIERRE

(Phot. Chaseray.)

GUISE.– MAISON NATALE DE CAMILLE DESMOULINS
GUISE.– VUE GÉNÉRALE DU FORT

(Phot. Chaseray.)

M. Desmoulins n’était pas riche. Sa femme Madeleine Godard, du village de Wiége, lui avait cependant apporté une petite dot, qui servait, en partie, à l’éducation des enfants nés de cette union toute d’affection loyale et de calme bonheur. Les deux époux eurent sept enfants : quatre garçons, dont l’aîné fut Camille et les deux autres Dubuquoy et Sémery, qui vécurent en soldats, et trois filles, dont l’une se fit religieuse et dont l’autre existait encore en 1837, lorsque M. Matton aîné, parent de Camille Desmoulins, publia, au bénéfice de cette survivante de la famille, une édition des Œuvres de Camille Desmoulins.

Camille était le plus âgé des fils de M. Desmoulins et celui qui, par son intelligence, par le feu de ses yeux noirs ardents, par la précocité de ses reparties et l’éveil de son esprit, donnait à ses parents le plus d’espoir. Le lieutenant général au bailliage était déjà fier de cet enfant dont il voulait développer, quitte à faire de lourds sacrifices pécuniaires pour arriver à ce résultat, les qualités évidentes. On en ferait un homme de loi, un avocat au Parlement de Paris, et cet enfant bouillant et résolu serait ce que M. Desmoulins le père avait renoncé à devenir jamais. Le malheur était que l’éducation complète à cette époque coûtait cher. Jamais, sans le concours d’un parent éloigné, la famille Desmoulins n’eût pu faire de Camille le lettré, l’érudit étonnant qu’il devint. M. de Viefville des Essarts, ancien avocat au Parlement parisien, plus tard député du Vermandois aux États Généraux, obtint pour le jeune Camille une bourse au collège Louis-Le-Grand. Là, dans ce vieux lycée où son souvenir survit encore, Camille Desmoulins étudia avec une ardeur superbe, se livrant tout entier, corps et âme, à cette antiquité qu’il devait toujours chérir, se nourrissant du miel athénien et de la moelle romaine, puisant dans ce passé l’amour juvénile de ce grand mot de République, dont il ne comprenait peut-être le sens qu’à demi. Il en était plus amoureux que conscient, mais toute son âme s’enthousiasmait à ce mot dont lui parlait avec charme une harangue de Cicéron, avec audace une tirade de Lucain, avec netteté un chapitre de Tacite. Plus tard, lorsqu’il allait se vanter d’avoir prononcé, le premier et tout haut, ce mot, il devait évoquer ces souvenirs lumineux du collège, ce temps d’incubation morale et intellectuelle où le germe républicain grandissait en lui, où, adolescent encore, il était déjà des dix républicains qu’on aurait eu, disait-il, de la peine à trouver dans Paris en 1788.

Voilà ce qui nous couvre de gloire, dit Camille Desmoulins, d’avoir commencé l’entreprise de la République avec si peu de fonds ! Ces républicains étaient pour la plupart des jeunes gens qui, nourris de la lecture de Cicéron dans les collèges, s’y étaient passionnés pour la liberté. On nous élevait dans les écoles de Rome et d’Athènes et dans la fierté de la république, pour vivre dans l’abjection de la monarchie et sous le règne des Claudes et des Vitellius ; gouvernement insensé, qui croyait que nous pourrions nous passionner pour les pères de la patrie, du Capitole, sans prendre en horreur les mangeurs d’hommes de Versailles, et admirer le passé sans condamner le présent, ulteriora mirari, præsentia secuturos.

Le secret de cet esprit indépendant, est déjà là tout entier. Évidemment Camille fut dès ses premières années et demeura toujours un politique littérateur, si je puis dire, et son admiration, en quelque sorte artistique, pour l’antiquité, détermina en grande partie l’affection qu’il porta à une forme de gouvernement où ses rêves de démocratie élégante et de liberté idéale prirent sans cesse le vêtement de l’Attique ou de Rome. En outre, il y aura toujours du lettré en lui, et il sera jusqu’à la dernière heure l’homme qu’on vit, un jour, transporté d’aise à la lecture d’un passage d’Ézéchiel, où il trouvait la révolution prédite mot par mot.

Dans ce collège Louis-le-Grand, où il se trouvait avec plusieurs compatriotes, – Lesur (de Guise), le futur auteur de l’Annuaire, entre autres, – Camille Desmoulins avait rencontré un adolescent de son âge, boursier comme lui et de trois classes en avant de Camille, entretenu à Paris par le collège d’Arras. Celui-là s’appelait Maximilien Robespierre. On s’imagine les causeries juvéniles de ces deux enfants aux fronts déjà pleins de pensées, les chocs de sentiments de ces deux caractères opposés, l’un ardent et exalté, l’autre méditatif et sévère. Quelles confidences, quels espoirs, quelles chimères emporta le vent qui passait dans les arbres du jardin, et quels jeunes rêves vit croître cette Chartreuse de Gresset, petite chambre au quatrième étage, où Gresset, étant maître d’études, avait, en effet, rimé sa Chartreuse et où Camille parfois, seul, se mettait à composer des épîtres ! « J’étais né pour écrire des vers, » disait plus tard, au pied de l’échafaud, le malheureux Camille, et il devait se rappeler alors, non sans émotion, l’Épître qu’il adressait à MM. les administrateurs du collège Louis-le-Grand. C’est là qu’on trouve, cité par lui avec une expression de reconnaissance que l’avenir ne démentit pas, le nom de son professeur aimé entre tous, le principal du collège, celui qu’il appelait le bon abbé Bérardier, cœur excellent, esprit d’élite, ami qui devait, après lui avoir servi de maître, le conseiller un jour et lui survivre. On ne saurait d’ailleurs trouver de paroles plus émues et plus sincères. L’Année littéraire de 17844 cite avec éloge ces adieux de Camille à ses maîtres, et elle a raison : le ton en est fort juste (nous ne parlons pas bien entendu de la forme) :

… j’oserai faire entendre une voix
Faible, mais qui, du moins, ne sera point vendue.
Désormais, ô ma lyre, à jamais détendue,
Tu ne charmeras plus mes maux et mon ennui !
Mais, cher à l’innocence, et du faible l’appui,
Je pourrai quelquefois goûter ce bien suprême :
Je ferai des heureux. Eh ! qui dans ce séjour,
Élevé près de toi, n’en veut faire à son tour,
Bérardier ? Ce lieu même, où, sur les rives sombres,
Gresset, avant le temps, crut voir errer nos ombres,
Retracer bien plus tôt le séjour enchanteur
Je l’ai vu sous tes lois, trop tard pour mon bonheur,
Des bosquets d’Acadème ou l’heureux Élysée.
Que dis-je ? Près de toi, doucement abusée,
L’enfance ici se croit sous le toit paternel.
Ô Bérardier, reçois cet adieu solennel !

Ce n’est pas cette Épître, dont on trouvera le compte rendu dans le numéro du Journal de Paris du 12 août 1784, qui peut nous assurer que Camille Desmoulins eût été poète. Ses premiers vers sont ceux d’un rhétoricien, rien de plus, et ils n’ont de valeur qu’au point de vue psychologique ; mais ils nous montrent bien l’état de cette jeune âme, au milieu de ce collège dont Camille fait un tableau idyllique, à la Gessner :

Là, du patricien la hauteur est bannie,
Et la seule noblesse est celle du génie.
Tous cultivent les dons qu’en eux le ciel a mis ;
En comptant leurs rivaux, ils comptent leurs amis ;
Leurs talents nous sont chers, leurs succès sont les nôtres
Et le laurier d’un seul couronne tous les autres.
Je vis avec ces Grecs et ces Romains fameux,
J’étudie une langue immortelle comme eux.
J’entends plaider encor dans le barreau d’Athènes :
Aujourd’hui c’est Eschine, et demain Démosthènes.
Combien de fois, avec Plancius et Milon,
Les yeux mouillés de pleurs, j’embrassai Cicéron !

Un tel enthousiaste, lorsqu’il quittait Paris et les salles du collège, devait paraître assez bizarre et excessif aux bonnes gens de Guise, dont l’accueil lui paraissait sans doute toujours assez étonné pour qu’il dût leur en garder quelque rancune. En maint endroit ses lettres en font foi. Il arrivait, bouillant, apportant dans la petite ville son humeur d’étudiant et de jeune fou ; et ses espiègleries, en changeant de milieu, semblaient bientôt des inconvenances. C’est, du moins, le seul souvenir qu’il ait laissé dans sa ville natale, et c’est là ce qui arrive le plus communément, il faut l’avouer, à tout homme dont les idées sont en avance sur celles des compatriotes qui l’entourent et des amis d’autrefois. Un habitant de Guise, dans une lettre fort intéressante qu’il nous écrivait il y a quelques années, nous rappelait les souvenirs d’une très vieille dame appartenant à l’une des familles les plus anciennes de Guise, et qui avait conservé jusqu’aux limites reculées de la vie humaine où elle était parvenue, une intelligence intacte et des souvenirs très distincts de ces temps éloignés. Lorsque le nom de Camille Desmoulins venait sur ses lèvres, elle qualifiait assez sévèrement ce qu’elle appelait sa légèreté dans les relations de société. Elle avait encore sur le cœur, pour les avoir vues se produire dans son salon de jeune femme, quelques plaisanteries « risquées », disait-elle, et qui sentaient le basochien.

Peut-être faut-il confondre cette tradition avec celle dont M. Édouard Fleury s’est fait l’écho dans son livre sur Camille Desmoulins et Roch Marcandier, et qui nous montre non seulement un Desmoulins espiègle et railleur, léger, puisque le mot a été dit, mais violent encore et bondissant devant toute discussion :

On raconte, au sujet de son enthousiasme, dit M. Fleury, une scène d’une étrange violence. Camille était en vacances. Il avait été passer quelques jours chez un parent de sa famille. En son honneur, on donnait un dîner où se trouvaient réunies les notabilités du pays. Quelqu’un de la société savait avec quelle facilité le jeune étudiant s’exaltait quand on lui offrait la discussion sur ses héros de prédilection, sur les perfections du gouvernement démocratique, sur les sublimités de la métaphysique républicaine. C’était un curieux spectacle à donner au dessert que celui d’un de ces accès de colère où tombait Camille, quand il rencontrait un contradicteur actif, pressant et convaincu. La bataille lui fut donc présentée. L’ardent jeune homme donna dans le piège, répliqua d’abord avec politesse, avec assez de calme. Lorsqu’il vit son adversaire secouer ironiquement la tête en l’entendant développer ce que Camille nommait de nouveaux principes, il se sentit saisi de pitié, essaya de railler, puis bientôt prit feu, puis s’irrita en se heurtant aux obstacles, aux arguments. Des sarcasmes le jetèrent hors de lui. Des hérésies, ce qu’il appelait des hérésies, lui firent perdre toute retenue. Les yeux en feu, l’injure à la bouche, tremblant de tous ses membres, il se leva, jeta la serviette à la tête de l’obstiné royaliste qui niait la république ; d’un bond il s’élança sur la table qu’il inonda de débris, qu’il improvisa en tribune, préludant ainsi à ses triomphes futurs du café de Foi, et de là, au milieu des éclats de rire des uns, des reproches des autres, de l’émotion des parents, il parla longuement, chaleureusement, étalant ses convictions, maltraitant la tyrannie, portant aux nues son idole idéale, répétant les lieux communs jusque-là relégués dans le domaine de la théorie et qu’il se chargea bientôt de faire passer dans la pratique, dans la vie politique d’une nation qu’il contribuera si puissamment à pousser dans tant d’excès. Ruisselant de sueur, la figure enflammée, il descendit enfin au milieu du silence de stupéfaction chez ceux-ci, de colère chez ceux-là, chez tous de regret d’avoir amené une pareille scène.

L’écrivain auquel nous empruntons cette anecdote, tenait à prouver que la violence naturelle de Camille devait le conduire fatalement à un excès de plume dont nous ferons justice nous-même. Mais, certes, dans le soin qu’il apporte à peindre Camille sous des couleurs sombres, M. Fleury a mis vraiment trop de hâte ; il s’est contenté de rendre, si je puis dire, plus écumante une simple scène d’exaltation juvénile que provoqua la taquinerie de madame Godart de Wiége, un jour des vacances de 1784 qu’elle avait Camille Desmoulins à dîner. M. Matton aîné, l’éditeur des Œuvres de Camille Desmoulins, a rapporté beaucoup plus simplement, et par conséquent avec plus de vérité, cette scène qui ne prouve rien qu’une vivacité en tout cas généreuse chez l’étudiant dont le cerveau était tout plein des Philippiques de Cicéron et des Révolutions de l’abbé Vertot.

C’était là, en effet, ses épées de chevet. Les Révolutions romaines de Vertot l’avaient transporté d’admiration ; ces drames sanglants où apparaissent, tour à tour, le visage austère de Brutus et les têtes marquées pour la mort des Gracques, ce défilé saisissant et surhumain – inhumain aussi, pourrait-on dire – où Virginius tient son poignard, où Curtius éperonne son coursier et le pousse au gouffre, où les Fabius combattent comme des Macchabées de Rome, où Caton se frappe de son glaive pour ne point survivre à sa défaite ; ce long martyrologe de héros avait habitué Camille, et bien d’autres, à ne plus voir dans la lutte éternelle de l’humanité, qu’une sorte de pompeuse tragédie. Cette Rome, cette louve antique dont nous avons tous sucé le lait, nourrit en effet dans l’homme un idéal de vertu sauvage, bien différent de l’humble et solide honnêteté de tous les jours. Aujourd’hui, l’humanité est lasse de l’héroïsme théâtral, elle est avide au contraire de labeur patient, de dévouement durable et de sacrifices civiques qui n’ont rien de sculptural. Et cela vaut mieux. Ce n’est pas nous qui demanderons jamais de ramener la vertu à des proportions bourgeoises ; mais nous croyons qu’il est temps qu’on lui laisse des proportions humaines. C’est encore le moyen de l’atteindre et de la répandre plus sûrement.

Camille, enivré de ses lectures, en était encore à la vertu antique, – marmoréenne, si je puis dire, – romaine, en un mot. Il allait s’applaudir qu’on lui eût donné, à son baptême, trois prénoms de Romains Camillus-Sulpicius-Lucilius. Il avait usé ou perdu au moins vingt exemplaires de ces Révolutions romaines de Vertot dont il avait toujours, dit M. Matton, un volume dans sa poche. On a conservé un exemplaire des Philippiques de Cicéron tout chargé de notes manuscrites, où Camille laisse échapper les impressions courantes de ses lectures. Ces deux livres, encore une fois, ne le quittaient jamais.

Ainsi, laborieux, passionné pour la science, Camille avait brillamment achevé ses études. Il quitta le collège Louis-le-Grand avec une certaine émotion, qu’il laissa échapper dans ses vers, commença son droit aussitôt, et bachelier en septembre 1784, licencié en mars 1785, il prêta serment, cette même année, comme avocat au Parlement de Paris. Il avait alors vingt-cinq ans.

Nous avons trouvé peu de traces des débuts de Camille Desmoulins au barreau. – Camille n’était point né orateur. Admirablement doué comme écrivain, d’une instantanéité de pensée et d’expression vraiment étonnante, hardi, aiguisé, primesautier, il était, à la tribune, bientôt décontenancé et médiocre. Il bégayait. Ce n’était point, il est vrai, le bégaiement ordinaire, l’infirmité désagréable ; c’était plutôt le balbutiement de l’homme troublé qui cherche à se remettre de son émotion ; au début de la phrase et comme mise en train, si je puis dire, il laissait échapper des hon, hon multipliés (Monsieur Hon, c’était le nom que Lucile donnait à Camille). Le vieux M. Moreau de Jonnès, mort en 1870, à quatre-vingt-douze ans, nous a souvent conté qu’il avait entendu parler Camille Desmoulins. Tout d’abord, la harangue était désagréable, la voix hésitante et dure, mais le bégaiement disparaissait peu à peu, à mesure que l’orateur s’échauffait, et sans nul doute, lorsqu’il était fortement secoué et emporté par son inspiration, Camille ne devait plus bégayer. Il n’en est pas moins vrai, qu’il eût fait, à ce prix, un pitoyable avocat. Il ne plaida donc que rarement et sans éclat. Il avait d’ailleurs le feu sacré de l’écrivain, il ressentait cet invincible aiguillon qui met la plume à la main comme il y mettrait une épée ; il jetait sur le papier ses projets, ses espoirs, et, vivant assez pauvrement du produit de copies ou de requêtes faites pour des procureurs, rimant parfois une chanson, forgeant une épigramme, errant çà et là, à travers ce grand Paris où il rêvait de se faire une place, aujourd’hui écoutant le Figaro de Beaumarchais du fond du parterre, demain, entrevoyant Ginguené ou Chamfort, il fourbissait ses armes, il se préparait à l’assaut prochain, il sentait déjà la poudre dans l’air, il se répétait peut-être déjà, dans son ombre, au haut de sa mansarde et comme du fond de sa vie ignorée : Et moi aussi je jetterai ma pensée au monde !

III

L’heure était déjà venue où ce monde agité, secoué, craquant de toutes parts, sentait sourdre en lui comme une germination nouvelle.

Le roi, cédant à la volonté nationale, résolut de réunir en janvier 1789 les États Généraux qui n’avaient pas été tenus depuis cent soixante-quinze ans (1614), si bien qu’en publiant, en 1771, un Dictionnaire universel de la France, R. de Hesseln, cité par M. L. Lalanne, avait pu dire à l’article États : « Les États Généraux ne sont plus d’usage. » On juge donc, lorsque la nation apprit que douze cent soixante-quatorze députés : trois cent-huit du clergé, deux cent quatre-vingt-cinq de la noblesse et six cent quatre-vingt-un du tiers état, allaient discuter ses intérêts, régler la vie nouvelle à laquelle elle aspirait, si la joie et les illusions de bonheur furent grandes.

En Picardie, dans cette province si fort éprouvée (surtout dans le Soissonnais, réduit à la misère par le rigoureux hiver de cette année, et dans le Vermandois), l’espoir fut plus grand peut-être que partout ailleurs ; les pauvres gens se croyaient déjà affranchis des poids écrasants que supportaient leurs épaules.

Les cahiers des provinces, ces voix éloquentes, ces doléances de la foule, allaient enfin frapper les oreilles du roi. Les paysans, courbés sous le faix comme le bûcheron de La Fontaine, allaient pouvoir appeler et se plaindre, sans redouter que la mort seule répondît à leurs appels. Qu’on s’imagine les songes heureux qu’on faisait, par tout le pays, dans les « chaumines enfumées » ! – « Le roi va savoir enfin ce que nous souffrons ! Nos cahiers le lui diront et nos députés, à Versailles, ne manqueront pas de le lui redire ! Le roi instruit, c’est la nation sauvée. » Quels rêves !

Occupons-nous seulement, dans cette histoire, du coin de terre où Camille était né. La rédaction des cahiers et la nomination des députés à l’Assemblée des trois ordres devait avoir lieu le 16 mars à Laon.

À Guise, la première assemblée électorale eut lieu le 5 mars, en l’auditoire du siège, sous la présidence de M. Desmoulins, lieutenant général au bailliage de Vermandois, siège royal de Guise, ressort et prévôté de Ribemont ; M. Saulce (Jean-Baptiste) étant procureur du roi, et M. Mariage, greffier, secrétaire. L’appel des commissaires des paroisses démontra que deux cent quatre-vingt-douze étaient présents.

La deuxième assemblée eut lieu en l’église des Révérends Pères Minimes de Guise. Là furent nommés soixante-quinze députés pour l’assemblée des trois ordres à Laon. Le père de Desmoulins pouvait, s’il l’eût voulu, être de ceux qui devaient figurer bientôt à Versailles. « Le lieutenant général, disent les Archives du greffe de Laon, ayant été élu à l’unanimité, moins une voix de la paroisse de Bernot, applaudit à cette voix comme au symbole de la liberté, mais remercia pour cause de santé, après avoir témoigné de sa sensibilité de l’honneur d’une telle confiance. » Ainsi, nous voyons, dès l’abord, cet homme modeste, libéral et sage, refuser ces honneurs qu’ambitionnera son fils et qui coûteront si cher, non seulement à celui-ci, mais à tous les deux.

Dans la liste des soixante-quinze commissaires députés à Laon, je trouve notés, par ordre d’élection :

N° 1. Jean-Louis Deviefville des Essarts, avocat et subdélégué à Guise.

N° 2. Adrien-Jean-Louis Deviefville, maire de Guise.

N° 24. Lucie-Simplice-Camille-Benoît Desmoulins, avocat à Guise. Puis, avec eux, des procureurs, des meuniers, des marchands de moutons, des laboureurs surtout. L’homme qui tient à la terre, l’homme du pays, le paysan, sort de son sillon pour la première fois.

Ce n’était là que les élections préparatoires aux élections décisives des députés aux États Généraux. Le procès-verbal de l’assemblée du tiers état à Laon enregistre une lettre du marquis de Condorcet, qui « demande qu’on introduise dans le Cahier un vœu pour la suppression de la traite des noirs. » Le 16 mars 1789, cette assemblée eut lieu à Laon « en la salle destinée aux exercices publics du collège de Saint-Jean de l’Abbaye » ; elle était présidée par Caignard du Rotay, lieutenant général du bailliage de Vermandois. Déjà de nobles mouvements se montrent parmi ceux qui assistent à ces réunions. Dans son discours présidentiel, Caignard du Rotay, répondant à une députation du clergé au tiers, laissera deviner comme la première pensée de ce sacrifice passager, hélas ! qui produira l’électrique et superbe séance de la nuit du 4 août : « Nous avions donc bien lu dans vos cœurs, disait-il, lorsqu’à l’assemblée du tiers état du 9 de ce mois, nous lui avons annoncé qu’il serait bientôt témoin de la grandeur d’âme des deux premiers ordres de l’État, qu’il les verrait infailliblement s’empresser de porter aux pieds du trône le tribut volontaire de leurs privilèges pécuniaires, qu’il les verrait en faire une offrande honorable à la patrie ! » Ainsi, plusieurs, en partant, pouvaient espérer que de cette secousse décisive sortirait non seulement la fin, mais l’abandon volontaire des privilèges.

Les 20, 21 et 22 mars eut enfin lieu la nomination des députés aux États Généraux : l’assemblée élut MM. Le Carlier, maire de Laon ; Viéville des Essarts, député de Guise ; Devismes, avocat à Laon ; Bailly, laboureur à Crécy-au-Mont ; L’Éleu de La Ville-aux-Bois, conseiller du Roi, élu en l’élection de Laon ; Leclerc, laboureur à Lannois.

L’ABBÉ BÉRARDIER, PAR MOREAU

(Bibliothèque Nationale. Estampes.)

VUE DU COLLÈGE LOUIS-LE-GRAND CÔTÉ DE LA RUE DES CRÈS

(Bibliothèque Nationale. Estampes.)

PORTE DU COLLÈGE LOUIS-LE-GRAND

(Bibliothèque Natle. Estampes.)

Nous verrons bientôt Camille Desmoulins, qui regrettera que son père n’ait pas eu un petit grain d’ambition, se consoler un peu en se disant que le député de Guise est Viéville ou plutôt Defiefville des Essarts, subdélégué du bailliage de Guise, et son cousin.

Ces députés une fois nommés, allait-on écouter leurs plaintes à Versailles ? Les Cahiers de ce coin de terre française contiennent et répètent la plupart des doléances communes à la France tout entière, et lorsqu’on aura publié le recueil complet de ces Cahiers aux États Généraux, on sera surpris de l’unanimité des réclamations dans les diverses parties de ce grand corps souffrant et accablé. C’est bien là vraiment le « même cri », le « cri universel » dont parlera Camille Desmoulins dans la France libre. Les Cahiers des États Généraux se ressemblent et demandent, par exemple : « À quoi sert la ferme ? À ruiner la populace. » Ou encore, ils se plaignent : « La distribution des impôts se fait par faveur. L’état ecclésiastique a tous les biens de la France et la noblesse, et il ne paye aucun subside à l’État ny au Roy. » (Plaintes et doléances que la commune et habitants de la paroisse de Wissignicourt ont à faire à nos seigneurs députés de Sa Majesté aux États Généraux. À Laon le 16 mars 1789.) « Si l’on réduisait le nombre des laquais et des employés des fermes, l’agriculture y gagnerait », dit une voix du district de Monaigu. On remarquera d’ailleurs le ton résigné de ces réclamations presque soumises.

La petite paroisse de Berrieux se plaint d’avoir à payer quatre mille cinq cent quarante-cinq livres d’impôts, elle qui ne compte que cent dix feux. Il y avait de ces écrasantes iniquités et qui, bien avant 1789, frappaient les esprits clairvoyants. « Je connais un village à trois lieues de Paris », écrivait déjà Grimm en juillet 1763, vingt-six ans avant ce mouvement général de la nation, « je connais un village composé de deux cents feux, dans un pays de vignobles, et par conséquent pauvre ; ce village paye au Roi, tous les ans, quinze mille livres de taille et de capitation ; les vingtièmes, les aides, le contrôle et tout le grimoire des autres impositions, montent à une autre somme de quinze mille livres. Voilà donc le Roi qui tire d’un chétif village trente mille livres par an. Il y a beaucoup de princes en Allemagne qui tirent à peine cette somme de tout un bailliage. »

Mais, de toute la France peut-être, la plainte la plus tragique, la plus douloureuse et la plus profonde, est celle que font entendre les habitants de la paroisse de Chaillevois. C’est une page lugubre qu’il faut citer tout entière dans sa forme et son orthographe… Ab unâ disce omnes.

La communauté de Chaillevois est composée d’environ deux cent personnes, père, mère, enfants et petits enfants. La plupart des abitants n’ont aucune propriété ; seux qui an onte cé cy peux de chose qu’il n’ent faut point parlé ; ils sonte presque tout vigneront, cè à dire qu’il cultive presque tout à la vigne comme mercenaire ; un vigneront peut cultivé un arpent de vigne tout oplus, on luy païe pour la culture d’une arpent de vigne de cent verges la somme de cinquante livres, an outre cinq livres pour l’entretien, jusqu’à la vandange, après la principal culture et cinq livres pour refouir après la vendange, somme totalle soixante livres. Le vigneront et occupé à cè culture depuis le 15 février jusqu’à la mi-novembre, neuf mois de lanné, il est vrai que celuy qui est capable de faire la moisson peut la faire dans cet interval ; s’il est bon ouvrier, sa moisson lui vaut une quarantaine de franc ; s’il trouve occasion de faire quelque journé dans les autres trois mois cè cy peut de chose que céla ne mérite point d’entrer en conte ; il est évident par cette expossé que tout le gain d’un vigneront ce réduit environ cent franc par an ; en supposant que la femme gagne moitié, ce qu’on ne peut pourtant pas suppossé si elle a plusieurs enfants, le gain sera porté à cent cinquante livres ; avec cette modique somme il faut ce logé, ce nourire, sabiller insi que ce enfants. La nourriture ordinaire et du pain trempé dans de lau salée que ce n’est pas la peine de dire qu’on n’y mest du beurre ; pour de la chaire on n’ent mange le jour du mardy gras, le jour des Pasques et le jour de la fette patron ; lors qu’on va au préssoire pour le maître et lors qu’on va au noces. On peut aussy mangé quelque fois de fèvres et des aricot lorsque le maître n’empêche pas d’en maître dans cè vigne. Les frais du Roy en taille capitation ce monte à six livres non compry le frais de corvé ; pour celuy qui n’a absolument rien, il faut qu’il paie une livre de sel quatorze à quinze sols selon le nombre d’enfants.

Il an faudra an un une livres chaque semaine an autre une livres par quinzaine an un plus an autre moins ; ce prix énorme et cause que plusieurs ne peuvent pas même mangé est qu’on apèle de la soupe ; que si par malheur les mary ou la femme et quelquefois l’une et l’autre a contractée l’habitude d’usé du tabac, ce n’est qu’en ce refusant le pain et an refusant au enfants qu’on peut en avoir un onces de tant en tant, un pauvre vigneront vien tils malade outre son bien cesse, sy il apele un chirurgien, ce chirurgien, pour un voiage, une petite seigné, une méchante médecine, luy demandera plus qu’il ne gangnes dans une semaine, s’il est asigné de la part de quel’qun pour dettes ou pour quel autre sujet, un huissier lui fera payé plus qu’il ne gangnes dans deux semaine. une santance pour le moindre objet possible le réuinera de fons en comble, ce les plus gran fléaux que céluy de la justice, s’il dépouilles une piesse de vin, il n’est lui est point libre d’en vandre une bouteille en détaille, et il faut qu’il meurt de fin en antandant qu’il trouve à vandre en gros, et alors il faut donner sept ou huit franc à la ferme. Voilà comment le petit peuple et heureux sous les mélieurs des Roy, au milieu d’une nation convante comme la plus généreuse de toute les nations, dans un siècle où on ne parle que d’humanité et de bien fésances, et cependant cè ce petit peuple qui est la portion la plus précieuse de la nations, puisque cè celle qui travaille le plus, le sort de jens de travaille est a peut près le même partout, ils onte apeine du pain à mangé, et de laux aboire et de la paille pour ce couché et un réduit pour ce logé. Leur état est pire que celuy des sauvages de l’Amérique. Si les Roy savoient ce que vale trois sols, et qu’il y a des millions d’habitants dans son royaume qui, en travaillant depuis le matin jusqu’au soir, non pas trois sols pour vivre, car enfin cela et évident d’après les calculle qu’on vient de faire.

Telles sontes les doléances des habitants de Chaillevois. Dieu veule qu’il touche le entrailles de Sa Majesté et des États Généraux qui vont être asemblé pour opérée à la régénération de la France.

En foy de quoy nous avons signé :

Joseph FLAMANT ; BALIDOUX ; FLAMANT ; AUBIN ; DRUET ; Joseph PAYEN.

 

L’a-t-on lue, cette plainte touchante, cette lamentation du « petit peuple », bien faite pour « toucher les entrailles de Sa Majesté » et pour donner à l’avenir une juste image du lamentable état de choses que la Révolution allait détruire ? Nous parlons bien souvent, du fond de nos épreuves nationales, – et sans nous corriger pour y parvenir, – de la régénération de la France ; mais ceux-là avaient plus que nous le droit d’en parler, qui, comme les pauvres gens de Chaillevois, avaient à peine « du pain à manger, de l’eau à boire et de la paille pour dormir, » et qui se contentaient de faire entendre à Louis XVI ces mots, aussi sombres qu’un glas : Si les rois savaient ce que valent trois sols !

Quand on a lu les Mémoires du marquis d’Argenson, on ne peut plus être étonné par des plaintes semblables. Depuis longtemps le gouvernement de la France était, selon le mot de d’Argenson en 1751, une anarchie dépensière